Mathinées lacaniennes

Révision de l'esthétique transcendantale à travers la topologie, Elie Doumit

Mathinées lacaniennes

29 JANVIER 2011

REVISION DE L’ESTHETIQUE TRANSCENDANTALE A TRAVERS LA TOPOLOGIE

ELIE DOUMIT

Henri Cesbron Lavau : Son sujet, ce matin, c'est Révision de l'esthétique transcendantale, chez Lacan, à travers la topologie. Elie, c’est à toi.

Elie Doumit : Merci Henri ! Cette expression, concernant l’esthétique de Kant, on la trouve chez Lacan, à la fois dans les Ecrits, dans les Séminaires, et L'Etourdit. Lacan en parle surtout quand il aborde la question de la topologie. Il parle alors de la topologie de Kant, pour montrer son insuffisance. Ce qui m'a amené à vous parler de cela, c'est que Lacan, quand il évoque dans l’Etourdit l’esthétique transcendantal de Kant, il emploie, pour qualifier cette esthétique l’adjectif transcendant. S’agit-il d’une coquille ou d’un mésusage ?

Je ne me souviens pas, à ma première lecture jadis de l’Etourdit, avoir remarqué cette coquille jusqu’à ce que, dans un groupe de travail, un collègue avisé me demandât ce que je pensais de la critique que fait Lacan, dans l’Etourdit, de l’Esthétique transcendantale de Kant.

C’est donc en reprenant la lecture de ce texte et arrivé à la page 36 de la revue Silicet 4, je tombe sur ce passage où Lacan qualifie « d’inerte la topologie à quoi Kant a donné corps de son propre établissement, celui du bourgeois qui ne peut imaginer que de la transcendance, l’Esthétique comme la Dialectique ».

J’ai lu plusieurs fois ce passage, avant que mon regard ne se fige sur le terme de transcendance, par lequel Lacan semble qualifier l’Esthétique de Kant. Transcendance donc, au lieu de transcendantale ! Ce qui n’est pas la même chose pour Kant, dont on sait combien, dans son introduction à la deuxième édition de la Critique de la Raison Pure (CRP), il met en garde contre la confusion de ces deux termes.

Dès lors, s’agit-il d’un lapsus calami, dans le texte lacanien, ou tout simplement de ce que d’aucuns considèrent comme une erreur ? Lacan ne s’est-il pas mépris sur le texte kantien ? Ne nous engouffrons pas dans cette voie qui risque de nous faire oublier l’essentiel de la critique lacanienne. Car il s’agit de savoir pourquoi et comment la topologie lacanienne entend-elle se différencier de la topologie de Kant, voire la renverser.

