Daniel Paul Schreber dans le monde anglophone, exposé de Tom Dalzel

Daniel Paul Schreber dans le monde anglophone

Les psychanalystes anglophones ont eu tendance à se concentrer – positivement et négativement – sur la composante accessoire de l’étiologie de la paranoïa de Schreber selon Freud, une position féminine passive vis-à-vis de son père, et ce au détriment d’une composante plus spécifique, à savoir une fixation de la libido au stade du narcissisme infantile. Ceux qui sont du côté de Freud, Maurits Katan et William G. Niederland, et ceux qui ont remis en question l’étiologie du texte de Freud sur Schreber, en particulier Ida Macalpine et Richard Hunter, d’une part, et Henry Zvi Lothane, d’autre part, se sont tous focalisés sur l’hypothèse freudienne d’un comportement homosexuel chez Schreber dirigé vers son père.

 

Maurits Katan

Plus de trente ans après l’apparition du texte de Freud sur Schreber, qui date de 1911, Maurits Katan – Juif hollandais forcé d’émigrer aux États-Unis par l’invasion des Pays-Bas par les nazis – fut le premier de la communauté des psychanalystes anglophones à retrouver de l’intérêt pour Schreber. À partir de 1949, il publia de nombreux articles dans lesquels il confirmait le point de vue de Freud que la peur de la castration poussait Schreber à refouler sa position homosexuelle vis-à-vis son père (Katan, 1949 ; 1950a ; 1950b ; 1952 ; 1953 ; 1954 ; 1959 ; 1960 ; 1969 ; 1975 ; 1979). Mais dans la mesure où il néglige l’importance de la fixation de la libido de Schreber au stade du narcissisme, il peut le considérer comme sujet à la schizophrénie. Il serait aussi possible de soutenir que Katan accorde un rôle trop central à ce que les Mémoires (Denkwürdigkeiten) disent sur la masturbation. D’après lui, Schreber n’avait besoin de l’idée délirante de la fin du monde que tant qu’il n’était pas capable de gérer la tentation de se masturber en réponse à des fantasmes homosexuels (Katan, 1949, p. 66). Dans ses hallucinations, Schreber voit des âmes mortes sous forme de « petits hommes » sur sa tête, et les évoque accrochés aux étoiles et pleuvant par centaines ou milliers (DW, 69-70 ; M, 84). Canetti interpréta cet intérêt pour les étoiles comme la volonté de Schreber d’être soutenu par leur ordre et de trouver sa place (Canetti, p. 517). Pour Lacan, Schreber essayait effectivement de se situer, et sa paranoïa lui permettait de rétablir sa position de persécuté par tous. Selon Katan, les petits hommes étaient en fait des spermatozoïdes (Katan, 1950b, p. 33-34 ; Lacan, 1993, p. 211). Si les petits hommes qui pleuvent la nuit sont symboliques de pollutions nocturnes, Katan en déduit que c’est le danger de l’orgasme – qui menace de provoquer la castration – qui pousse Schreber à se couper de la réalité (Katan, 1954, p. 126), notion que critique Lacan, puisque pour lui, la réalité en question est la réalité psychique qui se compose de signifiants, un lieu

où il manque un signifiant clé (Katan, 1950a, p. 175-76 ; Lacan, 1993, p. 204).

Si Schreber attribue sa première maladie à un surmenage, en conséquence de sa candidature au Reichstag, Katan prétend que la concurrence avec les autres candidats éveilla un désir homosexuel, et que c’est son besoin de se protéger contre ce désir qui épuisa Schreber (Katan, 1953, p. 44-45 ; 51). Concernant la deuxième maladie de Schreber, Katan tient compte de ce que Freud appelle le climatère de Schreber, mais se concentre sur le mariage sans enfants de ce dernier et sur sa nomination en tant que président de chambre à la Cour d’appel (Senatspräsident). Comme Freud, il estime que le fait de ne pas avoir d’enfants ramène Schreber à un comportement féminin de l’enfance vis-à-vis de son père, via lequel il pourrait avoir des enfants (Freud, 1911a, p. 57-58). Mais, pour Katan, ce retour à l’enfance fit perdre à Schreber le complexe d’Œdipe et dépouilla son Ego de sa protection la plus importante dans sa lutte pour garder contact avec la réalité (Katan, ibid., p. 46-49).

