L'Un qui parle, texte de Hubert Ricard
L’UN QUI PARLE
Généralités sur le Parménide
Le Parménide de Platon est la référence philosophique essentielle du séminaire … ou pire. À propos de l’expression originale Yadl’Un que Lacan y introduit, on peut évoquer une remarque du séminaire parallèle du Savoir du psychanalyste (1er juin) : Lacan déclare qu’« autour du Yadl’Un, il y a deux étapes », à savoir le Parménide et la Théorie des ensembles. Le dialogue de Platon est en effet la première oeuvre de la philosophie centrée sur l’Un, et on a envie de dire la dernière. Ni Aristote, ni Hegel, qui l’un et l’autre traitent assez substantiellement de l’Un, ne lui confèrent la place fondamentale qu’il a chez Platon ; la philosophie néo-platonicienne qui reprend le Parménide et particulièrement la première hypothèse, le fait dans le cadre plus étroit d’une théologie négative. Enfin, pour reprendre une remarque de Charles Melman, on ne saurait négliger l’apport de Leibniz : la notion de monade, note Lacan dans le Compte rendu du Séminaire … ou pire, pressentait l’Un autre que constitue l’aleph zéro de Cantor ; mais Leibniz n’a pas su, ajoute Lacan, « la dépêtrer de l’être ». Ce que montre l’identification de la monade à la substance, et l’affirmation de la Lettre à Arnauld du 30 avril 1687 que « ce qui n’est pas véritablement un être n’est pas non plus véritablement un être », où Leibniz reprend la convertibilité des transcendantaux de la scolastique, issue de la conception aristotélicienne.
Le Parménide fait partie des dialogues « scolaires » ou « métaphysiques » de Platon, qui suivent les grands dialogues à mythes de la maturité. Contrairement à ceux-ci, ces dialogues –avec le Parménide je citerai le Théétète, Le Sophiste et le Philèbe – sont purement conceptuels et ne présentent guère d’ornements littéraires. La date probable du Parménide est de 370-365 av JC, ce qui n’a d’intérêt que si Platon a fait une plaisanterie sur le nom d’Aristote, arrivé à l’Académie en 367.
Ce récit des entretiens de Parménide, Zénon (tous deux originaires d’Élée en Grande Grèce), du jeune Socrate et d’un jeune Aristote qui n’est évidemment pas l’Aristote historique, censé se passer vers 450, est une pure fiction de Platon. Même si Platon fait dire à Parménide que la première hypothèse est la sienne, ce qui suggère une reconstruction de la pensée de Parménide à partir de la notion d’Un, il reste que le poème de Parménide est centré sur l’Être et non sur l’Un, et qu’il serait absurde de chercher la pensée du Parménide historique dans le dialogue de Platon .
La première partie nous montre une polémique entre Zénon – qui est censé avoir présenté ses célèbres arguments contre le mouvement, pour étayer la thèse de Parménide que seul l’Être est, qu’il est immobile, un, homogène, etc. et que le non-être n’est pas – et le jeune Socrate qui réplique en présentant la théorie des Idées – autre élément de fiction, puisque cette « théorie », selon le témoignage d’Aristote, appartient exclusivement à Platon et non à Socrate. Le sens fondamental de ce prélude est qu’il est possible pour une réalité d’être dite à la fois semblable et dissemblable, une et multiple, pourvu que l’on distingue les phénomènes des Idées auxquelles ils participent.
La deuxième partie du dialogue, considérée dans son ensemble, est une démolition apparente de l’hypothèse du jeune Socrate par Parménide. Parménide présente des caractérisations de l’eidos qui lui font perdre son unité, sa consistance, etc. À travers cette « réfutation », il ne s’agit manifestement pas pour Platon de rejeter ou d’abandonner l’hypothèse des Idées, mais d’écarter les conceptions simplistes, trop matérielles ou trop imaginatives ou celles qui les séparent excessivement de la réalité ; Lacan évoque la notion d’eidos dans le courant de la 7ème leçon, mais pas dans la perspective aporétique de cette deuxième partie. Par contre la référence au maître et à l’esclave se trouve à la fin de cette partie du dialogue.
La troisième partie qui est constituée par l’examen de neuf hypothèses sur la nature de l’Un (to hen) et des autres (que l’Un) (talla, ta alla) est la plus longue et la plus déconcertante. On peut la dire aporétique, puisque, à la fin, le meneur du jeu Parménide se contente d’en récapituler les résultats contradictoires, ce qui lui donne une conclusion purement formelle. En outre, le jeune Aristote qui joue le rôle du répondant acquiesce passivement aux énoncés de Parménide ; ce qui est une des justifications de la remarque de Lacan selon laquelle c’est l’Un qui parle sous l’auspice du signifiant-maître.
Le sens de cet exercice est apparemment très modeste – ce qui contraste avec l’ambition du contenu de pensée. Il s’agit d’un entraînement dialectique, d’une gymnastique intellectuelle – Platon emploie le verbe gumnadzô à la forme moyenne, qui désigne non seulement le fait de s’entraîner physiquement mais aussi l’entraînement intellectuel, le sens figuré en grec étant d’usage plus encore qu’en français. Après avoir posé par hypothèse que quelque chose est, et développé les conséquences de la thèse, on refait la même démarche avec l’hypothèse contraire selon laquelle la chose en question n’est pas. (Platon semble employer ici le verbe être au sens existentiel commun, celui de l’existence de fait, mais il y a bien sûr une ambiguïté de sens sur laquelle je vais revenir). Par définition, un tel exercice n’est pas conclusif, même s’il a une valeur heuristique. Il ne peut donc que décevoir un lecteur qui attend des réponses.
Mais l’extraordinaire ampleur du contenu contraste avec la minceur apparente de la portée méthodologique de l’exercice. Ce que Platon veut présenter c’est quelque chose comme un ensemble de tous les discours possibles au sujet de l’Un et des autres (talla), les plusieurs (ta polla) qui sont autres que l’Un (alla tou henos). Le vieux Parménide lui même manifeste sa crainte d’avoir à « traverser à la nage un si vaste et si rude océan de discours »
Je donne ici l’articulation générale du texte en me référant au tableau de Mgr Diès, traducteur et présentateur du bilingue Budé, un peu modifié.
