Mathinées lacaniennes
Sur le livre de Fabrizio Gambini :« Dodici luoghi lacaniani della psicoanalisi », par Fulvio della Valle
Sur « Douze lieux lacaniens de la psychanalyse », texte de Fulvio della Valle
Le livre de Fabrizio Gambini, « Dodici luoghi lacaniani della psicoanalisi », (2018), présente une reformulation de certains thèmes majeurs de la théorie lacanienne, dans un propos où s’entrelacent harmonieusement le récit autobiographique (l'anecdote) et les considérations doctrinales (le traité). Parmi ces thèmes, nous pouvons retenir les articulations suivantes :
- Le symbolique
Lacan considère le langage comme le trait distinctif de l'homme, ainsi séparé de l'animal par un fossé irréductible, et il requalifie en termes de symbolique ou de signifiant ce que toute une tradition, philosophique et religieuse, rangeait sous la catégorie de l’esprit. L’esprit c’est le signifiant, le psychique ne peut être distingué du linguistique. Le phénomène mental, – l'idée, la représentation – possède un corps, une matérialité : le mot qui en est le support. D’où le matérialisme du signifiant que Lacan revendique pour son compte.
Le langage n'est pas conçu par Lacan comme un produit de l’homme, mais comme une émergence difficilement datable qui l’affecte, et en deçà de laquelle on ne peut remonter, car tout ce qu’on peut en penser est tributaire de cette dimension dont il s'agit précisément de faire abstraction. Aussi le langage ne peut rejoindre le mécanisme de sa genèse sans se présupposer indéfiniment lui-même.
Ce qui caractérise le langage, contrairement à l'idée première ou intuitive qu’on peut s’en faire, c’est son aspect circulaire ou autoréférentiel. Le langage n'est pas une nomenclature d'objets où les mots seraient des index, comme l’ont souligné Saussure et Wittgenstein, mais un système de relations différentielles, de combinaisons d'oppositions, où chaque élément ne prend son sens que de son rapport à tous les autres. Aussi les mots ne font que se référer à d’autres mots, au point de nous livrer à une quête infinie de ce que serait l'objet de notre discours. Le mot n'est pas l’index de la chose, dans une sorte de correspondance biunivoque qui mettrait en relation les éléments de deux ensembles indépendants, le langage et la réalité, mais le mot produit la chose, en la soustrayant à son indifférenciation dans le hic et nunc du tout en devenir. Le signifiant fait être, porte à une condition d’existence, ce qu’il nomme.
C’est cette dissymétrie entre le langage et la réalité que Lacan viserait, selon l’auteur, à travers sa formule célèbre : « Il n'y a pas de rapport sexuel ». Cette formule signifierait, au delà de son sens restreint d'incommensurabilité entre les sexes, qu'il n'y a pas de copule, de connexion entre la parole et la chose, le signifiant et le signifié, le sujet et l’objet, contrairement à ce qu’affirme la thèse hégélienne du savoir absolu, stipulant l'unité synthétique du concept et de la réalité. Le mot s'interpose entre l'homme et l'objet, induisant une séparation, une béance infranchissable. Le mot ne parvient pas à rejoindre la chose.
- L’objet (a)
De cet écart entre le mot et la chose résulte le statut de l’objet (a). Celui-ci est le résidu ou le reste de l’intersection entre le langage et le réel, le point glissant ou fuyant qui reconduit perpétuellement l’hétérogénéité des deux registres. L'objet (a) est la cause du désir, pas seulement comme objet de convoitise, mais aussi comme le « reste qui choit de toute opération de concupiscence et qui rend la satisfaction, au fond, impossible ». L’objet (a) est ce solde de la visée désirante qui sans cesse se déplace et par là même est toujours manqué, le rien qui empêche le désir de se refermer, de se clore dans une satisfaction définitive, en propulsant le sujet vers une itinérance sans répit, et dont la présence, dans son irreprésentabilité, se livre dans l'expérience de l'angoisse.
