La restauration du père chez James Joyce, exposé de Tom Dalzell

 

La restauration du père chez James Joyce

Tom Dalzell

Bonjour à tous et merci pour m’avoir invité à vous adresser la parole aujourd’hui. Le thème de ma présentation est : la restauration du père chez James Joyce, surtout dans Finnegans Wake.[1]

Le 16 juin 1975, ici à Paris, à l’occasion de l’ouverture du cinquième Symposium International sur James Joyce, Lacan a dit : « Lisez Finnegans Wake ». Il faisait référence aux jeux de mots réalisés par l’auteur dans ce livre, non seulement à chaque ligne, mais à chaque mot. Bien qu’il sache que le calembour était déjà assimilé au mot-valise chez Lewis Carroll, il maintenait que personne n’avait jamais écrit avec une telle plume.[2] Il entendait ceci en fonction de la jouissance de celui qui écrivait, et pourtant, il réalisait aussi que le signifiant « fin » était présent dans le titre du livre – Finnegans Wake. Et alors que le Nom-du-Père devait nouer le Réel, le Symbolique, et l’Imaginaire, Lacan a promis, s’appuyant sur le texte de Joyce, d’introduire un nouvel et quatrième élément dans l’année à venir, le « sinthome », qui mettrait une limite, une fin, à ce qu’il avait découvert chez Joyce.

Si le roman Ulysses présentait l’histoire mythologique d’une journée, le texte dédaléen Finnegans Wake – que l’auteur avait écrit pendant dix-sept années comme un « Work in Progress », et que, vers la fin, il rédigea de nuit – représente le déploiement d’un drame nocturne et rêveur. Joyce confia à Jacques Mercanton qu’il utilisait de nombreux langages qu’il ne connaissait pas, afin de capturer l'état de rêve. Et il exprima l'espoir de voir sa fille Lucia guérie, une fois débarrassée de cette « nuit noire ».[3] Le rêve en question, comme vous le savez, prend la forme du fleuve de Dublin, Anna Liffey, suivant son cours, son « riverrun », et retournant à sa source dans le chapitre IV, qui correspond au ricorso de Vico, lorsque la nuit laisse place au jour, après s’être mêlée à l’eau salée de la baie de Dublin.

En tant que tel, le texte présente une série de déplacements et de condensations où les personnages vont et viennent, et se transforment en d’autres. Le conflit et l’inceste, l’histoire et le mythe, le crime et la sanction d’un certain Humphrey Chimpden Earwicker, « HCE », sont tous emportés, avant le réveil final du cauchemar. Les thèmes du sommeil et du réveil, de la mort et de la naissance, prennent leur élan à partir des activités centrales menées par le mari d’Anna Livia, HCE, mais, comme Katie Wales l’a affirmé, HCE n’est pas seulement un personnage dans le sens conventionnel du mot. Il s’agit d’une ensemble de lettres, d’initiales, complétées par plus de soixante variations, à commencer par le premier paragraphe du livre : « Howth Castle and Environs », « here comes everybody », « haveth childers everywhere » ; et cette répétition constante renvoie aux cycles du fleuve.[4]

Le livre s’inspire de la résurrection de Tim Finnegan, un maçon New Yorkais-Irlandais, de la ballade « Tim Finnegan’s Wake » (avec apostrophe) : « Whack folthe dah, dance to your partner; Welt the Rure, yer trotters shake; Wasn’t it the truth I told you; Lots of fun at Finnegan’s wake ». Finn renvoie aussi au personnage légendaire de Finn McCool, qui serait ressuscité d’entre les morts, comme le roi Arthur. Tim Finnegan est tombé d’un escabaut, parce qu’il avait trop bu, et Joyce fait allusion à cet épisode dans son texte avec les chutes d’Adam et Eve, Humpty Dumpty, de Charles Stewart Parnell, un  parlementaire qui était pour le Home Rule, et qui dut son échec politique à la relation qu’il entretenait avec Madame Kitty O’Shea, et puis, finalement, d’Earwicker lui-meme. Toutefois, après que le whiskey se fut répandu sur le défunt, alors que la veillée était devenue une rixe bien arrosé, Finnegan ressuscita, et la résurrection de Finnegan est reprise à la fin du livre de Joyce, avec le retour du fleuve à sa source, lorsque le réveil met un terme au rêve.