Il prétend que Schreber employa la nouvelle concurrence avec d’autres candidats pour le poste de Senatspräsident comme moyen de défense contre son homosexualité. Mais dès lors que cette concurrence prit fin, son Ego perdit tout moyen de défense. Katan comprend ainsi Schreber comme l’une des personnes considérées par Freud comme ayant été détruites par le succès (Freud, 1916d, p. 316-31 ; Katan, ibid., p. 46 ; 1975, p. 360). Katan suggère que c’est dans cet état de faiblesse que l’Ego de Schreber fut assailli, par surprise, par l’idée selon laquelle il serait beau de devenir une femme soumise à l’accouplement. Concernant les événements ultérieurs survenus à Dresde, tandis que Schreber prétendait être épuisé par le travail, Katan comprend la situation comme une recrudescence de concurrence, cette fois avec ses nouveaux collègues. Pour Katan, les insomnies de Schreber et sa tentative de suicide constituaient sa seule défense contre ses pulsions homosexuelles. Il est donc d’accord avec Freud pour dire que la femme de Schreber le protégeait de l’attirance qu’il aurait pu avoir pour d’autres hommes après son retour à la clinique.

Pour tout ce qui précède, Katan se positionne du côté de Freud, pour autant qu’il comprend la cause immédiate de la maladie de Schreber comme une peur de la castration due au désir homosexuel qui, à son tour, reposait sur une position féminine antérieure vis-à-vis de son père. Il accorde une grande importance à l’accusation de masturbation faite à Schreber, et la castration qui l’effraie tant, pour Katan, est davantage la conséquence de cette masturbation que quoi que ce soit d’autre impliqué par la position féminine de Schreber évoquée dans le texte de Freud.

C’est ce lien entre homosexualité et castration qui distingue Katan d’une autre figure américaine majeure qui se déclare du côté de Freud, à savoir le psychanalyste William G. Niederland, qui commença à écrire sur Schreber à la fin des années 1950.

 

William G. Niederland

D’après Freud, Flechsig jouait le rôle de substitut du frère de Schreber, tandis que Dieu était la réapparition d’un personnage plus important, à savoir le père de Schreber, envers qui il faisait preuve d’un attachement homosexuel passif. Pour Freud, c’est parce que Moritz Schreber était un personnage important que cette figure du père a pu être transfigurée en Dieu. Freud souligne que Moritz était un éminent médecin, et il suppose qu’il était un excellent père (Freud, 1911a, p. 51-52 ; 78). Mais Freud n’avait pas accès aux dossiers de patients de Schreber, qui révèlent les « pulsions de meurtre » de Moritz, et il semble que Freud n’ait pas non plus examiné les écrits de Moritz sur la gymnastique de chambre médicale.

Mais William G. Niederland les a cependant étudiés, après leur découverte et leur publication par Franz Baumeyer. Ses recherches l’ont conduit à déduire qu’à l’adolescence, le père de Schreber était un jeune homme plutôt perturbé. Niederland remarque notamment que l’un des livres de Moritz contenait une étude de cas intitulée Geständniss eines wahnsinnig Gewesenen (Confessions d’un ancien fou) et semée d’allusions à des accès de mélancolie, des idées morbides et des pulsions de meurtre. Selon Niederland, il s’agirait d’un document autobiographique (Niederland, 1960, p. 494).

L’approche du cas Schreber par Niederland, qui repose sur un certain « noyau de vérité », l’a conduit à attirer l’attention sur des similitudes qu’il a trouvées entre les appareils orthopédiques inventés par Moritz et les persécutions physiques dans les idées pathologiques de son fils. Par exemple, la sensation de compression de la poitrine ressentie par Schreber sous l’effet de miracles divins correspond, selon Niederland, aux instruments de son père dénommés Geradehalter – instrument fixé à la poitrine et à une table pour obliger un enfant à se tenir droit – et Bettriemen – appareil placé sur la poitrine pour faire dormir un enfant sur le dos (Niederland, 1959a, p. 157-58).

De même, il a retrouvé l’appareil de serrage de la tête qui, selon Schreber, lui comprimait la tête, dans le Kopfhalter de son père en forme de casque (Niederland, 1959b, p. 395). Pour Niederland, les sangles, courroies et autres moyens mécaniques de contention inventés par Moritz pour les enfants trouvent leur origine dans la propre pathologie du père de Schreber (Niederland, 1959a, p. 161).

