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D'où vient ce joli accent?, Virginia Hasenbalg. rencontre au Havre.


Journée du 27 avril 2019 à Le Havre
Etranges étrangers


D’où vient ce joli accent ?
Virginia Hasenbalg


Etant donnée que ces journées sont centrées autour de la notion de l’étrange et de l’altérité, et que vous faites allusion à cette très belle ville du Havre, je vais commencer en vous parlant d’une autre ville portuaire, qui est la ville d’où je viens, et qui a été très marquée elle aussi par une immigration, celle du début du XXème siècle. Certes, c’est un autre type d’immigration. Il n’y a pas de doute que l’actuelle immigration pose beaucoup de questions, et que beaucoup d’elles restent malheureusement sans réponse satisfaisante.
Alors, si vous le voulez bien, je partirai de mon expérience en espérant que cela puisse apporter un éclairage, en tout cas, en ce qui concerne notre pratique d’analystes.
Il me semble important de souligner que la psychanalyse est une pratique, et qui en tant que telle, elle se concentre sur le positionnement de l’analyste dans la cure afin de mieux aider son patient à creuser le chemin de son désir.
Je vais donc vous dire deux mots sur une autre immigration, et les frontières qu’elle comporte.
***
Un énorme flux migratoire au début du 20ème siècle a fait de la ville de Buenos Aires une sorte de tour de Babel inimaginable : on y entendait parler beaucoup de langues différentes.
L’affluence a été aussi démesurée qu’hétérogène. Six millions de personnes sont arrivées en l’espace de 30, 40 ans, venant de partout dans le monde bien qu’une bonne partie était des Italiens. Cela fait que le Porteño, l’Argentin de Buenos Aires, parle avec un accent italien, il pose sa voix comme un chanteur d’Opera, et gesticule comme un napolitain. On dit qu’un Argentin est un italien qui parle espagnol, qui aimerait être un anglais et qui se comporte comme un français. C’est l’effet de l’immigration.
Peut être la marque la plus importante de cette masse migratoire au mille langues était sa pauvreté, c’était des gens d’origine très humble, et qui pour la plupart fuyait la famine en Europe. Ils se sont entassées dans des maisons appelées les conventillos, un mot qui rappelle encore aujourd’hui ce qu’a été Buenos Aires à cette époque et dont autant la littérature que des images de l’époque font référence.
Si on ajoute à cela la prostitution, vous aurez tous les éléments qui ont fait naître le tango… A partir de ce mélange difficile à imaginer, de ce monde bizarre qu’a pu être cette ville à l’époque, émerge une création culturelle qui deviendra le sceau de l’identité du porteño et a fortiori de l’Argentin. Cette musique est indéniablement un trait identitaire, une marque indélébile qui ne s’efface jamais, comme s’il s’agissait d’un signifiant primordial.
Il faut dire que la caractéristique de cette immigration massive a été le fait d’être appelée par le gouvernement argentin lui-même, et, tenez vous bien, non seulement pour peupler un pays si jeune, mais aussi pour blanchir la population, constituée en bonne partie par des descendants des Indiens qui peuplaient la région avant la conquête de l’Amérique par les Espagnols. C’est écrit noir sur blanc, ou plutôt blanc sur noir… Ce projet de blanchir la population s’est avéré, malgré tout, efficace. Si vous allez a Buenos Aires vous pourrez constater que la majorité de ses habitants sont blancs.
De surcroit, le tango aujourd’hui est un trait identitaire qui a crée une frontière, il a crée l’espace d’un « nous » indéniable, nous les Argentins. Or, cette création ne faisait pas partie du projet des gouvernants de l’époque. Cela été quelque chose qui a émergé d’une manière complètement inattendue, une réelle invention collective, même si on discute encore aujourd’hui de ses vraies origines, puisque à cette mixité surprenante s’ajoutent les descendants des esclaves et ce que l’on appelle les bas-fonds du port et ses bordels. Ce signifiant « bas-fonds » désignant quant à lui, une autre limite. Comme un souvenir écran, il nomme quelque chose sur quoi on s’arrête, comme un arrêt sur image. Une fois prononcé, on ne va pas chercher plus loin, et on comprend que la suite concerne le sexuel.
Mais, est-ce que le trait du tango est vraiment suffisant pour constituer une identité ?
Il est certain que la musique touche au corps, et je suis persuadée que les neurosciences pourraient facilement démontrer qu’il y a un émoi particulier lorsqu’on entend les accords qui nous ont bercés dans l’enfance. Et pourtant, malgré son originalité, malgré l’espace à contour défini qu’elle constitue, elle me paraît insuffisante pour définir l’identité symbolique d’un sujet.
Le lieu géographique d’où l’on vient est un lieu porteur d’une histoire locale qui est du coup le lieu où notre histoire personnelle, familiale est immergée et s’entrelace. C’est aussi bien le lieu d’une langue forgée par l’usage de tous ceux qui la partagent et qui, à ce titre, l’habitent. Parce qu’une langue, c’est aussi quelque chose que l’on habite. On y trouve les marques de dépôts laissés par tous ceux qui, venant d’ailleurs, l’ont infléchie en y introduisant des signifiants nouveaux. L’argot de Buenos Aires, si présent dans les paroles de tango, est rempli de termes italiens. Ce sont les traces dans la langue d’un métissage linguistique. Ils sont incorporés dans le parler de tous.
Mais ceci constitue un discours social où viennent s’insérer, s’entrelacer les discours familiaux , le discours qui transmet des valeurs, des croyances, des codes, des mythes propres à chaque famille.

Ceci m’évoque une petite histoire. Il y a cinquantaine d’années, un vieux médecin m’a fait part de son étonnement devant le fait que des patients mourants, même dans le coma, poussaient un soupir de soulagement quand on les ramenaient à la maison, pour mourir. Par l’odeur, par les voix familières, le sujet reconnaît ainsi son Heim. Ce n’est pas peu dire.

De son côté, l’exile vous oblige à définir ce qu’il en est de ce Heim dont le sujet se « coupe ». Et on est amené souvent à se demander si l’exilé volontaire, quitte-il son pays, ou sa famille. Ceci est important en clinique, l’un pouvant devenir l’alibi de l’autre.

Le soupir, dans notre contexte, serait celui de retrouver un espace, qui au-delà de la sphère familiale, devient l’espace de lalangue de l’enfance, que j’écrirai en un mot, autant son ronron, que ses débordements, dans mon cas, chaotiques et latino-tropicales. Chaque langue ma foi ayant sa tonalité !

Mais cette perception du lieu de « notre histoire » ne peut être objectivé qu’à partir du moment où l’on y retourne, en venant d’un lieu Autre, c’est-à-dire régi autrement. L’objectivation n’est possible qu’à partir d’un lieu extérieur, un lieu à partir duquel le sujet est amené à se poser la question : D’où viens tu ?

Cette extériorité, je vous la rend tangible et évidente avec l’exil, avec le changement de pays. Je suis toujours étonnée de constater la facilité avec laquelle ceux qui n’ont jamais quitté le lieu où ils sont nés ont tendance à penser qu’ailleurs ça se passe pareil, qu’il y a les mêmes difficultés. Et quand ils veulent croire que c’est différent, ils idéalisent complètement ce qui serait un Autre lieu.


Et pourtant, la même logique, la même extériorité est à trouver chez n’importe qui sur le divan de l’analyste.
Le « d’où viens tu? » apparaîtra inéluctablement comme la tête de chameau de Cazotte qui demande au sujet : Que veux tu?
Et là, nous sommes de plein pied dans la topologie. Il est vrai que l’Argentine est à 13 000km. Cependant, la même procédure sera à appliquer pour celui qui est née à Paris même. C’est en quelque sorte la même distance, parce que c’est une distance qui en somme, ne se mesure pas. L’exil rend patent la trame de constitution d’un sujet, avec ses distances, la différence de langues, les traits culturels observables. Mais tout sujet soumis au travail analytique est amené à porter un regard et un réflexion sur ce qu’il est devenu en nommant des choses qui pour lui allaient de soi. On peut dire aussi, en s’en détachant.
Les réponses possibles à la question d’où viens tu ? sont souvent en clinique l’alibi du sujet. Mon pays était comme ceci, ma famille était comme cela. On comprend, on saisit. Mais encore ?