Qu’en résulte-t-il ?
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Pour lui |
Pour les autres que l’Un, les plusieurs |
A Si l’Un est |
1ère hypothèse |
5ème hypothèse |
B Si l’Un est |
2ème hypothèse |
4ème hypothèse |
C Si l’Un est et n’est pas |
3ème hypothèse |
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D Si l’Un n’est pas (il est connu comme autre que les autres ; tout en n’étant pas, il est en relation avec les autres)
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6ème hypothèse |
8ème hypothèse |
E Si l’Un n’est pas (absolument) |
7ème hypothèse |
9ème hypothèse |
L’alternative fondamentale « L’Un est » ou « L’Un n’est pas » permet de distinguer deux groupes d’hypothèses (1,2,4,5) et (6,7,8,9) avec dans chacun quatre hypothèses, deux qui concernent les conséquences pour l’Un et deux qui concernent les conséquences pour les Autres. Reste enfin l’opposition, qui est peut-être la plus significative entre deux énoncés qui sont apparemment de même contenu sémantique, « l’Un est », par exemple pour les deux premières hypothèses, qui est peut-être le point le plus important de l’articulation.
Chaque hypothèse présente une série de prédications possibles pour l’Un ou pour les autres La liste des prédicats, reste en gros la même, même si on trouve des variations ou des listes abrégées : plusieurs, figure, mouvement ou immobilité, identité (mêmeté) ou différence (altérité), similitude ou dissemblance, égalité et inégalité (avec grandeur et petitesse), enfin être à nouveau (dans le cas de la 1ère hypothèse) et cognoscibilité.
Dans le détail, il n’y a pas toujours cohérence stricte entre les hypothèses qui sont censées se répondre (par exemple 2 et 4), et en outre il y a une hypothèse qui trouble la construction, la 3ème – « Si l’Un est et n’est pas » – , hypothèse qui d’ailleurs intéresse particulièrement Lacan.
Et je rappelle que Parménide ne tire aucune conclusion, puisqu’il se contente de juxtaposer en fin de course les conclusions contradictoires.
Rien ne vaut les remarques de Lacan si l’on veut apprécier l’effet du Parménide. « Exercice particulièrement brillant » dit-il dans la leçon 6 sans pour cela en surestimer la difficulté : « il requiert les capacités moyennes d’un déchiffreur de mots croisés » (Séminaire II). Mais le brio intellectuel de Platon n’est pas en question. Ce qui par contre fait question c’est le sens de cette gymnastique. Certains penseurs jugent le texte finalement sans intérêt – je crois que c’était le cas d’Alain. Comme le dit Lacan : « on vous dit qu’il n’y a pas grand chose à en faire » Quelle portée donner au déroulement de ces hypothèses ?
Et d’abord, fait-il néanmoins sens pour Platon ? Oui sans doute. On peut noter qu’au début de l’examen Parménide assure qu’il commence par sa propre hypothèse, à savoir « il est Un » (hen esti). Or on sait que le terme essentiel du poème du Parménide historique, n’est pas l’Un mais l’Être (to eon), auquel Parménide, dans le même mouvement que reprendra Platon, assigne une série de prédicats fondamentaux. Toutefois, parmi ces prédicats figurent au fragment VIII « unique » (mounogenes) au vers 4, et « un » (hen) au vers 6. Platon a ainsi lu dans le Parménide historique le primat de l’Un et s’est donné le droit de le « traduire » en terme d’Un dans sa fiction, substituant l’Un à l’Être. Platon procèderait à une « démolition » de l’hypothèse prêtée à Parménide, en montrant qu’elle est impraticable et aboutit au non-être de l’Un qui est justement le contraire de ce que soutient le Parménide historique. Ce qu’on pourrait étayer par la réponse négative du jeune Aristote à Parménide lui demandant, à la fin de l’examen de la 1ère hypothèse, s’il est possible qu’il en soit ainsi de l’Un. Elle serait donc rejetée. Tout au contraire le néo-platonisme lui donnera la première place, celle qui présente le principe au delà de toute détermination, en faisant le pilier de la théologie négative.
Lacan nous dit dans la leçon 6 à propos du Parménide : « faut le lire innocemment ». Appel à traverser une érudition universitaire, trop souvent cantonnée dans la conjecture et le peu-de-sens – je pense à l’édition de Brisson. Dans le séminaire Le Moi, il avait en outre assuré qu’un commentaire psychanalytique du Parménide serait utile. On peut penser que dans … ou pire il en a au moins tracé les grandes lignes.
J’en viens tout de suite à l’examen de la 1ère hypothèse qui a le plus retenu l’attention de Lacan et de la 2ème qui donne une interprétation toute différente de l’énoncé de base « L’Un est »
Les deux premières hypothèses
Les deux premières hypothèses affirment l’une comme l’autre que l’Un est, mais bien sûr en entendant l’expression différemment. La première hypothèse qui est sans doute la plus importante pour Lacan se formule ei hen estin (« s’il est Un ») – variantes : ei hen estai hen (« si l’Un doit être Un ») ou ei hen hen (« si l’Un [est] un avec la pure et simple ellipse du verbe être »). C’est elle que Lacan traduit d’abord par « (si) c’est Un », puis plus loin dans le texte , et plus radicalement par « (si) Yad’lun ». Alors que la deuxième hypothèse hen ei esti , mettant en quelque sorte l’Un de côté avant la conjonction, permet d’insister sur le verbe être (esti) et doit être traduite par « si l’Un est ».
