Mathinées lacaniennes
Présentation de la leçon 10 du séminaire sur les psychoses par Virginia Hasenbalg
Virginia Hasenbalg – Je vais vous commenter la leçon X, à partir d’une version qui est sur la page de l’A.L.I pour les membres, version qui a été reprise certainement par plusieurs collègues, dont J.-P. Beaumont.
J’ai deux points qui me posent question, je les dirai après avoir présenté la leçon.
Nicole Anquetil – Enfin avant Beaumont, Michel Jeanvoine et moi-même y étions passés...
Virginia Hasenbalg – Oui c’est le travail d’un certain nombre de collègues…
Nombre de locutions qui nous semblent tout à fait naturelles aujourd’hui pourraient êrre assimilées aux ritournelles et sérinages qui caractérisent le langage de Schreber.
Lacan donne comme exemple l’expression « le mot me manque », forgé par les précieuses, [Dictionnaire des précieuses] et passé depuis dans le langage courant.
Il y a d’autres expressions comme « les commodités de la conversation », pour dire fauteuil (c’est un exemple que donne Lacan) ou « subir le contrecoup des plaisirs légitimes », le contrecoup des plaisirs légitimes, pour accoucher. [Rires] Ce sont d’autres exemples donc de Somaize qui n’ont pas eu le même destin que « le mot me manque. » « On dit une chose, on entend une autre ».
Je vais reprendre un petit paragraphe de la leçon précédente pour bien démarrer : « Le langage joue entièrement dans l’ambigüité, c’est-à-dire que la plupart du temps vous ne savez rien de ce que vous dites ». C’est étonnant que Lacan le dise déjà là, il va le dire tout au long de son enseignement. « C’est-à-dire que dans votre interlocution la plus courante le langage a une valeur purement fictive, vous prêtez à l’autre le sentiment que vous êtes bien toujours là, c’est-à-dire que vous êtes capable de donner la réponse qu’on attend, qui n’a aucun rapport avec quoi que ce soit de possible à approfondir. Les neuf-dixièmes du langage et des discours effectivement tenus, sont à ce titre des discours complètement fictifs.» Il faut partir de là, me semble-t-il, pour comprendre de quoi il s’agit chez Schreber et entendre ce qu’il en est par exemple du « non-sens », le fameux Unsinn, qui avait été déjà travaillé dans la leçon IX, pour voir comment ça joue, cette expression, dans ses relations avec ses interlocuteurs imaginaires, dit Lacan. On reviendra sur le Unsinn un petit plus loin.
Cette fiction du névrosé, et qu’on peut certainement supposer absente chez le paranoïaque, c’est une question. Serait-elle à mettre en rapport avec la menace constante d’être liegen lassen, d’être laissé sur plan, d’être délaissé, ignoré, et qui est clairement décrite comme marquante, bien remarquée au début de sa maladie, et on peut se poser la question, déjà marquée par une certaine féminisation ? Que l’interlocuteur qui vous donne le change, j’entends ça comme ça, d’une façon fictive, veut dire qu’il puisse foutre le camp inopinément. C’est comme ça que j’entends en tout cas avec le liegen lassen,
Hubert Ricard – Laissé sur plan, laissé en plan, non ?
Virginia Hasenbalg – En plan, pardon.
J’avais trouvé « être délaissé », et après Lacan va dire « laisser gésir » plus en avant dans le séminaire.
Venons-en à la leçon X : Lacan souligne l’importance de prendre au sérieux le délire, de ne pas le récuser. Parce qu’il y va de l’inconscient et de l’organisation du langage. Certes on peut être choqué par « des affirmations péremptoires contraires à ce qu’on est habitué à retenir comme l’ordre normal de la causalité. On peut aussi être arrêté devant la dimension de l’ineffable ou de l’irréductible.
On peut aussi être déçu du fait que l’on n’a affaire qu’à la partie terminale du délire, l’initiale venant représenter on ne sait quelle perte ineffable du matériel de recherche.»
Tout le long de la leçon Lacan va évoquer tout ce qui peut « justifier » que l’on récuse ou qu’on se refuse à travailler le délire.
Ce qui est à retenir à mon avis, c’est que, pour se repérer dans le délire, ce n’est pas la signification qu’on doit privilégier, mais le signifiant. C’est la raison pour laquelle il revient sur les précieuses avec d’autres exemples de Somaize [qui a écrit vers 1660-70 le dictionnaire] que celui du « mot me manque ».