Le sujet en analyse est amené à faire un détricotage, celui qui s’opère sur le divan, pour déchiffrer comment le discours familial a transmis sans le savoir les principes colportés par les générations qui l’ont précédé, ainsi que leurs symptômes, leurs propres indicibles, et insérés dans le lien social qui leur faisait place et résonance. Le social où s’inscrit le discours familiale du patient fait partie du symptôme qui l’amène, ici ou ailleurs. Et situer le symptôme dans le bain de la culture qui l’a vu naître est toujours pertinent.

Lorsque vous vous exilez, disons, par choix subjectif, en pensant que vous avez la liberté de voir comment les choses se passent ailleurs, vous êtes responsable du choix de traverser une frontière. A fortiori, traverser la porte du cabinet de l’analyste est un choix qui invite le sujet à démêler son symptôme comme autant de choix inconscients.

***

La lecture du texte de Freud sur l’Unheimlich va nous permettre d’avancer sur cette question. Certes, Freud rappelle que Heimlich renvoie, entre autres, à la signification de « pays natal ». Mais le champ de significations de ce signifiant Heimlich est bien plus complexe qu’un lieu géographique. C’est le seul texte de Freud où il s’adonne à un travail de linguiste aussi long et détaillé, ce qui fait dire à Lacan que Freud démontre là à quel point l’ordre du signifiant était au coeur de sa réflexion.
Encore une fois nous voyons en action la logique d’un topos , d’un lieu singulier, une logique qui désigne un espace qui peut paraître à première vue contradictoire. Quelles sont les frontières sémantiques d’un tel signifiant qui signifie une chose et son contraire ?
Freud associe avec ce terme des éléments qu’à première vue peuvent paraître contradictoires : le familier aussi bien que l’étrangement inquiétant, l’espace où nous sommes chez nous à l’aise, aussi bien que l’émergence inattendue de l’angoisse.

Faisons une liste de situations évoquées par Freud, pour chercher ensuite la façon dont la lecture de Lacan réussira des années après à en faire un nombre réduit de facteurs en jeu.

- Nous avons à faire à la dimension du fantastique, où le sentiment rassurant de la réalité bascule. On se laisse prendre par la main par l’auteur du texte, qui nous embarque dans une réalité rassurante, et d’une manière inattendue on se trouve dans une réalité menaçante et étrange. Nous sommes dociles à l’appel du poète. Il peut détourner nos sentiments d’un effet pour l’orienter vers un autre. L’auteur sait jouer sur les frontières non pas géographiques mais proprement psychiques, où l’étrange peut apparaître là où l’on l’attendait le moins comme simple effet d’écriture. On a affaire ici au rapport à un autre, l’écrivain, dont l’intention, le désir nous déconcerte, nous prend par surprise. Irruption donc inattendue du désir d’un autre.
- Est évoquée aussi toute la problématique du double, avec l’expérience étrange du sujet qui est effrayé par la découverte soudaine d’une figure menaçante qui se révèle être sa propre image dans un miroir. Ici le sujet se voit lui-même comme un autre menaçant. Voici ce que dit Freud dans une note en bas de page sur la question du double: il ne fut pas peu effrayé en reconnaissant dans la figure qu’il venait d’apercevoir son propre visage. La même expérience est décrite ainsi : je m’aperçus, tout interdit, que l’intrus n’étais autre que ma propre image reflétée dans la glace. Voyons ici le surgissement d’un autre menaçant à partir de notre propre image spéculaire. L’image spéculaire est par définition rassurante, mais, sous certaines conditions, elle peut prendre ce caractère effrayant.
- Puis, l’insistance de la répétition, propre à la deuxième topique, ici très singulière : Anecdote de Freud qui se perd dans une ville : Un jour où, par un brûlant après-midi d'été, je parcourais les rues vides et inconnues d'une petite ville italienne, je tombai dans un quartier sur le caractère duquel je ne pus pas rester longtemps en doute. Aux fenêtres des petites maisons on ne voyait que des femmes fardées, et je m'empressai de quitter l'étroite rue au plus proche tournant. Mais, après avoir erré quelque temps sans guide, je me retrouvai soudain dans la même rue où je commençai à faire sensation et la hâte de mon éloignement n'eut d'autre résultat que de m'y faire revenir une troisième fois par un nouveau détour. Remarquez ici la note humoristique de Freud : il veut quitter ce lieu marqué par le sexuel. Et il n’y arrive pas, et qui plus est, « il commençait à faire sensation ».
Il faut dire que cette traduction du texte freudien est incorrecte. J’ai demandé à notre collègue, Patricia Kreissig. Ce qui Freud dit in der ich nun Aufsehen zu erregen begann, veut dire « à faire de sorte que tout le monde me regarde ». On voit ici encore, la dimension du regard que Lacan reprendra en compte plus tard comme axe de lecture de ce texte.
- Un autre exemple est celui de « l’Homme aux rats », qui voit son voeux de mort se réaliser. Le voeux de mort du vieillard qui le prive d’être dans la chambre contiguë d’où logeait une charmante garde malade. Ce fut pour l’homme aux rats un événement étrangement inquiétant, Son voeux semble magiquement se réaliser, comme s’il suffisait de souhaiter les choses pour qu’elles se réalisent. C’est une phase qui correspond à l’animisme des primitifs, que chez aucun de nous elle n’ait pris fin sans laisser en nous des restes et des traces toujours capables de se réveiller. Autrement dit, il y a des choses qui relèvent des étapes originaires, primordiales du sujet qui ne sont pas dépassées à 100%. Elles peuvent faire retour.


Freud résume alors que l’Unheimlich n’est en réalité rien de nouveau, d’étranger, mais bien plutôt quelque chose de familier, depuis toujours à la vie psychique, et que le processus du refoulement a rendu autre.
Il introduit alors le refoulement pour dire que l’étrange a moins à faire avec l’inconnu qu’avec ce que l’on sait depuis toujours mais on se refuse d’admettre. Ce serait la façon dont nous sommes dirigés par notre inconscient, celui qui résulte des inscriptions et des interprétations du sujet dans son passé.

On peut quitter un pays, une géographie. Traverser une frontière. Mais en psychanalyse, le lieu du sujet est à situer dans un espace qui transcende l’espace géographique.
La réalité où nous nous trouvons à l’aise, dans l’intimité du foyer, réconfortés dans le pays natal, - ce qui est la définition même du Heim - peut basculer vers l’Unheimlich, sans traverser le pas de la porte.

C’est pour faciliter la compréhension de cette idée de l’espace que Lacan va se servir de la topologie, à laquelle il va se consacrer dans les derniers séminaires.
Certes, la topologie paraît complexe. Mais je crois que c’est plutôtt un terrain aride, qui génère résistance à cause de la mise de côté du souci de se faire comprendre. C’est une articulation théorique qui cherche à démontrer son efficacité en faisant l’économie du sens. Le sens est notre Heim, on le partage comme on partage un repas de fêtes. On est bercés par le sens. La topologie dans ce cas, est Unheimliche ! Dans le noeud borroméen, le sens n’est qu’un aspect des choses; il est nécessaire, mais il n’est pas suffisant.

J’essaie ainsi de vous montrer que l’espace géographique, l’espace familier de trois dimensions ne se prête pas à imaginer ce qu'il en est de l’appareil psychique, pour employer le terme de Freud.
Il s’agit plutôt d’imaginer un espace qui rendrait compte des effets de la parole et du langage marqué par l’effet du refoulement qui nous constitue.
L’épilepsie, la folie, et j’ajoute volontiers la sexualité ou la haine sont des manifestations étranges de l’humain, qui se présentent comme des forces obscures qui font irruption dans le calme du long fleuve tranquille.
A plus forte raison, un lapsus qui décoiffe, un acte manqué révélateur.

Tous les exemples du texte de Freud, aussi hétérogènes qu’il puissent sembler, renvoient à l’infantile.
Comme un moment où les limites entre la réalité et l’imagination s’effacent. Avec l’âge adulte on croit les avoir dépassé et pourtant…
Les organes génitaux féminins sont également étrangement inquiétants, nous dit Freud. Ceux qui travaillent sur le séminaire à l’étude à l’ALI, celui de la Relation d’Objet auront sans doute lu ce passage fort intéressant sur cet Unheimlich particulier, lorsque Lacan formule (je cite) la résistance des sujets masculins à admettre bel et bien effectivement que les sujets féminins sont véritablement dépourvus de quelque chose … C’est à ce niveau qui s’enracine une méconnaissance souvent maintenue avec une ténacité qui influence toute la conception du monde du sujet, et tout spécialement sa conception des relations sociales… Pourquoi ce quelque chose serait si difficile à admettre…?