Pour ce faire, il nous faut d’abord examiner en quoi consiste l’objet de cette Esthétique dans la CRP, ouvrage consacré pour une grande part à établir une théorie de la connaissance différente des théories classiques que Kant entend réfuter. A cet égard, il faut se rappeler ce qu’était l’état de la science à l’époque de Kant. Kant est l’héritier de la réalisation de la physique newtonienne, dont il entend rendre compte. La physique newtonienne devait induire un nouveau questionnement : tandis que Descartes se demande si la science est possible, Kant se demande plutôt comment elle est possible, puisqu’elle existe déjà. C’est-à-dire, qu’est-ce qui fonde l’objectivité de la connaissance scientifique ? Il part donc de la question comment les jugements mathématiques sont-ils possibles ? Pour y répondre, il cherche à se démarquer de ce qu’il considère comme deux sortes de dogmatismes : un empirisme dogmatique qui est impuissant à rendre compte du caractère nécessaire des jugements mathématiques et un rationalisme dogmatique qui réduit l’activité des énonces mathématiques au seul entendement logique et qui de ce fait ne peut assurer l’accord des mathématiques avec les données de l’expérience. Autrement dit Kant, contrairement à l’empirisme, ne part pas de l’expérience, puisqu’il lui faut précisément montrer comment l’expérience est possible. Mais il ne part pas non plus de l’entendement, car celui-ci, ne considère que les seuls rapports logiques d’identité et de non contradiction, lesquels ne s’appliquent qu’au domaine du possible. Il y a, dit Kant, dans les jugements mathématiques, quelque chose d’irréductible aussi bien à l’expérience qu’à l’entendement. Kant rapporte ce quelque chose à ce qu’il appelle la sensibilité, laquelle comporte deux formes a priori de l’intuition sensible : ce sont l’espace et le temps. Dire formes a priori de la sensibilité, signifie qu’elles ne proviennent pas de l’expérience, mais ne relèvent pas non plus de l’entendement. C’est l’élément intuitif tiers qui met en rapport les deux autres. C’est par là que Kant entend expliquer la nature des jugements mathématiques. Prenons par exemple le jugement : « la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits ». Pour le rationalisme classique (Leibniz), ce jugement est considéré comme un jugement analytique, (où le prédicat : « égal deux droits » est logiquement inclus dans le sujet : « triangle »). Pour Kant, il s’agit plutôt d’un jugement synthétique a priori, où le prédicat, loin d’être logiquement inclus dans le sujet « triangle », apporte une connaissance supplémentaire au sujet. Pour simplifier, disons que le jugement mathématique, pour Kant, procède par construction à partir d’une représentation a priori de l’intuition sensible. C’est de là d’ailleurs qu’est né, dans l’histoire des mathématiques, le courant intuitionniste avec le caractère constructiviste en mathématique. Mais laissons cela… et revenons à nos deux formes de la sensibilité que sont l’espace et le temps. On voit qu’ainsi conçus, ils ne sont pas des concepts discursifs. Ce ne sont pas non plus des choses en soi, ni des concepts empiriques qu’on abstrait de l’expérience, puisqu’au contraire, ce n’est que par la représentation de l’espace que nous pouvons nous représenter les choses comme placées extérieurement dans des lieux différents. Il en est de même du temps : nous ne percevons rien que nous ne placions dans la durée qui présuppose le temps comme forme a priori du sens intime. A cet égard, l’espace et le temps constituent les conditions de possibilité de toute expérience, les conditions pour recevoir le donné, le divers avant de le soumettre au principe de l’entendement pour être pensé. Ainsi, comme formes a priori de la sensibilité, l’espace et le temps s’imposent nécessairement aux sensations sans être eux-mêmes des sensations. Pour qu’un objet soit perceptible, il faut qu’il passe par les moules de la sensibilité, c’est-à-dire qu’il soit situé dans un espace et inscrit dans le temps. Je m’en tiendrai par la suite à la seule intuition spatiale.

Une remarque s’impose : on pourrait se demander si le pouvoir structurant qui est ainsi mis en œuvre, par ces formes, ne relève pas d’une quelconque théorie psychologique des stades. Kant met en garde précisément contre la confusion facile qu’on pourrait faire entre les questions d’analyse transcendantale et les questions de genèse empirique. Reconnaître l’a priorité d’une structure ne signifie pas qu’elle relève d’un développement psychologique.

A vrai dire, ce que Kant introduit, c’est qu’en mathématique, il n’y a pas que du possible, du non contradictoire. Les jugements mathématiques comportent donc cet élément intuitif, extra logique, qui relève d’une dimension de l’esprit qui n’est pas l’entendement. Leur caractère intuitif indique que l’objet mathématique est limité à ce qui peut être construit et que donc, la vérité des mathématiques ne se réduit pas à un simple développement non contradictoire. Cette construction dans l’intuition sensible met, de ce fait, une limite au prétendu pouvoir du possible et fournit aux concepts un contenu objectif, une réalité objective, ce qui permet précisément de constituer une véritable physique mathématique.