Dans Séminaire XXIII. Le sinthome, pendant sa leçon du 13 janvier 1976,  Lacan affirme que le père de Joyce était un père indigne, un père « carent », c’est-à-dire un père déficient. En fait, la ballade « Tim Finnegan’s Wake » était une des favorites de son père. Selon Gordon Bowker, l’auteur de la nouvelle biographie de Joyce, seul le fils de John Joyce aurait pu écrire le livre Finnegans Wake. Si la place de son père n’avait été si grande dans sa vie, il n’aurait jamais pu imaginer et créer les personnages d’Earwicker et de sa famille, Anna Livia, Issy, et Shem et Shaun. Bowker corrobore en cela l’avis de Louis Gillet, selon qui, la relation particulière, unissant ce père et ce fils, était un élément central dans la vie de Joyce, le fondement de son travail.[5] Bien sûr, la question que nous devons nous poser est : était-il un père, John Joyce? A-t-il accompli son devoir paternel ? A-t-il montré à Joyce la « consubstantialité du père et du fils », comme l’a exprimé Charles Melman ?

Le mot sinthome inclut le mot anglais « sin », péché, le péché originel, la première faute, la Chute. Mais, comme l’affirme Lacan dans le Séminaire VIII, il n’y a  nul besoin de remonter à Adam pour donner du sens au désir d’un sujet ; trois générations suffisent. Le grand-père de Joyce, James Augustine Joyce, est né à Cork en 1826. Il était maquignon et il avait perdu beaucoup d’argent dans les jeux de hasard. Quand il avait dû mettre la clé sous la porte, il était devenu inspecteur de fiacres.[6]

Son fils, John Stanislaus Joyce, le père de Joyce, est né en 1849. Il a fait un bref passage au Saint Colman’s College, dans la ville de Fermoy, en County Cork – une école dirigée par des prêtres – même si plus tard, il est devenu anti-clérical. John Joyce était un bon chanteur à l’école et il adorait non seulement de grands airs d’opéra, mais aussi les ballades irlandaises, une passion qu’il a transmis à son fils James, avec celle des promenades dans Dublin. À l’université, le Queen’s College Cork, John s’adonna au sport, et à la boisson, et il chantait souvent des chansons humoristiques lors de concerts, dont « Tim Finnegan’s Wake ».[7]

Cependant, ayant raté les examens de deuxième année, il quitta l’université sans diplôme. Après avoir travaillé comme comptable, il devint secrétaire dans une distillerie qui fit faillite. Il travaillait alors comme secrétaire auprès de l’United Liberal Club, et il commença à s’impliquer dans la politique ; selon les rumeurs, il était même en train d'obtenir un siège au parlement. Mais il se retrouva bientôt sans travail, et il eut la chance d’être nommé percepteur à Dublin, malgré les accusations de détournement de fonds portées contre lui[8]. Après la chute du politicien Parnell, John commenca à boire davantage. Lorsque la plupart de ses collègues furent mis à la retraite, sa fortune s’effondra violemment. Dépensier, il s’endetta, et la famille fut vite contrainte de mener une vie de gitans, déménageant la nuit d’une adresse à l’autre afin d’éviter de payer les factures. John était devenu – comme le disait le frère cadet de Joyce, Stanislaus – un médecin raté, et un acteur, chanteur et secrétaire commercial ratés.[9] Tandis que Stanislaus détestait son père ouvertement, James ne rendait pas les échecs de son père responsables du déclin de la fortune familiale, et de sa sortie de l’école prestigieuse jésuite, Clongowes, pour Belvedere. Dans une lettre à Harriet Shaw Weaver, sa bienfaitrice, il rejetait la faute sur la société irlandaise paralysée.[10] D’autre part, dans l’histoire « Grace », dans Dubliners, Joyce décrivait son père comme un ivrogne terrible. Lorsque John mourut en 1932, Joyce confia à Harriet que, pécheur lui aussi, il aimait encore le vieil homme, qui lui avait légué un mode de vie licencieux et extravagant, la source de son talent.[11] La prière à la fin de A Portrait of the Artist as a Young Man s’adresse à son père : « Old father, old artificer, stand me now and ever in good stead ». Cependant, dans Ulysses, il ne trouvera pas le père qu’il recherche, car, selon Lacan, il « en avait soupé » ; il en avait eu assez ; il ne voulait plus de père.[12] Ce n’est donc pas par hasard que, malgré le remords qu’il éprouvait de ne pas avoir rendu visite à son père durant vingt ans, Joyce ne se rendit pas à ses funérailles.

