Un axe de lecture du Séminaire II. La nature du langage, exposé de Valentin Nusinovici
2017-2018 Mathinées lacaniennes
23 septembre 2017
Un axe de lecture du Séminaire II. La nature du langage
Exposé de Valentin Nusinovici
Virginia Hasenbalg-Corabianu – Ce matin nous avons demandé à notre ami Valentin Nusinovici de nous faire un retour du Séminaire d’été sur le séminaire du Moi. Il a le choix de prendre les points qui lui ont semblé, à lui, les plus intéressants.
Je lui passe la parole.
Valentin Nusinovici –
L’axe que j’ai choisi, eh bien, ce n’est pas le moi, parce que la question du moi que ce soit sur le plan théorique ou technique, elle est quasiment réglée, même avant ce séminaire. Lacan dit des tas de choses passionnantes mais ça ne bougera pas beaucoup. Ce qui m’intéressait le plus, c’est un axe qui traverse tout le travail de Lacan, c’est la nature du langage.
Dans la conférence sur la cybernétique, la cybernétique qui tient une place importante dans ce séminaire, Lacan dit que par elle il veut éclairer la nature du langage. Je commence, par citer Fonction et champ de la parole et du langage qui est de deux ans avant, parce que beaucoup de questions sont posées là et on va voir comment elles seront travaillées.
Dans Fonction et champ… , Lacan conseille d’approfondir la nature du langage et comment ? Ça peut étonner: en s’intéressant aux expériences d’association sur les nombres, cela ne va pas de soi.
On sait qu’en prenant au hasard, disons dans une intention de hasard, des nombres sur lesquels on fera diverses opérations, les résultats obtenus, c’est ce que Freud a mis en évidence, peuvent montrer des coïncidences frappantes avec les évènements de la vie du sujet. Faut-il y voir un déterminisme ? Lacan commence par constater que ces nombres, je le cite : « s’avèrent symbolisants de l’histoire du sujet ». C’est-à-dire que des éléments de l’histoire, de l’anamnèse, de l’histoire telle qu’elle est racontée, prennent par ces nombres une valeur symbolique. Et c’est bien ça qui importe pour nous, ce n’est pas l’histoire du sujet en tant que telle, elle n’a guère d’intérêt, c’est l’historisation, Lacan a beaucoup insisté sur ce terme dès le séminaire I, c’est l’historisation qui se fait dans la psychanalyse, dans la cure, qui nous importe.
Il continue, je vais lire quelques lignes, c’est un peu difficile mais les termes qui sont là vont revenir tout au long de ce que je vais dire. Donc les nombres s’avèrent symbolisants de l’histoire du sujet, ces nombres sont ceux qui résultent des opérations de coupure, des combinaisons qu’on a faites sur les nombres qui s’étaient présentés « au hasard ». Lacan poursuit: « si on réfute qu’ils aient déterminé la destinée, on admettra au moins que c’est dans l’ordre d’existence de leurs combinaisons - c’est-à-dire dans le langage concret qu’ils représentent - que réside tout ce que l’analyse révèle au sujet de son inconscient ».
Vous voyez comme c’est réduit, à suivre Lacan, ce que l’analyse révèle au sujet de son inconscient, ce n’est pas ce qu’il ressent, ce qu’il aime…, non, c’est quelque chose de l’ordre d’existence de ces combinaisons. Les deux points importants, les termes à retenir, ce sont : cet « ordre d’existence » (l’existence c’est ce qui surgit de ces combinaisons) et le fait que les nombres sont des représentants du langage concret c’est-à-dire du langage effectivement articulé, du langage tel qu’il est parlé. Autrement dit, Lacan ne parle pas seulement des mathématiques comme d’un langage, ce qui est assez banal, mais il lie fortement le langage mathématique au langage concret.
On voit tout de suite que si la psychanalyse doit devenir scientifique et c’est quand même la grande question, le grand souci, pour Lacan dans ces années-là, le problème, ça se lit aussi bien dans Fonction et champ que dans le séminaire II, est que cela ne pourrait se faire que par la voie d’une mathématisation. Nous savons que cela a été un échec, mais assez fécond dans son développement.
Lacan propose dans Fonction et champ… et dans la conférence Cybernétique et psychanalyse une classification des sciences: d’une part les sciences exactes, avec la physique mathématisée comme chef de file et d’autre part les sciences conjecturales c’est-à-dire les sciences du calcul du hasard, puisqu’il y a un déterminisme du hasard, avec de ce coté la cybernétique qui peut inspirer la psychanalyse.
Dans Fonction et champ… il dit que la linguistique est notre guide, ce qui retient son intérêt c’est la mathématisation qu’opère la linguistique sur les phonèmes qu’elle décrit en couple d’oppositions.