Reste à voir en quel sens le caractère transcendantal de l’espace et du temps se différencie des conceptions newtonienne et leibnizienne. En tant que formes de la sensibilité l’espace et le temps ne sauraient être pour Kant des substances transcendante, immuables, contenant tout le réel, ni à l’instar de Newton, des attributs éternels et infinis, d’une substance elle-même éternelle et infinie qu’est Dieu. Kant s’oppose d’autre part à Leibniz, qui considère l’espace et le temps comme des représentations en nous de la raison divine, comme des relations fondées dans l’entendement divin… Rien donc qui puisse laisser supposer chez Kant une quelconque transcendance concernant l’espace et le temps, puisqu’il ne les rapporte ni à des réalités extérieures absolues, ni à une quelconque pensée divine, mais pour ainsi dire, à la seule « pensée humaine ». Ce qui revient à dire qu’affirmer l’apriorité de l’espace ne signifie pas affirmer sa réalité absolue comme substance. Son être est d’ordre idéal, mais cette idéalité est transcendantale au sens qu’elle relève de notre manière structurale de percevoir et de concevoir les choses.

Le problème est que cette construction dans l’intuition sensible, qui vise à fonder la nécessité mathématique, n’est valable selon Kant que pour l’espace euclidien. C’est là qu’est le hic. Pourquoi cette limitation à l’espace euclidien ? On sait que pour Leibniz, l’espace euclidien est le seul espace possible, pour tous les mondes possibles et ceci du fait même que cet espace à trois dimensions est pensé par Dieu sans contradiction, autrement dit la géométrie euclidienne serait la seule géométrie non contradictoire possible, puisque les propriétés de cet espace sont considérées comme logiquement nécessaires. Kant met en doute une telle nécessité et estime que des géométries à plus de trois dimensions sont logiquement possibles ; il aurait admis sans doute les géométries non euclidiennes, mais seulement au titre de géométries non contradictoires, c’est-à-dire des géométries qui ne seraient que possibles, mais non pas réelles, puisqu’elles ne seraient pas construites dans l’intuition et ne pourraient donc servir de support à une science physique.

L’erreur de Kant est de s’en tenir à l’espace euclidien que suppose la théorie newtonienne et dont la géométrie euclidienne en est l’étoffe. C’est que la notion d’une intuition sensible a priori, bien qu’originale est en même temps la plus paradoxale et la plus fragile du système kantien. Puisque Kant la fait reposer sur la consistance de la géométrie euclidienne et de l’arithmétique. Prudence kantienne, mais nourrie à cette époque par l’illusion que la science ne sera jamais dépassée, parce qu’elle est parvenue à son état de perfection. Prudence battue en brèche par un développement scientifique dans lequel notre conception de l’espace s’est trouvée modifié de fond en comble.

 

Est-ce à cause de cela que Lacan qualifie d’inepte cette Esthétique de Kant ? Elle est inepte dit Lacan, parce qu’elle ne prend corps que de sa condition de bourgeois, qui veut être traité en maître tout en refusant de risquer sa vie et donc « qui ne peut imaginer que de la transcendance, l’esthétique comme la dialectique ». Pour saisir ce qu’il en est de cette condition de bourgeois, il faut se rapporter, comme Lacan, à la confrontation de Kant avec Swedenborg. Où Kant se mettrait hors du coup pour traiter le sens d’un point de vue extérieur, c'est-à-dire transcendant, comme on le verra plus loin. Que la topologie kantienne soit inepte, nous n’en disconvenons pas, mais il nous semble que le verdict de Lacan tient à un glissement : il impute à Kant la transcendance là où ce dernier spécifie bien qu’il s’agit de transcendantal, c’est-à-dire de condition de possibilité de l’expérience, alors que le transcendant est au contraire ce qui est situé en dehors de toute expérience (par exemple l’indicible dont peut profiter le bourgeois).