Il y a encore un autre aspect de la question. La troisième partie du texte de Freud décrit notre rapport aux auteurs littéraires, lorsque nous nous abandonnons comme des enfants, somme toute, au récit d’un auteur, en nous laissant bercer par un texte. On est embarqués dans la réalité qu’il nous présente, et tout à coup ça bascule dans l’inquiétant.
On vérifie encore que la bascule en question est quelque chose qui fait vaciller la réalité. Le Heim, serait donc l’appui assuré d’une connaissance de la réalité, la réalité constituée de l’âge adulte.

Mais après tout, qu’est-ce que la réalité ?
Ne se constitue elle pas à partir de ce leurre fantastique qui est l’image dans le miroir où le moi va trouver ses assises ?
Mais ce monde rassurant se constitue aussi de la mise de côté d’éléments qui doivent rester cachés, comme le sexe, la haine ou la mort. Autrement dit, à partir de ce que le noeud borroméen nous oblige à distinguer d’une façon nette, comme appartenant au registre du Réel.

La lecture que Lacan fait de l’Unheimliche mérite toute notre attention. Dans le séminaire sur Le désir et son interprétation, il affirme que l’Unheimliche ce n’est pas exactement l’irruption de l’inconscient mais qu’il est lié à une sorte de déséquilibre qui se produit dans le fantasme. Le fantasme étant ce qui soutient la réalité.
C’est dans le séminaire sur l’Angoisse que Lacan va longuement développer sa lecture de ce texte qu’il présente comme la cheville indispensable pour aborder la question de l’Angoisse. Je ne peux que vous convier à sa lecture en espérant qu’on puisse reprendre cette question complexe de la mise en place du fantasme.

En résumé, la topologie nous aide à accepter des faits d’apparence paradoxale, comme celle de la distribution de lieux à prendre en compte dans une cure. Et il en va ainsi aussi pour ce qu’il en est du temps. Les coordonnées du désir sont inscrites chez un sujet dès le départ, et resteront les mêmes toute sa vie durant.
Même s’il vient d’un pays autre, il est régi par les mêmes lois de la parole que nous, à condition d’envisager l’au-delà de tout ce qui peut nous faire penser qu’il est étranger, comme sa langue, sa couleur de peau, ses croyances, sa nationalité, etc., et surtout à condition que lui, il puisse se poser la question, d’où je viens ?

 

Quelques réflexions psychanalytiques autour des déesses féminines de l’Antiquité à nos jours Rencontre à Morlaix, V Hasenbalg


Quelques réflexions psychanalytiques autour des déesses féminines de l’Antiquité à nos jours
Rencontre à Morlaix
le samedi 11 mai 2019

Je tiens tout d’abord à remercier Bernadette Créac’h de son invitation, qui me permet d’être ici avec vous aujourd’hui dans cette jolie ville de Morlaix, qui a elle aussi sa jolie dame de Barnenez certainement déifiée elle aussi.
C’est en lisant mon livre De pythagore à Lacan que Mme Creac’h a souhaité que je vienne. Il est certain que si nous avions appelée notre rencontre Mathématiques et topologie lacaniennes on n’aurait pas suscité une folle envie de venir m’entendre ! Je le comprends.
Les mathématiques ça décourage, néanmoins elles sont utiles dans la pratique d’un analyste. Ce n’est pas pour rien que Lacan les a amplement utilisées à la fin de son enseignement, à un moment où il se souciait de transmettre, comment dire, une sorte de quintessence, d’épure de sa théorie. Il avait besoin de transmettre l’essentiel, élagué du sens souvent superflue, il voulait certainement se débarrasser de tout ce qui se prêtait au malentendu. Vous savez peut être que la théorie de Freud a été adultérée, contrefaite lors de son passage dans la langue anglaise, s’éloignant ainsi de sa découverte de l’inconscient. On lui faisait dire tout et son contraire, et cela est rendu possible à cause de l’abondance de sens. Freud avait trop le souci de se faire comprendre.

Le contraire de cela, de ce foisonnement du sens, est l’idée d’une structure, d’un appareil psychique fait d’interrelations multiples, et subordonné au fait que l’être humain est un être parlant, plus exactement, un être parlé. Cette dimension symbolique est essentielle, en tout cas pour un analyste, pour qu’il déchiffre le malheur de son patient à partir de ce qu’il écoute. Cette dimension symbolique de la parole nécessite pour fonctionner d’être tissée à deux autres dimensions, celle du réel, qui est ce qui lui échappe, et celle de l’imaginaire qui désigne la prégnance des images et du sens.
C’est cela l’épure : un symbolique, un réel et un imaginaire. Trois éléments que Lacan pose d’une manière axiomatique comme étant les trois constituants d’une subjectivité. Chacun de ces éléments est noué aux deux autres, de manière telle que la libération d’un libère les deux qui restent. C’est le tissage du noeud borroméen. Il apparait dans l’emblème des trois familles des iles borroméennes, ainsi que dans des illustrations de la Trinité chrétienne.

Cette réduction du sens à un tissage à trois éléments est peut être pas facile à admettre. C’est la raison pour laquelle qu’en abordant la question de la toute-puissance maternelle dans la figure déifiée d’une femme je vais essayer de vous rendre sensibles à la topologie.

J’évoquerai ainsi :
- l’existence d’un passage dans la constitution du sujet où la mère est perçue comme toute-puissante, ce qui serait le socle de la divinisation possible d’une femme
et aussi
- un autre passage, celui de l’invention du monothéisme, que je met en rapport avec la loi du père qui viendrait détacher le petit de l’homme d’une position d’otage vis à vis de la déité maternelle. Remarquons que le monothéisme apparaitrait d’une manière simultanée avec une autre invention qu’on peut concevoir aussi comme un « passage structurel », celui de l’invention de l’alphabet.

Autant le monothéisme que l’écriture alphabétique nous invitent à une sorte de détachement. Celle du Dieu monothéiste, nous invite à nous déprendre de l’idolâtrie et de l’adoration des femmes, celle de l’écriture implique la perte des objets du monde sensible. (Je développe ceci dans mon livre, la perte du rapport avec le monde sensible à partir du moment où s’impose un certain rapport au symbolique)
L’apparition en même temps de ces deux éléments fondamentaux en Occident me fait penser qu’ils sont en rapport.

Vous n’êtes pas sans savoir, et si vous ne le savez pas, je vais vous le raconter, que l’Ancien Testament est en lui même une version tout à fait nouvelle de mythes du Proche Orient à son époque, quoique entièrement revus et corrigés par l’effet radical de l’invention du monothéisme.
J’ai découvert cette thèse dans un ouvrage de Jean Bottéro, un éminent assyriologue, traducteur de L’Epopée de Gilgamesh.
Le livre de cet auteur qui articule le lien étroit entre les textes de l’Ancienne Mésopotamie et l’Ancien testament s’appelle, La naissance de Dieu.

C’est Bottéro qui m’a fait connaître Ishtar, grande déesse mésopotamienne, que la Bible décrit comme la prostituée de Babylone. Il s’agit en réalité d’un culte à une déesse très bien implantée en Mésopotamie depuis les sumériens. Ses prêtresses étaient censées avoir un rapport sexuel rituel avec le roi ou figure politique pour garantir une bonne récolte. Pour Kramer, la liturgie consistait en une procession sur un grand lit, du roi et de la prêtresse d’Ishtar… Hérodote aurait écrit qu’en haut de la tour de Babel se trouvait le lit d’Ishtar. On pouvait lire cela à l’Institut du Monde arabe, à exposition sur la tour de Babel.

Par ailleurs et en lisant ce même auteur mais avec mon bagage d’analyste bien sûr, je suivais la trace du passage de l’écriture cunéiforme à l’écriture alphabétique. Gilgamesh (2200) est un texte écrit en cunéiforme et le Ancien Testament (600) en alphabétique. (Iliade : 750)

Qu’est-ce qui fait qu’un peuple, une région ou un petit enfant accède à la transformation des choses et du monde qu’impose la lecture et l’écriture ? Celles et ceux qui travaillent avec des petits enfants connaissent la question, qu’est-ce qui fait qu’un enfant puisse passer au CP, ou au contraire, ce qui fait qu’il soit maintenu en grande section de maternelle ?