Il fait le rapprochement, c’est un point important, entre cette structure d’opposition des phonèmes et le Fort!Da!, qui est « la vocalisation de l’absence et de la présence « où Freud désigne, je cite : « les sources subjectives de la fonction symbolique ».
Dans le séminaire II, ce n’est pas la linguistique qui va servir de point d’appui, de source d’inspiration, c’est la cybernétique. Il ne sera plus question de sources subjectives de la fonction symbolique, ni comme il est dit dans Fonction et champ… de « la subjectivité créatrice ». Lacan va parler du sujet, non de la subjectivité.
L’intérêt pivotant vers la cybernétique, la fonction symbolique apparait n’avoir pas sa source dans la subjectivité (ce qui ne veut pas dire qu’elle ne s’y manifeste pas, elle commande la subjectivité) mais ailleurs.
Ce qui l’intéresse fondamentalement dans la cybernétique c’est son langage binaire, cette suite de 1 et de 0, qu’il assimile, là aussi, à la succession présence-absence. Mais à la différence de la linguistique il s’agit là d’un langage non humain, d’un ordre symbolique sans racines dans l’imaginaire. C’est bien un langage, il y insiste, car il a une syntaxe: les règles qui fixent l’ordre des 1 et des 0, une syntaxe qui est celle de la logique des propositions. Cela produit un message qui tourne dans la machine et qui prend son sens quand on le coupe, comme le discours de l’analysant quand on le coupe au bon endroit, au bon moment. Il y a donc là un modèle possible de l’inconscient, de son insistance répétitive, un modèle de l’inconscient structuré comme un langage, de l’inconscient relevant du logique pur.
Lacan parle d’un « langage primordial d’avant la déterminisme ». Il me semble, Jean Brini et Virginia Hasenbalg-Corabianu me donneront leur avis, qu’avec la suite des α, β, δ, Lacan construit un langage lequel implique une perte, ce qui introduit un déterminisme.
Ce qui ressort de ce séminaire c’est la distinction radicale entre un ordre symbolique non humain et l’ordre du vivant. Un dualisme est ainsi mis en place qui n'est pas celui de Freud dans l’Au-delà.. Lacan parle ici du vivant, du réel du vivant qu’on ne peut assimiler à ce qu’il appellera réel d’une façon plus serrée, mais surtout de l’imaginaire du vivant. Dans l’Au-delà du principe de plaisir Freud se réfère à la biologie pour parler de pulsion de vie et de pulsion de mort, pour Lacan cette référence ne vaut pas. Pour lui quand on parle de mort on reste dans l’imaginaire car la mort réelle est comme telle innommable, on va y revenir. Mais il y a aussi la mort symbolique, dans Fonction et champ…il dit: « le symbole est le meurtre de la Chose et cette mort constitue le sujet », cette mort soutient la vie. Le premier symbole c’est la sépulture.
Vous avez remarqué qu’il ne parle jamais dans le séminaire II de pulsion de mort, mais d’instinct de mort, alors qu’il n’y a évidemment pas d’instinct dans le registre symbolique, que les instincts appartiennent au registre du vivant. Le terme d’instinct de mort dit-il, dans Fonction et champ…est ironique, je ne sais pas ce que Freud en aurait pensé.. Il dit dans le séminaire que le terme d’instinct de mort est « le masque de l’ordre symbolique ».
On a ainsi une opposition entre un ordre libidinal du coté duquel on trouve les pulsions et le moi et qui est régi par le principe de plaisir et l’ordre symbolique qui est au-delà du principe de plaisir. Bien sûr vous savez que par la suite Lacan parlera de pulsion (et non d’instinct) de mort et qu’il opposera les pulsions et le moi, mais ce sera à des moments où les questions posées seront différentes, et donc ce qu’il développera le sera aussi.
Laissons maintenant le langage artificiel pour dire quelques mots du symbole et du symbolisme dans le langage concret, on va passer au langage concret.
Dans Fonction et Champ… et dans le séminaire II, on a souvent les termes de symbole, de symbolisme, de fonction symbolique…Essayons de voir les distinctions. Le point de départ c’est que tout objet peut prendre une valeur symbolique, que ce soit un objet matériel ou un objet imaginaire. N’oubliez pas que le moi aussi est un symbole, c’est dit plusieurs fois dans le séminaire, c’est un objet imaginaire qui dans le langage devient un symbole du sujet, un symbole fascinant, nous y croyons et il s’agit de s’en déprendre.
Mais, attention c’est là un point essentiel, ce qui constitue le symbolisme ce n’est pas le symbole, « c’est qu’on s’en serve […] pour faire exister ce qui n’existe pas ».