Lacan se méprendrait-il sur la démarche transcendantale de Kant en la comprenant comme transcendance ? Doit-on comprendre alors que la révision de l’Esthétique de Kant par Lacan consisterait à la dégager du carcan de la transcendance ? Mais pour la situer où ? Dans une immanence ? Dans l’humain ? Mais quoi dans l’humain ? Le glissement que fait Lacan du transcendantal au transcendant, qu’en fait-on ? Ce qui doit retenir notre attention, c’est que ce glissement n’enlève rien à ce que Lacan fait valoir dans sa critique de la topologie kantienne. Car celle-ci, malgré l’intérêt que l’on peut avoir pour l’intuition sensible, s’avère n’être qu’une topologie sphérique, c’est-à-dire la topologie d’une géométrie rigide qui n’a pas tenue devant les progrès de la science, surtout à partir du moment où on a inventé la géométrie dite qualitative, science pure des relations de positions et où on a abandonné les propriétés métriques (grandeur-mesure) au profit des propriétés qualitatives de voisinage qui sont conservées après une transformation continue sans déchirure. Nous avons pour l’illustrer, l’idée d’une géométrie du caoutchouc, où une tasse de café est équivalente à une bouée de sauvetage : les deux sont des tores. Evidemment, ces propriétés qualitatives sont formalisables. Comportent-elles un élément intuitif au sens de Kant ? Elles sont algébrisables, mais jusqu’à quel point ? Car il faut bien reconnaître que l’algébrisation n’a pas épuisé les caractéristiques des chaînes borroméennes. On n’a pas trouvé un algorithme général de leur engendrement… Tout ceci pour dire que pour Lacan, le savoir inconscient est topologique, c'est-à-dire qu’il ne tient que de la proximité, du voisinage, non de l’ordre, et cela suffit pour justifier l’idée d’une révision, voire d’un renversement, de l’esthétique transcendantale, et donc pour passer d’une topologie sphérique fondée sur la suture, à une topologie a-sphérique, propre au discours psychanalytique. Contrairement à la topologie du philosophe (je dis philosophe pour autant que la position du philosophe s’affirme d’une vérité qui serait adéquate au réel), la topologie psychanalytique se développe en mettant en évidence ce qui est au-delà des significations, à savoir l’ab-sence, ce qui implique une interprétation qui ne relève pas de l’universalité du concept, mais de ce qu’il faut bien appeler l’exception d’un dire.

Ainsi, à la topologie du philosophe, à l’apriori de l’intuition sensible, Lacan fait valoir la structure de l’inconscient, en tant que l’espace fait partie de l’inconscient structuré comme un langage (Encore p. 122). D’où cette formule qui évoque ce « n’espace », où nous amène le discours mathématique et qui nécessite, aussi bien, une révision de l’esthétique transcendantale (Etourdit p.28). Si chez Kant l’espace, comme forme pure de la sensibilité, est requis pour fonder les mathématiques, comme science apodictique et nécessaire, Lacan invite à un renversement de cette perspective, puisqu’il s’agit au contraire pour lui de fonder l’espace sur le discours mathématique. Le discours mathématique fait litière à l’espace, il fait « dit-mention », non pas parce qu’il renvoie à un espace à n dimensions, car là on reste dans les coordonnées cartésiennes, mais à cause du fait que ses objets, dits pathologiques (bande de Moëbius, nœuds borroméens), conditionnent l’étoffe même de l’espace. Loin d’être considérés comme des objets plus ou moins normés, par les coordonnées géométriques, ce sont eux qui constituent pour ainsi les normes, c’est-à-dire qui structurent l’espace. Ceci nous amène, en court-circuit, à la question du coinçage dans le nœud borroméen, coinçage grâce à quoi Lacan donne corps à la définition du point, lequel point est considéré dans la géométrie euclidienne comme ayant une dimension zéro, comme ce qui n’existe pas. C’est peut-être ce qui justifie l’affirmation de Lacan, que la géométrie euclidienne concerne expressément les anges, les purs esprits : elle oublie que c’est une géométrie de la scie et des tailleurs de pierres (Encore p.119). Il s’agit donc de donner corps à ce point, conçu comme croisement de deux droites, deux cordes qui glissent l’une sur l’autre indéfiniment. Lacan, comme on sait propose un coinçage où il faut trois cordes pour arrêter le glissement, sans que le point soit nulle part localisable. Qu’en résulte-t-il ? Je viens de dire que l’algébrisation n’a pas épuisé les caractéristiques des chaînes borroméennes, qu’on n’a pas trouvé un algorithme général de leur engendrement. Faut-il se demander pourquoi ? Si, comme le dit Lacan, la topologie n’est pas un modèle, n’est pas une analogie, une métaphore de la structure, mais qu’elle est la structure même, comment apprécier dès-lors le statut des différents dessins auxquels on a pratiquement recours ? Lacan disait parfois, que les dessins servaient aussi à se faire entendre de son public, ce qui n’exclut nullement que la topologie avec dessins puisse mettre en jeu d’autres caractéristiques, ou registres, comme par exemple le fait de considérer le dessin comme un écrit. Certes, on peut tenir ces dessins pour de l’imaginaire, mais c’est un imaginaire qui n’est pas à situer, comme on peut vite le constater, du côté de l’évidence et de la clarté, mais du côté de l’évidemment. Ce sont des dessins qui sont revêches à l’intuition sensible de Kant. En somme, si l’algébrisation échoue dans son projet de généralisation, c’est qu’il y a peut-être quelque chose qui y résiste et qui fait preuve de butée. Je dirais que l’algébrisation échoue parce qu’elle n’arrive pas à réduire à un point dimension-0 une corde qui passe sur elle-même.