Qu’est-ce qui fait qu’un homme de l’Antiquité ait pu se débarrasser des milliers de signes de l’écriture idéographique pour passer aux 23 signes d’un abécédaire ?

On peut également, en retournant la question, se demander qu’est-ce qu’il en était des peuples colonisées en Amérique latine et ailleurs, là où l’écriture alphabétique est arrivée comme une arme redoutable détruisant leur mode de croire et de parler - autrement dit, leur mode de jouissance, au nom d’une valeur universelle. Le culte à la Pachamama persiste de nos jours dans les Hauts Plateaux andins, ancienne région dominée par les Incas. Malgré son association a la vierge Marie, le rituel demeure. Avant de boire, on verse la première gorgée à la terre.
La Pachamama est une autre déesse, fort sympathique d’ailleurs, conçue elle sous la forme d’une vieille dame qui marche en filant la laine, de lama, d’alpaga, ça va de soi. A en croire le guide du site archéologique de Tilcara, si vous êtes perdu et seul une soirée de brouillard sur les montagnes qui bordent le désert de l’Altiplano, et vous croisez une vieille dame qui comme toutes les femmes marche en filant la laine, cela vous donne froid au dos. Elle tisse le fil de votre vie. C’est une présence qui fait peur parce qu’elle vous rappelle la fragilité de votre existence.
Il s’agit certainement d’une production mythique qui noue à sa façon le réel, l’imaginaire et le symbolique. Et qui régit en tant que telle une modalité de donner sens à la vie en société.

Mais nous, nous avons a faire avec la lettre. La lettre est au coeur de l’enseignement de Lacan. Lapsus rêves équivoques…
Et à partir de l’analyse on se demande quels sont les conditions pour qu’un sujet entre dans le monde du symbole écrit ?
De plus, pour Lacan, « la lettre féminise ».
Je me suis dit qu’une voie d’accès à des réponses possibles serait justement celle de l’invention de l’écriture.
Mais chaque réponse s’ouvrait sur des centaines d’autres questions.
C’est comme l’histoire du papi qui conduisant sa voiture sur l’autoroute reçoit le coup de fil de sa femme l’avertissant qu’une voiture circule en contresens sur la même autoroute, à quoi le papi répond, Une voiture, tu dis? ce sont des centaines !

Venons en donc à ce qu’il y a de Primordial dans cette affaire. Ce qu’il y a d’archaïque en tâchant d’être lacaniens. Je vous propose que les déesses que l’homme s’est crées tout au long de l’humanité à nos jours, ce sont des figures qui proviennent de ce qui fut à l’aube de la vie de chacun, le rapport primitif à la mère.
C’est la première question que nous nous posons, celle de la manière dont est reprise la relation primordial de l’enfant à la mère, comme un moment de sa constitution subjective qui n’aurait pas été complètement dépassé ou symbolisé. Comme quelque chose qui perdurerait en deçà ou au-delà de l’incidence de la fonction du père, ou de sa métaphore qui est d’amener l’enfant au détachement de cette figure archaïque.

Freud pour sa part, dans le formidable ouvrage du « Moïse et le monothéisme » avance de façon très dialectique de quelle manière le christianisme implique d’un côté une avancée et de l’autre une régression. Régression dans la mesure où il reprend trois croyances « égyptiennes » dépassées par le judaïsme et qui sont : la croyance dans la vie après la mort, l’idolâtrie, et l’adoration d’une figure féminine. Mais c’est aussi une avancée parce qu’elle forge une issue nouvelle au meurtre du père.(Le fils se sacrifie pour nous)

Voyons alors comment Lacan amène la question de la toute puissance maternelle, véritable socle de cette croyance dans une figure tutélaire féminine. C’est dans le séminaire de La Relation d’objet qu’il déploie la question. Je vous propose alors un lecture rapide de la leçon 4 du 12 décembre 1956 qui est la leçon où Lacan décrit la mise en place de la mère toute-puissante à un moment précoce, archaïque du sujet, avant même qu’il puisse se distinguer en tant qu’un Moi.
Certes, je fais une extrapolation entre ce primordial de l’enfant, au temps de sa constitution subjective avec le primordial si l’on peut dire de l’humanité, parce que je pense que c’est pertinent dans la mesure où cela peut éclairer certains points où le social et le subjectif se tissent ensemble. L’un ne va pas sans l’autre, comme vous le verrez plus loin.

Pour résumer, on peut dire que quelque chose démarre avec le cri du nourrisson. Il instaure avec son cri un appel à la mère. L’appel et la réponse ainsi induite met en place une alternance présence - absence, véritable ébauche d’un système symbolique.
Il y a un objet réel, le sein ou le biberon, qui n’est pas nécessairement perçu par le bébé comme un objet. Il instaure par contre une périodicité avant que le sujet puisse distinguer ce qui deviendra plus tard le moi et le non-moi. Il n’y a pas encore de constitution de l’autre, pour le bébé. Il y a pour lui l’alternance du Fort-Da. L’Autre est là, mais l’enfant ne le perçois nécessairement pas. On peut aller jusqu’à dire que pour l’enfant, le sein est une partie de son corps propre.
La mère est d’emblée située par Lacan comme autre chose que l’objet réel primitif, le sein ou son succédanée, biberon, tétine.

Un premier ordre symbolique donc se mettra en place à partir du « couplage présence-absence » articulé précocement par l’enfant. Il connote la première constitution de l’agent de la frustration, nous dit Lacan. La scansion de cet appel nous donne l’amorce de l’ordre symbolique où va s’articuler une relation réelle avec la relation symbolique. Ceci à partir des séquences groupées des plus et des moins (il renvoie ici à la Lettre volée) où il y a virtuellement l’origine, la naissance, la possibilité, et la condition fondamentale de l’ordre symbolique. L’agent symbolique est là mais il n’est pas perçu.

« Un moment de virage a lieu quand cette relation primordiale à l’objet réel s’ouvre vers une relation plus complexe, y introduisant une dialectique » , avance Lacan. Si la mère ne répond plus, elle sort de la structuration symbolique du Fort-Da (appelée quand absente, rejetée quand présente, par une vocalise) pour devenir réelle. Nous l’avons dégagée de l’objet réel qui est l’objet de satisfaction de l’enfant. Elle ne réponds plus qu’à son gré. Elle devient ainsi en quelque sorte ce qui est l’amorce de la structuration de toute la réalité pour la suite. Elle devient une puissance. A partir du moment où la mère devient une puissance ce sera dorénavant d’elle que va dépendre de la manière la plus manifestée l’accès à l’objet (jusque là ils étaient simplement des objets de satisfaction qui marquaient l’alternance), avec, comme conséquence, le changement de la nature même de l’objet. Il va devenir un objet de don qui dépend de l’agent devenu réel de la puissance maternelle.
A partir de ce moment l’objet sera marqué de la valeur de cette puissance qui peut ne pas répondre. La position se renverse : la mère est devenue réelle et l’objet devient symbolique.

Notez donc ici à l’ouvre le jeu des registres RSI.
A partir de ce moment l’objet aura deux ordres de propriétés satisfaisantes : d’une part, il satisfait un besoin, d’autre part, il symbolise la puissance favorable.

C’est ici qui s’articule ce qu’il en est, à mon avis, d’une figure féminine déifiée, puisque toute-puissante, dans toute la mesure où elles représente une puissance favorable. C’est justement ce statut qui fait qu’un don quelconque satisfera le sujet, parce qu’il sera marqué de sa grâce. Le sujet pourra être comblé par un rien, puisque ce rien correspond à une symbolisation archaïque que fait que ce don sera reçu comme la reconnaissance d’une instance aimable. Elle peut donner n’importe quoi. (pages 125, 126)
La mère incarne une puissance réelle qui peut combler le sujet avec un rien.

Mais ce rien ce n’est pas vraiment n’importe quoi. Ce rien est le résultat d’une opération symbolique. Ce qu’elle donne est un symbole, et tant que tel, il est frappé de négativité.
La relation primordiale répond ou met en place un ordre symbolique primitif. En revanche, le don ne devient possible qu’à partir d’une notion d’absence mise en rapport avec un Autre. La présence de l’objet dépende maintenant d’un autre. Ce n’est plus le Fort Da, ou l’alternance « automatique ».

