La loi des places. Spinoza, Leibniz, Lacan, texte de Fulvio della Valle
La loi des places. Spinoza, Leibniz, Lacan, texte de Fulvio della Valle
On trouve, dans le discours de Spinoza et de Leibniz, des articulations compatibles avec celles de Lacan, à propos des rapports du sujet et de l'autre.
Rappelons que pour Lacan il y a au moins deux figures d'altérité:
l Le grand Autre, dont une première incarnation est la mère, qui exerce une suprématie sans limite sur l'enfant – il est comme dans la bouche d'un crocodile, dit Lacan. Ce rapport primordial, à l'origine de la constitution du sujet, est caractérisé par la dépendance unilatérale et l'effort pour se conformer au désir de l'Autre.
l L'objet petit (a), (pour: petit autre), qui constitue la cause du désir du sujet, comme le partenaire féminin pour l'homme, le phallus pour la femme ou l'enfant pour la mère. Le rapport du sujet à l'objet (a) est l'inverse du rapport à l'Autre.
Lacan soutient en outre que tout lien social, tout rapport interhumain, repose sur une structure, que caractérisent notamment deux places de parole dissymétriques, auxquelles correspondent deux types de comportement:
l La place de l'agent, ou place du maître: c'est la place de la prise de parole, de l'initiative, de l'interpellation, de la sollicitation, de la proposition, de la direction, du commandement.
l La place de l'autre, ou place de l'esclave: c'est la place de la réception de la parole, de l'attente, de la réponse, du consentement, de la disposition, de l'adaptation, de l'obéissance.
La dissymétrie, c'est-à-dire la répartition d'une position de domination et d'une position d'adaptation non interchangeables, est la condition logique pour que le rapport soit viable, c'est-à-dire effectif. L'un des deux termes de la relation doit se vider, dit Lacan. A défaut, la symétrie, soit l'occupation d'une même position par les deux interlocuteurs, entraîne l'exclusion réciproque, suivant la modalité de la rupture ou de la violence. La symétrie est le régime de ce que René Girard appelle « rivalité mimétique ».
Dans le cas de la névrose obsessionnelle, l'homme souffre d'une confusion entre l'Autre et l'objet (a), il cherche à se conformer au désir supposé de sa partenaire, il peine à soutenir la place du maître, ce qui entraîne l'échec et le sentiment corrélatif d'anéantissement lié à la perte de ce qui est considéré comme le guide principal et le soutien indispensable (l'Autre). Dans le cas de l'obsessionnel, le but de la cure est la dissociation de l'Autre et de l'objet (a), la « dématernisation » complète de la figure du partenaire féminin, ce qui implique une émancipation à l'égard de son désir à elle, au profit d'un recentrement intransigeant sur son propre désir à lui.
J'aimerais confronter certaines formulations spinozistes et leibniziennes aux articulations de Lacan.
1/ Spinoza. La chaîne des affections.
Éthique, IV, def. VIII: « Par vertu et puissance, j'entends la même chose, c'est-à-dire (par la prop. VII, partie III), la vertu, en tant qu'elle se rapporte à l'homme, est l'essence même ou nature de l'homme, en tant qu'il a le pouvoir de faire certaines choses qui peuvent se comprendre par les seules lois de sa nature.»
E, IV, XXIV, démonstration: « Absolument parlant, agir par vertu n'est rien d'autre (par la défin. VIII de cette partie) qu'agir d'après les lois de sa propre nature .»
Plutôt que d'après les lois de la nature de l'Autre. L'obsessionnel cherche à se conformer aux lois de la nature de sa partenaire, c'est-à-dire à son tempérament, sa complexion, son rythme – l'identité individuelle étant définie par Spinoza comme un certaine proportion de mouvement et de repos.
Est homme celui qui obéit davantage à sa propre complexion, à son propre rythme, plutôt qu'à la complexion ou au rythme de l'Autre. Se comporte comme un homme celui qui n'obéit qu'à ses propres règles, qui se donne à soi-même sa loi (auto-nomie), sans en dévier eu égard aux règles ou à la loi de sa partenaire: elle fait ou représente le zéro, « elle compte sans compter, grâce au zéro », (Hasenbalg, Échange avec Jean Brini). L'homme doit obéir aux lois de sa propre nature et à elles seules, sans égard pour les lois de la nature de sa partenaire – ce qui ne signifie pas forcer son consentement. Lacan désigne la nécessité de ne pas prendre appui sur le désir de sa partenaire, par des locutions telles que: vider le lieu de l'Autre, barrer l'Autre ou Autre barré (noté: Ⱥ). Ce sont des expressions fortes: vider, barrer, renvoient à effacer, raturer, rayer, abolir, anéantir, ne pas tenir compte ou compter pour rien, tenir pour nul – dans les limites du consentement, sans recours à la coercition. La position masculine implique la rigueur d'un égoïsme sans faille: « Ulysse attaché au mat phallique », (Hasenbalg, Échange avec Jean Brini). L'amour est un pacte pas très catholique, qui suppose le consentement de la victime, dit Melman dans les Nouvelles études sur l'hystérie.
E, I, def. VII: « Est libre ce qui existe par la seule nécessité de sa nature et est déterminé par soi seul à agir.»
L'obsessionnel trouve le soutien de son existence dans le désir de l'Autre. C'est le désir qu'il croit inspirer à sa partenaire qui lui assure un arrimage. Si ce désir supposé fait défaut, il est perdu, il n'a plus de raison d'être. Or est homme celui qu'aucun désir extérieur ne soutient, mais la seule nécessité de sa nature: son désir propre. Il est déterminé par soi seul à agir – par la nécessité interne de son essence – plutôt que par ce qu'il repère ou déchiffre dans le désir de sa partenaire. Barrer, vider ou faire une croix sur l'Autre, c'est l'épurer de toute subjectivité.