 

Merci de votre attention.

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Henri Cesbron Lavau : Merci beaucoup, Élie, de cet exposé très riche, qui appelle plusieurs remarques, plusieurs questions.

Je dirais qu'à propos du point et de la droite, on a quelque chose qui est un peu analogue à la définition que Lacan donne du signifiant qui représente le sujet pour un autre signifiant. C'est-à-dire que la définition du signifiant présuppose le signifiant. Le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. Donc ça suppose qu'on connaisse déjà le signifiant pour pouvoir le définir. Or il se trouve que, pour la droite, on a aussi ce problème-là. Car comment les mathématiciens définissent la droite, sinon comme une collection de points, et donc cette collection de points, si c’est elle, la droite, prise par trois, qui doit définir le point, eh bien comment ce point qui est défini par une collection de points n'apparaît pas là comme quelque chose qui présuppose déjà d’exister ? Il y a une espèce de boucle, là.

Si je comprends bien ce que tu nous as dit, je trouve très intéressante cette remarque sur le transcendantal et le transcendant, c’est une lecture tout à fait passionnante de L’Etourdit. Au fond, si j'ai bien compris ce que Lacan reproche à Kant, c'est de ne pas être assez kantien, c'est-à-dire qu’il lui reproche d'être mais suite à une forme d'incompréhension

Elie Doumit : C'est ce que j'ai essayé de démêler, mais en marchant sur des oeufs

Henri Cesbron Lavau : Alors ce que j'aurais aimé comme développement et c'est une question que j'ai trouvé très intéressante…

Elie Doumit : le reproche que Lacan lui fait, ce n’est pas tellement de ne pas être assez kantien, mais de ne pas être un kantien corrigé et révisé par Lacan ; c’est-à-dire que ce qui manquerait à Kant, c'est de supposer la structure de l'inconscient au fondement de ses intuitions sensibles. C'est ça qui serait transcendantal, si je puis dire, à condition donc d’impliquer l’inconscient structuré comme un langage.

Jean Perrin : C'est une philosophie de l'inconscience, le kantisme, non ?

Elie Doumit : Je ne sais pas dire. Je ne dirais pas les choses comme ça, on tomberait dans des paralogismes. J. P : Les paralogismes, je ne m'en souviens pas. E. D : Pour simplifier c’est des raisonnements faux. Mais chez Kant ce sont les raisonnements par lesquels la psychologie rationnelle croit à tort pouvoir démontrer la substantialité de l’âme etc. J. P : Il y en a combien ? E. D : Mon Dieu, j'ai oublié depuis combien il y en a ! J. P : J'ai appris ça dans le temps

Henri Cesbron Lavau : Ce qui est sûr, c’est qu’on n'est pas là dans le domaine de la démonstration. C'est-à-dire que cette proposition-là qui est que ce sont les mathématiques qui fondent le fonctionnement de l'inconscient, qui lui-même fonde notre représentation de l'espace, c'est quelque chose qui ne se présente pas à nous comme une démonstration. Ça n'est pas minimiser la valeur...