Lacan parle de « marquer les six côtés d’un dé » et il dit : « à jouer avec ces symboles que sont les chiffres et faire rouler le dé, à partir de là quelque chose de nouveau surgit, le désir…je ne dis même pas le désir humain car en fin de compte l’homme qui est celui qui joue avec ces dés est beaucoup plus prisonnier, captif de ce désir ainsi mis en jeu qu’il n’en est l’origine « .
Une citation de Fonction et Champ… sur la même question, très ramassée: « l’objet symbolique libéré de son usage devient le mot, le mot libéré de l’hic et nunc ». Tous les objets peuvent prendre une valeur symbolique mais c’est quand il est décollé de son usage, qu’il n’est plus coincé dans la désignation de l’ici et maintenant, dans l’objectivation, autrement dit quand il ne fonctionne plus que comme un symbole verbal, que l’objet devient le mot.
Avec le mot, disons plus précisément: le signifiant, ce n’est pas simplement la succession de la présence et de l’absence qui entre en jeu, c’est leur simultanéité, la présence dans l’absence et inversement l’absence dans la présence. C’est un point central.
La présence dans l’absence c’est ce qu’il avait mis en acte si on peut dire, je ne suis pas sûr qu’on puisse le refaire jamais, vous vous souvenez dans le séminaire I : « quand je dis: les éléphants, les éléphants sont là » ! c’est une performance, c’est le cas de le dire. La parole, sa parole pouvait à ce moment-là, dans ces conditions-là, faire entendre, faire surgir plutôt, la présence dans l’absence.
Ce qui est intéressant c’est qu’on avait à l’époque une distinction entre cette simultanéité dans le langage parlé et la simple succession dans le langage binaire, mais j’ai appris que l’ordinateur maintenant fait aussi bien, qu’avec l’ordinateur quantique on a une e simultanéité des 1 et des 0, mais enfin on ne va pas faire parler l’ordinateur quantique.
Venons-en à l’expérience de la parole, et d’abord à ce qu’elle rencontre. Lacan y insiste dans Fonction et Champ… et dans le séminaire II: il y a un» mur du langage ». Cela fait image pour signifier quoi ? que le langage s’oppose à la parole, je cite « il s’oppose à la parole, il amortit son effet, il entre en contradiction avec elle ». Il fait obstacle à la dimension de l’Altérité avec un grand A, qui est propre à la parole, quand elle est vraiment la parole, ce que Lacan appelait la parole pleine.
Dans Fonction et Champ… il va jusqu’à parler de l’épaisseur du mur du langage. Qu’est-ce que c’est que cette épaisseur ? Ce sont, disait-il, les kilogrammes de papier imprimé, les kilomètres de sillons discographiques, les heures d’émissions radiophoniques, qui contribuent à fixer l’usage des mots et, c’est le problème, qui contribuent à ramener le langage à l’objectivation, au positivisme, à un réalisme figé. La psychanalyse n’y échappe pas bien sûr. On a fétichisé les mots de Freud, ceux de Lacan, on a imaginarisé les topiques freudiennes.
C’est pourquoi Lacan n’a cessé d’inventer de nouveaux termes, et à chaque fois d’interroger, et de déplacer leur sens, il n’y a pas chez lui de signifié fixe. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’il fait de la théorie mais qu’il ne l’expose pas comme un objet, il ne se met pas en dans une position « méta », il ne parle pas sur la théorie. Il ne fait pas que constater qu’il y a un mur du langage et l’expliquer, il ne se laisse pas arrêter par ce mur, c’est une performance qui est vraiment…à part lui je ne sais pas qui peut faire ça.
Un participant - le poète
V. Nusinovici – Le poète, bien sûr, vous avez raison de le dire, on va y revenir tout à l’heure, le poète ne se laisse pas arrêter par le mur du langage, mais il n’en fait pas la théorie.
Lacan lui, pour ne pas exposer la théorie comme un objet, a une parole, disons poétique c’est-à-dire créative. Et ça a toujours été la puissance, je ne sais pas si le terme de puissance convient là, en tout cas la particularité de son enseignement. Je reviens à Fonction et champ…, après avoir parlé de ces kilos de langage figé il dit que c’est « l’aliénation la plus profonde du sujet de la civilisation scientifique ».
V. Hasenbalg – Là c’est le mur du langage.
V. Nusinovici – C’est le mur du langage.… « la plus profonde aliénation du sujet de la civilisation scientifique ». on peut penser que dans une civilisation orale ou moins écrite la question ne soit pas la même mais enfin…
V. Hasenbalg – C’est la question de la parole. Tu fais allusion à la tradition orale. C’est cette dimension non fixée de la parole parce qu’elle n’a pas d’écriture.
