Mathinées lacaniennes
Sommes-nous des anthropophages modernes? conférence d'Angela jesuino
Sommes-nous des anthropophages modernes ?
Angela Jesuino
Conférence à la Maison de l’Amérique latine
4 janvier 2012
L’anthropophage, en ce qu’il nous offre à cerner la différence entre incorporation et dévoration,
nous permet-il de nous interroger sur la clinique contemporaine dans ses fondements ?
Nous partirons de l’anthropophagie culturelle brésilienne et de la question qu’elle pose quant à l’identification,
pour penser ce que serait le rapport « moderne » du sujet au signifiant.
Le thème choisi cette année a pu surprendre.
Donc je vais commencer en essayant d’apporter quelques précisions par rapport à notre visée.
De quelle anthropophagie parlons-nous ? Quand nous parlons de l’extension du domaine de l’anthropophagie, qu’est-ce que cela sous-tend ? De quoi voulons-nous parler?
Dans l’argument nous avons insisté sur l’intérêt renouvelé que l’anthropophagie suscite aujourd’hui, intérêt qui dépasse le domaine de l’anthropologie et englobe aussi bien l’art contemporain que la philosophie dans une réappropriation du concept de dévoration cher à Lévi-Strauss. Nous pensions alors par exemple, à l’exposition « Tous cannibales » à la Maison Rouge l’hiver dernier, immense succès du public à Paris et à Berlin, à l’accueil très favorable en France du livre Métaphysiques cannibales écrit par Eduardo Viveiros de Castro - un anthropologue brésilien - mais on n’avait pas pu anticiper sur ce qu’une chaine de TL hollandaise a cru bon offrir à son public quelques jours avant Noël : les deux présentateurs de l’émission après avoir fait prélever des morceaux de leur propre chair ont fait une dégustation de chair humaine en direct devant un public médusé !
Vous voyez bien qu’entre l’anthropophagie ritualisée des peuples dits primitifs, le retour du thème de la dévoration cannibale dans l’art contemporain et le passage à l’acte cannibale à des fins médiatiques, nous ne sommes pas dans le même registre.
En ce que me concerne et quand j’ai proposé ce titre à nos collègues du cartel Qu’est-ce qu’on mange ? Extension du domaine de l’anthropophagie, j’avais comme projet mettre au travail une distinction pas facile à opérer en psychanalyse ( si elle existe!) entre dévoration et incorporation. Mon hypothèse étant que cet intérêt accru pour l’anthropophagie dans les arts et la philosophie par exemple, était à lire comme une mise en avant de la dévoration en détriment de l’incorporation dans la modernité. C’est une hypothèse que je vais essayer de déployer ici avec cette question en prime : est-ce que nous sommes dans une conjoncture où la distinction classique entre d’un côté la dévoration de l’objet et de l’autre, l’incorporation du signifiant reste à l’ordre du jour ? Ou bien l’anthropophagie non ritualisée, sortie du contexte du lien social qui la codifiait nous réserve-t-elle des surprises ? Et si surprise il y a, de quelle côté viendrait-elle ? Où est passée la métaphore qui, dans l’anthropophagie rituelle, rendait compte du rapport à l’altérité ?
Il faut préciser d’emblée que mon intérêt pour l’anthropophagie, qui ne date pas d’aujourd’hui comme certains d’entre vous les savent, vient de l’anthropophagie dite « culturelle » brésilienne et de ce que je lui suppose comme abord structural de notre subjectivité et de notre lien social.
Mais aujourd’hui je voulais faire un pas de plus.
Ce que l’anthropophagie culturelle brésilienne rend compte à mon sens c’est d’un rapport au signifiant qui ne passerait pas par l’opération d’incorporation du signifiant mais par sa dévoration avec des conséquences cliniques qui serait à décliner. Prôner la dévoration à la place de l’incorporation du signifiant a des conséquences dans le processus d’identification du sujet bien sûr, mais bien au-delà de ça, dans le rapport du sujet au signifiant lui-même. L’idée est que le rapport du sujet au langage se trouverait de ce fait modifié. Et par la même occasion sa relation à l’identification, au corps, à la nomination et à la filiation.