De plus, il voit un lien entre les références au « système d’écriture » de Dieu dans les Denkwürdigkeiten et le fait que Moritz encourage les parents à utiliser un tableau noir pour noter la mauvaise conduite de leurs enfants chaque mois afin de déterminer une punition ou des compliments. Et de même, il met en relation les « âmes éprouvées » (geprüfte Seelen) avec l’habitude de Moritz d’examiner physiquement ses enfants (Niederland, 1960, p. 497-98).

Ainsi, si Freud a une image positive du père de Schreber, Niederland le voit plutôt de manière négative, et maintient que la philanthropie de Moritz ne lui servait qu’à occulter son sadisme. Il estime que Moritz Schreber était un homme malade (Niederland, 1959b, p. 386 ; 1960, p. 493 ; 1974, p. 109).

Toutefois, par solidarité pour Freud, Niederland ne va pas jusqu’à avancer que les idées pédagogiques sadiques de Moritz étaient à l’origine du délire de son fils, malgré ses conclusions. Si les découvertes de Niederland suggèrent une autre figure que l’« excellent père » dont parle Freud, il reste du côté de ce dernier en s’attachant à la composante d’homosexualité dans l’étiologie freudienne figurant dans le texte sur Schreber.

Du point de vue de Niederland, Schreber réfoula sa position féminine vis-à-vis de son père, aspect qui opéra une sorte de retour lorsqu’il dut exercer un rôle masculin en tant que candidat au Reichstag, puis lorsqu’il devint une figure paternelle comme un président à la Cour d’appel de Dresde (Niederland, 1951, p. 582-83). Quand il fut exigé à Schreber d’exercer un rôle masculin, sa position féminine par rapport à son père fit irruption dans sa conscience, ce qui déclencha sa maladie.

Les recherches de Niederland ont exercé une grande influence. Elles amenèrent par exemple l’anti-psychiatre américain Morton Schatzman, dans les années 1970, à s’intéresser aussi à l’élément d’homosexualité dans l’étiologie de Freud. Mais Schatzman critique Niederland, car selon lui, il serait plus cohérent de conclure que le délire de persécution de Schreber était dû à la persécution réelle dont il faisait l’objet par son père, plutôt qu’à la refoulement de son homosexualité (Schatzman, 1973, p. 109-11).

En tirant les conclusions logiques du sadisme de Moritz, Schatzmann soutient que les miracles divins des Denkwürdigkeiten étaient tous des répétitions du comportement sadique de Moritz en rapport avec le corps de son fils.

Mais tout cela amène à se concentrer sur ce que Lacan appelle « les coordonnées environnementales du père ». Pour Lacan, la cause de la maladie de Schreber était la Verwerfung, la forclusion, le rejet radical d’un signifiant, le signifiant du père, plutôt que le type d’homme qu’était son père.

 

Ida Macalpine et Richard Hunter

En Angleterre, en 1955, Ida Macalpine et son fils Richard A. Hunter publièrent leur traduction en anglais des Mémoires de Schreber. Si Lacan a tendance à ne faire référence qu’à Macalpine, son fils et elle-même, bien que nés en Allemagne, devinrent des figures majeures de la psychiatrie britannique du vingtième siècle (Porter, 1994). Faisant partie de ceux qui ne soutiennent pas Freud, ils sont à l’origine d’une critique très influente de l’interprétation du cas Schreber par Freud, et sont également des interlocuteurs importants pour Lacan.

Macalpine et Hunter contestent le point de vue de Niederland, selon lequel l’obligation pour Schreber d’adopter une position masculine – dans sa candidature au Reichstag et dans son rôle de Senatspräsident – fut l’élément déclencheur de sa maladie. Ils rejettent l’idée de l’absence de toute responsabilité masculine de Schreber que cette opinion implique avant ce moment. Selon eux, il est plus probable qu’il ait été promu à une telle haute fonction en raison, justement, de sa capacité à exercer des responsabilités (Macalpine & Hunter, M., p. 376 ; 1953, p. 335).