L’idée d’ensemble de la 1ère hypothèse, c’est la négation de tout prédicat pour l’Un : non seulement l’Un n’est évidemment pas plusieurs, mais n’ayant pas de parties, il ne saurait être tout ; il ne participe ni à la limite ni à la figure, il n’est dans aucun lieu ni en aucun temps. Et non seulement il n’est pas même qu’un autre ou autre que soi – sans quoi il serait plusieurs – mais il n’est pas non plus autre qu’un autre, car il faudrait inclure la propriété d’altérité dans l’un, ni même que soi, ce qui contrevient au principe d’identité, et le pose comme pure différence à soi, dans l’exclusion radicale de tout prédicat - énoncé d’autant plus remarquable que c’est Platon qui a formulé le premier, avant Aristote, le principe de contradiction (République IV 436b-437a).
On conçoit que de la même façon similitude et dissemblance soient exclues de l’Un, de même qu’égalité et inégalité et de même les relations temporelles.
A partir d’un sophisme manifeste qui situe l’Être (ousia) exclusivement dans le temps, on peut affirmer que l’Un ne participe aucunement à l’Être, et qu’il n’est donc en aucune façon (oudamôs ara esti to hen) – l’Un n’a pas assez d’être pour être Un – , et par conséquent de façon générale que l’Un n’a rien « qui soit à lui ou de lui », qu’il n’a aucune détermination.
Et donc il faut écarter aussi toute nomination, opinion, connaissance ou sensation de l’Un ; il est ineffable et inconnaissable.
Bref nous avons affaire à la pure différence que Lacan avait repéré dans le trait unaire, et qu’il repère ici dans le Un du S1. On peut citer Lacan « Que l’Un ne sache être comme être, voilà qui est dans le Parménide parfaitement démontré ».
Un mot sur l’énorme deuxième hypothèse que Lacan signale mais n’explore pas, pour faire ressortir le contraste avec la première.
On pose une deuxième fois que l’Un est – comme on le fera encore dans les 5ème et la 6ème hypothèses relativement aux Autres – mais selon une nouvelle modalité : l’Un, s’il est, en insistant cette fois-ci sur l’être (hen ei estin). Autrement dit l’Être (ousia) de l’Un ne sera pas même que l’Un ; dans l’expression « Un qui est » le « est » signifie autre chose que l’Un. On dira donc que l’Un participe à l’Être.
Dans l’Un qui est, Un et Être ne sont pas les mêmes, seule la réunion des termes « Un qui est » peut être dit « même », et il peut être considéré comme un tout, avec deux parties, l’un et l’être. Et à son tour chacune de ces deux parties contient un et être : deux toujours s’engendre (indéfiniment). L’un sera donc multiplicité infinie (apeiron plèthos).
Mais l’Un en soi (auto to hen), tout en participant à l’être reste bien un en tant que nous le concevons par la seule pensée, sans ce à quoi nous le disons participer. Autre est donc son propre soi, autre son être : c’est donc l’Autre (to heteron) qui les différencie mutuellement. Ainsi l’Autre n’est ni même que l’un, ni même que l’être. Mais faute de le concevoir l’Autre à la façon du Sophiste comme relation, la catastrophe va s’aggraver. On peut donc poser trois couples et partir de là pourra s’engendrer à nouveau une multiplicité infinie avec tous les nombres. Ainsi l’Être se morcelle à l’infini et l’Un avec lui ; et non seulement l’ « Un qui est » est morcelé, mais aussi l’Un en soi, puisqu’il faut bien qu’il soit partout où est l’Un qui est… J’en resterai là, mais il est tout à fait clair que Platon récuse bien l’idée que l’Un et l’Être soient deux termes symétriques.
Revenons au commentaire de la 1ère hypothèse. Dans hen estin, « estin » nous dit Lacan a manifestement une fonction de suppléance de ce qui ne s’accentue pas, comme en français le « il y a », et il propose alors les traductions « s’il y a Un » ou « s’il y a l’Un », formules qui préparent la formule fondamentale « Yadl’un ». Comment l’entendre ?
Le y’a dl’Un : Un unifiant, trait unaire, ou signifiant un ?
Évoquons d’emblée l’intérêt de Lacan pour le terme Un qu’on peut ici opposer à son attitude beaucoup plus distancée à l’égard du terme Être. Dans le contexte platonicien l’Un et l’Être sont des « grands genres », des termes fondamentaux, à partir desquels le dialecticien peut prétendre recomposer l’ensemble de la réalité, intelligible d’abord, et par voie de conséquence, sensible. Le Parménide, pour l’essentiel, porte sur l’Un, et Le Sophiste, probablement un peu postérieur, sur l’Être. Le premier de ces dialogues est aporétique, il aboutit à une aporia, une impasse : aucune conclusion ne peut en être tirée – contrairement au second qui, en relation avec l’idée de l’Être, parvient à poser l’être du Non-être comme Autre.
Or Lacan manifestement privilégie l’Un. C’est un terme essentiel à l’articulation de la structure qu’il oppose à l’Autre, alors qu’il récuse toute ontologie – tout en se référant d’ailleurs sans cesse au terme Être, pour lequel il fournira dans Encore de multiples indications visant à le réduire à ses équivalents structuraux. Mais il n’y a aucune réduction pour l’Un : il déclare dans la 6ème leçon du Savoir du Psychanalyste : « je fais de l’hénologie ». La question que l’on peut poser est donc : en quoi l’Un est-il un concept – une instance de la théorie psychanalytique ? C’est essentiel pour comprendre le sens de sa lecture du Parménide.
Considérons d’abord comme un préalable la critique de l’Un unifiant ou englobant
Thème bien connu mais essentiel chez Lacan de la critique de l’Un – Éros unifiant, présenté par le Banquet dans le discours d’Aristophane et repris par Freud comme Éros, représentation des pulsions de vie en opposition avec Thanatos.
Il y a tout de même un fondement à cette représentation, c’est le corps au sens biologique, le corps vivant, que l’on trouve comme unité réelle dans la nature – contrairement aux pierres et aux nuages. Il y a une consistance propre au vivant, « ça tient ensemble », et c’est proprement ce qui donne sens et référence à la notion d’individu – qui n’a évidemment rien à voir avec celle de sujet, effet de l’intervention subversive du signifiant. Le problème est que Freud, au moment même où il fait la découverte capitale de la répétition, en reste à des représentations philosophiques où prévaut l’imaginaire totalisant alors que la dyade d’Éros et de Thanatos doit être soutenue logiquement par celle de l’Un et du pas-un, du Zéro, que traduira le haut du tableau de la sexuation.