Si je vous dévoile d’entrée de jeu mes hypothèses de travail c’est pour essayer de vous rendre sensible à l’intérêt que cette question peut avoir pour les psychanalystes - mais peut-être pas seulement - et aussi pour expliciter d’emblée un des paris qui nous a servi d’ouverture à ce cycle à savoir que l’anthropophagie, si on la prend du côté de la dévoration signifiante, peut nous déboucher les oreilles en ce qui concerne la clinique contemporaine dans ces fondements et pas seulement dans sa phénoménologie.
Ceci étant posé, vous pourriez légitimement me demander : d’où je sors de telles hypothèses fortes de travail ? Je vais essayer de les étayer en travaillant ce soir avec vous à partir de trois fils qui ont guidé ma réflexion dans une lecture qui se veut transversale, qui se veut de l’ordre d’un tissage et que je vous annonce de façon programmatique.
1) La description des rituels anthropophages des indiens brésiliens rapportés par des voyageurs étrangers notamment au 16ème siècle pour repérer ce qu’il en était pour eux de la dévoration de l’objet et de l’incorporation signifiante.
2) Comment Oswald de Andrade à partir des descriptions de ces rituels a construit son anthropophagie culturelle où la dévoration a pris toute la place et a servi de pierre d’angle pour toute sa théorisation ultérieure : une philosophie de la dévoration qui a débouchée sur le retour du matriarcat technicisée et sur une utopie présidée par l’homme ludens.
3) Ce que Freud et Lacan chacun à sa façon ont pu nous enseigner sur la dévoration et l’incorporation et les conséquences que nous pouvons tirer de cet enseignement pour lire notre clinque actuelle.
Donc vous l’avez compris, je vais essayer de parler ici de l’anthropophagie autrement que comme le retour d’un fantasme archaïque relevant seulement du registre de l’oralité. Je vais essayer d’interroger l’anthropophagie en faisant le pari qu’elle peut relever d’un traitement spécifique du signifiant. Quel rapport l’anthropophage en mangeant la chair de l’autre peut avoir avec le signifiant ? Qu’est-ce qu’il incorpore, qu’est-ce qu’il dévore ?
Que nous dit Hans Staden - ce voyageur allemand qui a été capturé par une tribu indigène brésilienne et qui a réussi à s’échapper et dont le récit a fait le tour du monde de l’époque - sur les rituels anthropophages de ces indigènes qui ne faisaient la guerre qu'avec la seule finalité de capturer de prisonniers et non pas pour acquérir des nouveaux territoires? Que peut-il nous dire de ce cannibalisme systématique, puisque tous les prisonniers étaient tués, puis mangés selon un rite théâtrale invariable, après un temps de captivité plus au moins long?
« Quand le prisonniers arrivent au village, les femmes et les enfants les accablent de coups; (...) Ensuite les sauvages les attachent fortement afin qu'ils ne puissent pas s'échapper; puis ils les mettent sous la garde d'une femme qui vit avec eux. Si cette femme devient grosse, ils élèvent l'enfant; et quand l'envie leur prend, ils le tuent et le mangent. Ils nourrissent bien leur prisonnier. Au bout d'un certain temps, ils font leur préparatifs (...) Lorsque tout est préparé, ils arrêtent le jour du massacre, ils invitent les habitants des autres villages à assister à la fête (...) Quand les hôtes arrivent (...) le chef les salue, en disant : « Venez nous aider à dévorer notre ennemi »[1]
S'en suit un rituel fort long et complexe fait des danses, chants, beuveries, préparation des corps des tous les participants et aussi préparation de la massue qui servira à l'exécution. Au moment venu «Le principal chef s'avance alors, prend (la massue) et la passe une fois entre les jambes de l'exécuteur, ce qu'ils regardent comme un honneur. Celui-ci la reprend, s'approche du prisonnier et lui dit : « Me voici! Je viens pour te tuer; car les tiens ont tué et dévoré un grand nombre des miens» Le prisonnier lui répond : « Quand je serai mort, mes amis me vengeront » Au même instant, l'exécuteur lui assène sur la tête un coup qui fait jaillir la cervelle. Les femmes s'emparent alors du corps, le traînent auprès du feu, lui grattent la peau pour la blanchir et lui mettent un bâton dans le derrière pour qui rien ne s'en échappe »[2]