Et surtout, ils remettent en question la relation établie par Freud entre l’homosexualité chez Schreber et la menace de castration, et se demandent si l’homosexualité avait quoi que ce soit à voir avec la maladie de Schreber. Comme Eugen Bleuler et Lacan, ils reconnaissent que l’homosexualité joue un rôle dans la symptomatologie du cas, mais ils doutent que ce qu’ils appellent également la « schizophrénie » de Schreber lui soit imputable, d’un point de vue étiologique ou phénoménologique (Bleuler, 1912, p. 347 ; Lacan, 1993, p. 61 ; 105-06 ; Macalpine & Hunter, M., p. 10 ; 24 ; 371-72).

 

À leur façon, Macalpine et Hunter se concentrent sur le moment homosexuel de l’étiologie de Freud. Ils estiment que la relation que Freud établit entre l’homosexualité et la castration repose davantage sur ses propres théoriques que sur la véritable matière du cas. Pour eux, ce que Schreber appela son Entmannung – qu’ils traduisent par « éviration », plutôt que castration – était un fantasme pré-œdipien de transformation en femme capable de procréer, ce qui n’a aucun rapport avec une menace de castration ou des désirs homosexuels passifs. La transformation de Schreber en femme ne constituait pas une castration, ni à titre de punition pour ses désirs homosexuels, ni comme un moyen de les assouvir. À leur avis, l’objet de cette éviration était plutôt de le rendre capable de porter des enfants. Tandis que la castration impliquerait une « stérilisation », ils soutiennent que l’émasculation de Schreber était synonyme de sa transformation en une femme féconde (Macalpine & Hunter, M., p. 389-90).

Lacan, quant à lui, remarque dans leur traduction en anglais la mention que Flechsig « me donna l’espoir de me délivrer de ma maladie grâce à un sommeil fécond » (Macalpine & Hunter, M., p. 39). En anglais, délivrer signifie aussi : accoucher. Mais, en réalité, Schreber n’utilise pas le verbe « délivrer » ; il omet le verbe, ce qui fait dire à Lacan que Madame Macalpine, comme il l’appelle dans D’une question préliminaire, cherche trop à prouver sa thèse. En d’autres termes, elle veut trouver son thème de la procréation dans le texte de Schreber. Il le décrit en ces mots : « quelle dut être sa joie en trouvant que le texte était si conforme à ses souhaits » (Lacan, 1966a, p. 545; 2002e, p. 212). Par ailleurs, il convient aussi de se demander s’il était légitime que Lacan traduit lui-même le « long» (ausgiebig) sommeil  par  « fécond ».

Macalpine et Hunter associent leur fantasme pré-œdipien à un symbolisme héliolithique ancien, idée à laquelle Lacan donne un certain crédit. Alors que le texte de Freud considère le soleil comme un symbole sublimé du père, ils soutiennent que le soleil de Schreber était à la fois masculin et féminin, soit ambisexuel. Ils trouvent ce point étayé par le fait que le soleil soit féminin dans un certain nombre de langues, mais aussi par l’opinion d’Abraham selon laquelle la bisexualité du soleil apparaît dans le cas Schreber (Abraham, 1914 ; Macalpine & Hunter, M, p. 378).

La raison pour laquelle ils insistent sur ce point est que, si le soleil n’était pas pour Schreber un symbole paternel, les déductions de Freud concernant le refoulement de l’homosexualité vis-à-vis de son père seraient remises en cause. Pour eux, loin de représenter le père de Schreber, le soleil reflétait la propre ambisexualité de Schreber et sa confusion relative à son sexe, qu’ils estiment typiques de la schizophrénie.

 