Freud s’était référé au discours d’Aristophane, à « la bête à deux dos » coupée en deux par Zeus et dont les moitiés vont ensuite chercher à se recoller : exemple de tentative – elles sont innombrables – d’énoncer le rapport sexuel.
Mais on ne doit pas oublier que Lacan a fait référence au Banquet dans la perspective du transfert, qui justement décale la relation duelle . En outre Platon n’a jamais endossé la thèse d’Aristophane : c’est Diotime qui est en quelque sorte son porte-parole à l’intérieur du discours de Socrate. On peut voir dans le texte de Platon – même si Lacan ne se réfère pas à ce passage – qu’elle désavoue Aristophane en 205d-e : « ce n’est pas la moitié de nous-même que nous cherchons dans l’amour, ce n’est pas non plus le tout, le holon (sous entendu de nous-même), mais le Bien. » Autrement dit l’amour n’est pas une simple relation duelle, il suppose une instance tierce, le Bien ou le Beau. Le Banquet présente d’ailleurs la première théorie consistante de la sublimation (corps – âmes – vertus – sciences, avant le Beau en soi). L’Aphrodite uranienne, celle de l’amour intellectuel ou platonique, cela veut dire que l’aimé – je cite Lacan- « on n’y touche pas ». Et il ajoute : « Ce n’est pas précisément dire que ce soit l’Un qui règne sur l’Éros. »
Comment éviter alors la référence au trait unaire, présenté longuement par Lacan dans le séminaire de L’Identification. Je ne vais qu’évoquer cette grande difficulté. L’Un du trait unaire y est présenté comme marquant le sujet comme -1, insituable dans sa différence radicale, Un qui donne toute sa réalité à l’Idéal, tout en constituant tout ce qu’il y a de réel dans le symbolique. Or manifestement Lacan, dans l’élaboration qu’il a poursuivie, avec notamment la référence à Peirce qui précise l’opération d’exclusion et de fondation propre à l’Un, puis la mise en place logique de la fonction phallique, est amené à déplacer le rôle fondateur de l’Un du trait unaire lié à la répétition, distinguant celui-ci du S1 qui porte désormais le poids d’une articulation plus complexe. C’est pourquoi il propose un adjectif nouveau, « unien », et distingue explicitement l’Un du « Yadl’un » de l’un de répétition, lié au trait unaire. Il dira au début de la leçon 9 : « Le trait unaire n’a rien à faire avec le Yadl’un que j’essaie de serrer cette année » […] « la répétition ne fonde aucun tous ni n’identifie rien parce que tautologiquement il ne peut y en avoir de première ». Et il dit un peu plus loin que le trait unaire est seulement une marque symbolique qui fait support pour une identification imaginaire.
Comment entendre cette référence au S1 ? Si on quitte le dispositif du dialogue platonicien qui prône la sublimation pour celui de la cure analytique, l’un de l’union ou de la fusion ne règne pas davantage, mais il est intéressant de voir que Lacan en traduit en termes d’Un le dispositif : «… y introduire l’Un comme analyste qu’on est » c’est bien ce que Lacan indiquait de la position de l’analyste dans le quadrangle de L’Acte analytique au début de la cure : repère pour l’analysant mais non pas simple position idéale, mais susceptible de se voir reprocher de n’être qu’ « un Un entre autres ». Mais si ces autres sont invoqués, par exemple dans le cadre de rivalités imaginaires, l’effet du transfert – dont l’analysant n’est pas conscient –, c’est que de ces autres il n’a rien à faire, puisqu’il n’a à faire qu’avec l’analyste : « avec vous l’analyste, il voudrait être le seul pour que ça fasse deux ». On retrouve ici l’union de l’Éros dans sa valeur de leurre. Mais il ne sait pas que ce dont il s’agit (dans la cure), c’est qu’il s’aperçoive que deux, c’est cet Un qu’il se croit, (non seulement être bouffi de l’imaginaire du Moi, mais le faux être du Je où il s’imagine maître de son être) : il s’agit qu’il se divise – division du sujet, que L’Acte analytique traduisait par l’opération vérité, sorte de parcours qui du sujet installé dans son faux être lui fait réaliser quelque chose d’une pensée qui comporte le je ne suis pas. Deux par conséquent qui n’a rien d’imaginaire, puisque c’est celui du S1 et du S2, un deux où les deux termes sont séparés par la béance du sujet. Notons que le Un que produit le discours analytique, effet, semble-t-il, de l’interprétation, est précisément cet Un du « Yadl’un », s’est-à-dire le S1 que produit le discours analytique – je cite la fin de la leçon 6 du Savoir du psychanalyste – « l’Un comme un seul, l’Un en tant que, quelle que soit quelque différence qui existe, toutes les différences qui existent, toutes les différences se valent, il n’y en a qu’une, c’est la différence. »
On trouve en ce cas dans cette présentation de l’Un comme terme-clé de l’articulation de la cure la justification de l’usage du terme « hénologie », la réflexion sur le Parménide n’étant pas séparable de l’articulation de la cure.
L’Un qui parle
J’en viens à la formule de « l’Un qui parle » qui permet de centrer davantage la lecture que Lacan fait du Parménide
C’est bien d’abord dans un dialogue parlé qu’il est question de l’Un ; on connaît les réserves de Lacan sur la notion de dialogue et la critique souvent formulée à l’égard du dialogue platonicien : que le Maître s’y déguise.