Elie Doumit : Et pour de bonnes raisons, parce que si ça se présentait comme une démonstration, ça ferait tomber par terre toute la dimension de l'inconscient ; ça ferait valoir le primat, la toute-puissance du symbolique.

Henri Cesbron Lavau : Voilà. Est-ce que vous avez des questions ?

Elie Doumit : J'espère que oui, parce que j'ai choisi un truc provocateur.

Un auditeur : …mais pour poser la question. À partir de là, la question est bien posée, déployée. On peut difficilement rajouter des questions sauf à se fourvoyer, ou bien il faut laisser le temps que ça se décante ! (Rires)

Jean Perrin : j'ai été très intéressé par ce que tu as dit de l'intuition sensible. Cette intuition sensible chez Kant, tu la mènes quand même vers Lacan. C'est-à-dire que ce serait presque un point commun entre un discours du maître kantien bourgeois, philosophique et le discours analytique. Il y aurait là un point de - comment le définir topologiquement ? - un point justement entre ce discours du maître kantien bourgeois - il n'a pas tort, Lacan - et le discours analytique, tel que le suggère Lacan. C'est ce point-là, à mon avis, que tu as bien mis en valeur et que je trouve intéressant, puisqu’ il serait comme ça entre les deux discours, entre le discours de Lacan et le discours philosophique, du maître cartésien, car c’est ça le bourgeois, le discours du maître

Elie Doumit : Il est pour ainsi dire dans le confort. Il faut voir pourquoi Lacan emploie ce qualificatif de bourgeois à propos de Kant et de la manière dont Kant se situe, par rapport au dénommé Swedenborg (Etourdit p.36). Swedenborg est un visionnaire suédois qui pensait avoir accès à la connaissance d’évènements cachés à nos sens. A la fois fasciné et horrifié par Swedenborg, Kant examine avec ironie, dans son texte Les rêves d’un visionnaire ces faits de clairvoyance, faits dérangeants pour la pensée kantienne, puisque la reconnaissance de ces visions reviendrait à accepter la possibilité d’une connaissance suprasensible, qui serait en contradiction avec la notion majeur d’intuition sensible de la CRP.

Kant va donc s’attacher à critiquer l’idée d’une communion des esprits par laquelle le visionnaire explique sa clairvoyance ; il aboutit à la conclusion que les preuves dont se soutiennent les visions se ramènent, en fin de compte, à des on-dit vulgaires… Kant se trouve dans cette confrontation, du côté du manche, du pouvoir, pour conforter la princesse Louis-Ulrique, qui ayant consulté le visionnaire sur une question privée, avait été stupéfaite par la réponse donnée.

Il serait intéressant de faire le rapprochement entre cet épisode de l’Etourdit et le commentaire que Lacan fait dans Les Non dupes errent, de ce texte de Freud de 1925 sur la signification occulte du rêve qui a été écarté par J.Strachey et Jones, sous prétexte sous prétexte d’un rapprochement trop marqué entre la psychanalyse et la télépathie. A ce propos, Lacan considère que la science rejette les faits qui la dérangent. Tout ce qui ne relève pas de son système de la science, elle ne veut rien en savoir. A vrai dire les phénomènes dits occultes ne sont pas cachés, comme le dit Lacan dans Les non-dupes errent : ce qui est caché est caché par la forme du discours, de la théorie…

Henri Cesbron Lavau : Bachelard avait une façon de ramasser ça dans une formule très courte qui est : la théorie précède les faits

Elie Doumit : Je crois qu'on trouve quelque chose de cet ordre chez Lacan, comme quand il dit : il n'y a pas de fait clinique brut. Qu'est-ce que ce serait un fait clinique brut ? Est-ce que ce n’est pas un fait instruit par un discours, par une théorie, comme je viens de le dire ?