Elles illustrent en effet, celles que je vais vous citer, qu’elles nous semblent tout à fait naturelles aujourd’hui, comme par exemple : « il est brouillé avec untel », ou « jouer à coup sûr », ou « il s’est embarqué dans une mauvaise affaire », etc. On perçoit aisément qu’il est question d’expressions qui sont rentrées dans la langue et qui en font partie. Et, si elles nous semblent aujourd’hui naturelles, elles ne l’étaient pas au temps des précieuses…
« Il ne faut pas pour autant penser qu’il s’agit là d’une appréhension simple du réel ; bien loin de là : elles supposent toutes plus ou moins une longue élaboration dans laquelle des implications, des possibilités de réduction du réel sont prises, […] nous pourrions appeler un certain progrès métaphysique » qui opère par l’usage des mots par les gens. J’ajoute ici, par le signifiant lui-même, parce que c’est ce qu’il dira plus loin.
Autrement dit, si le délire surprend parce qu’il ne respecte pas la signification partagée, c’est qu’il faut le prendre au niveau du signifiant. Autrement dit, avec une logique analytique.
« Nous n’avons pas, nous psychanalystes, une idée aussi sûre que celle que chacun a de son bon équilibre, pour ne pas comprendre le dernier ressort de tout cela, à savoir que le sujet normal, c’est quelqu’un qui très essentiellement se met dans la position de ne pas prendre au sérieux la plus grande part de son discours intérieur. […]
« ce qui fait la première différence entre vous et l’aliéné, c’est que pour beaucoup, l’aliéné incarne, sans même qu’il se le dise, là où ça nous conduirait si nous commencions à prendre les choses, qui pourtant se formulent en nous sous forme de questions, à les prendre au sérieux. »
L’aliéné donc nous enseigne sur la relation du sujet au langage.
« L’inconscient est dans son fond structuré, tramé, chaîné de langage. » C’est bien déjà tramé et chaîné. « C’est-à-dire que le signifiant, non seulement y joue un aussi grand rôle que le signifié, mais il y joue le rôle fondamental, car ce qui caractérise le langage c’est le système du signifiant, […] » dont le rapport au signifié « est loin d’être […] biunivoque. Le signifié […] ce ne sont pas les choses toutes brutes », ou naturelles, et « la signification c’est le discours humain en tant qu’il renvoie toujours à une autre signification, […] »
Il en vient alors au schéma de deux flots de de Saussure.
Et dans son commentaire, Lacan dira que :
[A] représente le flux de la signification du discours pour autant que cette signification soutienne un discours dans son ensemble, d’un bout à l’autre.
[B] c’est le discours, ce que nous entendons.
C’est-à-dire qu’il nous donne bien le fait qu’il y a déjà une certaine part d’arbitraire dans le découpage d’une phrase entre ses différents éléments. Certes ici quand il commente le schéma de de Saussure, il va parler de signification et de discours mais il va revenir après sur la séparation entre signifiant et signifié qui sont loin d’avoir un rapport biunivoque.
Il va continuer en disant : « ce qui permettra le découpage du signifiant, ce sera une certaine corrélation entre les deux, c’est-à-dire le moment où l’on peut découper en même temps le signifiant et le signifié, quelque chose qui fasse intervenir en même temps une pause, une unité. »
Et il ajoute, en référence aux précieuses, que « dans le sens diachronique, c’est-à-dire avec le temps, il se produit des glissements. » Des expressions qui nous semblaient bizarres entrent dans la langue et deviennent naturelles. » Je reprends ce que j’ai dit au départ. Certaines rentrent, d’autres pas. Celle d’accoucher n’est pas rentrée mais celle « le mot me manque » ou « se brouiller avec quelqu’un », elles sont rentrées et deviennent naturelles. « Le système en évolution des significations humaines se déplace et modifie le contenu des signifiants, c’est-à-dire que le signifiant prend des emplois différents et nouveaux. […] sous les mêmes signifiants. Au cours des âges, il y a ces glissements de signification qui prouvent qu’on ne peut pas établir cette correspondance biunivoque entre les deux systèmes. »
Autrement dit, Lacan se sert des précieuses pour démontrer qu’il n’y a pas donc cette correspondance biunivoque entre le signifiant et le signifié et c’est par ce biais-là qu’il faut entendre, nous dit-il, les ritournelles et serinages de Schreber.
