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10/10/16 : Mail de Virginia avec une question sur le troisième paragraphe de la page 47 de l'Etourdit, où Lacan parle des nombres réels ou continu.
Etant donné que Melman revient sur la question du continu : « L’inconscient a la puissance du continu », pourriez vous m’éclairer sur le sens qu’on pourrait donner aux nombres réels dans cet extrait de l’Etourdit ? Idem : « l’intégrale des équivoques » qui laisserait penser à l’infini des équivoques possibles... Pouvez vous en débattre ? Merci.
Virginia
Ce dire ne procède que du fait que l’inconscient, d’être « structuré comme un langage », c’est-à-dire lalangue qu’il habite, est assujetti à l’équivoque dont chacune se distingue. Une langue entre autres n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister. C’est la veine dont le réel, le seul pour le discours analytique à motiver son issue, le réel qu’il n’y a pas de rapport sexuel, y a fait dépôt au cours des âges. Ceci dans l’espèce que ce réel introduit à l’un, soit à l’unique du corps qui en prend organe, et de ce fait y fait organes écartelés d’une disjonction par où sans doute d’autres réels viennent à sa portée, mais pas sans que la voie quadruple de ces accès ne s’infinitise à ce que s’en produise le « nombre réel ».
Jacques Lacan, L'Etourdit
11/10/16 : Réponse de Christian Fierens
Sur le troisième paragraphe de la page 47
« Ce dire » n’est pas simplement l’acte de produire des propositions, mais de mettre en place « la fonction propositionnelle » (46e) et cette fonction propositionnelle implique l’intégralité de toutes les formes de demandes (les demandes dites féminines qui apparient l’impossible – il n’existe pas de x non phi de x – et le contingent – pastout x phi de x ; et les demandes masculines qui apparient le possible – pour tout x phi de x – et le nécessaire – il existe un x non phi de x), en impliquant toutes les demandes dans le circuit du désir, les coupures sont fermées avec le désir.
La « fonction propositionnelle » (= inscrite sur le tore) « nous donne le seul appui à suppléer à l’ab-sens de rapport sexuel » (47a). De ce fait, nous avons une situation dissymétrique : d’un côté la « fonction propositionnelle », le « dire » que nous pouvons plus ou moins maîtriser, à savoir traiter comme du dénombrable, de l’autre « il n’y a pas de rapport sexuel » qui, à part sa suppléance dans le dire, nous échappe complément, et serait à traiter comme la puissance du continu. « L’inconscient a la puissance du continu », je préférerais dire « aurait ». Car c’est un « inaccessible » (24a), sinon par la réduction du continu à l’énumérable qui lui « est sûr » (mais qui fait disparaître le continu) et « la réduction le devient aussi » (24a).
C’est cette réduction du continu à l’énumérable que voudrait dire « l’inconscient est structuré comme un langage » – le réel de l’inconscient n’est pas structuré (il n’est pas un rationnel, un nombre rationnel). Dans lalangue – phénomène localisé d’invention de langue -, ce qui se joue c’est cet appui – réduction et c’est la seule façon d’aborder l’inconscient. L’inconscient est donc assujetti à lalangue – il ne peut faire que cela accepter cet assujettissement - , plus précisément « à l’équivoque dont chacune (chaque lalangue) se distingue » (47b). Mais on aurait tort de penser qu’il s’agit d’une simple équivoque homophonique quelconque. Dans chaque équivoque, l’enjeu est précisément le passage d’eux (nombre réel, puissance du continu) à deux, principe de la succession et du dénombrable (cf. « l’appui » encore le même appui du dire dans le dénombrable pour cerner le réel, « l’appui du deux à faire d’eux que semble nous tendre ce pastout ».... « fait illusion » 24a). Donc l’équivoque dont se distingue chaque lalangue c’est la façon de faire appui dans le dénombrable (le symbolique) pour suppléer à notre ignorance et incompréhension radicale du réel.
Une langue n’est rien de plus que « l’intégrale des équivoques »... à entendre non pas comme le somme de tous les jeux de mots possibles, mais comme ce qui fait l’intégration de tous ces mouvements d’appui et de réduction qui, à partir d’eux (nombre réel) se permettent de faire deux (dénombrable), l’intégration de tous ces mouvements de lalangue. « L’intégrale des équivoques » n’est pas à penser à mon avis comme l’infini de toutes les équivoques possibles dans un langage donné, mais bien comme la structure de l’équivoque qui est donnée à partir de la page 48 : « l’à-côté d’une énonciation » : le dire comme coupure fermée et ayant un à côté inhérent à cette structure de réduction, à savoir aussi une réduction des équivoques aux trois points-noeuds que sont l’homophonie, l’équivoque grammaticale et l’équivoque logique. Mais l’homophonie « deux/d’eux » reprise encore ici (48b) indique tout de suite qu’elle est branchée non seulement sur la réduction continu/dénombrable (d’eux continu/deux dénombrable), mais encore sur l’homophonie logique, dont elle dérive ; à savoir notamment qu’est-ce que faire apparaître, donner à voir, ce qui nous échappe complètement, à savoir le réel de « pas de rapport sexuel ».