Le credo platonicien, c’est qu’en opposition au discours brillant et tout d’une pièce du sophiste qui veut l’emporter sur son adversaire, le dialecticien se contente d’interroger le répondant, pour que celui-ci reconnaisse les exigences de l’instance tierce du Logos qui sont empreintes dans son âme. Cette position de Socrate dialecticien face par exemple à l’esclave du Ménon permet de situer le S2 du Savoir à la place de l’agent. Mais on sait qu’alors c’est le S1 qui est à la place de la vérité. De toute façon, il n’y a pas la moindre illusion à se faire sur le « dialogue », puisque les discours de Lacan nous montrent qu’il n’y a jamais symétrie dans la position des sujets, puis qu’il n’y a jamais qu’un seul $ dans l’écriture d’un discours.
En outre, dans la dernière partie du dialogue la réplique du jeune Aristote se réduit à de simples expressions d’approbation que Lacan a complaisamment relevées dans le texte grec.
Ce qui n’empêche pas, nous dit Lacan, la vérité humaine du dialogue platonicien pris de façon générale, et on sait qu’il oppose Platon aux autres grands philosophes, à cause de son souci particulier de la vérité à travers la référence au savoir.
La relation de parole est particulièrement illustrée par la formule, évidemment absente du texte de Platon, selon laquelle c’est « l’Un qui parle ». Dire que c’est l’Un qui prend la parole, c’est évoquer explicitement le discours du Maître, où le S1 est à la place de l’agent. Lacan dira dans la leçon 12 : « Celui qui commande, […] ce qui commande, c’est l’Un » et dans la leçon 6 du Savoir du Psychanalyste, Lacan nous parle de l’empire du « d’lun » « puisqu’il est assurément le signifiant-maître » (p.100). En somme la dernière partie du Parménide, où la réponse à l’interrogation est réduite à quasiment rien, nous donne la vérité du discours du Maître.
En relation avec cette « lecture » de Lacan, qui donne sens au Parménide à partir du discours analytique, je reprends quelques formules parallèles de la 10ème leçon du Séminaire.
« L’Un, lui il ne pense pas, il ne pense pas : donc je suis ». C’est le signifiant pur, tout bête, et précisément la pensée de l’être du sujet vient obturer le manque qui accompagne nécessairement le Un. La force de la première hypothèse et de l’aporie de la relation Un-Être dans le Parménide est de récuser tout rapport à l’Être. Je rappelle que dans le schéma du quadrangle, Lacan n’en restait pas à l’être bouffi de l’Imaginaire propre au Moi, mais posait le faux être du Je. On a là sans doute la clé de l’expression « Je ne pense pas ».
« L’Un, ça se pense pas, même tout seul, mais ça dit quelque chose, c’est même ça qui le distingue… ». Si l’hénologie est une affaire sérieuse, ce qui est l’avis de Lacan, ce que l’Un dit déjà dans le Parménide, c’est son articulation conceptuelle pour ne pas dire logique, ou plutôt l’impossibilité de cette articulation avec les autres concepts, ceux qui font dyade.
« Il n’a pas attendu même la logique ». Avant Aristote « l’Un avait déjà parlé, et pas pour ne rien dire. Il dit ce qu’il a à dire dans le Parménide. C’est l’Un qui se dit. » (dans cette articulation impossible).
Enfin, comme il ne faut pas oublier que l’Un parle – en relation avec le propos, le dire de Platon – en visant à être vrai, il en résulte affolement chez ceux qui font la cuisine du savoir : la récusation de l’Être, ou encore l’absurde accumulation des conclusions contradictoires qui termine le dialogue, ça casse le verre à dents…. Un propos inassimilable, que seul Hegel, qui admirait le Parménide me semble avoir tenté d’avaler en écrivant sa Grande Logique, qui met en jeu les mêmes termes primitifs, dans une construction grandiose et plus complexe encore, mais dont la première hypothèse du Parménide semble récuser la possibilité, en promouvant une différence radicale qui échappe à la possibilité de la penser.
Concluons sur ce point : avec la formule « l’Un qui parle » ou qui se dit, on a ici un exemple très significatif de ce que la lecture d’un texte, faite à partir d’un autre discours – en l’occurrence le discours analytique – peut lui conférer en terme de sens. Le Parménide comme le De Deo de Spinoza, ont toujours été jugés énigmatiques en tant que la complexité de leur articulation conceptuelle contrastait avec le « peu de sens » qu’on pouvait leur assigner : aporie pour rien ou Dieu acéphale. Les lectures de Lacan, « l’Un qui parle », ou pour le dieu de Spinoza « Autre Chose » et « Chose autre que le Tout », sont des exemples remarquable de ses lectures des grands philosophes, où il conjoint au repérage des articulations structurales le renouvellement du sens des discours anciens ou même quelque chose comme la résolution de leurs énigmes.
Le yadl’Un et l’ek-sistence – La 3ème hypothèse
Quel est dès lors le pas de Lacan par rapport à l’Un de la première hypothèse? Sans doute rend-il hommage à Platon : « Son Un n’a rien à faire avec ce qui englobe. » Il dit aussi que chez Platon il est remarquable que « l’Un ne sache être comme être ». Mais le Yadl’Un lui donne l’occasion d’une remarque décisive : « […] c’est sur le fond de l’indéterminé que surgit ce que désigne, pointe à proprement parler le “il y a” » ; “yen a” donc, c’est sur fond de quelque chose qui n’a pas de forme. C’est cette émergence qui permet d’accrocher la fonction de l’existence pour compléter cette lecture du Parménide,qui se trouve à la fin de la 7ème leçon.