Henri Cesbron Lavau : Déjà pris dans une interprétation…

Elie Doumit : Le philosophe Leroy disait : les faits sont faits…

Jean Perrin : Qu'est-ce qu'un fait ? Un fait, un événement, c'est toujours du dire…

Elie Doumit : Et pourtant, les faits sont têtus, comme on dit. Vous voyez où on glisse. Ce que Kant appelle le rationalisme dogmatique c’est ça : les faits sont faits. Mais où situer le réel ? Ne risque-t-il pas de s’évapore dans le symbolique ?

Jean Perrin : Dans la pensée de Lacan, il y a toujours un reste. Et il n'y a pas de reste chez Kant. Vous seriez d'accord pour dire ça comme ça ?

Elie Doumit : Eh bien notre collègue a répondu : ça ne se « déKante » pas comme on veut.

Brigitte Le Pivert : je me demandais en vous entendant si ce n’était pas là une façon de prendre en compte ce que Lacan appelle le petit être protopathique c'est-à-dire avant l'advenue au langage, avant l’advenue au stade du miroir E.D : Dans quel…B. L P : Au niveau de ce qu'il appelle les intuitions sensibles. Vous parlez de quelque chose qui est…

Elie Doumit : On peut en effet soulever la question. Parce que, qu'est-ce que c'est, ces formes pures, sensibles, qui sont propres à l'humain ? Il y en a qui disent : c'est de la psychologie. Je crois que la manière de voir le statut de l'imaginaire éclaire un aspect de ces intuitions, en ce sens qu'on les considère comme des formes structurales propres à la sensibilité, mais qui ne relèvent pas d’un développement psychologique. Kant les dit d’ordre transcendantales.

Jean Brini : Est-ce que vous accepteriez comme exemple de ce que vous proposez là, à propos de l'imaginaire, l’histoire des objets fractals. Finalement à partir d'une représentation parfaitement imaginaire, Mandelbrot arrive à poser la question - et pour poser la question, il dispose de son arsenal linguistique - : quelle est la longueur des côtes de Bretagne ? Et à partir de cette origine de pure représentation imaginaire, il arrive à inventer, à inventer les objets fractals et les dimensions non entières. Est-ce que ça vous paraîtrait une illustration… c'est-à-dire finalement il arrive à une algébrisation de quelque chose qui était déjà là, et qui n'est ni directement un objet sensible ni quelque chose qui peut se déduire de quoi que ce soit d'existant préalablement. Est-ce que vous accepteriez cela ?

Elie Doumit : L’exemple que vous proposez est intéressant. Quelle est la part là-dedans de l’imaginaire et du formel (de l’algébrique) ? En général, les théories formelles, les axiomatisations en mathématiques, se font à partir de ce qu’on appelle les théories naïves, intuitives, c’est-à-dire à partir d’un ensemble d’énoncés qui se présentent comme des intuitions évidentes, comme par exemple cet énoncé : par un point pris hors d’une droite, on ne peut mener qu’une parallèle. C’est presque une évidence expérimentale (sauf dans un univers sphérique). On peut donc affiner de plus en plus la formalisation au détriment des représentations géométriques. La lettre tue la chose géométrique. C’est dire que dans cet idéal de formalisation, on vise à se libérer de l’élément intuitif, du sensible, pour inventer des objets de plus en plus formels et qui n’ont apparemment plus aucun rapport avec la réalité empirique et la question est alors, arrivera-t-on jamais, cet élément sensible, à le réduire ? Je pense à cet égard à ce que disait Auguste Comte concernant l’invention du nombre imaginaire : i² = - 1. Il n’y voyait qu’une spéculation métaphysique, un pur jeu d’abstraction, qui ne sert à rien, c’est comme si, pour lui, les inventions mathématiques devaient servir à quelque chose d’empirique, devaient mordre sur la réalité physique. D’ailleurs, on sait que ces nombres complexes, n’ont pas manqué de trouver des applications en physique. Je crois que l’exemple que vous évoquez, concernant les objets fractals, mérite ample réflexion. Je ne vois pas à première vue, comment démêler le côté imaginaire et le côté algébrique. Comment vous, vous voyez les choses, la part de l’imagination ?

Jean Brini : Je ne sais pas si je saurais le reformuler … (l’enregistrement s’arrête)