D’après Macalpine et Hunter, lorsque Freud présuppose que le soleil est un symbole paternel, il ne comprend pas que Schreber était préoccupé par la procréation au sens primitif pré-sexuel. En s’appuyant sur Elliot Smith (Elliot Smith, 1929), ils rappellent que les croyances primitives pré-phalliques donnèrent lieu à un culte héliolithique de dieux soleil qui possédaient la substance vitale, c’est-à-dire l’âme, envoyée sur terre au moment de la naissance et restituée au moment de la mort. La culture héliolithique est née de l’association des dieux soleil et des dieux ciel, d’une part, en tant que donneurs de substance vitale ou d’âme, et de l’humanité provenant de pierres, d’autre part. Selon la croyance, des oiseaux volant en toute liberté transportaient la substance vitale entre le ciel et la terre, idée que Macalpine et Hunter rapprochent des oiseaux de Schreber transportant d’anciens êtres humains (DW, p. 248 ; M, p. 189 ; Macalpine & Hunter, ibid., p. 379). Pour Lacan, les oiseaux de Schreber sont des signifiants et, au lieu des transporteurs de substance vitale, ils lui rappellent les oiseaux qu’un magicien tire d’un trou dans sa manche ou sa veste, référence au trou dans le Symbolique de Schreber. Macalpine et Hunter avancent que, si Freud pense que les oiseaux devaient être des filles, c’est parce qu’il n’avait pas compris que la psychose de Schreber tournait autour de l’origine de la vie dans ce sens héliolithique primitif. Et le « meurtre d’âme » de Schreber revenait à une perte de la substance vitale donnée aux êtres humains par le dieu soleil pour la procréation.

D’après ces psychiatres britanniques, les symptômes hypocondriaques de Schreber étaient également l’expression d’un fantasme de procréation primitif et pré-génital. Alors que Freud relie les idées hypocondriaques de Schreber aux craintes des onanistes, ils affirment que les fantasmes de procréation primitifs et pré-phalliques pourraient s’exprimer par des symptômes hypocondriaques, comme dans la coutume héliolithique de la couvade. Leur argument est que cela est possible en l’absence de toute libido homosexuelle (ibid., p. 379-80 ; 395; 405). Ils remarquent la familiarité de Schreber avec le mythe pré-sexuel de Deucalion et Pyrrha (DW, p. 53 ; M, p. 73), qui jetèrent derrière eux des pierres symbolisant des os pour créer des hommes et des femmes. Ils vont même jusqu’à se demander si le délire hypocondriaque de Schreber était plus grave à l’asile car le nom de l’asile, Sonnenstein (littéralement « soleil-pierre ») suggère leur thème héliolithique, le soleil étant celui qui donne la vie et la pierre symbolisant l’enfant.

En bref, pour Macalpine et Hunter, le fantasme pré-œdipien de Schreber de transformation en une femme féconde devint son délire fondamental. Cependant, les arguments de Freud sur l’homosexualité ne peuvent expliquer ce délire, ni d’un point de vue causal, ni d’un point de vue phénoménologique. D’ailleurs, ils soutiennent que la psychothérapie qui suit l’interprétation freudienne communément acceptée de désirs homosexuels passifs et inconscients aggrave le cas des patients, avant de conclure que la maladie de Schreber n’est pas à l’origine une conséquence de son homosexualité (Macalpine & Hunter, ibid., p. 23-24; 410).

Mais, encore une fois, cela revient à se concentrer sur le moment accessoire de l’étiologie de Freud et à ignorer ce qu’il dit sur les dispositions spécifiques à la schizophrénie et à la paranoïa, les fixations, respectivement, aux stades auto-érotique et du narcissisme.

 

Zvi Lothane

Et enfin, si Macalpine et Hunter furent les premiers à remettre en question l’étiologie homosexuelle de Freud concernant la maladie de Schreber – qu’ils considèrent être de la schizophrénie plutôt que de la paranoïa – le psychiatre et psychanalyste américain Henry Zvi Lothane a non seulement contesté cette composante de l’étiologie de Freud, mais a aussi défendu l’affirmation de Schreber, qui prétendait ne pas être paranoïaque. Lothane estime qu’il n’y a pas de contradiction entre son propre fort attachement à Freud et sa critique de l’interprétation freudienne de Schreber. Mais il pense que le texte de Freud représente une psychanalyse ahistorique et appliquée, qui repose sur des formules dynamiques préexistantes, et que celle-ci illustre la façon dont les fictions interprétatives peuvent être converties en faits historiques (Lothane, 2005, p. 142-45 ; 2008, p. 61). D’où le projet de Lothane de libérer Schreber de la paranoïa et de l’homosexualité que Freud lui attribue. Il préfère se laisser guider par ce qu’il appelle « la vérité de Schreber », plutôt que de s’inspirer de ce qui n’est, selon lui, que « la mythologie, la mythomanie et le délire de Freud » (Lothane, 1998, p. 12 ; 2008, p. 64).