Lacan se réfère alors à la troisième hypothèse qui se présente comme asymétrique par rapport aux autres, puisque son point de départ est que « l’Un est et n’est pas à la fois. »
Je fais tout de suite une remarque préliminaire sur la notion d’existence avant d’aborder cette notion
Tout d’abord on sait que la distinction des deux sens de l’être que sont l’essence et l’existence, sous la forme claire d’une opposition de substantifs, est absente de la philosophie antique. On la fait généralement remonter au grand philosophe persan Ibn Sina (Avicenne) qui écrivait au début du XIème siècle. On trouve en effet cette distinction - les termes arabes sont “essence” ou “nature” (haqiqa), “existence” (al-wujud) - explicitement affirmée au livre I ch. 5 de la Métaphysique du Shifa (“guérison”), p.108 du tome I de la traduction Anawati. Toutefois on ne peut pas dire qu’elle soit absente de la philosophie grecque classique, même si elle n’est pas thématisée de façon aussi explicite. Aristote oppose dans les Seconds Analytiques la question ei esti (« est-il ?», « y a-t-il ?») à portée existentielle, et la question de l’essence, ti esti. Le Phédon quand il pose les idées ne l’ignore pas et le Parménide lui-même donne à la position ou à la non-position de l’Un une portée existentielle. Mais il ne s’agit que d’une existence de fait. Et de même Avicenne définit l’existence par l’affirmation.
Ce qui intéresse Lacan, en relation avec ce surgissement de l’Un, « existence sur fond d’inexistence », c’est un autre sens du terme existence qui a reçu sa pleine détermination dans la mathématique – mais paradoxalement je pense qu’il y en a quelque écho dans Heidegger. De cette existence on peut dire que c’est celle de l’Un du Parménide. Mais Lacan va trouver son bien dans la 3ème hypothèse celle qui énonce que « l’Un est et n’est pas », avec la notion de l’exaiphnès, de l’instantané.
La 3ème hypothèse combine les deux premières et leurs conclusions négative ou positive, l’Un n’est pas et l’Un est, avec – c’est ce qui lui donne sens – la participation au temps déjà examinée dans la deuxième hypothèse : celle- ci avait proposé une analyse du « maintenant » (nun), moment positif où un phénomène du devenir participe à l’Un ou à toute autre détermination. Dans le « maintenant » vaut le principe de contradiction selon lequel un être ne peut en même temps posséder une détermination et la détermination contraire. Mais il faut aussi rendre compte du changement, du passage d’une détermination à la détermination contraire. Donc si on pose que l’Un participe au temps, entre le moment où il est et celui où il n’est pas, il faudra poser un moment intermédiaire, où il assume ou quitte l’être, naît ou périt. Et c’est généralisable à toute espèce de contraires, notamment à « mû » et « immobile » sur lequel porte le détail de l’analyse. Quand donc l’Un change-t-il ? Dans cette étrange chose qu’est l’ Instantané (to exaiphnès), point de départ de deux changements inverses et hors de tout temps.
L’étymologie d’exaiphnès est problématique : le Bailly ne remonte pas plus haut que le terme aiphnès qui veut dire “soudain”, “subitement” (cf. le terme voisin aipsa). Et ex dénote l’idée de sortie, de surgissement. Bien que l’analyse de Platon concerne le temps, ce n’est pas l’aspect temporel qui intéresse Lacan, c’est plutôt le surgissement logique de l’Un. Et c’est à ce point qu’on doit se référer à l’idée d’existence, tout à fait distincte de l’idée d’être et même en un sens opposée à elle. Je reprends donc ce que j’ai esquissé tout à l’heure.
Si est démontré dans le Parménide que l’Un ne sache être comme êtreÊtre, c’est au sens où les articulations logiques que Platon introduit dans le champ de la pensée – en visant la constitution d’une épistèmè, disons d’un savoir – rendent problématique la compatibilité de l’Être et de l’Un. « L’Un n’a même pas assez d’être pour être Un ». C’est de là nous dit Lacan qu’est sortie la fonction de l’existence. Si la 1ère hypothèse aboutit aux mêmes conclusions que les hypothèses négatives (6 et7) – l’Un n’est pas – ça n’empêche pas cet Un de poser sa question, puisqu’il est là au moins en tant qu’il existe. Je cite Lacan « l’existence déjà, dès sa première émergence, s’amorce tout de suite, s’énonce de son inexistence corrélative. Il n’y a pas d’existence sinon sur fond d’inexistence et inversement. Ex-sistere, ne tenir son soutien que d’un dehors qui n’est pas, c’est bien là ce dont il s’agit dans l’Un ».
Lacan fait précéder son propos sur l’exaiphnès d’une remarque sur Aristote qui concerne les propositions particulières (en particulier la particulière négative qui, chez Aristote, ne s’énonce pas « quelque … ne … pas », mais « pas tout » (ou pas)) : leur distinction d’avec les universelles suffit à assurer l’existence ou la non existence (de fait) des propriétés qu’elles désignent. Il y a là une corrélation qui ne va pas jusqu’à l’émergence de l’existence logique puisque Aristote implique l’existence dans l’universelle. Mais Platon, lui, avait déjà serré dans la 3ème hypothèse du Parménide le point d’émergence de l’Un dans l’Instantané, dans un cadre temporel que Lacan ne juge pas essentiel à l’affaire. « L’Un donc ici (dans la 3ème hypothèse) précisément semble se perdre et porter à son comble ce qu’il en est de l’existence, jusqu’à confiner à l’existence comme telle, en tant que surgissant du plus difficile à atteindre, du plus fuyant dans l’énonçable. » Chez Platon, toutefois, on ne peut identifier ce lieu de surgissement à ce que Lacan appelle inexistence, puisqu’il a une consistance relative, étant l’in(dé)fini (apeiron) que Platon appelle aussi dyade indéfinie (duas aoristos).
Et Lacan – toujours à la fin de cette 7ème leçon va chercher confirmation de sa lecture de l’exaiphnès platonicien dans la définition qu’Aristote donne de l’exaiphnès au livre iv de la Physique 222b 14-15 – qu’il reprend : quelque chose qui surgit dans un temps qui ne peut pas être senti (en anaisthètô khronô) du fait de sa petitesse (dia mikrotèta). Et ce quelque chose, c’est to ekstan que Carteron traduit fort inexactement par “modification”. Ce terme est un participe employé substantivement qui vient du verbe existèmi, dont Lacan semble douter qu’il existe en grec – mais il se reprendra dans une leçon ultérieure du Savoir du Psychanalyste. En fait, il existe bien mais avec un sens actif, “déplacer”, “transporter”, et aussi “mettre hors de soi”, mais on le trouve justement avec le sens de la voie moyenne à l’aoriste (passé indéfini, simple) second (forme irrégulière de l’aoriste). Le participe aoriste to ekstan signifie donc “ce qui s’éloigne de…”, “ce qui s’écarte en laissant la place”. Lacan traduit en accentuant les choses « ce qui n’existe qu’à n’être pas ». C’est donc bien dans le Parménide et dans ce passage de la Physique d’Aristote que l’on peut saisir l’émergence de la fonction de l’existence telle que Lacan l’entend, et dont je rappelle qu’elle est d’abord dans … ou pire le propre de l’Un.