Quel effet a-t-il eu ce père, ce médecin raté, cet acteur, chanteur et secrétaire commercial ratés, ce « père carent », sur son fils ? Dans Portrait of the Artist, Simon Dedalus, le père de Stephen, confie que son père avait été davantage un frère qu’un père pour lui. Et lorsque Simon et Stephen visitent l’amphithéâtre d’anatomie de l’école de médecine de Cork, à la recherche d’initiales qu’y avait un jour gravé Simon, Stephen y découvre le mot « fœtus », ni plus ni moins, une découverte qui lui coupa le souffle. Selon le texte, il était choqué de trouver dans le monde extérieur une trace de ce qu’il avait jusqu’alors considéré comme « a brutish and individual malady of his own mind ».[13] Fœtus, pas né, pas nommé. D’où la remarque de Flavia Goian,[14] que la volonté de Joyce, de voir son œuvre survivre dans les universités pour trois cents ans, signifiait son envie d’être connu, qu’il cherchait la renommé, à être re-nommé. Pour Lacan, Joyce essayait de pallier un manque : ce que son père ne lui avait pas donné. Mais ce n’était pas une question de savoir universitaire, malgré ce que Lacan a dit: que le père de Joyce ne lui avait rien appris.

Qu’est-ce que John Joyce n’avait pas appris à son fils ? Ou plutôt, qu’est-ce qu’il ne lui avait pas transmis ? Dans le Séminaire XXIII, Lacan affirme qu’on n’aurait pu prendre un moins bon départ que Joyce.[15] Il explique que l’organe masculin n’était pas suffisant pour l’engendrer comme un fils, et, puisque son organe était de toute façon un peu veule, son art a compensé ses portées phalliques et restauré son nœud afin de combler la Chute. Selon Lacan, le problème chez Joyce, c’est que la trinité Réel- Symbolique-Imaginaire n’est pas convenablement nouée. Dans le sujet névrosé, le Nom-du-Père constitue un élément, qui tient les trois ensemble. Mais, comme vous le savez, dans Portrait of the Artist, Stephen est passé à tabac et il ne réagit pas. Ce n’est pas simplement parce que sa relation au corps est fautive, mais, selon Lacan, parce que son Imaginaire n’est pas noué au Réel et au Symbolique. C’est pourquoi un quatrième rond est nécessaire, afin de compenser le vide laissé par son père déficient : un sinthome, qui peut réparer le péché originel du père, qu’était un péché d’omission.

Si Lacan affirme que le père de Joyce ne lui a rien appris, qu’était-il censé donc lui enseigner ?  On en a une idée, grâce au père de Schreber, cet éducateur allemand renommé, qui, selon les dossiers médicaux de Schreber, a fait l’expérience d’idées compulsives et d’impulsions meurtrières. Selon Charles Melman, le père de Schreber ne savait pas ce que signifiait le Nom-du-Père. Il ne cherchait pas l’autorité auprès du père décédé, mais de lui-même, en tant qu’éducateur, comme celui qui transmet un savoir plutôt qu’une connaissance dont l’enfant a besoin.[16] Schreber a perçu son père éducateur, et a forclos le Nom-du-Père.