« L’essentiel c’est que le système du signifiant, c’est-à-dire, le fait qu’il existe une langue avec un certain nombre d’unités individualisables, a certaines particularités qui le spécifie dans chaque langue. […] Les emplois des mots sont différents, autrement dit les locutions avec lesquelles ils se groupent, que tout cela existe déjà, c’est quelque chose qui dès l’origine conditionne jusque dans sa trame la plus originelle ce qui se passe dans l’inconscient. Si l’inconscient est tel que Freud nous l’a dépeint, un calembour en lui-même peut être la cheville essentielle qui soutient un symptôme, […] » Il dit ça tout au long de sa vie. « […] il n’y a pas d’autre sens à donner au terme de surdétermination, […] »
Si le symptôme est l’expression d’un compromis lors d’une situation de conflit, l’analyse sera amenée à rechercher le conflit en cause. Or, nous dit Lacan, pour qu’il y ait symptôme, il faut une duplicité, c’est-à-dire, qu’il faut qu’il y ait au moins deux conflits en cause. C’est très intéressant, écoutez bien : un conflit actuel et un conflit ancien. Le conflit ancien c’est du matériel conservé dans l’inconscient au titre de signifiants virtuels, en puissance, pour être pris dans le signifié du conflit actuel et lui servir de langage, c’est-à-dire de symptôme.
Ce mode de pensée analytique est applicable à Schreber si l’on considère son compromis purement verbal à l’état terminal, où il nous explique son système du monde après des années d’épreuves extrêmement pénibles. Il repense son passé et il arrive, à peu près, à resituer, à restituer.
Autrement dit, l’organisation signifiante qu’il couche dans son écrit permet d’affirmer que l’ordonnance du délire peut être conçue dans une solidarité de ses éléments du début jusqu’à la fin du délire. Il y a une ordonnance finale du délire qui nous indique quels sont les éléments primaires qui étaient en jeu au départ.
En résumé, l’analyse de ce délire livre le rapport fondamental du sujet au registre dans lequel s’organisent toutes les manifestations de l’inconscient. Et peut-être même nous pouvons voir la relation du sujet à l’ordre constitutif de la réalité humaine, le symbolique. Autrement dit, comment le sujet se situe par rapport au symbolique en tant qu’ordre originel et distinct que ceux du réel et de l’imaginaire.
Un délire est à juger d’abord comme champ de signification, ayant organisé un certain signifiant. J’ai lu dans les deux versions que j’avais à ma disposition : ayant organisé ou ayant été organisé. Chez un névrosé, on dirait peut-être : ayant été organisé par un signifiant. Là, le texte dit : le délire organise un certain signifiant. C’est pourquoi un bon psy, dit Lacan, est celui qui donne du temps pour laisser parler le sujet.
Ceci étant posé, nous arrivons à une série de questions dans la deuxième partie de la leçon, questions que Lacan va se poser.
Premièrement, celle du non-sens, le Unsinn, qui serait le courant principal des voix qui sont le fait de différentes entités qu’il appelle les royaumes de Dieu. La pluralité de ces agents pose un problème, car elle n’est pas conçue par le sujet comme une autonomie. Peut-être pourrez vous m’éclairer là-dessus parce qu’après Lacan va dire que tous ces agents vont être logés, ordonnés à partir du Un de Dieu, Einheit, justement ?
La divinité et ses différents supports livrent un discours chuchoté que le texte nomme discontinu mais qui est tout le temps là. Le sujet peut le couvrir par ses activités et ses propres discours, mais ce discours est toujours prêt à reprendre la même sonorité, celle de quelque chose qui est au milieu de ses phrases.
Puis, question suivante : quel est ce discours ? Pour le sujet c’est quelque chose qui a un rapport avec ce que nous supposons être le discours continu, « qui mémorise » ou « qui sonorise » (selon les versions) pour tout sujet sa conduite à chaque instant. J’entends par là une allusion à de Clérambault sur les commentaires des actes, l’écho de la pensée, qui doublent en quelque sorte la vie du sujet, et « qui est une hypothèse supposée, dit Lacan, de la structure et trame de l’inconscient », ce discours continu qui mémorise ou sonorise pour tout sujet sa conduite.
Lacan va donner l’exemple d’un patient qui, dans une circonstance particulière, va sortir le mot traumatisme, un signifiant qui a un sens particulier pour lui et Lacan va ainsi évoquer l’émergence de ce discours dans une autre portée musicale par rapport à la conduite du sujet.
Dieu, ce quelque chose qui parle dans ce registre de l’Unsinn se manifeste clairement. Pour cela, il faut considérer séparément le sujet qui parle et celui qui écrit. Lacan les distingue mais pas sans rapport : Le sujet qui parle dit : Aller Unsinn hebt sich auf. Tout non-sens est hebt auf. Lacan le traduit comme : se soulève, s’annule, se transpose. Et on a affaire ici à l’Aufhebung dont je vous redonne une définition, que vous connaissez :
Aufhebung : dépassement d’une contradiction dialectique où les éléments opposés sont à la fois affirmés et éliminés et ainsi maintenus, non hypostasiés, dans une synthèse conciliatrice.