Staden décrit alors en détail le dépeçage et le partage du corps fait par les hommes et le traitement réservé aux entrailles qui reste l'affaire des femmes et des enfants, qui sont quant à eux chargés de manger les restes. Il conclut en disant : « Aussitôt que tout est terminé, chacun prend son morceau pour retourner chez lui »[3]
Un seul homme ne participe pas à l’agape rituelle : le meurtrier. Juste après l’exécution il est tenu de vomir, puis de jeûner pendant une lune (l'équivalent d'un mois), il doit porter le deuil de la victime et modifier son nom. C’est le traitement réservé au meurtrier qui va maintenant nous intéresser :
« L’exécuteur ajoute un nom au sien, et le chef lui trace une ligne sur le bras avec la dent d'un animal sauvage. Quand la plaie est refermée, la marque se voit toujours, et ils regardent cette cicatrice comme un signe d'honneur »[4]
Jean de Léry, dans son Histoire d’un voyage faite en la terre du Brésil publié en 1578, nous en donne une description plus détaillée :
«Quant à celui ou ceux qui ont commis ces meurtres, réputant à cela grand gloire et honneur , dès le même jour qu'ils auront fait le coup, se retirant à part, ils se feront non seulement inciser jusqu'au sang la poitrine, les bras, les cuisses, les gras de jambes et autres parties du corps, mais aussi, afin que cela paraisse toute leur vie, ils frottent ces taillades de certaines mixtions et poudre noir qui ne se peut jamais effacer; tellement que tant plus qu'ils sont ainsi déchiquetés, tant plus connaît-on qu'ils ont beaucoup tué de prisonniers et par conséquent sont estimés plus vaillants par les autres »[5]
Hans Staden lui même revient sur cette question de la nomination lors d'un autre passage :
« La plus grande gloire chez ces Indiens est d'avoir pris et tué un ennemi; et ils ont l'habitude de se donner autant de noms qu'ils en ont tué. Ceux qui en portent un grand nombre sont regardés comme les principaux de la nation »[6]
Ce lien entre meurtre et nom est aussi mentionné par Thévet dans son ouvrage de 1585 :
« Un point ai-je à rappeler, à savoir que les Toupinambaux, Toupinenquin, Touaja et autres, qui sont issus d'entre eux, ont cette loi touchant le meurtre de leurs ennemis que sitôt qu'ils en ont tué un, ils prennent un nom nouveau, et pour ce ne laissent-ils pas de retenir le leur propre, qu'ils ont eu auparavant de ceux qu'ils ont tué . Que si d'aucun n'en a point tué, et qu'il ne fasse que commencer en ce métier, il change le nom qu'il avait en enfance, au nom qu'il lui agrée. Et est une maxime inviolable entre eux qu'ils prennent autant de noms, qu'ils tuent de leurs ennemis. Or celui qui a le plus de noms, est le plus brave, prisé et réputé, d'avoir mis à mort le plus d'ennemis ... »[7]
Pourquoi je vous raconte tout cela? Pour faire valoir dans ce rituel, une espèce de dichotomie: il y a celui qui tue et ceux qui mangent.
Côté tribu, côté mangeurs, la place réservé à l’ennemi est celle d'un objet à être dévoré entièrement, objet de haine et de vengeance, objet à qui on souhaite tout le mal mais qui va être dévoré jusqu’aux entrailles sans qu’on ne laisse aucun reste. Ce qui est dévoré c’est ce qu’on haït mais dont on savoure la chair et la graisse, dont on boit le sang, rituel maintes fois répété jusqu’à la prochaine guerre, la prochaine prise, la prochaine vengeance. Dévoration donc dans le réel de la chair de ce que je haïs mais que je mange et dont je ne crache rien. Ici il n’y a pas de métaphore, je mange réellement l’autre. Côté mangeurs, il faut croire, pas d’autre conséquence que la digestion et la relance de la logique guerrière.
D’autre part, du côté de celui qui tue, il est assigné au jeûne, il ne dévore rien. Son acte meurtrier a des conséquences qu’il assume individuellement et qui lui assurent gloire et pouvoir. L’inscription de cet acte se fait dans un double registre : sur son corps, par la scarification et dans le registre de la nomination par le rajout d'un nom. Pouvons-nous soutenir - vu la trace symbolique indéniable laissée à la fois sur le corps de ces peuples sans écriture que dans le rajout du nom - qu’il s’agit ici d’une opération d'incorporation ? Je suis tenté de le penser même s'il faut attirer votre attention sur deux aspects importants de cette incorporation: d'une part nous sommes ici dans le registre du multiple : autant de noms que d’ennemis tués, et d'autre part ce qui est incorporée est de l'ordre de l'altérité radicale, forme de vengeance qui était pour eux, il faut le savoir, l’expression suprême de la justice.