Pour Lothane, Schreber n’était ni paranoïaque, ni schizophrène. Tandis qu’Uwe Peters prétendait que la maladie de Schreber était une psychose émotionnelle, plus précisément une psychose d’angoisse de Wernicke (Peters, 1998), Lothane diagnostique une dépression (Lothane, 2008, p. 79 ; 86). D’après lui, Schreber souffrait à l’origine d’une dépression névrotique, puis d’une dépression psychotique (Lothane, 1992, p. 33 ; 38 ; 44 ; 46 ; 48-50 ; 54 ; 89-90 ; 389-90 ; 432-33 ; 460-61 ; 1998, p. 13). Il pense que Schreber a traversé trois périodes de dépression : d’abord en réponse à son échec lors des élections au Reichstag, puis lorsque sa femme accoucha d’un fils mort-né, moment où il fut transféré à Dresde, et enfin après le décès de sa mère et l’attaque d’apoplexie de sa femme.

 

D’après Lothane, la deuxième maladie de Schreber était une forme de dépression grave. S’appuyant sur les dossiers personnels découverts par Daniel Devreese (Devreese, 1986, p. 176-257), Lothane soutient que la femme de Schreber avait collaboré avec les systèmes psychiatrique et juridique à l’encontre de son mari, en connaissance de cause ou non, et ce pour des raisons financières. Il indique que lors du deuxième séjour de Schreber dans la clinique de Flechsig, Werner, président de l’Oberlandesgericht de Dresde, avait recommandé, à partir du dossier psychiatrique du Dr Weber, que Schreber soit temporairement suspendu de ses fonctions, car il était mentalement incapable de gérer ses affaires (ibid., p. 220-22). Et il ajoute que le Ministère de la Justice eut recours à un deuxième rapport de Weber (Lothane, 1992, p. 57 ; 292) pour le suspendre définitivement. Pour Lothane, cette collaboration entre les systèmes psychiatrique et juridique donna de bonnes raisons à Schreber de se sentir éviré.

Lothane maintient que Freud avait eu tort de suivre le diagnostic de paranoïa émis par Weber. Selon lui, si Freud n’a pas identifié la dépression de Schreber, c’est parce qu’il n’avait pas encore pris conscience de la dépression et de la mélancolie. Selon lui, Schreber avait hérité de ses parents une prédisposition à la dépression. Et un autre détail intéressant est que Lothane traduit le titre du texte écrit par le père de Schreber et découvert par Niederland, Geständniss eines wahnsinnig Gewesenen, par : « Confession d’un ancien mélancolique », et non : « Confessions d’un ancien fou » (Lothane, ibid., p. 447 ; 16 ; 115-16 ; 139 ; 329).

Il est vrai qu’au cours de son deuxième séjour à la clinique de Flechsig à Leipzig, Schreber évoqua les jours interminablement tristes (unendlich traurig) (DW, p. 40 ; M, p. 66). Mais Schreber ne dit pas, comme l’affirme Lothane, qu’il « passait ses jours… dans une mélancolie interminable » (Lothane, ibid., p. 47). Schreber évoqua dans ce même contexte la dépression nerveuse (Nervendepression), et une inscription datant du 21 novembre 1893 dans son dossier de la clinique universitaire de Leipzig confirme qu’il était « de très mauvaise humeur » (KG, p. [27]). Mais le choix de Lothane de décrire la maladie de Schreber comme une dépression psychotique ne tient pas compte de toutes les données, notamment des troubles du langage, des hallucinations et des délires. Il accuse Freud d’une eisegèse qui « interprète » l’éviration de Schreber comme une angoisse de castration. Mais il est tout aussi naturel de se demander si Lothane n’a pas lui-même « interprété » le cas à la lumière de sa propre théorie de la dépression.