« Par aufheben nous entendons d'abord la même chose que par hinwegräumen (abroger), negieren (nier), et nous disons en conséquence, par exemple, qu'une loi, une disposition, etc. sont aufgehoben (abrogées). Mais, en outre, aufheben signifie aussi la même chose que aufbewahren (conserver), et nous disons en ce sens, que quelque chose est bien wohl aufgehoben (bien conservé).
Et puis citation de Hegel lui-même :
« Cette ambiguïté dans l'usage de la langue, suivant laquelle le même mot a une signification négative et une signification positive, on ne peut la regarder comme accidentelle et l'on ne peut absolument pas faire à la langue le reproche de prêter à confusion, mais on a à reconnaître ici l'esprit spéculatif de notre langue, qui va au-delà du simple ou bien-ou bien propre à l'entendement. »
Martine Bercovici – Ça c’est le concept philosophique. Parce que là, c’est le mot courant allemand, qui veut dire « laisser tomber » chez Schreber, c’est le langage courant plutôt, non?
Virginia Hasenbalg – Non, non, il ne faut pas confondre
Martine Bercovici – Chez Schreber, c’est plutôt l’allemand courant, que le concept philosophique « laisser tomber ».
Hubert Ricard – Il n’y a pas contradiction, il y a dépassement, on laisse tomber ce qui est dépassé, c’est cohérent.
Virginia Hasenbalg – Terme fort riche et complexe, dit Lacan. Aller Unsinn hebt sich auf est une affirmation que le sujet nous donne comme étant à l’écart de tout ce qui est dit dans le registre de ce qu’il entend, la chose qui lui est adressée par son interlocuteur comme permanent. Ce sont des contradictions qui s’articulent. Ce n’est donc pas un discours vide de sens.
Et à ce moment-là Lacan va dire qu’on pourrait aborder le sens de ce discours. Mais il se reprend, il s’arrête et il nous dit, Voyons le caractère significatif de la suspension de sens, les voix laissent attendre et même n’achèvent pas leurs phrases, c’est un procédé d’évocation, de la signification.
Il parle alors du cas, « je viens de chez le charcutier », « truie » en réponse, de l’importance de la voix allusive qui vise indirectement le sujet. Cet exemple, dit-il, nous permet de voir le rapport entre le sujet qui parle concrètement, qui soutient son discours, qui soutient le discours et, d’autre part, « le sujet inconscient qui est là littéralement dans ce discours même hallucinatoire. » Dans sa structure même, dit Lacan. Cette phrase - vous me direz ce que vous en pensez - dans sa structure même est essentiellement visé non seulement pas « un au-delà puisque justement l’Autre manque dans le délire, mais un en-deçà, si on peut dire, une espèce d’au-delà intérieur. » Lacan interrompt ici son développement encore ; il dit « c’est aller trop vite » marque une pause, il dit « il faut prendre son temps ». Il reprend ainsi ce qu’il en est de ce discours intérieur, comme étant ce dont on ne veut rien savoir et aussi ce que l’aliéné incarne.
Et il passe à une autre question : Y a-t-il un interlocuteur ? Oui et dans son fond il est unique, c’est le Einheit. Le délire du sujet c’est un mode de rapport du sujet avec l’ensemble du langage, cette unité il l’a ressent dans Dieu, celui qui tient le discours malgré la pluralité de ces agents secondaires - c’était la question de départ. Il y a une unité malgré la pluralité de ces agents secondaires. Schreber a passé son enfance dans une famille où il n’était pas question de religion et ceci devient pour lui la preuve de ce qu’il éprouve. C’est l’existence de Dieu, parce qu’il en a fait, il en fait l’expérience. Il dit « ce n’est pas son expérience qui est la garantie de Dieu, c’est Dieu qui est la garantie de son expérience. »
Et ce Dieu, qu’est-il ? Il est présence. Quelle est la fonction de cette présence ? Il dira qu’en tout cas ce n’est pas un Dieu providentiel. Il y a un très beau passage sur la providence. Oui, il est magnifique, magnifique. Il est d’une grande beauté. Je vous le lirai si on avait le temps. Pour Schreber, Dieu n’est pas un Dieu providentiel, ce n’est pas un Dieu qui récompense, qui rémunère, ce qui est essentiel par ailleurs au fonctionnement de l’inconscient. Chez Schreber, il est question ici d’une érotomanie divine qui n’est pas à prendre dans le registre du Surmoi, nous dit Lacan.