Platon était-il lacanien ?
Le discours de Platon philosophe vise sans doute à être vrai, mais on peut dire qu’en même temps il procède à un certain serrage du réel de ce qui nous fait parler, autrement dit de l’Un.
C’est là un complément essentiel pour entendre la lecture de Lacan et il amène celui-ci à préciser le rapport qui existe entre le vrai Parménide, le Parménide historique, et Platon, en revenant en particulier pour Platon sur la notion d’eidos.
Quel est donc le pas de Parménide, tel que Lacan le situe ? Le projet de la pensée présocratique, c’est en somme de savoir ce qu’il en est du Réel. Et on sait que les réponses les plus diverses ont été données par les prédécesseurs de Parménide, l’eau pour Thalès, l’air pour Anaximène, etc… Parménide dit, lui, « l’Être » (plus exactement « l’étant » (eon)), facteur commun de toute la substance dont il s’agissait. Être se dit de toute réalité, et ce n’est pas un simple attribut. Toutes les différences sont illusoires aux yeux de la déesse du Poème, et se résorbent dans l’Être un, achevé, compact, semblable à une sphère, etc.
Mais Lacan ne dit pas « Être », il dit « être dicible ». Parménide n’est pas réaliste au sens où le sera Platon. La déesse énonce que être et connaître c’est la même chose ; elle dit en somme : « tu ne pourras pas dire autrement ». On peut entendre que Parménide en reste à l’énoncé, au dit explicite. C’est pourquoi Lacan pourra dire dans le séminaire Encore l’année suivante que Parménide avait tort et Héraclite raison. Ce dernier évoque l’énonciation et non seulement l’énoncé, et l’articulation signifiante, disant dans le fr 93 (Diels) de l’oracle « il n’avoue ni ne cache, il signifie ».
En quoi consiste à son tour le pas de Platon ? On sait qu’il détestait Héraclite, et qu’au contraire, même s’il le critique, il rend hommage à Parménide. Il exige un énoncé consistant, et, comme je l’ai noté plus haut c’est lui qui, avant Aristote, a le premier énoncé le principe de contradiction. Mais son originalité tient à ce qu’il introduit dans le discours philosophique l’articulation du Logos, en prenant pour référence la déduction mathématique, alors qu’Héraclite semble en être resté à l’aphorisme où s’énonce l’identité et l’unité des contraires et Parménide à la tautologie. Or la référence à l’articulation logique ne va pas de soi, dès qu’on prétend la fonder sur un principe tel que l’Idée. Qu’est-ce que l’Idée, ce à quoi nous devons remonter ?
C’est là que se manifeste la complexité de la pensée platonicienne. Justement, dans le Parménide, le jeune Socrate ne parvient pas à répondre aux objections de Parménide sur l’hypothèse des Idées, ce qui est une façon pour Platon de suggérer ce qui fait difficulté dans la notion d’Idée. Comme le dit Lacan « le pas de Platon, c’est de montrer que dès qu’on essaie de dire de façon articulée ce qui se dessine, la structure – c’était bien le propos de Platon – ce qui se dessine fait difficulté ». Et, ajoute Lacan, « le réel, c’est dans cette voie qu’il faut le chercher ». Autrement dit, je continue de citer Lacan, « l’eidos, l’idée – Lacan conteste la traduction du terme platonicien par “forme”, qui est la traduction du terme eidos chez Aristote – est quelque chose qui déjà nous promet le serrage, le cernage de ce qui fait béance dans le dire ». Je traduis : loin d’être comme chez Aristote ce qui fixe et délimite la substance pour un individu, l’Idée platonicienne correspond au moment où le nous (l’intelligence, l’équivalent de l’intuition rationnelle) débouche sur le Réel, sur une béance qui se manifeste dans la tentative de fixation du principe.
Peut-on en rester au symbolique pour l’Idée ? Sans doute on peut dire que dans le Phédon les Idées sont des concepts purs, indécomposables, identiques à eux mêmes, mais l’étape suivante de la recherche de Platon, c’est la participation horizontale et la constitution de ces Idées à partir des grands genres que sont l’Être, le Même, l’Autre ou l’Un. Et quand nous remontons vers le principe nous ne nous contentons pas d’un système clos et achevé – ce qu’on fait presque tous les autres grand philosophes. La Lettre VII parlera d’un surgissement du pragma, de la « Chose même ». Il y a manifestement une faille, une béance dans le symbolique, et un appel à ce qu’il faut bien identifier comme Réel. Et à la même place, au terme de l’ascension dialectique, cet imaginaire que les premières étapes de la démarche du philosophe avaient écarté, nous le voyons revenir dans un usage métaphorique : pensons à l’image du soleil et à la caverne dans la République. C’est grâce à lui que le principe, l’Idée des Idées nous est suggéré.
Ce que dira Lacan de l’Idée dans RSI va dans ce sens. « L’eidos c’est quand même un très bon terme grec pour traduire ce que j’appelle l’imaginaire… parce que ça veut dire l’image. » Une image qui surgit à la place du Réel qu’elle masque et auquel on peut la nouer. Lacan précise que l’Idée faisait pour Platon « la consistance du Réel ».