Le père de Joyce ne lui a rien appris, sauf peut-être à chanter des chansons populaires. Charles Melman, qui connaît très bien les Irlandais, et qui nous a aidé beaucoup, croit que les Irlandais savent très bien, dans leur chair, ce que veut dire le Nom-du-Père. Ils savent, que le Nom-du-Père est un nom, un signifiant, et que, à cause du manque de ce signifiant, les Irlandais ne pourraient pas être reconnus dans le réel ; que cela émasculait leurs hommes et déshonorait leurs femmes ; et que, peut-être plus fondamentalement, que cela les obligeait à abandonner leur langue originale, l’irlandais.[17] Le père de Joyce, John Joyce, voulait le Home Rule pour l’Irlande, mais il a accepté cette situation. Le recensement de 1901, réalisé par lui en tant que chef de la maison au « number 8 Royal Terrace, Clontarf », au côté nord de Dublin, indique que seuls ses fils, James et Stanislaus, pouvaient comprendre la langue irlandaise.[18] La langue irlandaise avait beaucoup souffert à cause de la grande famine. Mais elle était déjà proscrite dans les écoles maternelles, qui ont été créées dans les années 1830, et les enfants, surpris à l’utiliser, étaient battus par les enseignants. Dans Portrait of the Artist, Stephen affirme : « Mes ancêtres ont renié leur langue pour en adopter une autre…. Ils se sont laissés assujettir par une poignée d’étrangers. Crois-tu que je vais payer, de ma vie et de ma personne, les dettes qu’ils ont contractées ? ».[19] Mais en réalité, Joyce payait ces dettes.

À la naissance de Joyce en 1882, l’Irlande était un pays qui vivait dans l’ombre d’un autre, un étranger parlant une langue étrangère, qui avait supplanté la langue native. Selon Bowker, en renversant la « langue anglaise intrusive », Joyce voulait établir l’Irlande sur la carte littéraire. Joyce, il est vrai, tenait à s’affranchir de l’emprise des Anglais, dont il empruntait la langue pour écrire, mais pas pour penser. D’où cette affirmation à Stefan Zweig, lorsqu’il était en exil à Zürich : « Je ne puis pas m’exprimer en anglais sans m’enfermer du même coup dans une tradition ».[20] Dans Finnegans Wake, il attaque la langue anglaise. Il n’écrit pas en anglais, mais en ce que Charles Melman a appelé « le Joycien ».[21] Mais Joyce n’est pas un William Butler Yeats. Il n’est pas facile de catégoriser Joyce comme adhérent au « Celtic Revival » qui revendiquait, parmi d’autres choses, la restauration de la langue irlandaise. Il a essayé d’améliorer sa connaissance de la langue, mais l’a abandonné très vite. Mais surtout, Joyce n’essayait pas d’établir l’Irlande sur la carte. Il essayait de s’y trouver une place pour lui-même, en tant que sujet, après le mauvais départ que sa vie avait pris.