V. Nusinovici – Oui. A l’inverse le mur du langage qui fait obstacle à l’Altérité a comme effet l’objectivation de l’autre avec un petit a et celle du moi. Lacan dit: « la relation spéculaire interfère avec le mur du langage ». C’est très important. Et l’analyse des résistances, puisque c’est elle qu’il a dans le collimateur dans ces années-là, l’analyse des résistances s’inscrit dans la tendance à l’objectivation, objectivation de l’objet du désir, du mouvement inconscient, cela accroît l’aliénation du sujet.
Et c’est pour cela que Lacan au début du Séminaire I, et il en parlait déjà dans Fonction et champ…, évoque le maître zen pour signifier que la coupure, la coupure hors sens que pratique le maitre zen, est moins aliénante pour le sujet que l’analyse des résistances, même si elle le désoriente, et justement parce qu’elle le désoriente.
Il y a une opposition entre le mur du langage et la nature du langage. Parler de mur du langage c’est une façon de dire la tendance à la dénaturation du langage, la dénaturation de sa nature signifiante. On peut peut-être dire ça.
Il y a cinq ou six fois dans le séminaire II le terme ineffable. Lacan se moque de l’idée qu’il y aurait un « mystère ineffable de l’expérience psychanalytique » et de la valorisation du vécu qui va avec, d’« un vécu ineffable à la limite de l’expérience psychanalytique ». C’est l’idée qu’il y aurait une limite au langage. Une telle limite n’existe pas, Lacan dit à la fin du séminaire que dès que le langage existe, la question étant celle du nombre de signes nécessaires pour qu’il y ait langage, il est un univers concret, toutes les significations doivent y tenir leur place. Donc pas d’impuissance du langage - c’est ça l’ineffable que Lacan critique - mais un impossible, car tout n’est pas langage, contrairement à ce que disait Dolto. Il y a de l’innommable, c’est-à-dire du réel au sens de Lacan. Il y a de l’innommable: la mort réelle, je le disais tout à l’heure, l’objet du désir, on y reviendra.
V. Hasenbalg – Innommable. Ineffable..
V. Nusinovici – Je vais préciser sur l’ineffable, tu as raison de poser la question. Ce que Lacan critique c’est l’ineffable entendu comme un mystère et valorisé comme tel, l’idée que ça ne peut pas passer par le langage, que ça se passe ailleurs, dans le corps, dans le vécu, dans le ressenti.
Ce qu’il dit c’est qu’il y a des « déchirures dans le discours », « le sujet raconte et il y a des déchirures dans le texte du discours ». D’où une autre tendance, inverse des tenants de l’ »ineffable », c’est la tendance à raccorder les bouts: dites ce qu’il y a là où vous bloquez, on va comprendre et donner son sens à l’histoire.
Pour Lacan il n’y a ni à raccorder les bouts de la déchirure ni à l’inverse à voir là de l’ineffable, il y a à couper à ce moment-là. Pourquoi ? Après avoir parlé des déchirures du discours, Lacan continue « il apparaît dans le discours quelque chose comme irrationnel». Et il précise: je ne vais pas vous faire entendre irrationnel au sens courant, je vous ferai entendre irrationnel comme en arithmétique, au sens du nombre irrationnel. Il avait commencé le séminaire, vous le savez, en parlant du Ménon, de l’incommensurabilité de la diagonale et du côté du carré.
Il pointe donc le sens du mot irrationnel en arithmétique, cet irrationnel-là est précieux.Il est curieux qu’il ne signale pas le sens du mot ineffable en arithmétique. Je ne sais pas s’il y pensait. On ne le trouve pas dans tous les dictionnaires, on le trouve dans le Littré: le nombre ineffable c’est justement le nombre irrationnel, le nombre incommensurable.
Il faut en venir à ceci: qu’est-ce que ce séminaire apporte qui concerne plus directement la pratique ?
Du côté du moi d’abord, c’est-à-dire du côté de sa résistance. Ça se résume vite à partir de ce que Lacan a dégagé. Le point important c’est que, pour lui, la résistance du moi n’est pas intrinsèque au moi comme chez Freud, elle est liée à la relation imaginaire, à la relation au petit autre. Et donc la conséquence, la conséquence technique, mais pas technique seulement, éthique, se déduit de ceci c’est que, dit-il, la résistance c’est vous qui la provoquez en étant situé dans l’axe imaginaire. Même si l’autre vous ne le regardez pas, vous pouvez très bien être assis dans le fauteuil et être pris dans l’axe imaginaire. La résistance vous la provoquez, dit Lacan, en imaginant qu’il faut une force pour vaincre la dite résistance du moi, qui n’est en fait qu’une inertie. Vous connaissez sa formule: la seule résistance c’est celle du psychanalyste et il doit tout faire pour l’annuler, sa cure est faite pour ça.