Pour conclure sur ce point, je pense que si Platon a pensé ou conçu l’Un réel dans la première hypothèse du Parménide, il l’a finalement rejeté et dénié. Je m’appuie sur ce que Charles Melman fait remarquer dans son texte sur le Phédon, que la pensée platonicienne reste une pensée de type circulaire. Sans doute, doit-on on évoquer l’émergence de l’instance tierce, de la fonction du grand Autre dans Le Banquet – que d’ailleurs note Lacan à propos de L’Amour-sublimation – « touche pas ». Mais il s’agit d’un Autre qui justement se réduit à la fonction d’un Un idéal. Et en ce sens, il n’y a pas dans Platon ce que Charles Melman appelle la « césure du Nom-du-Père ».
Pour la circularité on peut évoquer l’articulation générale que nous propose la République : tout part de l’Un-Bien qui donne essence et existence de fait à toutes choses, les Idées comme les phénomènes, et, comme le montre l’exigence éthique, tout y retourne, en tout cas les âmes qui doivent réaliser en elles et dans leur conduite la Justice et le Bien. Et le Timée fait surgir à nouveau le dispositif circulaire, avec le démiurge providentiel.
Sans doute Platon était-il lacanien dans la mesure où la notion d’Idée implique la prise en compte du Réel, comme le montre aussi d’ailleurs le dispositif de la nomination que Lacan articule dans RSI. Mais il a seulement pensé l’Un réel comme point-limite de son articulation ; disons même jusqu’au point où il s’exclut du Savoir qu’il fonde : il n’a pas articulé cet Un réel à sa construction, il l’a plutôt exorcisé. La suite de sa démarche dans le Parménide le montre : la 1ère hypothèse est bel et bien rejetée : pour penser la hiérarchie cosmique, “l’excès” de transcendance de l’Un par rapport à l’Être, qui l’empêche de participer à l’articulation symbolique, ne vaut pas mieux que l’égalité de traitement de l’Un et de L’Être de la 2ème hypothèse qui multiplie à l’infini les entités et interdit de les agréger en unités consistantes. Au point de vue de l’Un, la “bonne” hypothèse, serait entre les deux. Mais le blanc que laisse Platon n’en est pas moins cerné par la 4ème hypothèse, qui examine la conséquence de « l’Un est » pour les Autres dans la perspective de la participation à l’Un, et qui est, comme en jugent la plupart des commentateurs, conforme à l’enseignement positif de Platon ; elle est en effet proche malgré les différences de terminologie du texte du Philèbe (à partir de 23c) sur les genres de l’être. Dans la même direction, la théorie des nombres idéaux nous montre un Un purement symbolique qui institue la mesure et la limite dans la dyade indéfinie. Et finalement fait tenir le dispositif en y restant inclus.
COMPLÉMENTS
Je terminerai en évoquant deux points complémentaires.
1) La sixième hypothèse
Le premier est un passage du début de la 6ème leçon p. 82 où Lacan fait référence à la 6ème hypothèse (il fait un lapsus et dit 7ème). C’est la question de la négation déterminée. Si l’Un n’est pas s’oppose à la formule contraire « le Non-Un n’est pas », cela a un sens de distinguer des négations de pensées déterminées. Sans doute ce qui est nié n’existe pas, mais en même temps je peux connaître, dit Platon, l’Un qui est nié, ainsi que le mettre en relation puisque en tant qu’un j’énonce qu’il est différent des autres. Et Lacan de se référer alors à l’écriture S de grand A barré qui peut sembler une illustration de ce que nous présente la 6ème hypothèse.
Seulement il y a un mot qui ne figure pas dans l’hypothèse platonicienne, c’est le terme “écrit”. Rien d’étonnant à cela si on se souvient que de tous les philosophes il est le plus grand ennemi de l’écriture, ainsi que le montre le célèbre passage du Phèdre 274-275. Comme l’écriture du Zéro fait exister ou inexister le rien, l’écriture S de grand A barré, dit Lacan « écrit quelque chose sur l’Autre […] et en tant que terme de la relation, qui de s’évanouir, de ne pas exister, devient le lieu où elle s’écrit ». On voit qu’avec l’écriture Lacan a un instrument qui résout fort bien ce qui pourrait être une des grandes difficultés de la philosophie quand elle s’attache à « penser » le Non-être absolu ou le Rien .
2) Le Maître et l’Esclave
Le deuxième point concerne l’exemple du Maître et de l’Esclave qui se trouve dans la deuxième partie du Parménide (133d-134a). Ce n’est pas tant le contenu de la relation qu’envisage Platon, comme le fera Hegel, que la répartition de la relation en deux régions de la réalité absolument distinctes, les réalités de là-haut, en soi – le lieu intelligible -, et celle de chez nous, c’est-à-dire des phénomènes et du sensible. Et Parménide fait gober au jeune Socrate leur stricte séparation.
Lacan est manifestement interloqué par ce passage. Pourquoi Platon écarte-t-il toute relation entre les deux lieux ? N’est-ce pas là une occasion manquée pour illustrer la participation, le metekhein ? Étonnement parfaitement légitime, mais Platon est en fait moins débile que Lacan ne le croit. Si on se réfère au livre, à mon sens indépassable, de Victor Goldschmidt sur la méthode platonicienne (Les dialogues de Platon), en fait Parménide ne cesse dans cette partie de tendre des pièges au jeune Socrate. C’est une hypothèse que Platon ne prend pas à son compte : il pense même exactement le contraire, à savoir que l’Idée est cause de l’être du sensible, des propriétés des choses, par l’intermédiaire de la participation. La conclusion de Lacan « Jamais l’esclave n’est esclave que de l’essence du Maître.… et quant au Maître, s’il n’y avait pas S2, le savoir de l’esclave, qu’est-ce qu’il en ferait ?» se comprend fort bien du fait de la remarque incidente que l’essence, Lacan préfère l’écrire S1. Autrement dit, l’articulation signifiante, le symbolique est immanent à la réalité, et sans cette articulation, il n’y aurait même pas de réalité. Mais la « transcendance » platonicienne est tempérée par l’action de « cause formelle » de l’Idée, ce qui fait qu’en réalité sur ce point, malgré l’apparence, Platon et Lacan sont à peu près d’accord.
Hubert Ricard