Si Lothane estime que Freud n’accorde pas suffisamment d’importance à l’expérience réelle de Schreber à l’asile et à son internement contre sa volonté, il critique surtout chez Freud son interprétation du cas en termes de castration et d’homosexualité. Pour Lothane, le fait que Schreber cultive la féminité n’était pas lié à l’angoisse de la castration ni à l’homosexualité, mais à une identification avec sa mère et avec sa femme (Lothane, 2005, p. 143). Il remet en question l’assimilation freudienne du transvestisme à l’émasculation, et l’incapacité de Freud à les envisager en dehors de la question de l’homosexualité ou d’un phénomène de délire. Il soutient que selon le « metamorphosis sexualis paranoica » de Krafft-Ebing, la troisième phase de l’identification féminine n’est pas psychotique (Krafft-Ebing, 1893, p. 202 ; Lothane, 1992, p. 327 ; 363). Mais en réalité, Krafft-Ebing comprit cette métamorphose comme un processus, la première phase constituant un pas vers la dégénérescence psychosexuelle, et la troisième phase, la phase invoquée par Lothane, comme une étape transitoire vers le délire, le délire du changement de sexe (Krafft-Ebing, 1903b, p. 213 ; 221 ; 235).

En bref, Lothane n’est pas non plus d’accord avec l’hypothèse freudienne de la fémininité de Schreber. Il admet cependant que ce que Freud manque avec son interprétation homosexuelle est compensé par son idée révolutionnaire du délire comme tentative de reconstruction (Lothane, 2005, p. 146). Mais, pour lui, Schreber était un homme hétérosexuel présentant ce qu’il appelle curieusement des « conflits hétérosexuels se manifestant par des fantasmes transsexuels et du transvestisme » (Lothane, ibid., p. 338-39). Néanmoins, encore une fois, ce que nous trouvons chez Lothane est une concentration sur la composante homosexuelle de l’étiologie de Freud, et ce sans référence à la fixation au stade du narcissisme.

 

Conclusion

Pour conclure, les psychanalystes anglophones ont eu tendance à se concentrer – positivement et négativement – sur la position homosexuelle passive et antérieure chez Schreber envers son père, plutôt que sur la fixation de la libido au stade du narcissisme, facteur décisif pour diagnostiquer la paranoïa au lieu de la schizophrénie, une distinction qui implique différentes approches en termes de traitement, comme nous l’apprend le Nœud borroméeen. Katan associe la question de l’homosexualité à la peur de la castration, mais comme punition pour la masturbation, à la place de l’offense au narcissisme de Schreber évoquée dans le texte de Freud. Niederland se focalise sur l’élément de l’homosexualité pour exprimer sa solidarité avec Freud, malgré son opinion sur le père de Schreber entièrement opposée à celle de Freud. Macalpine et Hunter remettent en question l’homosexualité en tant que cause. Ils lui préfèrent une étiologie pré-œdipienne, mais au lieu de la fixation au stade du narcissisme infantile comme chez Freud, ils défendent la thèse d’un fantasme de procréation pré-génital, qu’ils relient à un symbolisme héliolithique. S’ils ont raison de prétendre, comme Lacan, que l’homosexualité est davantage un symptôme qu’une cause, un fantasme de procréation pré-œdipien aurait cependant du mal à provoquer une psychose. Et Lothane a défendu Schreber en affirmant qu’il n’était pas paranoïaque ni schizophrène mais qu’il souffrait de dépression. S’opposant également à Freud, il a aussi rejeté la composante homosexuelle de l’étiologie freudienne, et il ne tient pas non plus compte de l’hypothèse de Freud concernant une fixation de la libido au stade du narcissisme.

Somme toute, on peut donc affirmer que l’étiologie de Freud dans le texte sur Schreber datant de 1911 n’a pas été entièrement acceptée par la communauté des psychanalystes anglophones, même par ceux qui prétendent se positionner du côté de Freud et de son interprétation du cas Schreber. Lacan, de plus en plus connu dans le monde anglophone, fait figure d’exception, puisque il adhère non seulement à l’association freudienne entre la castration et le père, bien qu’il les mette en relation dans une dialectique symbolique – la forclusion du signifiant du Nom-du-père – au lieu de la dialectique imaginaire de Freud, à savoir la perte de l’intégrité du corps de Schreber dans sa relation avec son père, mais Lacan comprend également le monde psychotique de Schreber comme son incapacité à dépasser le narcissisme du stade du miroir. D’où les relations de Schreber avec les « ombres d’hommes bâclés à la six-quatre-deux », avec Flechsig, et même avec Dieu, réduit à un petit autre, et d’où son comportement face au miroir, où il se pare de rubans et d’accessoires féminins, et les remarques de Schreber sur lui-même comme « cadavre lépreux conduisant un autre cadavre lépreux », la description d’une réduite, come Lacan l’exprime, à la confrontation à son double psychique.