Apparaît ici l’absence possible de celui qui donne, et aussi sa volonté, qui peut refuser le don. Le sujet sera amené à subir ces conséquences dans l’expérience de la frustration qui ne manquera pas de survenir dans la relation avec la mère.
Ce passage de la mère à la réalité fait apparaître l’instance que le sujet ne percevait pas, et dont sa satisfaction dépendait dès le début. Cela oblige le bébé à percevoir que la présence-absence de l’objet primordial dépend maintenant du bon vouloir de quelqu’un, de l’autre, de la mère à l’occasion. C’est ici que le registre des éléments en jeu se transforme.
A un premier temps, un objet réel ponctue le temps.
Ensuite, il y a perception de la mère comme pouvant le frustrer. Le réel dirions nous, se déplace vers l’agent qui le frustre, et du coup l’objet devient symbolique, il est le symbole du don qui lui vient de l’Autre.
Cette transformation explique l’idée de Melanie Klein qui pose la mère à ce moment-là comme un contenant qui contient tout, dans la mesure où elle détiendrait tout ce dont le sujet peut avoir besoin. Mais Lacan va relativiser cette vision de Melanie Klein en y introduisant le notion fondamentale de manque chez la mère.

C’est important à remarquer qu’ici l’enchainement logique du texte de la leçon, de la démonstration de Lacan dans ce séminaire, change. Ce n’est pas rien de changer le fil d’une idée qui va en se déployant : Il reprend les choses à partir d’un autre angle. Et ce n’est pas n’importe lequel.
Soulignons donc que c’est sur ce point où la mère toute-puissante devient un tout contenant tous les objets (si l’on reprend l’idée kleinienne), ceux qui satisfont le besoin, et les riens comme don.
Le nouveau départ dans la logique de Lacan démarre avec un paragraphe où il cite Freud. Il revient à ses sources.
Il y a quelque chose dans le monde des objets qui a une fonction paradoxalement décisive, le phallus. Autrement dit, l’image du pénis en érection.

Si je dis changement du discours avec « l’introduction du phallus » c’est qu’il introduit là un élément nouveau qui lui permet de faire le point sur la subjectivité de la mère cette fois. La mère en tant que femme.

Soulignons que depuis le début de cette leçon, Lacan parle du point de vue du bébé. Maintenant la perspective change. Il va expliquer ce qui se passe du côté de la mère, et, en simultanée.
Il a besoin d’introduire l’existence dans le discours social d’un objet imaginaire qui prend une importance décisive chez « les membres de l’humanité auxquels il manque », la femme. L’homme du coup est ensuite défini comme « celui qui peut s’assurer d’en avoir la réalité et qui assure comme licite, comme permis, l’usage ». Fin de citation.
En réalité, l’idée que la mère puisse posséder tous les objets, c’est une vision du côté bébé. Ceci dit, on peut rester un bébé toute sa vie…
Mais la structure psychique, telle que Lacan nous apprend à la concevoir, nécessite de tenir en compte ce qui se joue chez la mère en tant que femme, en tant que porteuse d’un manque.
Le phallus en tant que manque permet de situer le rapport le plus étroit de la relation d’une femme, la mère, avec son enfant.
Elle n’a pas le phallus, mais elle a autre chose qui lui ressemble énormément, son bout de choux. C’est sa façon de l’avoir symboliquement comme un don qui lui vient d’un Autre…

C'est ce qui amenait Melman à se demander il y a des années sur l’effet dans la constitution subjective d’un sujet si celui qui l’a en charge est un homme. Il est difficile d’imaginer qu’un homme puisse aimer son enfant de la même façon qu’une femme. Il y a un creux pour accueillir un enfant qui est féminin. C’est à partir de ce manque qu’elle aime.
Evidement, la question prend un tour de plus dans le social contemporain.
L’enfant devient à son tour objet de satisfaction pour elle - il n’était pas question au début de la leçon d’une quelconque satisfaction de la mère. L’enfant calme plus ou moins bien son besoin du phallus à elle.

Voici donc pour la mise en place du processus qui pourrait rendre compte de la figure de la déesse. Pleine de grâce, on lui prie le rien symbolique porteur de sa bonne volonté.
Vous connaissez la suite : le phallus comme signifiant se trouve dans le social, il est porté par les discours qui entourent le bébé, par la place qu’il occupe dans l’inconscient de sa mère, ou dans le symbolique du père.

Or, ce phallus n’opère comme symbole que parce qu’il est refoulé. C’est un signifiant qui ordonne la parole, lui donne une direction à partir de son refoulement. Un refoulé primordial qui est à l’oeuvre dans le texte de l’Ancien Testament, tout en reprenant beaucoup de mythes du Proche Orient, mais à partir des conséquences logiques d’un refoulement radical du sexuel, le sexuel que l’on constate, qui se manifeste dans tous les textes de la région qui ont précédé l’avènement d’un écrit monothéiste.

La Bible est un texte essentiellement pudique par rapport, par exemple, au textes qui s’adressent au culte d’Ishtar où les descriptions sont assez crues.

***

Pour finir, je dirai deux mots sur l’autre figure féminine déifiée, Marie, que la religion chrétienne consacre comme sainte.
Je dois avouer que le commentaire de Lacan sur la mère toute puissante, celle dont le don serait le rien marqué de sa grâce m’a tout de suite fait penser à Marie. Mais un différence colossale sépare Ishtar de Marie Chez Marie c’est l’absolue chasteté qui fait la force.
Mais je voudrais insister sur un point plus délicat. Au-delà de sa puissance, la figure de Marie représente, sans qu’on y pense, ce qui peut arriver de plus horrible à une femme : la mort de son enfant.
Certes, le récit glorifie Jesus qui ressuscite et rejoint Dieu le père. Il nie la mort. Mais, de la même manière que Lacan retourne son discours pour centrer les choses du côté de la subjectivité de la mère, il y a dans le récit religieux la description de la perte la plus horrible et insupportable dans la vie d’une femme.
C’est à ce titre que j’évoquerai ici ce que Melman a dit un jour à Reims. Etant la pire des choses qui peut arriver à une femme, il arrive que ce fantasme envahisse la pensée d’une femme-mère comme une stratégie inconsciente de trouver là un équivalent de la castration « aboutie » chez l’homme. Castration, qui de règle n’a pas lieu chez elle. Elle n’a rien à perdre d’équivalent au phallus en jeu dans la castration chez l’homme, si ce n’est cet ersatz de phallus que peut être son enfant.
Ceci me fait penser que le culte à Marie est un récit, ou un mythe dans le sens où un mythe cherche à épuiser les significations d’un énigme sans réponse. Le culte de Marie est en rapport avec le manque chez la femme, ce qui la rend incomplète, certes, mais aussi, ce qui permet d’articuler que l’amour c’est donner ce qu’on n’a pas…

Il y a quelque chose de l’amour maternel qui n’est concevable qu’à partir de son manque, du manque qui in fine est au coeur de notre identité.
Il est fort possible que les figures déifiés soient la persistance dans le déni de ce manque là. La croyance dans une toute-puissance féminine nous rassurerait de son amour inconditionnel total et définitif dans le mesure où il ne peut être conçu que dans la mesure de sa démesure. La fonction du père aurait comme fonction de nous détacher de ce lien à la mère, en faisant de son amour à lui quelque chose qui est conditionné à l’assomption du désir par le sujet.

 

Sur l'amour. De la toute-puissance maternelle au manque dans l'Autre. Virginia Hasenbalg


Sur l’Amour
De la toute-puissance maternelle au manque dans l’Autre
Virginia Hasenbalg-Corabianu
Mathinée lacanienne du 6 avril 2019

Vous n’êtes pas sans savoir en tant que fidèles des Mathinées lacaniennes, que depuis 10 ans nous travaillons sur les mathématiques et la psychanalyse, et que cela a été la source d’inspiration du livre « De Pythagore à Lacan » que j’ai publié il y a trois ans. Ce livre correspond à l’idée que je m’étais faite de l’outil mathématique nécessaire à la compréhension de la psychanalyse lacanienne.
Mais la logique et l’outil mathématique ne sont pas là uniquement pour être décodés mais également pour être mis à profit dans la compréhension d’autres thèmes, comme celui par exemple, tenez vous bien, de l’amour, qui gagne à être abordé par le noeud borroméen.
J’espère que cela aiguisera votre curiosité. La tache ne sera peut être pas facile. Mais on se donnera le temps nécessaire.