Quelles sont les modes de relation de Schreber à lui ? Dieu n’arrêtait pas de parler pour ne rien dire, son mode de présence est celui-là, en jaspinant sans cesse depuis le début par ces divers représentants, même avant que Dieu ne se soit pas encore dévoilé et en commençant par Flechsig.
Dès le départ il est question du liegen lassen. Ce terme permet de concevoir une continuité entre les premiers interlocuteurs et le dernier. Mais avec le Dieu dernier tout se résume avec une installation mégalomaniaque de Schreber. La menace du début dans une sorte de viol, menaçant sa virilité serait à l’origine du délire pour Freud, une menace révoltante, douloureuse et pénible. Et la présence de Dieu dans un mode de relation voluptueuse à lui comme aboutissement, où Dieu est censé avoir une satisfaction plus forte que le sujet.
La menace au fond étant d’être liegen lassen, d’être laissé en plan, c’est ce qui est à éviter à tout prix. L’ambivalence a un caractère insupportable puisque c’est par cela qu’il maintient une relation à une structure dont l’abolition serait absolument intolérable, c’est-à-dire le retour à l’état initial de liegen lassen décrit comme retrait de la présence divine.
Dernière question : comment se présentait-il à lui ? Il est dans une double relation à lui, séparée, distincte et pourtant jamais disjointe, d’un côté un dialogue, de l’autre un rapport érotique.
Le dialogue est caractérisé par le fait que Dieu ne comprend rien à rien de ce qui est proprement humain. Dieu lui pose des questions que Schreber décrit comme des pièges. « Comment peut-on arriver à concevoir que Dieu soit tel qu’il ne comprenne vraiment rien au besoin humain, comment peut-on être aussi bête ? Croire par exemple que si Dieu cesse à un instant de penser, et si j’entre dans ce néant dont la présence divine n’attend que l’apparition pour se retirer définitivement, comment peut-on croire que, parce que je cesse de penser à quelque chose, que je sois devenu complètement idiot et en même temps, que je sois retombé et même que je sois retombé dans le néant. Mais je vais lui faire voir. Chaque fois que cela risque de se produire, je me remets à une occupation intelligente et à manifester ma présence. » Et alors, il développe et commente : « comment peut-il malgré ses mille expériences croire qu’il suffirait d’un instant où je me relâche, pour que le but soit obtenu ? »
Pour conclure, Lacan nous dira « ce Dieu est inéducable, il ne connaît les choses que de surface, de l’intérieur il ne connaît rien, mais un jour, tout ce qui est intérieur sera progressivement passé à l’extérieur par une totalisation. Il va l’intégrer par l’intermédiaire des âmes qui rentrent au sein de Dieu. » Voici donc le rapport dérangé, dit Lacan, entre le sujet et quelque chose qui intéresse le fonctionnement total du langage, l’ordre symbolique et le discours comme tel. Voilà. Il y a beaucoup de points qui sont à éclairer sûrement par d’autres passages.
Nicole Anquetil – Je voulais revenir sur une précision du début, ce que Lacan dit du discours d’un délirant. Tu as bien dit qu’il fallait laisser parler parce que c’était les signifiants propres du patient et que tous ces éléments propres du patient avaient quelque chose à voir avec tout ce que le patient a constitué et ce qu’il a pêché dans le langage, c’est-à-dire ce qui lui vient de l’Autre. C’est quand-même là qu’il est question de xénopathie du langage. Cela lui vient de l’Autre, ce sont des éléments qu’il a inscrit dans son inconscient et qui le font délirer car il n’est plus dans cet ancrage du symbolique.
Virginia Hasenbalg – Là c’est intéressant parce que Lacan dit que c’est du symbolique, là il introduit le symbolique.
Pierre Coërchon – Totalement symbolique. Symbolique en tant que total.
Nicole Anquetil – Et en même temps le délire est à côté du symbolique.
Virginia. Hasenbalg – Cela dépend de ce qu’on entend par symbolique.
Nicole Anquetil – Il est à côté du symbolique dans l’ensemble mais dans les éléments qui constituent le symbolique de ce discours, il y a des éléments symboliques chez le patient qu’il ressort comme cela sans finalement qu’ils soient compréhensibles pour celui qui l’écoute. Lacan a dit quelque part qu’un psychotique il faut le laisser parler et surtout ne pas le comprendre.
Virginia Hasenbalg – C’est ce qu’il dit en effet.