De toute évidence, l’opération mise en place côté mangeurs et côté tueur ne semble pas être la même ni avoir les mêmes conséquences, même si nous pouvons penser que ces deux places - celle du tueur et celle du mangeur - sont sûrement indissociables et que là du coup, il ne peut pas y avoir l’un sans l’autre.
Ce qui est très intéressant et je pense que vous y êtes sensibles c’est que dans ce rituel divisé comme cela entre dévoration de l’objet d’un côté, incorporation du signifiant de l’autre, nous retrouvons ce que nous pourrions appeler les deux étapes de la théorie de l’identification en psychanalyse.
Cependant je voudrais attirer votre attention sur quelque chose qui m’a sauté aux yeux en relisant justement ce texte magistrale de Freud qui est Totem et Tabou : le repas totémique cher à Freud ce n’est pas la même chose, ce n’est pas du même ordre que ce que l’anthropophagie rituelle brésilienne en tout cas, met en avant : nous on mange l’autre et pas le père.
En effet, dans le monothéisme notamment chrétien comme nous rappelait Cl. Landman « ceci est mon corps » de l’eucharistie, peut être l’horizon mystique et métaphorique de la matérialité de l’incorporation. Mais en ce qui nous concerne, nos ancêtres ont mangé de la chair humaine sans aucune métaphore et ce n’était pas celle du père, de l’ancêtre commun, mais celle de l’ennemi, de l’étranger. Cela suffit-il pour changer la donne ? Ou il faut supposer qu’ils étaient parfaitement au clair avec un autre texte magistral de Freud : Moïse et le monothéisme où il soutient la thèse que le père dans l’autre est étranger ?
Si on est un petit peu sérieux il me semble qu’il faut tenir compte de ces différences importantes entre le repas totémique et le repas anthropophage.
Cela d’ailleurs n’a pas échappé me semble-t-il à Oswald de Andrade qui, dans son manifeste de 28, s’est attaqué de front au texte de Freud lui-même ;
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Je prends là mon deuxième fil car la question qui se pose à nous maintenant est celle de savoir ce qu’Oswald de Andrade en a fait de ce rituel anthropophage. Il a fait une marque de la culture brésilienne. Il en a fait le manifeste Anthropophage. Le contexte ici est important : il s'agit de défendre un art national. Le manifeste antérieur, celui de la Poésie Pau Brasil - qui est un manifeste sur la langue elle-même : « la langue sans archaïsmes, sans érudition. La contribution millionnaire de toutes les erreurs. Comme nous parlons. Comme nous sommes » - annonçait déjà le programme : définir le national et l’étranger et nous donner un mode d’emploi.
Autrement dit, comment faire avec ce qui nous vient de l’Autre justement ?
Le mode d’emploi qui semble valoir est assez simple et il se trouve dans le Manifeste Anthropophage : absorber toujours et directement le tabou. L'anthropophagie y est mise en avant comme seul lien social et unique loi du monde.
« Anthropophagie. Absorption de l'ennemi sacré. Pour le transformer en totem. L'humaine aventure. La terrestre finalité. Seuls les pures élites ont su réaliser l'anthropophagie charnelle qui porte en elle la plus haute compréhension de la vie et se joue de tous les maux identifiés par Freud, les maux évangélistes. Ce qui se produit ce n'est pas une sublimation de l'instinct sexuel. C'est l'échelle thermométrique de l'instinct anthropophage »
Vous voyez l’attaque directe, le refus catégorique du texte de Freud dans ce qui justement pourrait venir faire incorporation et ses conséquences. Il est en effet très explicite : « l’indien ne dévore pas par gourmandise mais dans un acte symbolique et magique où se trouve toute sa compréhension de la vie et de l’homme. Il s’agit simplement de la transformation du Tabou en Totem, autrement dit de la limite et de la négation en élément favorable. Vivre c’est totémiser ou violer le tabou »
Dans ce contexte il ne me semble pas abusif de souligner ici le choix d'Oswald de Andrade en lisant Staden : il a privilégié le côté mangeurs du rituel anthropophage et donc ce qui relève avant tout de la dévoration. J’ai envie de dire que l’Uncorporation est laissée aux indiens et nous brésiliens nous avons récupérée la dévoration en héritage. Vous voyez que l'enjeu est de taille : essayer de préciser l'opération psychique qui sert de soubassement à l'anthropophagie culturelle brésilienne élevée au rang de marque de notre culture et bien sûr aussi de notre subjectivité.