Mon point de départ, ce qui a déclenché cette quête, est un passage sur l’amour dans la leçon 12 du séminaire à l’étude (Relation d’objet), passage qui est loin d’être univoque. Je vous dirai plus loin de quoi il est question.

En tout cas pour introduire cette question complexe, j’ai choisi ce titre « De la toute-puissance maternelle au manque dans l’Autre ». Il désigne ce que j’entends comme le franchissement dont il est question dans l’amour. Il s’agit aussi du passage que la psychanalyse rendrait possible pour celui qui s’y engage.

Ce séminaire nous met au travail sur des questions qui concernent ce que Lacan qualifie comme « primordial ». C’est le signifiant employé à cette époque de son enseignement pour désigner en quelque sorte le passage structurel d’une phase préœdipienne vers l’Oedipe et la castration, et ses aléas.

L’étape préœdipienne porte la marque d’une aliénation à l’Autre primordial, la mère, et ceci selon les possibilités offertes par les échanges entre la mère et l’enfant suivant la place occupée par le pénis et/ou le phallus.

J’aimerai rappeler à ce propos les deux schémas des premiers leçons, schémas qui illustrent et rendent perceptibles en quelque sorte quelques invariants sur lesquels vont s’accommoder les possibilités combinatoires décrites par Lacan.

L’un c’est le ternaire mère, phallus et enfant dont il nous dira dans un deuxième temps que le père est chargé d’en maintenir la distinction.

L’autre, le schéma L, avec lequel Lacan insiste sur le leurre à l’oeuvre dans tout travail analytique qui se contente d’opérer sur l’axe imaginaire a-a’, méconnaissant par là les lieux de l’Autre et du sujet reliés par le Symbolique lui-même. Le Symbolique se voit ainsi voilé, empêché par l’effet de trappe propre à l’imaginaire spéculaire.

Je le résumerai ainsi : à partir d’une première jubilation devant sa propre image unifié dans le miroir, le sujet à venir reste attrapé par cette image de lui-même, qui, en dehors de lui-même, devient apte et nécessairement prompte à être occupé par quelqu’un d’autre, celui qui se trouve en face de lui.
Rappelez vous le passage de Saint Augustin lorsqu’il décrit les sentiments douloureux de l’enfant face au petit frère nourrisson occupant la place qu’il avait occupé lui-même auparavant dans les bras de sa mère.

Cet autre devient du coup usurpateur, rival et déclencheur de l’agressivité que nous savons.
Mais il sera aussi à la merci des sentiments amoureux dès que le narcissisme mettra en place un jeu de séduction qui va opérer pour « faire croire » à l’autre, au petit autre, que moi, ou lui est cet objet ou cette image qui a pu faire miroiter un jour, dans le passé lointain, l’objet merveilleux d’une identification primordiale à soi-même.

La dimension leurrante de ce sentiment amoureux n’est pas à démontrer.
Il est par contre intéressant de voir comment Lacan déplie une série de possibilités de cette enjeu imaginaire en faisant entrer dans le jeu, toujours imaginaire et préœdipien, la place et la fonction du phallus imaginaire.
Il est curieux de voir la description détaillée que fait Lacan sur la manière dont un homme et une femme peuvent se blottir l’un contre l’autre, laissant entendre par là que l’un ou l’autre serait celui qui est, ou celui qui a, ce qui complèterait l’autre. Et j’ajoute, en s’endormant.
Tout en étant clairement un enjeu imaginaire, c’est un tout petit peu surprenant cette dénonciation d’un enjeu imaginaire qui relèverait aussi, quand même, à mon avis, de la tendresse humaine. (ref)
Je dis cela en passant, parce que c’est à réfléchir, et je me dis que peut être Lacan était jeune à l’époque, et qu’il avait hâte de dénoncer l’imaginaire dont il fallait se débarrasser par une symbolisation opportune qui mette en place le désir. C’était aussi son arme contre les dérives de la pratique analytique de son époque, dont il ne nous épargne pas ni les dérives ni les bavures.
On le comprend. En ceci il n’a pas tort!
Il y a pourtant dans ce séminaire une question sur de l’amour qui me travaille et questionne, dans la mesure où justement elle nécessite, à mon avis, d’être étudiée et clarifiée. J’avais essayé d’en dire un mot, d’aborder ce thème au cartel de préparation, mais sans succès. Alors je me suis remise au tango. J’ai fait donc un pas de côté, en relisant tout le séminaire, pour revoir comment Lacan articulait la toute-puissance maternelle au manque, comme condition de l’amour.
En grandes lignes, voilà le programme que je me propose à developper, avec votre bienveillance, j’espère.

Il s’agit en fait d’un passage à la fin de la leçon 12 du 6 mars, pages 361 et 362 de notre dernière version.
Je vais vous livrer une interprétation de ce passage tout de suite. Il est loin d’ être transparent et demeure assez incompréhensible, méritant d’être travaillée.
Après avoir longuement explicité la place de la fonction du père dans cette leçon 12, Lacan dit à peu près ceci:

 Dans toute la mesure où, au-delà de ce à quoi le père réel autorise…
Ce père fait rentrer la loi dans le choix objectal. Mais c’est au-delà de ce choix,

c’est au-delà de ce choix qu’il y a toujours dans l’amour ce qui est visé,
quelque chose est visé au-delà du choix objectal légal

c’est-à-dire non pas l’objet légal, ni l’objet de satisfaction, mais l’être,
le signifiant « être » apparaît à trois ou quatre reprises effectivement pour désigner la mère au-delà de sa condition d’objet : Page 308 …la relation d’amour avec tout ce qu’elle implique par elle même d’élaboré, non pas au second degré, mais au troisième degré, n’implique pas seulement en face de soi un objet, mais un être. (Page 316) Je vous ai parlé de la relation primitive à la mère, qui devient au même moment un être réel… la toute-puissance de cet être réel dont dépend, absolument et sans recours, le don ou le non-don…

l’amour est quelque chose qui, dans un être, est aimé au-delà de ce qu’il est, c’est quelque chose qui en fin de compte, dans un être est ce qui lui manque, (23 janvier 57)

c’est-à-dire, l’objet saisi précisément dans ce qui lui manque.

Si, au-delà de la mère comme objet, il y a situer la mère comme sujet, ce sujet frappé par le manque relèverait de l’être

C’est pour cela que nous voyons ne jamais se confondre l’amour et l’union consacrée…
L’union consacrée serait le mariage « institutionnalisé » selon le choix d’objet dicté par la loi du père. A ne pas confondre avec l’amour.

… C’est la structure même qui distingue la relation imaginaire primitive, celle par où l’enfant est introduit à cet au-delà de la mère, qui est ce que déjà par sa mère il expérimente de ce quelque chose par où l’être humain est un être privé et un être délaissé… C’est elle (la structure ?) qui fonde la distinction de cette expérience imaginaire et de l’expérience symbolique qui la normative mais uniquement par le truchement de la loi, et le fait que beaucoup de choses s’en conservent, qui ne nous permettent en aucun cas de parler de relation amoureuse comme relevant simplement de la relation d’objet. »

Voila ces phrases programmatiques… Ce que j’entends : L’amour serait à chercher au-delà de la loi qui normative le rapport entre les hommes et les femmes. Quelque chose perdure de ce rapport primordial à la mère au-delà de son efficace normativante et qui est colmaté par les équations résolutives de l’Oedipe. Lacan ne dit pas ici « hors » de la loi, mais au-delà de la loi, et en rapport avec quelque chose qui semble annoncer le manque à être, d’une part, et le fait que, si l’amour c’est donner ce qu’on n’a pas, c’est justement ce fait de structure qui rappelle que l’être humain, originairement est un être privé et délaissé. Une vérité de la structure ?