Du côté du langage et de la parole, on vient à ce que vous pointiez tout à l’heure. La pratique freudienne, dit Lacan, c’est une pratique poétique, c’est-à-dire créatrice, créatrice d’un sens qui va au-delà de l’imaginaire.
Je vais citer un peu parce que c’est un passage qui m’a accroché, vous verrez, je crois qu’on a un peu tendance à négliger ce qu’il dit là pour retenir plutôt ce qu’il a enseigné ensuite sur la coupure et sur l’équivoque et qui est évidemment essentiel. Il parle, c’est à la page 332, d’apprendre à l’analysant « à nommer, à articuler, à faire passer à l’existence » ce désir qui « est en-deçà de l’existence » et qui pour cette raison « insiste », insiste dans l’automatisme de répétition.
Donc faire nommer, articuler, faire passer à l’existence ce désir qui est en-deçà de l’existence. Mais, c’est bien clair, il ne s’agit pas de nommer un objet du registre imaginaire, il ne s’agit pas d’objectivation dans cette nomination. Lacan insiste beaucoup sur ce point: l’objet du désir ne peut être nommé, il met au défi de dire quel est l’objet du désir de Freud dans la Traumdeutung. L’objet a nous l’avons appris ne peut être nommé. Donc nommer, apprendre à nommer, contre l’objectivation, contre le mur du langage, pour faire surgir ce désir qui est en deçà de l’existence.
Ce n’est pas si évident cette nomination qui fait surgir un désir. On retrouve dans ce même passage ce sur quoi j’ai insisté, à savoir que le mot, et forcément la nomination,« introduit la présence comme telle et du même coup creuse l’absence comme telle ». Vous voyez, avec le terme d’existence, il s’agit encore de la présence sur fond d’absence, ou inversement. Dans cette mise en place, la présence, l’existence, relèvent du symbolique, l’absence serait du côté du trou, du réel. C’est déjà ce qui ressortait de sa comparaison des 0 et des 1 de la cybernétique avec ce qui se passe dans la cure.
Dans R.S.I. où le questionnement n’est pas le même, le trou sera du côté du symbolique et l’existence du côté du réel.
Toute existence, dit-il dans le même passage, a en soi quelque chose de tellement improbable qu’on est dans l’interrogation perpétuelle sur sa réalité. Oui. Sans objectivation il y a de l’improbable, ça peut être dérangeant bien sûr..
V. Hasenbalg – L’existence. Ce qui est improbable, c’est l’existant.
V. Nusinovici – Ce qu’il dit c’est que « toute existence a en soi quelque chose de tellement improbable qu’on est dans l’interrogation perpétuelle sur sa réalité ». Alors deux mots sur l’existence. C’est une catégorie philosophique, elle est distinguée de l’essence, de l’être. Philosophiquement l’existence est dite inobjective et contingente. Que Lacan n’oublie pas à ce moment-là l’existence comme catégorie philosophique c’est évident, il y a ce passage où il dit : « le sujet est affronté à un quod qui cherche à advenir ».
V. Hasenbalg – Quod ?
V. Nusinovici – Hubert Ricard est là et il me corrigera s’il le faut. L’essence c’est ce qui répond à la nature d’un être, c’est-à-dire à la question : quid est, quoi ? quelle chose ? L’existence répond au fait d’être. La question quod est c’est: relativement à quoi ? ou pourquoi ? Relativement à quoi implique une extériorité, d’où l’écriture ex-istence. Heidegger lui écrit ek-sistence.
Evoquer l’existence en mentionnant ce quod, qui renvoie aux scholastiques, à Saint Thomas, c’est sans doute aussi une pique contre l’existentialisme et contre Sartre en particulier, chez qui les rapports entre l’essence et l’existence ne sont pas posés de la même façon. Ici c’est une pique en douceur, mais depuis le stade du miroir ne manquent pas les attaques plus directes. Oui, bien sûr Hubert ?
Hubert Ricard – Lacan écrira « ex-sistence », il ne suivra pas Heidegger. Parce que c’est du latin que vient le mot, le préfixe c’est « ex », ça prendra à ce moment-là avec la référence au nœud un sens bien plus déterminé qui sera lié au réel. Là, il me semble qu’il reste dans la perspective scholastique où l’existence est définie, par exemple par Avicenne, dans la perspective de quelque chose, comme tu l’as très bien dit, de contingent.Mais c’est pas simplement le relatif l’existence des scholastiques, c’est le fait, et ils le disent comme ça d’ailleurs. Voilà. Mais c’est simplement pour préciser.