Mais comme j’essaie de faire entendre l’anthropophagie d’Oswald de Andrade ne se réduit pas à un manifeste d’affirmation de la littérature nationale comme pense certains.
En 1950, Oswald de Andrade reprend l’idée de l’Anthropophagie mais cette fois-ci pour l’ériger en Weltanschaung et écrit La Crise de la Philosophie Messianique où il annonce – ce sont ces mots – la faillite du régime paternel. Pour lui aussi, le monde se divise en deux hémisphères culturels : Matriarcat et Patriarcat. Il nous averti qu’il y a une radicale opposition des concepts qui débouche sur une radicale opposition de conduites.
Retrouvons-nous ici le partage entre incorporation et dévoration?
De quoi s’agit-il ? Le Patriarcat selon lui recouvre le monde de l’homme civilisé, de culture messianique, basé sur un tripode : le fils de droit paternel, la propriété privée du sol et un Etat de classes. A cela il oppose le Matriarcat, le monde de l’homme primitif, de culture anthropophage avec un autre tripode : le fils de droit maternel, la propriété collective du sol et un Etat sans classes ou l’absence d’Etat.
Dans une démarche qui prend en compte la dialectique, Oswald de Andrade nous donne la « formulation essentielle de l’homme comme problématique et comme réalité » qu’il développe comme il se doit, en trois temps :
« une thèse : l’homme naturel,
une antithèse : l’homme civilisé,
et une synthèse : l’homme naturel technicisé »
Après avoir constaté l’échec de l’identification par incorporation et affirmé que « la vie est
dévoration » Oswalde de Andrade nous annonce le retour du Matriarcat mais pas n’importe lequel. Il réintègre la vie primitive dans la civilisation et propose la société matriarcale de l’âge des machines. Le matriarcat c’est donc un retour, mais marqué par un progrès : il s’agit maintenant de l’homme primitif technicisé, de la barbarie technicisée, où toute la place est faite au progrès de la société industrielle avec les avancées de la technique. Le progrès et la technique vont permettre quoi ? Le retour de l’oisiveté et sa démocratisation. Et c’est avec ce signifiant là qu’Andrade va tisser le fil de son utopie sociale fruit donc de la faillite du père, du retour du matriarcat avec sa culture anthropophage et du progrès de la technique.
Ecoutons quelques extraits de l’Utopie oswaldiana qui peut nous laisser rêveur sur l’actualité
de ses propos :
« Dans le monde hyper technicisé qui s’annonce, lorsque les dernières barrières du
Patriarcat seront tombées, l’homme pourra gaver sa paresse innée, mère de la fantaisie, de
l’invention et de l’amour. Après le Faber, le Viator et le Sapiens va prévaloir alors l’homme
ludens. Dans l’attente sereine de la dévoration de la planète par l’impératif de sa destinée
cosmique »
« La masse démocratique qui monte cherche à réaliser ici bas l’oisiveté promise par les
religions dans le royaume du ciel et nous assistons à une démocratisation de l’oisiveté et de
la culture ». « Toute l’humanité marche vers l’oisiveté. Le Brésil a été seulement l’horizon
utopique de l’oisiveté. Mais il l’a été de façon splendide »
Dans des entretiens encore plus tardifs qui datent d’un peu avant sa mort en 54, Andrade
ne lâche rien, prône une philosophie de la dévoration et lance : « Nous les brésiliens nous offrons la clef que le monde cherche aveuglement : l’Anthropophagie »
La philosophie de la dévoration implique une conception matriarcale d’un monde sans Dieu
où la dévoration porte en soi l’immanence du danger. Il n’y a pas, contrairement à une conception patriarcale et messianique, une transcendance du danger et une possible intervention divine et définitive. L’anthropophage se voit de ce fait livré à la peur ancestral face à la vie qui est dévoration pure.