La question de l’amour est aussi bien évoquée que noyée dans ce séminaire autour du manque chez la mère. Lacan y revient à quelques reprises sur le moment de rencontre avec la mère manquante, atteinte dans sa puissance, somme toute, désirante. Ces moments sont décrits comme une véritable bascule subjective, ce qui n’est pas sans rapport avec l’expression classique de Freud quand il dit que la véritable castration c’est la castration de la mère, comme moment mythique crucial et structurant dans l’histoire du sujet. Autrement dit, il lui manque quelque chose. Ce qui chez Freud est décrit comme image du manque de pénis, sera repris par Lacan comme défaillance dans la puissance. Il manque quelque chose à la mère, ergo, elle est désirante. Le manque est associé par Lacan au désir, chez la mère, chez l’Autre. Elle n’est pas toute-puissante parce qu’elle ne se suffit pas à elle même. Voir ici la mère mythique comme contenant de tous les objets, qui caractérise la théorie de la théorie de Melanie Klein. Alors que ce qui se dégage comme essentiel serait plutôt son incomplétude. Et dire incomplétude ne laisserait-il pas laisser se profiler la « pas toute » ?

Permettez moi encore une digression sur l’enseignement de Lacan des années plus tard : en revoyant sa théorie avec le noeud borroméen il remet en place l’imaginaire par rapport à l’amour. Non pas l’hainemoration, dont l’orthographe dit bien l’enjeu spéculaire d’amour et de haine dans le rapport narcissique. Avec le noeud, il introduira l’imaginaire comme moyen (le rond moyen du noeud) dans l’amour. Cette notion méritera qu’on s’y attelle un jour.
Si j’en parle c’est pour vérifier en quelque sorte l’axe qui semble se dégager, un fil de pensée dans ce séminaire à l’étude.

Je sais que ce faisant je m’écarte de ce qui a toujours été ma méthode de lecture des séminaires, où il m’a toujours semblé nécessaire de suivre le développement de la pensée de Lacan, comme une sorte de work in progress, sans m’avancer sur ce qu’il aurait dit plus tard.
Vous voyez, ici je fais exception et je vais voir dire pourquoi.

Je lis dans ce séminaire une sorte de colonne vertébrale dans ce passage de la mère toute-puissante, concept largement développé dans ces séminaires, à celui bien plus tardif de manque dans l’Autre.

Je vous propose alors un lecture rapide de la leçon 4 du 12 décembre, où Lacan pose la mise en place de la mère toute-puissante. Il est question de la période ou l’étape que Lacan appelle « primordiale », comme je vous le disais tout à l’heure.
La difficulté de cette articulation est son apparente étagement temporel. Ne perdons pas de vue qu’il s‘agit de moments structuraux et je vais essayer d’en dire quelques mots.
Vous verrez qu’à chaque moment il s’agit de saisir ce qu’il en est des conséquences sur l’appareil psychique des fixations possibles.

Nous sommes dans une étape préœdipienne, reconstruite dans l’après-coup.

Pour résumer, on peut dire que tout démarre avec le cri du nourrisson. Il instaure avec son cri un appel à la mère, à celui en tout cas qui le prend en charge. (Soyons modernes)
L’appel et la réponse ainsi induite met en place une alternance présence -absence, véritable ébauche d’un système symbolique.
Il y a un objet réel, qui n’est pas nécessairement perçu par le bébé comme un objet. Il instaure par contre une périodicité avant que le sujet puisse distinguer ce qui deviendra plus tard le moi et le non-moi.
Il n’y a pas encore de constitution de l’autre, pour le bébé. Mais l’Autre est là.
La mère est autre chose que l’objet réel primitif.
«  le couplage présence absence est articulé précocement par l’enfant. Il connote la première constitution de l’agent de la frustration. La scansion de cet appel nous donne l’amorce de l’ordre symbolique où va s’articuler une relation réelle avec la relation symbolique. Ceci à partir des séquences groupées des plus et des moins où il y a virtuellement l’origine, la naissance, la possibilité, et la condition fondamentale de l’ordre symbolique. L’agent symbolique est là mais il n’est pas perçu.
« Un moment de virage a lieu quand cette relation primordiale à l’objet réel s’ouvre vers une relation plus complexe, y introduisant une dialectique. Si la mère ne répond plus, elle sort de la structuration symbolique du Fort-Da (appelée quand absente, rejetée quand présente, par une vocalise) pour devenir réelle. Nous l’avons dégagée de l’objet réel qui est l’objet de satisfaction de l’enfant. Elle ne réponds plus qu’à son gré. Elle devient quelque chose qui est l’amorce de la structuration de toute la réalité pour la suite. Elle devient une puissance. A partir du moment où la mère devient une puissance et ce sera dorénavant d’elle que va dépendre de la manière la plus manifestée l’accès à l’objet (jusque là ils étaient simplement des objets de satisfaction qui marquaient l’alternance). A partir de ce moment la nature de l’objet aussi va changer. Il va devenir objet de don qui dépend de l’objet qui est en fait l’agent réel qu’est devenue la puissance maternelle.
A partir de ce moment l’objet sera marqué de la valeur de cette puissance qui peut ne pas répondre. La position se renverse : la mère est devenue réelle et l’objet devient symbolique.
A partir de ce moment l’objet aura deux ordres de propriétés satisfaisantes: d’une part, il satisfait un besoin, d’autre part, il symbolise la puissance favorable.
Il y aurait beaucoup de choses à dire sur cette « puissance favorable » maternelle, ou plutôt originaire… dont un don, fut-ce de rien, comble le sujet en devenir…

C’est la mère qui est toute-puissante, ce n’est pas l’enfant. Lacan y insiste.
« C’est un moment décisif. Le passage de la mère à la réalité à partir d’une symbolisation tout à fait archaïque » (page 125) C’est le moment où la mère peut donner n’importe quoi.
Ce n’est pas de la toute-puissance de l’enfant qu’il s’agit. Ce qui est important ce sont les déceptions, les carences touchant à la toute-puissance maternelle. (126)
(on est loin de l’idée de traumatisme dû à la frustration…)
La mère passe donc de la première connotation présence-absence à quelque chose qui détient tout ce dont le sujet peut avoir besoin (ou pas). Tous ce que la mère détient devient symbolique à partir du moment où cela dépend de sa puissance.

C’est à remarquer qu’ici Lacan change de discours. Ce n’est pas rien de changer le fil d’une idée qui se déploie. Il va reprendre les choses à partir d’un autre angle. Et ce n’est pas n’importe lequel. Soulignons donc que c’est sur ce point où la mère toute-puissante devient un tout contenant tous les objets (si l’on reprend l’idée kleinienne), ceux décrits plus haut : ceux qui satisfont le besoin, et les riens qui sont le don.

Le nouveau départ démarre avec un paragraphe où il cite Freud : il revient à ses sources. Il y a quelque chose dans le monde des objets qui a une fonction paradoxalement décisive, le phallus. Autrement dit, l’image du pénis en érection.

Je dis changement du discours avec « l’introduction du phallus » dans son discours. Il introduit là un élément nouveau qui lui permet de faire le point sur la subjectivité de la mère. La mère en tant que femme. Curieux déplacement. Lacan arrive à la mise en place de la toute-puissance maternelle comme relevant d’un mécanisme quasi automatique. Mais à ce point il a besoin d’introduire l’existence dans le discours social de l’importance décisive de cet objet imaginaire chez « les membres de l’humanité auxquels il manque », la femme. L’homme du coup est ensuite défini comme celui qui peut s’assurer d’en avoir la réalité et qui assure comme licite, comme permis l’usage.
L’introduction du phallus ici permet de situer le rapport le plus étroit de la relation d’une femme, la mère avec son enfant.
L’enfant devient à son tour objet de satisfaction pour elle - il n’était pas question au début de la leçon d’une quelconque satisfaction de l’agent, la mère. La mère qui était un objet pour le bébé, puis un agent. Pour avancer il faut donc prendre en compte la mère en tant que faisant partie de la moitié sexuée des membres de l’humanité, comme femme.
L’enfant calme plus ou moins bien ce besoin du phallus chez elle.
Ceci a des conséquences. L’enfant peut se croire aimé pour lui-même. Mais ceci résulte en quelque sorte d’une diplopie. L’image du phallus pour la mère n’est pas complètement ramenée à l’image de l’enfant. (Enfin, elle ne devrait pas, nuance à ajouter par rapport au social contemporain !)
L’objet primordial tant désiré est doublé
- par le besoin d’une saturation imaginaire et
- par ce qui peut y avoir comme relation réelle instinctuelle à un niveau mythique avec l’enfant. Mais quelque chose reste irréductible.