V. Nusinovici – Merci, merci. Alors, la parole, la parole poétique, la parole créatrice. Vous savez, Lacan l’a dit plus tard - c’est déjà là mais la phrase est postérieure - « la pensée analytique doit être créationniste », il se réfère à la création ex nihilo. Référence fréquente chez lui, à La Genèse, au verset 3, « Dieu dit : « Que la lumière soit ..et la lumière fût " ». Parfois, comme dans ce séminaire II et dans Fonction et champ.., cette référence est indirecte, elle passe par l’intermédiaire du Prologue de Saint Jean: « Au commencement était le verbe », que Lacan d’ailleurs préfère citer en latin.
C’est ce qu’il fait dans la Leçon XXIII de ce séminaire, où il assène que dans In principio erat verbum, eh bien verbum c’est le langage ! Protestations dans la salle: verbum, on le sait bien, c’est la parole ! Et dans la première partie de la dernière leçon, il y a une controverse sur cette question. C'est très intéressant à lire à tous points de vue et c'est très vivant. C'est une disputatio avec un Monsieur X, un spécialiste qui doit connaître un peu son affaire, mais Lacan dit : allez, on va un peu juger son niveau !
Quelle est la question que Lacan lui pose ? On est quand même stupéfié, n’est-ce pas ? quand Lacan lui demande quel mot il pense que Saint Jean avait en tête, c’est-à-dire dans sa langue, l'araméen, ou dans l'hébreu biblique dans lequel il baignait, et qu'il a traduit par logos. Lacan ne veut pas discuter de logos qui a une histoire philosophique chargée il s’en tient à la traduction ultérieure : verbum.
Alors quel mot recouvre-t-il ce verbum ? Est-ce que c'est dabar ou est-ce que c'est memmra ? M. X :c’est dabar, sans aucun doute et Lacan : jamais de la vie ! C’est memmra !
Et ça bagarre sur le dabar ! Dans un petit dictionnaire biblique, dabar est traduit par: chose, parole, affaire, différend, rapport, nouvelle, ordre, occasion, tâche, besogne. C'est bien sûr un signifiant, avec un grand champ sémantique. Lacan affirme que c’est un « impératif incarné «, je suppose qu’il pense aux Dix Commandements qui traduisent Essérèt Hadivrot (pluriel de dabar). En tout cas ce qui est clair c’est que pour lui dabar c’est le signifiant-maitre et qu’il ne veut pas que verbum reprenne dabar parce que pour lui le signifiant-maitre n’est pas »à l’origine ».
Il dit aussi que « c'est la parole la plus caduque », ça a dû leur paraître bizarre, nous on peut penser, puisqu’on connait la suite, qu’il indique que le signifiant-maitre ce n’est jamais qu’un semblant.
Memmra c'est de l'araméen, qui vient de l'hébreu, d’un verbe amor qu’on traduit habituellement par dire (mais dans le petit dico c’est aussi parler, penser). Dans la Genèse Dieu dit, c'est vaiomer Elohim. M. X ne veut pas que verbum soit memmra , memmra pour lui c’est la parole
Le plus étonnant c’est que Lacan dise: memmra c'est l'instinct de mort. Car dans ce que j’ai pu lire memmra est une parole et une parole créatrice, c’est le cas dans le Talmud. M.X dit que c’est »la parole chargée de vitalité ».
Comment expliquer la position de Lacan ? Il considère, c'est ça qui est très intéressant, qu'il doit y avoir un « cadre » au Fiat Lux, à la parole créatrice de Dieu, il le voit comme un « langage préalable », une sorte d’ »axiomatique », autrement dit il faut qu’il y ait un système symbolique en place pour que puisse émerger une parole créatrice. Il s’appuie sur un auteur, Burnett, pour dire que verbum est memmra, je ne sais pas quel est l’argument de cet auteur, mais pour Lacan il est clair que memmra connote un système symbolique.
Vous pensez bien qu'il ne s'agit pas de Dieu, il s'agit de notre parole dans ce qu’elle peut avoir d’un tant soit peu créateur. Quant au « commencement » il n’est pas à entendre chronologiquement, mais logiquement.
V. Hasenbalg –…pas de signifiant maître au commencement si je comprends bien.
V. Nusinovici – Il faut bien dire que nous le voyons ici d’autant mieux que nous connaissons la suite! Lacan insistera sur le fait que dans lalangue, le premier langage auquel nous ayons affaire, il n'y a pas de signifiant-maître, pas de signifiant-maître au départ. Donc la parole créatrice ne prend pas appui sur un signifiant maître.
