Qu'est-ce que le réel ?, texte de Bernard Vandermersch
Séminaire sur les non-dupes errent
Bernard Vandermersch :
Qu’est-ce que le réel ? Et que veut dire qu’il n’a été jusqu’ici que supposé.
Lacan nous dit : « Est-ce que le réel n’est jamais que supposé ? »
Il parle là du réel auquel l’analyste a affaire : au savoir inconscient. Mais le problème existe aussi dans les sciences dures. Depuis que Galilée a émis la supposition que la nature était écrite en langue mathématique.
Les physiciens, l’un d’entre eux, Bernard d’Espagnat, a écrit, il y a 20 ans, à propos du réel en physique un beau livre intitulé Le réel voilé. En effet, dès qu’on s’avance dans la recherche sur la structure de la matière, on n’a plus affaire qu’à des écritures mathématiques auxquelles on adjoint des images, soit celles que produisent les appareils enregistreurs, illisibles au profane, soit des « vues d’artistes ». Le réel reste supposé derrière ces écritures et ces images. Le réel a toujours été supposé, c’est-à-dire mis dessous ce qui se voyait ou se disait.
Avant donc de parler d’espace lacanien et de ce qu’y devient le réel, dès lors qu’il n’est plus supposé mais exposé, comme dans le NB, il faut revenir sur ce qu’est le réel.
Le réel, qu’est-ce que ça veut dire ? Réel, réalité, ça n’existe pas en latin classique, c’est du latin médiéval. Ça vient, comme rien, de res, la chose. En latin pour rendre le mot réel on a le choix entre verus (vrai) ce serait le réel supposé au symbolique (encore que Lacan dise (p.99) qu’elle est de l’imaginaire, et solidus (dense, entier, complet) qui correspond comme salvus (sain et sauf) à gr. ολος). Ce serait le réel supposé à l’imaginaire, notamment du corps. Mais la notion de réel s’approche plutôt par une périphrase exprimant l’identité à soi : C’est bien réel : res ita se habet (la chose se tient ainsi). La réalité : res ipsa. (la chose elle-même). Réellement : reipsa (la chose étant elle-même) ou revera. Mais l’identité à soi-même ne peut s’assurer que de la différence des autres. Chez Aristote, nous dit Lacan, le réel serait supposé par le corps individuel.
Le réel est trois. La topologie du réel, ie de l’inconscient.
Lacan nous donne une réponse avant même que nous nous soyons posés la question : le réel est trois. Et trois ne serait pas une supposition « grâce au fait que nous avons grâce à la théorie des ensembles, élaboré le nombre cardinal comme tel ». « Le réel est trois ! » et « Yad’l’un », jaculés de cette façon, ça pourrait faire psychotique ou religieux. En fait Lacan va nous l’expliquer en nous demandant de lâcher quelques suppositions implicites de nos raisonnements logiques (fondés sur la succession) au profit d’un abord topologique (fondé sur le voisinage).
Sans oublier le point de départ : le non rapport sexuel.
« Pourquoi est-il trois ? C’est une question que je fonde de ce qu’il n’y a pas de rapport sexuel qui puisse s’écrire » (p.92).
On ne peut écrire que ∃f. f(x,y), « x et y qui signifient le fondement de tels des êtres parlants à se choisir comme de la partie mâle ou femelle ».
« Il n’y a pas de fonction qui les relie et pourtant ça baise là-dedans ! » (p.93).
La première supposition dont il faut décoller est celle qu’il y a un sujet mâle ou femelle, [ c'est-à-dire sexué]. C’est une idée que l’expérience analytique rend intenable.
L’énoncé ∃f . f(x,y) est sans sujet puisque x et y ne désignent pas des sujets, le sujet supposé est dans la fonction qui lie x et y. Or cette fonction est niée.
Il n’existe pas de fonction, ce n’est pas contingent, « c’est affaire d’impossible (donc de réel), et pour le démontrer ce n’est pas une petite affaire ! » (p.93)
Suit un développement sur les modalités laissant entendre que cet impossible n’aurait pas toujours existé. Non seulement par le bon heur de l’amour mais aussi par ce à quoi fait allusion ce paragraphe p. 94:
« Pour que ça ait cessé de ne pas s’écrire, il faudrait que ce soit possible. Et jusqu’à un certain point ça le reste, puisque ce que j’avance c’est que ça a cessé de s’écrire. Pourquoi ça ne recommencerait-il pas ? Non seulement il est possible qu’on écrive f(x,y) mais il est clair qu’on ne s’en est pas privé.