Cela nous permet maintenant de mieux définir l’anthropophage selon Oswald de Andrade :
Il est celui qui n’incorpore rien, encore moins de point fixe, qui vit dans un monde régit par la « philosophie de la dévoration », fils du progrès technique qui lui ouvre la porte de l’oisiveté et de la construction d’un homme ludens, c'est-à-dire le parfait citoyen du matriarcat technicisé.
En refusant Totem et Tabou, il refuse le patriarcat et ce qui s’en déduit. Il refuse la morale chrétienne et sa culpabilité. Il met en place la philosophie de la dévoration, mot clé du matriarcat et de l’utopie oswaldienne présidée par l’homme ludens.
Pourquoi je vous amène aussi loin dans la pensée d’Oswald de Andrade?
Pour étayer ma thèse de départ : ce qui est en jeu dans l’anthropophagie c’est le rapport au signifiant voire sa transmission. Quand Andrade met la dévoration comme pierre angulaire du matriarcat de quoi nous parle-t-il ? Sinon d’une autre forme de transmission du signifiant ? Car nous savons que dans le matriarcat justement la transmission du phallus, pour être explicite, se fait par une voie spécifique, différente de celle établie dans le patriarcat qui suppose lui, l’Uncorporation.
***
Prenons maintenant le troisième fil, celui de ce que nous enseigne la psychanalyse sur la dévoration et l’incorporation. Ce n’est pas tout à fait évident d’en faire la différence d’emblée.
Comment la psychanalyse parle de la dévoration ?
Je vais retenir chez Freud quelques citations tout au long de son œuvre pour vous signaler comment dans le texte freudien les termes de dévoration, incorporation et identification semblent imbriqués sans qu’on puisse vraiment les différencier. La dévoration de l’objet vaut incorporation et sert de prototype à l’identification:
1905 in Trois essais sur la vie sexuelle:
« Une première organisation sexuelle prégénitale de cette sorte est l’organisation orale ou, si l’on veut, cannibalique. L’activité sexuelle n’y est pas encore séparée de l’ingestion de nourriture, les opposés ne sont pas encore différenciés en elles. L’objet de l’une de ces activités est aussi celui de l’autre, le but sexuel consiste en l’incorporation de l’objet, prototype de ce qui jouera plus tard, en tant qu’identification, un rôle psychique tellement significatif »
1913 in Totem e Tabou :
«… et par l’acte de le dévorer ils réalisaient l’identification avec lui, chacun d’entre eux acquérant ainsi une partie de sa force »
1915 in Pulsion et destins de la pulsion :
« Nous reconnaissons le stade d’incorporation ou de dévoration comme étant la première de ces finalités – un type d’amour qui est compatible avec l’abolition de l’existence séparée de l’objet et qui donc peut être décrite comme ambivalente »
1938 in Moise et le monothéisme :
« Nous pouvons comprendre le cannibalisme comme une tentative d’assurer une identification avec lui (le père), par l’incorporation d’un morceau de lui »
.
Que nous dit Lacan notamment dans la leçon du 05 juin 1957 de son séminaire La relation d’objet ?
« (la castration maternelle) nous la voyons dans la situation primitive en tant qu’elle implique pour l’enfant la possibilité de la dévoration et de la morsure »
« il y a une antériorité de la castration maternelle, la castration paternelle en est un substitut qui n’est pas moins terrible peut-être mais qui est certainement plus favorable parce que lui est susceptible de développement, au lieu que dans l’autre cas pour ce qui est de l’engloutissement et de la dévoration par la mère, c’est sans issue de développement »
« C’est très précisément entre ces deux termes - un où il y a un développement dialectique possible ,une rivalité avec le père, un meurtre du père possible, que le complexe de castration est fécond dans l’Œdipe, au lieu qu’il ne l’est pas du côté de la mère, pour une simple raison, c’est qu’il est tout à fait impossible d’évider de la mère parce qu’elle n’a rien qu’on puisse lui évider.
Puis dans son séminaire sur l’Identification :
« L’identification de la première espèce celle singulièrement ambivalente se fait sur le fond de l’image de la dévoration assimilante »
Chez Lacan donc la dévoration semble se situer dans un premier temps du côté de la castration maternelle, côté où le sujet ne trouve aucune issue dialectique. Cela alimente les fantasmes de dévoration par la mère et son corollaire, la possibilité pour l’enfant de mordre, de dévorer.