Joyce, était-il psychotique ? Si tel fut le cas, il n’était pas un Schreber. Ida Macalpine et Richard Hunter pouvaient dire, qu’ils avaient rencontré de nombreux Schrebers depuis qu’ils avaient traduit son Denkwürdigkeiten. Mais, après Lacan, il n’y a pas de « tous psychotiques », et Joyce n’était pas un autre Schreber. Chez Schreber, le rond de l’Imaginaire était à l’avant-plan – ce qui lui permettait de continuer à avancer si loin avant sa maladie. En termes de nœuds, le Réel a glissé une fois sur et sous l’Imaginaire de Schreber, de sorte que le Symbolique en était détaché. Comme l’a expliqué Marc Darmon, qui comprend ces choses beaucoup mieux que moi, cela signifie que, chez Schreber, le Symbolique disparut, en même temps que la jouissance phallique et le sens, ne laissant que « la jouissance Autre ».[22] Au contraire chez Joyce, c’est l’Imaginaire qui est détaché, comme l’indique l’incident dans Portrait of the Artist. Par conséquent, Joyce n’était pas dans la même situation que Schreber. Cependant, dans le Séminaire XXIII, Lacan parle d’une « forclusion » chez Joyce, une Verwerfung de fait, Verwerfung étant le mécanisme de psychose dans le Séminaire III et la « Question préliminaire ».[23] Bien que Lacan semble laisser en suspens la question de la folie de Joyce, l’usage du mot Verwerfung indique une structure psychotique latente, même si la psychose de Joyce ne fut pas précipitée. Cependant, le fait qu’il parle de Verwerfung de fait, une forclusion de facto, une Verwerfung en pratique, rend Joyce différent de Schreber. Non pas que Joyce ait lui-même rejeté le Nom-du-Père. Ceci a été exclu de sa réalité psychique à cause du péché de son père, et du père de son père.

Néanmoins, Carl Gustav Jung, qui, comme son patron, Eugen Bleuler, considérait que Schreber souffrait de schizophrénie, a diagnostiqué cette pathologie non seulement chez la fille de Joyce, Lucia, mais aussi comme latente en Joyce lui-même. Après avoir passé une semaine en septembre 1934 au Burghölzli, l’hôpital de Bleuler à Zürich appelé par Joyce : « Zurich’s Bedlam », Lucia avait été mutée à la clinique privée à Küsnacht, où travaillait Jung. Mais Joyce lui-même était hostile à la psychanalyse ; il appelait Jung et Freud : « Tweedledum et Tweedledee ». Et Jung, faisant référence à la fille et au père, s’est plus tard exprimé en ces termes :

« Si vous connaissez un peu ma théorie de l’anima, Joyce et sa fille en sont un exemple classique. Nul doute qu’elle ait été sa « femme inspiratrice », ce qui explique la dénégation opiniâtre qu’il a opposée à un mandat d’internement psychiatrique pour elle. Sa propre anima (de Joyce), c’est-à-dire sa psyché inconsciente, était si indissolublement identifiée à elle, qu’accepter une telle attestation aurait signifié aussi reconnaître sa propre psychose latente. C’est pourquoi on comprendra la raison pour laquelle il ne pouvait pas céder. Son style ‹psychologique› est sans aucun doute schizophrène, à ceci près, il est vrai, que le patient ordinaire n’y peut rien s’il parle et pense comme cela, alors que Joyce voulait consciemment ce style et lui a donné forme avec toute sa force créatrice. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi il n’a pas franchi lui-même la limite. Mais sa fille l’a franchie, parce qu’elle n’était pas comme son père un génie, mais seulement une victime de cette maladie ».[24]

La raison que donne Jung au refus obstiné de Joyce d’accepter la folie de Lucia est bien expliquée par Richard Ellmann, le biographe de Joyce : Joyce se sentait responsable de l’état de Lucia ; il pensait que son esprit était pareil au sien, et il se refusa à tout diagnostic qui ne promettait pas un résultat optimiste.[25] Roberto Harari a lié cela au filioque,[26] le dogme occidental qui apparaît dans Finnegans Wake, dans le sens où les troubles de Lucia procèdent ex patre et filio, du père et du fils, de son grand-père, John Joyce, et de son père, James. L’entêtement de Joyce à défendre Lucia, plutôt que à essayer de trouver une solution, et son discours sur sa télépathie – le même discours que Lacan trouve  chez Joyce lui-même, et comprend en fonction d’un discours imposé – sont interprétés par Lacan non seulement comme une défaillance de Joyce en tant que père, mais aussi d’être en raison de l’échec de son propre père.[27]