Pour démontrer l’impossible (de ce rapport) il faut donc prendre fondement ailleurs que dans ces écritures précaires, puisqu’après tout elles ont cessé [?] et qu’à partir de ce moment on pourrait croire que ça peut reprendre : c’est bien le rapport du possible et du contingent » (citation approchée).
Ce qui manque à ces écritures du rapport sexuel c’est une butée interne, un réel inclus qui ferait qu’on ne puisse pas écrire n’importe quoi.
Le nœud, lui, serait un appui pour que « quelque chose de l’impossible se démontre ». Le nœud n’est donc pas de nouer hommes et femmes (malgré la métaphore), mais de nouer l’impossible de ce nouage aux deux registres de la subjectivité. Le réel du nœud c’est l’impossible du rapport sexuel.
Et cela commencerait par la mise en question d’un ordre naturel de succession et notamment l’idée même de successeur unique que promeut la théorie des nombres.
En topologie ce n’est pas un ordre de succession qui prévaut mais la notion de voisinage.
p.96
« L’idée qui fonde la topologie, dit Lacan le 15-1-74, […] est d’aborder ce qu’il en est de ce qu’elle supporte. C’est la topologie qui supporte, ce n’est pas un sujet qui lui est supposé. Ce que la topologie supporte: l’idée c’est de l’aborder sans image, de ne supposer aux lettres qui la fondent que le Réel, en tant qu’il [le Réel] n’ajoute ⎯ c’est encore trop ce terme qui évoque l’addition ⎯ à ce que nous savons distinguer comme l’Imaginaire (cette souplesse liée au corps), ou comme le Symbolique (le fait de dénommer le voisinage, la continuité) , qu’il n’ajoute que quelque chose, le Réel [indistinctement sujet et objet,], et non pas de ce qu’il soit troisième [il ne s’agit pas d’une troisième dimension qui succède à la 2ème], mais de ce qu’à eux tous, ils fassent trois. »
[Note Vandermersch. Ce qui donne : le réel est ce qui ne fait qu’ajouter le x de ce qu’ils fassent trois avec le réel : Il me semble y avoir là dans cette duplicité du réel (comme rond et comme le 3 qui fait le 1 du nœud) à la fois le problème de la supposition du sujet et l'anticipation des solutions à venir. C’est l’objet de la conférence de Ste Anne]
« Et c’est tout ce qu’ils ont de réel. Ça a l’air peu, mais ce n’est pas rien ! …puisque on l’a si bien senti de toujours que c’est justement là-dessus que le réel était supposé.
Il s’agit de le déloger de cette position de supposition qui, en fin de compte, le subordonne à ce qu’on imagine ou à ce qu’on symbolise. »
Ce faisant, Lacan dé-substantifie la substance supposée. Avec Descartes, nous avions la substance étendue soumise à l’espace et la substance pensante, hors espace. Lacan affirme au contraire que la pensée se déploie dans un espace que la topologie est seule à pouvoir non seulement décrire mais présenter « réellement » puisqu’elle est homéomorphe sinon identique à cet espace.
Déloger le réel de sa position de supposition semble faire problème au premier abord : Le réel du sujet repose précisément sur le fait qu'il n'est que supposé. Si le sujet n’est plus supposé mais exposé, rendu patent grâce à la topologie (de Lacan), n’est-ce pas la psychose (l’inconscient à ciel ouvert) ou la destitution enfin éclairée du sujet supposé savoir ?
En fait la remarque de Lacan porte non sur le sujet mais sur le Réel, lequel a toujours été supposé (sous les termes de substance, de corps, c’est-à-dire sous des formes imaginaires). J’avais toutefois fait remarquer que le terme de sujet avait quasiment disparu du séminaire suivant : RSI.
Déloger le réel de cette position de supposition sous l’imaginaire ou le symbolique (c’est réel : ça résiste comme cette table, alors que cette table à l’échelle atomique est faite d’un désert clairsemé d’atomes) ne veut donc pas dire exposer le sujet mais donner au réel sa place « entière » dans la structure.
