Remarque sur l'hypothèse du continu, texte de Fulvio della Valle

Remarque sur l’hypothèse du continu, texte de Fulvio della Valle

 

 Il m’a semblé, en un premier temps, qu’il existait deux présentations dissemblables ou divergentes de l’hypothèse du continu, un flottement qui m’a laissé dans l’embarras, avant de parvenir à la conclusion qu’il s’agissait de deux aspects de cette hypothèse, articulés entre eux bien qu’irréductiblement distincts.

Les sources principales de ce texte sont : L’être et l’événement d’Alain Badiou, Théorie des ensembles de Jean-Louis Krivine et De Pythagore à Lacan de Virginia Hasenbalg-Corabianu.

 

Ordinal et cardinal

Cantor, l’inventeur de la théorie mathématique des ensembles, a conféré une sorte d’unité et de consistance propre à l’infini actuel, en caractérisant comme un ensemble déterminé, noté ω0 (oméga zéro), la série infinie des entiers naturels, considérée traditionnellement comme formant un infini simplement potentiel, une suite de nombres pouvant être prolongée indéfiniment. Plus précisément, les nombres naturels ne sont qu’une espèce d’ordinaux, Cantor ayant forgé la notion d’ordinal, soit d’ensemble pur, pouvant être construit à partir des compositions de l’ensemble vide avec lui-même, c’est-à-dire abstraction faite de la nature des éléments, pour ne retenir que la relation d’ordre entre ceux-ci – relation définie par les propriétés de réflexivité, d’antisymétrie et de transitivité – dont un exemple particulièrement intuitif est la relation « être inférieur ou égal à ».

            Un cardinal est un ordinal qui n’est pas en bijection avec un ordinal plus petit que lui, ce qui correspond intuitivement à l’idée de nombre d’éléments. Cantor a baptisé א0 (aleph zéro) le cardinal, soit le nombre d’éléments, du premier ordinal limite, l’infini actuel, ω0.

 

            Élément et partie

            On distingue les éléments et les parties d’un ensemble. Un élément est ce qui appartient à un ensemble, une partie est un sous-ensemble, c’est-à-dire un regroupement des éléments d’un ensemble. L’ensemble de ces regroupements ou sous-ensembles, l’ensemble des parties d’un ensemble E, est noté P(E), et ses éléments sont les parties de l’ensemble initial E.

            Cantor a démontré que le cardinal de l’ensemble des parties d’un ensemble, noté │P(E)│, est toujours plus grand que celui de l’ensemble initial, │E│.

            Pour les ensembles finis, le cardinal de l’ensemble des parties d’un ensemble correspond à 2n, où n désigne le cardinal (le nombre d’éléments) de l’ensemble de départ. La différence de grandeur, ou de taille, est donc entièrement mesurable pour les ensembles finis.

            Les choses se compliquent lorsqu’on passe aux ensembles infinis, puisqu’on ne sait plus comment mesurer cette différence de grandeur à cette échelle. Étant donné que │P(E)│est toujours plus grand que │E│,│P(א0)│sera nécessairement plus grand que│ א0│. Il y a donc un infini plus grand que l’infini actuel, א0, et on le notera א1, (aleph un). De même, le cardinal de P(א1) sera nécessairement plus grand que le cardinal de א1, et on le notera א2, et ainsi de suite. Il y a donc une infinité d’infinis distincts, la suite des alephs, appelés nombres transfinis ou transfinis cantoriens.

 

            Le dénombrable et le continu

            Cantor a établi, à travers le célèbre argument de la diagonale, que l’ensemble infini des nombres réels, appelé continu, est plus grand que l’ensemble infini des entiers naturels, appelé dénombrable. Sans entrer dans le détail du procédé démonstratif, évoquons brièvement qu’on ne peut pas établir une correspondance terme à terme, une bijection, entre les nombres entiers et les nombres réels, il y aura toujours un nombre réel qui « échappera » à cet appariement. L’infini continu est donc distinct de, ou plus grand que, l’infini dénombrable.

 

            Les deux présentations

            J’en viens maintenant aux deux présentations de l’hypothèse du continu – fameuse  proposition que Cantor n’est parvenu ni à démontrer ni à réfuter – hypothèse dont a répété inlassablement, pour en souligner l’importance, qu’elle était en tête de la fameuse liste, proposée par Hilbert en 1900, des 23 problèmes majeurs que devaient affronter les mathématiciens du XXe siècle.

 

  1. L’hypothèse du continu reviendrait à affirmer qu’il n’y a pas de cardinalité infinie intermédiaire entre l’infini dénombrable, א0, et l’infini continu, א1. Autrement dit le cardinal de l’ensemble des nombres réels est celui qui vient immédiatement après – qui succède au – cardinal de l’ensemble des entiers naturels.

 

  1. L’hypothèse du continu reviendrait à poser que le cardinal de l’ensemble des parties de א0 est égal à א1. Et de manière générale, (hypothèse dite du continu généralisé), que le cardinal de l’ensemble des parties d’un aleph quelconque, P(אα) est égal au cardinal successeur de cet aleph, אα+1.

 

On voit la différence entre les deux présentations. La première ne fait pas intervenir la question du passage à l’ensemble des parties, avec les problèmes spécifiques qu’elle pose sur le terrain des ensembles infinis. La seconde fait plutôt ressortir le lien entre א0 et א1 en postulant que le continu peut être obtenu ou « dérivé » du dénombrable, à travers l’opération du passage à l’ensemble des parties, et plus généralement que le cardinal de l’ensemble des parties d’un ensemble infini est égal au cardinal de l’ensemble infini qui lui succède immédiatement dans la suite des alephs.

Or il y a bien un lien entre les deux présentations.

Le lien entre les deux présentations résiderait dans l’affirmation qu’il n’y a pas de cardinal intermédiaire entre un aleph et l’ensemble de ses parties.

Mentionnons pour conclure le théorème de Easton (1970) qui affirme que le cardinal de l’ensemble des parties de א0 peut être n’importe que cardinal supérieur à celui-ci, par exemple א326. La détermination de ce cardinal devient donc l’objet d’une décision, ce qui fait ressortir, au niveau des enchaînements les plus formels et de la plus haute abstraction mathématique, la position d’une subjectivité, – aspect du discours mathématique auquel la psychanalyse lacanienne accorde la plus grande importance.

10 /07/17.