Valentin Nusinovici – Sauf qu’il dit pareil pour le névrosé…
Pierre Coërchon – Je ne suis pas d’accord parce que Lacan s’attache à suivre le jeu de la signification précisément dans le discours de Schreber. Il est très attaché au jeu d’articulation de la signification et du signifiant spécifiquement chez Schreber en tant qu’effectivement ça articule une signification totalement nouvelle pour nous, qui nous est, pour nous névrosé, impossible d’articuler. C’est à ce point ultime où est Schreber que Schreber nous indique quelque chose d’extrêmement pointu sur la structure du langage que nous-mêmes, nous ne pouvons pas savoir. Schreber est pris directement dedans et nous, on ne peut rien en savoir. Lacan suit, fait confiance et prend au sérieux toute l’articulation schrebérienne en tant qu’elle vient dire de façon ouverte, et non couverte – comme dira Lacan dans la leçon suivante – la structure de base qui conditionne notre préexistence au langage, et d’une façon ultime que nous ne pourrons jamais atteindre en tant que névrosé.
Nicole Anquetil – Oui, c’est ce qu’il en est de la structure, tu as tout à fait raison. Mais je parle de la signification, des significations qui sont propres là au patient. C’est deux choses différentes. Mais ce qui s’impose quand même à Schreber c’est de devoir débiter un certain nombre de signifiants qui l’ont construit, qui ont émaillé sa vie. Et s’il se dit un martyr de l’inconscient, c’est que c’est très douloureux parce que finalement, c’est quasiment incommunicable, c’est-à-dire c’est cette suite qui n’est pas à entendre comme des significations parce qu’on se mettrait aussi à délirer sur les significations à en tirer mais ça éclaire la structure.
Pierre Coërchon – Dans la leçon suivante Lacan précise la définition de la signification : structurellement une signification pour Lacan est une signification en tant qu’elle exclut tout indice de connotation de signes, c’est-à-dire, c’est une signification qui renvoie toujours à une autre signification. Et pour Schreber aussi.
Nicole Anquetil – Oui, bien sûr mais le sens de ses liens entre les significations de Schreber nous échappe en fait.
Pierre Coërchon – La structure est différente et en même temps elle nous concerne.
Nicole Anquetil – Bien sûr elle nous concerne puisque nous sommes tous pris dans le langage. Elle nous concerne. Derrière le langage, il y a l’être.
Virginia Hasenbalg – Ce qui est surprenant c’est que Lacan semblerait dire dans cette leçon que le psychotique incarne ce que nous, nous ne voulons pas savoir. S’il insiste sur le signifiant c’est parce qu’avec le signifiant il y a une matérialité. Ce sont ces signifiants qui permettent de dire à Lacan du début à la fin qu’il va tisser cette trame avec les mêmes signifiants et c’est le signifiant qui lui permet de voir cette construction. Ne nous arrêtons pas tellement à la signification mais au tissage des signifiants. C’est là que le délirant nous apprendra des choses que nous ne voulons pas savoir.
Nicole Anquetil – Il nous apprendra des choses sur la structure.
Virginia Hasenbalg – Sur la structure.
Valentin Nusinovici – Qu’est-ce qu’il nous apprend sur la structure ?
Michel Jeanvoine – Ce que je vais dire dépasse un peu ce chapitre. Ce qu’il nous apprend, de manière absolument manifeste, c’est ce que n’a de cesse de dire Schreber, c’est que pour lui il s’agit d’un dualisme, pour lui, le monde qui s’impose à lui c’est l’ordre véritablement du signifiant, qui n’est pas symbolisé pour lui, qui le commande directement. Avec le signifiant, je crois qu’il y a peut-être une ambiguïté dans l’usage que nous avons du signifiant. Si l’on prend pour objectif ce petit point de repère en disant « le signifiant n’est jamais identique à lui-même » on voit bien comment ce Dieu qui le commande, Schreber fait absolument l’expérience que ce Dieu justement qui est pourtant Un n’est pas identique à lui-même, puisqu’il se donne à se présenter dans des instances qui sont en conflit entre elles. Schreber a affaire à cette espèce de difficulté où il a affaire à des instances qui le commandent, dont il est fait, dont il a à se supporter, qui sont en conflit avec elles-mêmes. Cela, c’est exactement l’ordre signifiant. Le signifiant n’est pas identique à lui-même.
Virginia Hasenbalg – Il est toujours équivoque.
Michel Jeanvoine – Il est toujours équivoque. Et c’est avec cette difficulté-là, qu’il a à se soutenir, à se construire. Heureusement en tant que névrosé nous ne voulons rien savoir de cette affaire-là parce que l’on ne cesse de penser de l’identique à soi-même.