Marc Darmon explique en quoi le nœud borroméen déloge le réel de la supposition. (p. 358) : "… un pas est franchi. Le nœud borroméen n’est pas un modèle et Lacan insiste pour distinguer un modèle qui suppose un réel comme par exemple les modèles mathématiques, du nœud borroméen qui, tout en étant une écriture, supporte un réel ; ainsi pour Lacan, le nœud borroméen tel qu’il en use « fait exception, quoique situé dans l’imaginaire, à cette supposition » (citation de RSI) »".
Dans cette 6ème leçon des Noms dupes errents, Lacan dit (p.97): « Ce n’est pas un modèle, parce que par rapport à ce trois, vous êtes, non pas sujet l’imaginant ou le symbolisant, vous êtes coincés, vous n’êtes que les patients de cette triplicité ». Lui tout aussi bien :
p.95. « Quand je témoigne, quand je dis que le nœud, c’est ça qui me cogite et que mon discours - pour autant qu’il est le discours analytique - en témoigne, il se trouve que, parce que j’ai fait quelques pas de plus que vous, ce nœud est borroméen. Mais il pourrait être autre !
Même s’il était autre, ma question [est] de savoir en quoi ça a rapport avec ce qui distingue la topologie de l’espace fondé par les grecs… »
Y avait-il d’autres solutions que le NOued borromen pour dé-supposer le réel ? En tout cas le nœud borroméen est la solution du problème qui consiste à faire tenir ensemble trois cercles indépendants deux à deux. Avec cette particularité qu’un des cercles n’est là que pour faire trois et qu’il est ainsi délogé de la supposition pour apparaître.
Lacan admet que symbolique et imaginaire, l’espace des mots et celui des choses, c'est-à-dire, les idées des choses sont des tores pleins non enchaînés. Ce que la pluralité des langues démontre. Mais si S et I glissent l’un sur l’autre, qu’est-ce qui lie les mots à leur référent dans la langue ? Les sujets qui la parlent ou l’ont parlé ? Et si l’on ne suppose plus de sujet ?
Il faut supposer un troisième terme.
Le nœud borroméen rend compte de l’efficacité éventuelle des pratiques de langage, dont l’analyse, sur le réel d’un sujet. Si toutefois la psychanalyse ne se résume pas, comme parfois, à produire du sens, mais qu’en plus elle renoue autrement.
Va-t-on dire pour autant : « L’inconscient est nodal, donc… » ou introduisant la modalité : « si l’inconscient est nodal, alors… ». En fait Lacan va déduire la modalité de l’écriture ou non du nœud.
Notons en effet par exemple que l’indépendance deux à deux des trois dimensions n’est que contingente. La paranoïa semble témoigner d’une mise en continuité de ces trois dimensions. La psychosomatique relève d’une carence du réel : Le symbolique passe dans l’imaginaire du corps sans impossible.
Topologie et triplicité.
P. 96 « La topologie élabore un espace qui ne part que de la définition du voisinage, de la proximité ». Cette notion implique la triplicité. En effet selon la définition de Bourbaki (MD, p 424) :
« On peut dire qu’une partie A d’un ensemble E est un voisinage d’un élément a de A, si, lorsqu’on remplace a par un élément "approché", ce nouvel élément appartient encore à A ».
Rappelons que le point de départ de la théorie topologique c’est l’ensemble ouvert. « Une partie A [d’un ensemble E] est un ensemble ouvert si A contient le voisinage de chacun de ses points ». En effet il n’y a qu’avec des ensembles ouverts qu’on est sûr qu’une intersection ou une réunion d’ensembles soit un ensemble de même nature que les ensembles de départ.
Le gros intérêt de s’affranchir de la métrique, c’est « la malléabilité », la déformation continue. Quand il s’agit d’inconscient structuré comme un langage, on saisit que la métrique n’a aucune pertinence. Par contre un bord et une coupure peuvent avoir un sens et donc la notion de voisinage signifiant.
Reste pour assurer l’efficacité du nœud à supposer la consistance (p.95) mais pas seulement, il faut aussi un trou et un espace pour l’existence de ronds indépendants l’un de l’autre. Les rapports entre la géométrie de Lacan - qui aborde un chapitre jusque là non écrit en topologie mathématique – et l’espace 3D traditionnel restent à débattre. C’était l’un des objets de ma conférence.