Le langage interpose une représentation entre le sujet et la chose, rompant l’unité originelle de l’organisme et de son milieu, de l'enfant et de la mère, transformant le besoin en demande et en désir, qu’il entraîne dans un défilé de représentations substitutives, aussi bien métaphoriques (sein, excrément, enfant, pénis, voix, regard) que métonymiques (carrière, nouvelle voiture, partenaire sexuel, argent, pouvoir, et ainsi de suite). L'objet de satisfaction est donc définitivement médié par le langage, et il ne peut être appréhendé que par l'intermédiaire d’une représentation, qui revêt dans ce contexte le statut du fantasme.
Cette acception de l'objet (a) comme reste s’articule avec son caractère d’objet pulsionnellement investi. La pulsion est découpée par les orifices du corps (bouche, anus, urètre, œil, oreille) à travers lesquels elle se rapporte aux objets partiels correspondants (nourriture, excrément, urine, regard, voix).
- La castration
La castration symbolique désigne la rencontre originaire de l'enfant et de l’interdit, dont la forme fondamentale est la loi de l'interdiction de l’inceste, qui induit la rupture de l'unité fusionnelle de l'enfant et de la mère, et la mise en place de l'objet (a) comme objet perdu, cause d’un désir entrainé dans un processus de relance perpétuelle. L’interdit est une limite symbolique, formulée dans le champ de la parole, par opposition à l'impossible, qui est une limite rencontrée dans le réel, sous la forme d’un heurt traumatique. L’interdit ou la prohibition, c'est-à-dire la forme de la loi, est à l’origine la formulation d’un « non », dont l'agent est le père, porteur de la fonction phallique : le Nom-du-Père. Aussi le phallus symbolique vient désigner l'instrument, l'opérateur de l'interdiction, qui impose un ordre structurant pour l’enfant, permettant de tempérer la rencontre avec l'impossible, et de nouer le symbolique au réel. Telle est la fonction du père, qu’on retrouve au premier étage à gauche du tableau de la sexuation (il existe un x tel que non phi de x), en tant que support d'une loi qui le transcende, et qui se transmet d'une génération à l’autre. Et quand l'exercice de cette fonction phallique défaille, au moment de la structuration psychique de l'enfant, celui-ci est prédisposé à devenir psychotique. Si cette symbolisation de la limite, induite par la rencontre avec le « non » paternel, – le Nom-du-Père – n’est pas correctement mise en place dans l'organisation psychique de l'enfant, le réel et l’imaginaire se retrouvent en continuité l’un avec l'autre, en corrélation avec une forclusion du symbolique. Cette expression ne signifie pas que le psychotique n’a pas accès au langage, ne parle pas, mais que la fonction interdictrice, déployée dans le langage, et donc la dimension de la loi, dont le phallus est le symbole, n’a pas été opérante pour lui.
Plus généralement, lorsque le phallus symbolique, – c’est-à-dire ce partage entre une place d'où l'autorité s'exerce et une place où cette autorité est reçue, acceptée – n'est pas reconnu ou admis, comme dans le culte de l'égalité et de la fraternité ou dans la récusation de la figure paternelle – l’Un qui constitue l'exception – on s’expose au retour de ce phallus dans le réel, sous la forme de la matraque ou de l'objet de la perversion.
Conclusion
Nous avons privilégié ces trois axes pour présenter livre de F. Gambini, qui aborde aussi d'autres thèmes, tels que l'identification, le théorème des prisonniers, la lettre volée, les formules de la sexuation, la vérité, le Moi, la névrose obsessionnelle, le trou, la religion ou l'amour. L’ouvrage se distingue par l’habileté avec laquelle il tresse, dans une belle unité organique, des reformulations originales particulièrement éclairantes des concepts lacaniens, et des notations autobiographiques, ayant trait aussi bien à la vie privée qu'à la pratique clinique de l'auteur.
29/06/2018