Virginia Hasenbalg – La façon dont il parle là du fait de se présenter devant l’autre comme étant celui qui peut tenir la discussion… C’est d’une fiction qu’il va figurer les places. C’est quand même fort.
Michel Jeanvoine – D’où les caractéristiques de ce lieu schrebérien que tu as bien relevées, que Dieu ne connaît rien des choses en profondeur, il ne s’intéresse qu’à la surface, que tout ce qui est mondialisant comporte une contradiction en soi, que même les voix évoquent effectivement la question du manque, etc. C’est-à-dire que tout renvoie à l’énigme Un, Une, qui le commande, et c’est un lieu énigmatique, proprement vide et énigmatique.
Virginia Hasenbalg – La question que tu soulèves est centrale. Que penses-tu de cet interlocuteur intérieur ? Il n’y a pas d’autre du sujet inconscient.
Michel Jeanvoine – Pourquoi intérieur ?
Virginia Hasenbalg – Mais il n’y a pas d’Autre dans le délire, c’est la façon dont Lacan l’amène, ce sont des voix intérieures, c’est un discours intérieur c’est lui qui les commande cet interlocuteur intérieur, parce qu’il dit « il n’y a pas d’Autre »…
Thierry Florentin – Le sujet inconscient.
Virginia Hasenbalg – C’est le sujet inconscient. Mais il dit : « il n’y a pas d’Autre dans le délire ».
Thierry Florentin – Mais pourquoi « intérieur » ? Il parle d’un « au-delà intérieur »…
Pierre Coërchon – C’est la façon dont il le définit
Virginia Hasenbalg – C’est la façon dont Lacan l’amène, dans sa structure même…
Pierre Coërchon – C’est un discours interne
Virginia Hasenbalg – Oui c’est lui qui les commande, si vous partez de la question du lieu qui les commande.
Valentin Nusinovici – Comment on peut le traduire que l’Autre manque dans le délire ? Il faut trouver une autre façon de le dire, parce qu’il n’est pas d’altérité ?...
Pierre Coërchon – Parce que l’Autre est étranger, et puis voilà, il n’y a pas d’altérité.
Valentin Nusinovici – Il faut mettre le mot d’altérité sinon altérité symbolique…
Virginia Hasenbalg – Il dit qu’il est un « en-deçà dans sa structure même, qui est essentiellement visé… »
Valentin Nusinovici – Parce qu’il y a un Autre, on ne peut pas dire, un sacré Autre même ! Mais il n’a pas ce que nous appelons l’altérité.
Pierre Coërchon & Virginia Hasenbalg – Il est étranger.
Pierre Coërchon – D’où le dualisme que tu évoques, je pense…
Thierry Florentin – Oui il faut évoquer le dualisme, on en parle rarement du dualisme, on n’ose pas prononcer ce mot, mais tout le texte de Schreber ne parle que du dualisme, la question du dualisme, pourquoi un dualisme ? Et quel rapport entre le dualisme et la question du trois ? Sinon justement Schreber qui vient faire le trois, qui se trouve justement faisant le trois dans ce dualisme, son statut, en voulant restaurer les stabilités justement perdues de ce Un !
Virginia Hasenbalg – Je me permets de relire « …dans sa structure même est essentiellement visé non pas un au-delà puisque l’Autre manque dans le délire mais un en-deçà, une espèce d’au-delà intérieur » : c’est Lacan. Et il venait d’évoquer « je viens de chez le charcutier » et toc « truie » qui revient.
Pierre Coërchon – Ce qu’on ne veut pas savoir en tant que névrosé, c’est qu’on est parlé, c’est là où on est parlé, je pense que c’est ça qui est dit là.
Valentin Nusinovici – Et comment vous comprenez « juger le délire comme un champ de significations ayant organisé un certain signifiant », alors qu’on a l’impression qu’on nous aurait écrit le contraire on aurait mieux compris ?
Pierre Coërchon – Parce que la structure de la signification, il la présente ici déjà comme une topologie, elle est déjà inscrite dans une topologie
Valentin Nusinovici – C’est elle qui organise le signifiant ?
Pierre Coërchon – Non, il la distingue du signifiant. Dans la leçon suivante, il va parler du signifiant, il va parler du signifiant dans le réel.
Valentin Nusinovici – Oui bien sûr, là on s’y retrouvera.
Nicole Anquetil – Là il y a toutes les prémices de la topologie
Tous – Oui
Thierry Florentin – Et justement alors, moi je voudrais te poser une question un peu marginale qui ne m’était pas apparue quand je l’avais lu, c’est la question du temps que tu as soulevée tout au long de ton exposé. C'est-à-dire : d’où ça vient cet aspect baroque là chez les schizophrènes ? Tu sais, cette préciosité dans la langue.