La suite des α, β, δ c’est, il me semble, Virginia Hasenbalg et Jean Brini me diront s’ils sont d’accord, une axiomatique; elle met en place un impossible, que Lacan nomme par analogie avec l’alchimie, le caput mortuum du signifiant, autrement dit un trou. La création se fait à partir de ce trou, ex nihilo comme dit l’Ecriture. La parole créatrice prend son autorité de ce trou.
Quelle passion chez Lacan pour chercher une confirmation biblique à sa thèse ! Je suppose que c'est au moins en partie l’influence de Koyré qui a dit, je ne sais où, mais je cite Lacan dans L'Objet de la psychanalyse, que « c’est la pensée judaïque qui a frayé la voie à la science «.
Avant de passer à la deuxième partie de la leçon, au schéma L, il dit ceci qui a du paraitre bien énigmatique : je vais être relaps, c’est-à-dire je vais rechuter dans l’hérésie. Ce qui est piquant c’est que par le mot memmra a désigné une hypostase de Dieu, intermédiaire entre Lui et les créatures, et cette innovation a été jugé hérétique. M. X ne le dit pas, Lacan le savait-il ? Vous savez que l'hérésie il la définira, dans Le Sinthome, comme le choix d’une voie pour atteindre la vérité, se disant lui-même hérétique.
Le schéma L c’est très important. Lacan dit qu’il résume les premiers paragraphes du chapitre 3 de l’ Au-delà du principe de plaisir ».
Dans ces premiers paragraphes, Freud évoque les modifications qui ont été apportées à la conduite de la cure depuis le début de la psychanalyse, en fonction des résultats obtenus, disons plutôt en fonction des obstacles rencontrés. On commence par deviner l'inconscient dans l’interprétation, puis on cherche à obtenir confirmation par le souvenir mais on bute sur les résistances. Le patient, dit Freud, est obligé de répéter, de reproduire, les expériences vécues, au lieu de les remémorer, ces expériences, qui sont oedipiennes, il les reproduit dans le transfert. C’est, dit Lacan, un résidu.
Le schéma L n’est pas un résumé de Freud, il sépare, pour des raisons de structure, ce qui chez Freud est mêlé.
Premièrement il distingue la répétition de la reproduction de l'expérience vécue. L’inconscient, Freud le dit dans l’Au-delà, n’offre aucune résistance, Lacan dit qu’il manifeste une insistance symbolique, c’est ça la répétition pour Lacan: l’insistance symbolique, elle se fait sur l'axe symbolique: de A à S. Elle rencontre la résistance de l’axe imaginaire qui va de m à a.
La reproduction de l’expérience vécue il me semble qu’elle se situe sur l’axe imaginaire: de m à a. Quant à la remémoration qui implique les deux registres du symbolique et de l’imaginaire Lacan dit qu’elle s’intègrera dans le moi.
Deuxièmement il sépare la répétition du transfert, celui-ci va de m à A. Cette distinction est très importante, car seule le répétition, il le dira explicitement plus tard, s’interprète. On ne peut soutenir le transfert, ce qui implique d’être situé en position d’objet (objet a), en sortir pour interpréter ce transfert et y revenir.
Le schéma L ouvre de nouvelles perspectives dans la conduite de la cure au-delà de la butée décrite par Freud.
La visée de la cure c’est la réalisation du sujet. Il y a deux pôles, un symbolique et un réel. Au pôle symbolique est écrite la lettre S. S c’est le sujet qui est à réaliser, c’est aussi le Es freudien ce qui évoque le wo Es war, le sujet qui doit advenir, et c’est aussi le symbole, c’est-à-dire le moyen de cette réalisation.
Le pôle réel est en A, A c’est l’Autre si radicalement Autre qu’il est, dit Lacan, réel. Il y a bien plus en ce lieu que le refoulé individuel, il y a un « immense message », ce qui a été dit, ce qui circule, est en A et à partir de là insiste.
Qu’est-ce que la réalisation du sujet ? Ce n’est pas la réalisation d'un symbole, bien sûr. De symbole du sujet il y en a déjà un et qui fascine: c’est le moi.
Entre le réel et le symbolique il y a une « tension ». S’agirait-il de l’atténuer ? Pas du tout. Il s’agit, je vais le dire dans les termes que Lacan a employés ensuite, de réaliser la division du sujet entre le symbolique et le réel, autrement dit entre S1 et S2.
M. X a parlé de memmra comme d’une sub-stance (j’ai dit tout à l’heure hypostase, c’est la même chose) Lacan reprend ça en grec avec le mot hypokeimenon, dont il se servira plus tard pour qualifier le sujet qui est dans les dessous, seulement représenté par S1 pour S2.