Par ailleurs ce n’est pas dans le séminaire sur l’identification que Lacan abordera la question délicate du premier type d’identification avancée par Freud : l’identification primordiale au père. Il sera dons beaucoup plus précis dans la leçon du 03 mars 65 de son séminaire sur Les problèmes cruciaux pour la psychanalyse où, si j’ose dire, il prend le problème de l’incorporation à bras le corps.
Sans revenir sur les citations elles même, on peut s’appuyer sur le texte de Lacan pour avancer que du repas totémique à l’Uncorporation, la psychanalyse s’est servi du mythe cannibale pour rendre compte - selon Freud – du rapport au père, de l’identification primordiale, de l’origine de l’idéal du moi, de la morale et de la religion et - selon Lacan- de la prise du sujet dans le langage.
Dans un cas comme dans l’autre, cette identification primordiale au père ou cette mise en place du Un dans l’Autre ou encore cette mise en place de la batterie minimale des signifiants, S1 et S2 d’où Lacan va déduire l’écriture du sujet divisé et de l’objet a, la logique du fantasme et la dialectique du désir, est le départ nécessaire à toute autre identification à venir, y compris sexuelle.
Nous savons aussi, que cette incorporation primordiale, cette prise du signifiant dans le corps, in-corpore, est ce qui forge le corps que nous avons et la distribution de jouissance qui lui revient. Nous savons aussi que c’est de là que peut nous venir un père d’où nous pouvons nous réclamer pour établir une filiation et faire valoir une nomination.
Que se passe-t-il si on dévore le Un au lieu de l’incorporer comme c’est mon hypothèse ici ? Il faut souligner que cette dévoration du signifiant dont je suis partie pour faire cette lecture de l’anthropophagie, n’est écrite nulle part, ni chez Freud, ni chez Lacan et même pas chez Andrade. Cette hypothèse est donc le résultat du tressage de ces trois fils de départ mais pas seulement.
Je pense surtout pouvoir la déduire actuellement de la clinique subjective et social pas seulement au Brésil, même si cela reste paradigmatique pour moi.
Quelles seraient les conséquences de cette mise en avant, de cette prévalence de la dévoration ? Quelles seraient les conséquences si l’anthropophage accomplit son rêve de réussir une incorporation sans aucune conséquence symbolique comme nous l’indiquait Charles Melman déjà en 1989 ?
Comment ces conséquences se déclinent-t-elles ?
Dans les affres de l’identification : s’il est vrai que nous dévorons pour refuser l’incorporation, pour refuser l’identification, la soumission au signifiant, la soumission au Un, le prix à payer est celui d’être multiple.
Lorsqu'on est multiple, qui est la thèse que j’ai déjà défendu ailleurs, lorsqu'on on ne se réfère pas au Un du comptage justement, quel rapport pouvons-nous avoir avec l’altérité ? Que dire d'autre que l'altérité justement nous la dévorons? Quel rapport pouvons-nous avoir avec l’étranger ? D’ailleurs qui viendrait faire figure d'étranger si moi-même je suis mutant ? Si je peux changer de sexe, de corps, d’identité ? Si je me meus dans un espace où la jouissance du corps tend à effacer le trait, si je viens d’une culture où le carnaval - pour citer encore une fois Oswald de Andrade - est la « manifestation religieuse de la race » ? Si je me meus dans un espace où c’est le prénom qui me présente, c’est-à-dire mes insignes imaginaires ? L’identification sexuelle n’échappe évidemment pas à cette logique : là aussi nous sommes multiples, bisexuelles, aptes au travestissement et plus si affinités.
Dans la prévalence du corps dans la culture et son traitement :
Force est de constater que le corps a une place prégnante dans la culture, au point qu’on pourrait parler d’un « corps à tout faire. » Pourquoi une telle place ?
Peut-être faudrait-il avancer que c’est le corps qui nous fait tenir dans la mesure où il se proposerait, dans sa jouissance, comme seul point fixe dont le sujet peut se prévaloir. Cela peut se lire cliniquement non seulement dans le côté festif du corps au Brésil mais aussi dans des manifestations massives d’angoisse quand le corps est mis en question dans son image ou dans sa chair.
Pourquoi insister sur cette dimension du corps dans sa jouissance au détriment du trait identificatoire ?