Virginia Hasenbalg – La préciosité c’est une référence aux Précieuses ridicules.
Thierry Florentin – Bien sûr, d’accord, évidemment, mais comment expliques-tu que dans la psychose on ait des patients pour lesquels, effectivement, le signifiant n’a pas glissé dans le temps, c'est-à-dire qu’ils utilisent des termes désuets, d’une désuétude, tu vois ?
Virginia Hasenbalg – Oui… et ta question ?
Thierry Florentin – C’est ma question : d’où ça vient ? Et également il en reparle à propos de la paranoïa quand il parle de ses années très anciennes. C'est-à-dire qu’est-ce qui fait que le temps ne passe pas ? Qu’est-ce qui fait qu’un type…
Virginia Hasenbalg – Il parle du temps de la paranoïa, mais ce que j’ai compris – je ne sais pas si c’est ce qu’on est amené à comprendre ici – sur le temps, c’est que ce sont les signifiants qui peuvent donner une idée de l’ordonnancement, d’une construction au début – Ce sont les signifiants qui vont faire que Lacan réponde à ceux qui pensent « ah, c’est dommage, on n’a pas les écrits sur les débuts ! : « Non, il n’y a pas une perte de ces temps fondateurs ».
Tu vois le déroulement de son élaboration ?
Thierry Florentin – Elle est là la topologie !
Virginia Hasenbalg – Dans le signifiant on trouve le début, on peut construire cette continuité à partir d’une hypothèse de travail qui est celle de l’inconscient, pas de la signification. Je ne crois pas qu’il y ait eu beaucoup de signification au début si ce n’est ce sentiment d’être envahi, violé d’une façon très douloureuse : position féminine plutôt pas drôle du tout ! Est-ce que je réponds à ta question ?
Thierry Florentin – Non pas du tout !
Virginia Hasenbalg – Puisque le temps y apparaît aussi, la question du temps apparaît aussi…
Thierry Florentin – Effectivement, ce qui est important c’est que, dans cette leçon, il y a la question du temps et de l’espace et qu’en effet la topologie est déjà là, c’est le plus important. Mais non, ma question c’est effectivement – il en parle là – qu’est-ce qui fait qu’un type est capable de venir te décaniller vingt ans, trente ans après un pseudo incident. Le temps n’a pas passé ? En Page 195 « nous savons aussi analyser et reconnaître sur le fait que le paranoïaque, à mesure qu’il avance, reprojette rétroactivement, repense son passé et va jusque dans des années très anciennes voir l’origine des persécutions, des complots dont il est l’objet. » Ça, c’est quand même assez énigmatique.
Virginia Hasenbalg – Il dit « comme un passé infini »
Thierry Florentin – Absolument. C’est quand même assez énigmatique. Voilà c’était ça, tu m’as fait penser à tout ça.
Virginia Hasenbalg – Tu fais bien de le souligner, c’est un passage important sur le temps.
Thierry Florentin – Mais je crois que, oui, la question de l’espace et du temps est dans cette leçon, elle est tout au long du séminaire, la topologie est là.
Nicole Anquetil – Pour ces histoires d’expressions-là, l’histoire des précieuses, c’est quelque chose qui se fait aussi constamment dans la langue. Par exemple si je te dis « je la kiffe grave », tout le monde comprend ce que c’est. Et c’est exactement du même domaine, ça ne provient pas de la même source mais c’est la vivacité de la langue. La langue est quelque chose qui est vivant, constamment.
Virginia Hasenbalg – Je l’ai cherché dans « La Troisième » mais ce n’était peut-être pas la bonne référence, où Lacan dit « la langue est le reflet de l’usage inconscient de ceux qui la parlent et la font évoluer »…
Nicole Anquetil – « de l’usage conscient » …
Virginia Hasenbalg – Non, « inconscient » !
Pierre Coërchon – Ce sont des formulations qui soutiennent la signification.
Virginia Hasenbalg – C’est le Lacan de la fin, tu vois, qui reprend la même chose.
Pierre Coërchon – Il y a des inventions…
Nicole Anquetil – Il y a des inventions sans arrêt, non pas dans la structure mais dans la langue.
Thierry Florentin – Dans quel texte il parle de « motérialité » pour la première fois Lacan ?
Pierre Coërchon – C’est dans l’Insu, vers la fin ?
Virginia Hasenbalg – Il est temps de passer la parole à Pierre Coërchon.