Qu’est-ce qui va diviser le sujet ? une parole créatrice, qu’elle soit émise par lui ou par l’analyste, elle aura fonction de S1.
P. Coërchon – S1 c'est le produit dans l'écriture du discours analytique.
V. Nusinovici – Vous avez raison Pierre. Dans L'Envers il va dire : le psychanalyste doit apporter un supplément au savoir inconscient de l'analysant qui est en S2 en place de vérité, ce supplément c’est S1. Il dira d'autres choses sur l'immixtion signifiante.
Jacques Roussille – Oui mais c'est un S1 qui est séparé de la chaîne signifiante, donc il dira qu'il s'est gouré à ne pas le disjoindre, en 1973.
V. Nusinovici – Oui. Vous avez raison de le rappeler.
A la fin il parlait d'un signifiant maitre qui serait moins bête mais du coup plus impuissant.
On peut noter que concernant l’évolution du moi, il est plutôt optimiste dans cette leçon XXV, il parle même de la possibilité d’une harmonie du moi avec l’Autre ! Il ne dira plus des choses comme ça.
Est-ce qu'il n'y aura plus de butée dans la perspective ouverte par ce schéma ? Mais si il y en aura une, et nous voyons où elle sera: dans le transfert qui va de m à grand A parce qu'il y aura accrochage au Nom-du-Père qui est dans le grand Autre. Le résidu, le « reste » comme dira ensuite Lacan, c’est le petit a. Ultérieurement il dira que l'analyse doit commencer par tourner autour du petit a pour ne pas devoir tourner indéfiniment dans un cercle, s’enliser dans la névrose de transfert. Sa méthode sera donc la même, penser la cure à partir du reste. Quand il dit cela , dans l’Angoisse, il est lancé dans la topologie des surfaces où l’objet a est découpé.
Je vais dire encore quelques mots à partir de ce que m’a dit un analysant. Quand vous êtes travaillé par un truc, je ne sais pas si c’est votre expérience, il y a quelqu'un sur le divan qui vous dit quelque chose qui va soutenir votre travail. Lacan disait : vous sortez de mon séminaire et vous allez entendre chez les patients ce que j'ai dit.
Ce qui me travaillait, c'était la nomination comme parole créatrice, qui est aussi bien celle de l'analysant, vous lui apprenez à nommer, que celle de l’analyste.
[coupure du cas, 9 minutes]
V. Hasenbalg – Merci beaucoup Valentin. C'est vraiment très plaisant de te suivre dans ces développements qui sont certes complexes... tu as fait un travail formidable pour nous transmettre toute la complexité de ce séminaire et comment on voit chez Lacan déjà au démarrage des choses qu'on sait qu'elles vont continuer à le travailler, quoi.
V. Nusinovici – La nature du langage, ça sera la question de toute sa vie. C'était aussi la question de Saussure.
Jean Brini – Tu nous as montré la manière dont un dire pouvait illustrer un dit. C'est-à-dire ce que tu disais de Lacan et de son enseignement au début de ton exposé.
H. Ricard – Juste deux petites remarques.
La première concerne la réflexion de Koyré que je n'ai pas retrouvée moi non plus – et qui est paradoxale parce qu'en réalité la culture juive n'a pas tellement apprécié la naissance de la science. Il y a même le bouquin de Luzzatto, Le Philosophe et le Cabaliste, qui prétend d'ailleurs qu'au début du dix-huitième, Spinoza étant à part, parce que lui il avait rompu avec le judaïsme…donc la question c'est de revenir à l'idée de Création, à condition de ne pas faire intervenir la Genèse, parce que la vraie naissance de l'idée de Création c'est dans le second livre des Macchabées, c'est expliqué de la manière la plus claire, ce que c'est qu'une création ex nihilo effectivement (livre qui n'est pas dans le canon juif, qui est dans le canon chrétien, mais enfin c'est un texte juif qui date du second siècle avant J.-C.).
La deuxième remarque concerne le terme « axiome ».
Est-ce qu'il y a un axiome de Lacan ? Question idiote. Mais je fais exprès de la poser parce qu'il y a quand même un passage où il le suggère, où il dit que c'est l'identification du parlêtre, enfin de l'être qui a un inconscient avec le sujet du signifiant. Donc on retrouve l'énoncé, le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant, qui lui ne le représente pas… enfin ça c’est après, et à mon sens ça va dans le sens de ce que tu dis.
V. Nusinovici – Je te remercie.
Transcription : Brigitte Le Pivert, Élisabeth Olla-La selve, Monique de Lagontrie
Relecture : Monique de Lagontrie