Si nous dévorons du Un au lieu de l’Un-corporer, quel serait le statut de ce corps ? Un corps pas tout phallique ? Pas tout colonisé par le Un ? Pas tout corpsifié ? Un corps plus « libre » à l’égard de cet Un ? Corps du coup livré sans retenu à une forme de jouissance Autre ?
Cela pourrait être une piste pour expliquer le traitement du corps au Brésil :
-à la fois corvéable à merci dans la chirurgie esthétique, répondant aux dérives identitaires, corps plastique au service d’une image à parfaire sans aucune butée, pris dans un court-circuit pulsionnel.
- à la fois, lieu où on donne à « lire », où on vient inscrire ( ?) la filiation, la nomination et la descendance.
Dans la problématique de la filiation toujours à vérifier, à réinventer. Un appel incessant au religieux vient témoigner de l’espoir que nous gardons d’acquérir enfin la filiation qui convient toujours sous le même modèle : nouvelle nomination en langue étrangère de préférence, nouvelle famille spirituelle, nouveaux ancêtres, avec à la clef la possibilité de voir son corps possédé par la divinité elle-même. Que ce soit du côté des religions afro-brésiliennes avec la transe, du côté du pentecôtisme à la brésilienne avec le parler en langues et l’exorcisme pour tous, ou plus récent et surprenant encore, du côté de l’adhésion des brésiliens à l’islam, le schéma se répète.
Dans le type de nomination : Quel type de nomination préside à cette filiation toujours en construction comme notre identité même? A défaut de l’incorporation, la nomination resterait-elle encore une prérogative du père? Qui nomme alors ? Nomination plutôt signifiée de la place du maître réel qui ne suppose pas la mise en place du Un justement. Quel statut pour cette nomination alors ? Nomination toujours symbolique ou plutôt imaginaire comme témoigne son caractère mouvant et instable ?
On peut se demander pourquoi cette tentative constante de nouer le réel par l’imaginaire à l’œuvre dans la dévoration, dans la filiation et dans la nomination.
Mais au fond, avons-nous le choix s’il est vrai que nous dévorons le signifiant ? A « choisir » la dévoration avons-nous quelque chose d’autre à nous mettre sous la dent que la dimension imaginaire ?
Question subsidiaire à développer: c’est un choix collectif celui de dévorer et non pas d’incorporer ? Comment est-il déterminé ?
Le corps aurait-il encore ici aussi toute sa place confirmant sa vocation à tout faire ? Confère les tatouages qui viennent marquer (?), inscrire (?) le nom propre ou la descendance sur les avant bras, le dos et les chevilles comme un ornement en plus.
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Avant de conclure tout à fait j’aimerais revenir à notre pari du départ en ce qui concerne la clinique contemporaine. Il me semble avoir compris que si nouvelle économie psychique il y a, c’est bien celle qui inaugure un nouveau rapport au Un avec son cortège de conséquences. Seulement dans les Amériques ce nouveau rapport au Un a été mis en place dans des conditions historiques et économiques données et nous pouvons penser que d’emblée RSI s’est écrit autrement. Ce n’est pas le cas en Europe où c’est le discours de la science et de l’économie libérale qui vient détricoter ce que le Nom du Père avait nouée.
Peut-être pouvons-nous faire l’hypothèse qu’u Brésil on dévore pour faire face à ce réel multiple qui est le nôtre, ce réel qui ne se met pas en place avec le Un comptable de l’Uncorporation. Il faut croire que l’imaginaire dans sa plasticité est plus apte à faire avec ce réel multiple qui nous constitue.
Mais il est vrai que si nous voulons élargir le débat, il faut soutenir que si nous sommes des anthropophages modernes, c’est parce qu’aujourd’hui nous pouvons dévorer tranquillement, sans incorporer, qu’on soit brésilien ou hollandais.
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[1]Staden, H., Nus, féroces et anthropophages, Paris, Métaillé, 1979, p.209-211
[2]Ibid, p.215-216
[3]Ibid, p.217
[4] Ibid, p.217-218
[5]De Léry, J. Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil, autrement dite Amérique, Lausanne, Bibliothèque
Romane, 1972, p.181
[6]Ibid, p.197
[7]Thévet A., Histoire d'André Thévet d'Angoumoisin...de deux voyages par lui faicts aux Indes autrales et occidentales ...1585; Manuscrit BN de Paris, fragments transcrits in appendice in Nus, féroces et anthropofhages, p.244