Il me semble que Joyce aurait souffert de la schizophrénie (pas la paranoïa) sans son sinthome. Schreber qui était paranoïaque, avait son Imaginaire ; il avait ses relations imaginaires depuis le stade du miroir. Mais Joyce, n’avait pas d’Imaginaire unifiant. Sans son sinthome, il n’y aurait eu rien que la fragmentation qu’on trouve dans la schizophrénie. Mais comment se fait-il donc que la psychose de Joyce n’ait pas été précipitée, comme l’exprimait Jung ? Lacan affirme dans le Séminaire XXIII « qu’il n’y a pas trace dans toute son œuvre de quelque chose qui ressemble un nœud borroméen ». Il reconnaît toutefois que le texte de Joyce est fait tout à fait comme un tel nœud. Il pense même que le manque de référence explicite « est plutôt un signe d’authenticité ».[28] En d’autres mots, Finnegans Wake suit la structure du nœud borroméen. Lacan savait que les symboles du cercle et de la croix apparaissent partout dans Finnegans Wake. Et, comme il le disait au début du Symposium international en 1975, « certains d’entre vous savent, que c’est avec ce cercle et cette croix que je dessine le nœud borroméen ».[29]

Clive Hart a rendue claire l’importance accordée par Joyce au cercle et à la croix, vu l’utilisation qu’il fait du symbole du mandala, un cercle croisé, dans le manuscrit pour le passage de Finnegans Wake qui traite des motifs des cercles.[30] C’est pourquoi, dans la liste des symboles qu’il confia à Harriet pour expliquer les personnages principaux, un cercle aurait été plus approprié qu’un carré, avec lequel il désignait le titre inconnu du livre.[31] Lacan connaissait bien sûr le livre Structure and Motif in Finnegans Wake de Hart. L’auteur y démontre la structure cyclique du texte, d’après Vico. Dans les sections I, II, et III, qui correspondent aux trois cycles de Vico : naissance, mariage, et mort, il y a quatre cycles de quatre chapitres, qui culminent dans la section IV.[32] Par ailleurs, les personnages du livre eux-mêmes suivent des chemins circulaires : Earwicker pédale autour du jardin d’Eden ; Anna se tourne dans la courbe du fleuve; et les jumeaux Shaun et Shem naviguent tout autour du globe. Shaun voyage de l’Est vers l’Ouest, tandis que Shem avance du Nord vers le Sud, et leurs cercles respectifs se rejoignent à Dublin et en Australie, deux cotés opposés du globe.[33]

Par ailleurs, des croix apparaissent fréquemment, et elles reproduisent les deux croix centrales créées par les intersections des orbites de Shem et Shaun. La croix des Quatre vieux hommes, un quincunx – le cinquième point représentant l’âne qui les porte, comme l’âne, avec le signe de la croix sur le dos, qui transporta Jésus à Jérusalem – en est un exemple saillant. Le mot « quincunx » renvoie à la page Tunc du Livre de Kells, the Book of Kells, le livre des Évangiles produit par les moines irlandais à la fin du VIIIe siècle. Dans les illustrations du livre, les lignes formant les lettres s’entrelacent entre elles. La page Tunc doit son nom à la version Vulgate de l’évangile de St. Matthieu abordant la crucifixion et une crux decussata – « Tunc crucifixerant Christum cum eo duos latrones (alors ils crucifièrent avec lui, le Christ, deux voleurs » : Matthieu 27: 38). Dans Finnegans Wake, la série de signifiants « Pitchcap and triangle, noose and tinctunc » renvoie respectivement à Shaun, à Anna Livia Plurabelle, aux Douze, et aux Quatre.[34] Mais le « tinctunc » associé aux Quatre, est clairement un jeu de mot avec « quincunx ». De plus, Hart et Atherton reconnaissent tous les deux que Joyce renvoie à la page Tunc pour identifier la  « chute » du Christ sur la croix, non seulement avec la chute d’Adam, mais aussi la chute de Dieu le Père.[35] Ce qui nous ramène au sinthome utilisé par Joyce pour compenser la chute de son père, John Joyce.