Le réel se trouve dans ce mouvement seulement. (La démonstration de la puissance du continu par la méthode de la diagonale ne vaut pas parce qu’elle part de la pure fiction du dénombrable de tous les points compris entre 0 et 1 ; or nous n’avons pas cette suite dénombrable, et la mathématique intuitionniste ne peut donc accepter ce point de départ). Par contre la réduction, nous l’avons bel et bien dans le dire.
Le « un » (Frege) est justement le passage de ce réel 0 (que nous ne touchons que par l’impossible, à savoir le contradictoire chez Frege) au symbolique 1. Autrement dit, c’est le réel qui introduit à l’un, qui pousse à la réduction, ou à l’appui.
Cela suppose la voie quadruple des quatre formules de la sexuation, notamment l’impossible du rapport sexuel (il n’existe pas de x non phi de x, qui l’inaugure) introduit l’infinitisation (le tout ne peut être clôturant, donc « pastout » qui dépasse complètement la structure du la totalité close, puisque c’est le principe même de la clôture qui lâche et qui fait que les moutons se dispersent... et donc ne sont plus numérables... donc puissance du continu). Mais le « nombre réel » ne fait jamais que « se produire », c’est-à-dire qu’on n’aura jamais que des suppléances et Lacan le met entre guillemets pour dire qu’il est toujours déjà repris dans un « redire » qui a la même structure que lalangue et qu’il se trouve donc réduit à êre cité entre guillemets, à être cité, c’est-à-dire à n’être que du dénombrable.
Christian Fierens
12/10/16 : Remarque de Virginia Hasenbalg à Christian Fierens
Merci Christian pour ta prompte, dense et passionnante réponse, qui éclaire ma lanterne avec des nouvelles questions.
J’aimerai que les autres collègues puissent se prononcer sur tes propos. Font-ils unanimité ?
Pour ma part, j’entends à la première lecture (il en faudra d’autres !) que discret et continu doivent être reliés dans une sorte de dialectique, qui, chez Lacan ou dans la structure du parlêtre, fait appel à la différence des sexes.
Serais-tu d’accord avec ça ? Amitiés,
Virginia
12/10/16 : Réponse de Christian Fierens
Tout à fait d'accord.
08/10/2016 Réflexions mathinales, Jean Brini
Nous y voilà donc à nouveau confrontés :
À vouloir justifier l'usage de la topologie en psychanalyse, nous sommes semble-t-il conduits
nécessairement à ce Charles Melman appelle un must : la topologie en tant qu'elle est science du
continu.
Mais là – me semble-t-il – le risque est grand que les choses se compliquent. C'est peut-être même
la raison pour laquelle Lacan – à ma connaissance – n'est jamais entré de plein pied dans la question
du continu mathématique et des controverses pourtant féroces qu'elle a soulevées parmi les
mathématiciens.
"Les labyrinthes du continu", tel est l'intitulé d'un livre – très technique, largement au dessus de ce que je peux en comprendre, c'est pour cela que je le garde … – que j'ai depuis des années dans ma bibliothèque, rapport d'un colloque de Cerisy de 1992, www.ccic-cerisy.asso.fr/continuTM92.html qui m'a seulement permis de prendre la mesure de la difficulté voire de l'impossibilité de répondre à cette question : qu'appelons-nous continu ? Pourquoi est-ce si compliqué ? Après tout, le continu, n'est-ce pas simplement ce qui s'oppose au discret ?
Un tas de sable a des grains. On peut les compter, les ranger, les colorier, les regrouper en classes, si
on a une bonne loupe, c'est du discret, comme les mots du dictionnaire.
Même s'il y en a une infinité, ils sont séparables les uns des autres, comme les nombres entiers ou les fractions. Une fois qu'on les a repérés, nommés, désignés, pointés, on les tient. Selon Cantor, la puissance (la « taille ») d'un tel ensemble est au plus : aleph zéro Un verre d'eau, comme l'océan, a des gouttes, on peut là aussi les compter, mais les colorer, c'est déjà plus coton : une goutte, même colorée, va se diluer dans le verre dès qu'on l'y remet. Quant à faire des groupes de gouttes, des classes, on voit mal comment ça peut tenir, sinon à les regrouper dans un flacon séparé, spécialement prévu à cet effet. C'est du continu pourquoi ? Parce qu'il a toujours cette possibilité de retour de ce qui a été isolé (la goutte, le groupe de gouttes) dans le fond commun du verre ou de l'océan, et ainsi cette notion d'irrécupérable de ce qui peut à tout moment être résorbé, dilué, noyé, perdu, oublié.