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E, III, def. I: « J'appelle cause adéquate celle dont on peut percevoir l'effet clairement et distinctement par elle-même. Et j'appelle inadéquate, autrement dit partielle, celle dont l'effet ne peut se comprendre par elle seule.»
Dans son rapport au partenaire féminin, l'homme est cause adéquate de ses affections dans la mesure où il se règle exclusivement sur son désir propre, sans se laisser détourner par le désir de sa partenaire. Le but d'une cure d'obsessionnel est de lui permettre de reconquérir progressivement une causalité adéquate, soit d'augmenter la proportion d'affections actives (déployées par son désir propre, déduites des seules lois de sa nature), de diminuer la proportion d'affections passives (subies par subordination au désir de l'Autre, déduites des règles d'une nature extérieure). La cure est le chemin de ce renversement graduel: diminuer la part de causalité externe (le désir de l'Autre), augmenter la part de causalité interne (le désir du sujet).
Cette inversion coïncide peut-être, dans la doctrine de Spinoza, avec le passage du premier genre au deuxième genre de connaissance.
Dans le premier genre de connaissance, les affections du corps, c'est-à-dire les images des choses, s'enchaînent suivant l'ordre commun de la nature, par le hasard des rencontres, c'est-à-dire selon un ordre extrinsèque et fortuit. Dans le deuxième genre de connaissance, on ordonne et enchaîne les affections du corps, soit les images des choses, selon un ordre construit par l'intellect, c'est-à-dire suivant un ordre intrinsèque et réglé. Dans le premier cas, c'est un ordre extérieur ou hétéronome, dans lequel nous sommes seulement cause partielle de ce que nous vivons. Dans le deuxième cas, c'est un ordre intérieur ou autonome, l'ordre construit par l'intellect, dans lequel nous sommes pleinement cause adéquate de ce qui nous arrive. Le passage du premier au deuxième genre de connaissance correspondrait à l'augmentation de la part de causalité adéquate et à la diminution corrélative de la part de causalité partielle.
2/ Leibniz. D'une raison inverse.
Discours de métaphysique, XV: « L'action d'une substance finie sur une autre ne consiste que dans l'accroissement du degré de son expression, jointe à la diminution de celle de l'autre, autant que Dieu les oblige de s'accommoder ensemble. »
Discours de métaphysique, XV : « [...] Car il peut arriver qu'un changement qui augmente l'expression de l'une, diminue celle de l'autre[...] »
C'est un cas de dissymétrie, de proportionnalité inverse. Plus la causalité, ou le désir de l'un est d'ordre directif (s'inscrit à la place de l'agent), plus la causalité, ou le désir de l'autre est d'ordre adaptatif (s'inscrit à la place de l'autre).
Lettre XV au Père des Bosses: « La substance agit autant qu'il est en elle, à moins qu'elle soit empêchée; et la substance simple aussi est empêchée, mais naturellement, et seulement par elle-même, de l'intérieur. Et lorsqu'on dit qu'une monade en empêche une autre, il faut l'entendre de la représentation de l'une dans l'autre (je souligne). L'auteur des choses les a accommodées mutuellement, et l'une est dite pâtir lorsque sa considération le cède à celle de l'autre (je souligne).»
Monadologie §50: « [...] en ce qu'on trouve en elle ce qui sert à rendre raison a priori de ce qui se passe dans l'autre, et c'est par là, qu'on dit, qu'elle agit sur l'autre.»
Monadologie §52: « [...] ce qui est actif à certains égards, est passif suivant un autre point de considération: actif en tant que ce qu'on connaît distinctement en lui, sert à rendre raison de ce qui se passe dans un autre; et passif en tant que la raison de ce qui se passe en lui, se trouve dans ce qui se connaît distinctement dans un autre.»
L'obsessionnel opère un transfert de causalité ou de subjectivité sur sa partenaire, une délégation d'autorité, qui le démet de sa fonction, et pour finir le dessaisit de soi, l'anéantit. Ce dessaisissement n'a pas de raisons objectives, en dépit de ce que l'obsessionnel imagine, ne tient pas à une supériorité de puissance ou de statut de l'Autre, mais à une ligne de conduite fautive à l'égard de son désir, à un alignement sur sa causalité externe qui rend de plus en plus passif, donc inapte à opérer, à soutenir la place du maître, et pour finir à persévérer dans l'existence. Le corrélat, au plan des représentations (« représentation de l'une dans l'autre ») – soit pour Lacan: de l'imaginaire – de ce transfert de causalité ou de subjectivité, est la glorification, la déification de la partenaire (« sa considération le cède à celle de l'autre »), qui maintient active la figure originelle de la mère. L'obsessionnel est empêché, entravé, mais par soi-même, par la part de causalité interne, d'autorité ou de charge subjective qu'il abandonne à sa partenaire (« on trouve en elle ce qui sert à rendre raison a priori de ce qui se passe dans l'autre »), malgré elle, ou à son corps défendant. En lui délégant ce que Lacan appelle le signifiant maître (S1), c'est-à-dire le commandement, la position directive, l'obsessionnel démontre qu'il refuse d'assumer la place de l'agent dans le rapport et de ce fait se disqualifie. Il remet à sa partenaire les clefs de son identité (« la raison de ce qui se passe en lui, se trouve dans ce qui se connaît distinctement dans un autre »), et lorsqu'elle refuse cette prise en charge, il ne peut plus agir. Il la tient dès lors pour responsable de sa déréliction.
15 mars 2010