Comme nous avons vu, le mot « sinthome » comprend le signifiant anglais « sin » (péché), et Lacan fait le lien avec le péché originel, la première faute, de la doctrine chrétienne.[36] Dans l’œuvre de Joyce, la faute en question, le péché en question est celui du père. Son père carent, John Joyce, a suivi la même chute qu’Adam et Ève, et le sinthome de Joyce, sans la ptoma, sans la chute, compense l’erreur de son père. Dans le nœud borroméen, qui noue le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire, et donc doit limiter la jouissance, et réguler le sens, la séquence pour chaque rond est au-dessus, puis en dessous, et encore au-dessus, et en dessous. Par exemple, le Réel passe sur le Symbolique, sous l’Imaginaire, et encore sur le Symbolique, et puis sous l’Imaginaire. C’est à dire, le Réel doit surmonter le Symbolique deux fois. Mais, dans le cas de Joyce, le Réel ne surmonte le Symbolique qu’une seule fois.[37] Le Réel et le Symbolique sont liés, mais pas noués. C’est pourquoi les lignes de Finnegans Wake s’écoulent avec jouissance. Mais, puisque le Symbolique n’est surmonté par le Réel qu’une seule fois, l’Imaginaire est complètement détaché. Il n’est pas noué au Réel et au Symbolique, comme nous l’avons vu dans la relation au corps de Stephen dans Portrait of the Artist.[38] En outre, le sens tombe aussi, et donc, dans Finnegans Wake, on trouve un constant glissement de sens. Peut-être les fables des Mookse (représentés par Shaun) et des Gripes (représentés par Shem) font allusion à ce lapsus de nœud. Ils relatent les conflits théologiques entre les Églises occidentales et orientales.[39] Joyce expliqua dans une lettre adressée à Frank Budgen, que tous les mots sont russes ou grecs pour les trois dogmes principaux qui séparent Shem de Shaun. Lorsqu’il obtient A et B,  C s’en va ; et lorsqu’il a C et A,  il perd le B, ou selon les termes de Joyce, « il lâche B » (en Anglais : « looses », au lieu de « loses »).[40]

Qu’est-ce qui pallie ce lapsus de nœud chez Joyce, ce manque de nœud borroméen ? Selon Lacan, Joyce se sauve en introduisant un quatrième rond par son écriture. Son artifice est un remède, une compensation à un père qui n’a pas été un père, à un père qui ne lui a rien appris, à la résignation paternelle qui causa en lui la « Verwerfung de fait ».[41] La création d’un nouveau rond, pour résoudre l’erreur de son nœud subjectif, permet à Joyce d’achever sa propre rédemption.[42] Son ego, en passant sur et sous, sur et sous, sur le Symbolique deux fois, et sous le Réel deux fois, corrige le nœud qui ne se nouait pas à la façon borroméenne.[43] Il noue le Réel et le Symbolique d’une telle façon, que l’Imaginaire aussi devient bien noué. C’est-à-dire qu’il restaure la fonction paternelle pour Joyce, après son père l’avait laissé tomber.

Voilà ce que je voulais dire aujourd’hui à propos de la restauration du père chez James Joyce. Merci pour votre attention.



[1] Joyce, The Restored Finnegans Wake. Eds. Danis Rose, John O’Hanlon, London: Penguin Classics 2012.

[2] Lacan, « Joyce le symptôme I » dans Jacques Aubert (ed.), Joyce avec Lacan (Paris: Navarin, 1987) 21-29 à 25.

[3] Mercanton dans Willard Potts (ed.), Portraits of the Artist in Exile (Dublin: Wolfhound, 1979) 213-214.

[4] Wales, The Language of James Joyce (London: Macmillan, 1992) 141-143.

[5] Bowker, James Joyce. A Biography (London: Weidenfeld & Nicolson, 2011) 427-28; Gillet dans Potts, op. cit., 189.

[6] John Wyse Jackson, Peter Costello, John Stanislaus Joyce (London: Fourth Estate, 1997) 28.