Ainsi en va-t-il, nous dit Charles Melman, de l'inconscient, et c'est là ce qui nous oblige à considérer qu'il fait étoffe, et aussi à prendre en considération l'importance des coupures opérées sur cette étoffe, puisque seules ces coupures permettent que tiennent ensemble … quoi ? Les éléments de l'ensemble considéré.
Les éléments ? Il y aurait donc des éléments dans l'inconscient ? Les fameuses Sachevorstellungen, ou Objectvorstellungen ? Mais s'agit-il vraiment d'éléments, comparables à des grains de sable ? Ou alors plutôt de parties comme des gouttes, qui peuvent temporairement faire « un » puis se résorber dans le fond commun, oubliées, définitivement perdues comme la forme d'un nuage qui se dissipe ? N'est-ce pas ici le lieu d'évoquer l'axiome de choix ? Cet axiome qui pose – ce n'est pas nécessaire, on peut faire sans – qui pose qu'on peut toujours, de tout ensemble, extraire un élément, l'élire, l'exhiber, le reconnaitre et faire de lui le représentant de l'ensemble. N'est-ce pas ce que nous faisons tous, lorsque, nourrissons, et même in utero, nous reconnaissons – identifions ? Non ! Pas encore ! – telle voix, tel visage, telle odeur : faire usage d'un pouvoir d'élire ce qui désormais fera « un », Vorstellung. Déjà signifiant ? Pas encore lettre ...
Ce que nous savons, et que les mathématiciens ne savent pas toujours, c'est que ce pouvoir d'élire a un effet – un effet réel – : ce que nous appelons l'effet sujet.
Voilà quelques éléments pour justifier ma perplexité, mon hésitation, ma méfiance aussi. Ne sommes-nous pas en train, en introduisant cette question du continu, de nous approcher d'une immense zone de sables mouvants, déjà largement explorée par tous ceux qui, depuis le début du XXe siècle contestent, dénigrent, combattent la notion d'ensemble telle que Cantor l'a imposée, et telle qu'elle a dominé et domine encore une large part des mathématiques. Ne sommes nous pas en train d'entrer dans ce débat entre platonisme et aristotélisme, entre Brouwer et Hilbert, entre Connes et Thom (cf le livre de 1989 « Matière à pensée »), et quel avantage aurions nous à nous y orienter, dans ce débat ?
Ou encore, par quel bord, quel bout, quelle corde, quel registre, l'attraper, ce débat, sans nous y
enliser.
Le débat se complique aussi par l'émergence récente de tout un corps de connaissances développées autour de la critique de la topologie, considérée comme ratant radicalement sa prise sur le continu.
Poursuivant les critiques de Poincaré, Brouwer, et bien d'autres, ce corps de connaissances englobe divers formalismes comme la méréologie, la méréotopologie, la locologie, etc qui visent à attraper le continu sans faire intervenir les notions de point (pour l'espace) ou d'instant (pour le temps). Il devient d'autant plus complexe pour nous de trancher sur ce dont relève l'étoffe avec laquelle nous travaillons. La question : « topologie de la lettre ou topologie du signifiant ? » vient se redoubler d'une autre question : est-ce bien d'une topologie que nous avons besoin ? Ou plutôt d'une locologie , ou alors de quoi ?...
Ceux que la technique des formalismes ne rebute pas trop pourront approcher le débat en question avec l'article de Michel De Glas de 2010 « Sortir de l'enfer cantorien » en suivant ce lien http://intellectica.org/SiteArchives/actuels/n51/51-7-MicheldeGlas.pdf
A suivre …
25/09/16 Mail de Marc Darmon
Chers amis
Merci Virginia pour ton compte rendu et réflexions ainsi que pour le texte que tu nous as envoyé sur la nullibiété. Je constate que la discussion doit être plus approfondie et qu'il faut prendre notre temps pour avancer dans ce champ difficile. Ainsi la proposition de Melman selon laquelle il n'y aurait pas de topologie du signifiant parce que celui-ci serait discret, alors qu'il y aurait une topologie de l'inconscient qui aurait une structure continue reposant sur la lettre. Cette proposition mérite une discussion approfondie et argumentée. Ainsi, un espace discret suppose des points séparés sans relation entre eux. Si nous allons au-delà d'une première impression, est-ce bien le cas pour les signifiants ? Sont-ils assimilables à des points séparés sans relation entre eux ?
Amitiés
Marc Darmon