[7] Bowker, op. cit., 14.

[8] Ibid., 29.

[9] Stanislaus Joyce, My Brother’s Keeper (London: Faber and Faber, 1958) 29.

[10] Joyce, Letters of James Joyce I. Ed. Stuart Gilbert (New York: Viking, 1952) 312.

[11] ibid.

[12] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 1975-1976. Leçon IV (13 janvier 1976). (Paris: Éditions de l’Association lacanienne internationale, 2012) 77.

[13] Joyce, A Portrait of the Artist as a Young Man (London: Knopf, 1991) 109.

[14] Goian, “L'écriture de Joyce est-elle borroméenne ? Le cercle et la croix (I)”,  4 à http://www.freud-lacan.com/Data/pdf/L_ecriture_de_Joyce_est_elle_borromeenne_I_.pdf

[15] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 1975-1976. Leçon I (18 novembre 1975) 22.

[16] Melman, “Inside and Outside in the Case of President Schreber”, The Letter. Irish Journal for Lacanian Psychoanalysis 48 (2011) 1-7 à 6.

[17] Melman, “Schreber’s Lack of Lack”, The Letter 40 (2009) 83-91 à 83.

[18] http://www.census.nationalarchives.ie/pages/1901/Dublin/Clontarf_West/Royal_Terrace/1271356/

[19] Joyce, Portrait of the Artist, 220.

[20] Zweig, The World of Yesterday (New York: Viking, 1943) 225.

[21] Melman, “Comment les trois peuvent-ils tenir ensemble?”, Le Trimestre Psychanalytique 2 (1992) 165-178 à 172.

[22] Darmon, Essais sur la topologie Lacanienne (Paris: Éditions de l’Association lacanienne internationale, 2004) 372.

[23] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 1975-1976. Leçon VI (10 février 1976) 128.

[24] Patricia Hutchins, James Joyce’s World (London: Methuen, 1957) 184-185.

[25] Ellmann, Selected Letters of James Joyce (New York: Viking, 1975) 263.

[26] Harari, How James Joyce made his Name. A Reading of the Final Lacan (New York: Other, 2002) 195-196.

[27] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 1975-1976. Leçon VII (17 février 1976) 133-134; Le Séminaire. Livre III 1955-56. Les Psychoses (Paris: Seuil, 1981) 284.

[28] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 1975-76. Leçon XI (11 mai 1976) 197.

[29] Lacan, “Joyce le symptôme I”, 28.

[30] Joyce, Finnegans Wake, I.6, question 9; Hart, Structure and Motif in Finnegans Wake (London: Faber and Faber, 1962) 110.

[31] Joyce, Letters of James Joyce I. Ed. Stuart Gilbert (New York: Viking, 1957) 213.

[32] Hart, op cit., 46-52.

[33] Ibid., 117.

[34] Joyce, The Restored Finnegans Wake, 216.

[35] James S. Atherton, The Books at the Wake (Carbondale: Southern Illinois University Press, 2009) 30-31; Hart, op. cit., 140-141.

[36] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 1975-1976. Leçon I (18 novembre 1975) 19.

[37] Lacan, RSI. Séminaire 1974-1975. Leçon III (14 janvier 1975); Le Sinthome. Séminaire 1975-76. Leçon 11 (11 mai 1976) 196; 199; Melman, “Comment les trois peuvent-ils tenir ensemble?”, 171.

[38] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 1975-76. Leçon XI (11 mai 1976) 192-193.

[39] Joyce, The Restored Finnegans Wake, 121f.

[40] Ellmann, Selected Letters of James Joyce, 367; Budgen, James Joyce and the Making of 'Ulysses' and other Writings (Oxford: Oxford University Press, 1972) 351.

[41] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 1975-76. Leçon VI (10 février 1976) 128.

[42] Ibid. Leçon VII (17 février 1976) 136.

[43] Ibid. Leçon XI (11 mai 1976) 196.