L’enfant en tant que réel symbolise l’image (voir ici le noeud tel qu’il se produit chez la mère))
Il est important que l’enfant en tant que réel pour la mère prenne la fonction symbolique de son besoin imaginaire à elle.
Ces phrases sont certes complexes, voyez à l’oeuvre déjà une logique ternaire RSI. Et une sorte de retournement : L’être réel maintenant c’est l’enfant, mais il doit être symboliquement quelque chose qui répond à son besoin à elle…
(ce n’est plus le besoin propre à l’enfant, il doit par ailleurs devenir lui-même un symbole, un don…)

J’ajouterai qu’il aura sa place dans ce qui manque à sa mère, mais il devra faire la part des choses.

Ayant posé la place du phallus, Lacan revient ensuite à la perspective à partir de l’enfant, là où il l’avait laissé, face à la toute-puissance maternelle, autrement dit, de la mère comme réelle.
On bascule à la mère réelle, dont l’objet qu’elle peut donner devient symbolique, l’objet du don.

En ce moment, Lacan se pose quelques questions:
- A quel moment l’enfant accède à la structure RSI telle qu’elle se produit chez la mère ?
L’enfant devra assumer, symboliser la situation imaginaire et réelle de ce qu’est le phallus pour elle.
- A quel moment l’enfant peut-il se sentir dépossédé lui-même de quelque chose qu’il exige de la mère, en s’apercevant que ce n’est pas lui qui est aimé mais quelque chose d’autre qui est une certaine image ?

Ceci comporte un difficulté à ne pas oublier : cette image phallique, l’enfant la réalise sur lui-même, dans toute la dimension nécessaire du narcissisme. Il suffit de penser à la fascination produite par l’enfant érigé faisant ses premiers pas, pour ne donner qu’un exemple parmi d’autres de l’homo erectus.

La dernière question introduit la différence des sexes.

Récapitulons:
- au début: un archaïque primordial, absence-présence. Une suite de plus et de moins. Un premier symbolique
- Puis, se détache un objet réel ou plutôt l’être réel de la mère qui occupait auparavant la place de l’agent symbolique pas nécessairement perçu en tant que tel.
- De ceci découle, que l’objet réel du départ devient symbolique, l’objet de don.

Ici apparait le changement de discours, dans le sens où Lacan introduit « les membres de l’humanité » qu’on peut entendre comme ce qui entoure ce qui jusqu’alors il présentait comme une dyade mère-enfant. Le phallus est présent dans le lien social comme ce qui distribue séparément les hommes et les femmes. Et de là, l’apparition de la mère comme femme, marquée dans sa subjectivité par le manque du phallus.

Lacan décrit alors en premier lieu le déroulement des choses dans la perspective de l’enfant. Puis, il introduit les coordonnées qui régissent la subjectivité de la mère comme femme, et par conséquence, l’introduction du désir chez la mère, à partir du manque.

La conséquence logique de ce processus serait l’apparition du narcissisme pour le petit dans le « se croire aimé » dans une identification au phallus désiré par la mère. Un épreuve se présente ici : ce qui est aimé c’est quelque chose au-delà de lui-même, ce qui ni lui ni elle n’ont : la dépossession. Ce n’est pas la possession de l’objet phallique réel. C’est le symbole qui en découle qui a ses caractéristiques, comme l’ordre symbolique lui-même, d’être décevant.
Le caractère décevant du symbolique, évoqué par Lacan, qui renvoie au manque, n’est-il pas la « symbolisation » proposée par Lacan à la castration de la mère chez Freud ?


« Dans quelle mesure la notion que la mère manque de ce phallus, que la mère est désirante tout court, c’est-à-dire atteinte dans sa puissance, est-elle quelque chose qui pour le sujet peut être, va être plus décisif que tout ? »

Vous voyez que ce qui est plus décisif que tout, nous dit Lacan, c’est la notion du manque chez la mère, ce qui l’atteint dans la croyance qu’elle est toute-puissante.

Le cas de phobie de la petite fille qui s’ensuit reprend cette idée.
« C’est quand elle voit sa mère sous une forme débile, appuyée sur un baton, malade, fatiguée, qu’éclate la phobie. »
« Ce qui se pose comme antécédent de la phobie ce ne sont pas les frustrations, ni la perception de la différence des sexes, qu’en sais je. C’est en tant que la mère, elle, manque le phallus qui a rendu la phobie nécessaire. »(page 133)
Le remariage de la mère rééquilibre la situation : un élément symbolique au-delà de la puissance ou impuissance de la mère, le père, à proprement parler comme dégageant lui-même de ses relations avec la mère la notion de puissance permet à l’enfant de traverser la crise grave où elle était entrée devant impuissance maternelle.

« Le père est là, nous dit Lacan à propos de cette fillette. Et il suffit à maintenir entre les trois termes de la relation mère-enfant-phallus, le schéma dont je vous parlais au début, l’écart suffisant pour que le sujet n’ait à donner de soi, à y mettre du sien d’aucune façon, pour maintenir l’écart. » Pour qu’il n’ait pas à payer de sa personne.

Ce paragraphe est une vrai fulgurance qui montre l’intuition qui mènera Lacan des années plus tard au noeud borroméen.

Je pourrais m’arrêter là, mais curieusement à la leçon suivante, du 19 décembre, cette fonction du père sera mise à l’épreuve, et l’homme, en quelque sorte sera amené à se mouiller, dans le couple cette fois.
« La sortie de l’Oedipe constitue dans le plan symbolique une sorte de pacte, de droit au phallus. Une identification virile s’établit pour l’enfant, ce qui est au fondement d’une relation oedipienne normative. »

C’est en reprenant les deux types de relation à l’objet de la théorie freudienne, relation narcissique et relation anaclitique, qu’il décrit les deux manières pour un homme de s’y prendre dans sa relation avec une femme.
Dans la relation narcissique, il a besoin d’aimer, mais méconnaît jusqu’à un certain point autre. Il aime l’image de lui-même, il cherche son moi et il le trouve dans l’autre personne.
En revanche, la relation anaclitique s’étaye sur certaines modèles de la première enfance. Elle implique pour l’homme une identification à sa partenaire dans tout ce que ceci comporte de manque. Son phallus à lui serait ainsi l’enjeu du don de sa part vis à vis de l’assomption de la castration de sa mère proposant ainsi une transcendance de la frustration ou du manque d’objet.

A ce moment du séminaire, la relation archaïque est amenée à disparaître sous l’effet de l’action du père. Autrement, la permanence de la relation imaginaire voue à la perversion, aussi, et fut-elle transitoire, si dans le transfert l’analyste se situe lui-même dans l’axe imaginaire.

Je reviens donc à ma question.

Le 6 mars, Lacan revient-il sur l’efficacité de la fonction du père. Fonctionne-t-elle à 100%?

Ne voyons nous pas ici ce que nous apprenons dans l’enseignement de Melman que la père consacre une moitié de l’humanité dans son existence mais que pour l’autre, il ne peut que consacrer la maternité mais non pas la féminité ?

Le leçon 12 semble introduire la question du manque dans l’Autre, et on aimerai bien voir dans cet imaginaire originaire là ce qui relèverait de la J(A) dans le noeud borroméen, au croisement de l’imaginaire et du symbolique, comme relevant du féminin. Par ailleurs, dans le séminaires proprement topologiques, l’amour sera associé au rond de l’imaginaire comme moyen, moyen imaginaire de nouer le désir (symbolique) et réel de la Jouissance…

Mais ne perdons pas de vue la question de l’amour dans son rapport au primordial ainsi introduite.

La prochaine fois je vais vous proposer une lecture commentée des débats entre Charles Melman et Marcel Gauchet, publiés sous le titre « La maladie d’amour ».

Le mythe un bouillon cube, présentation par Vincent Azoulay du livre "Sur la tortue et la lyre" de J Sheid er J Svenbro

Le mythe un bouillon cube, Vincent Azoulay
Sur la tortue et la lyre

A la suite de Claude Lévi-Strauss, les « mythologues » se sont longtemps comportés en chasseurs-cueilleurs, recueillant patiemment toutes les versions d’un même mythe afin d’en dégager les éléments invariants. Cette approche a eu l’immense mérite de révéler l’existence d’une « pensée sauvage » – une manière logique d’appréhender le monde à travers des couples d’opposés (cru/cuit, droite/gauche, sec/humide, haut/bas…). Toutefois, cette tradition structuraliste repose sur deux postulats discutables : d’une part, elle présuppose l’existence de récits « mythiques » perçus comme tels par tout lecteur, dans le monde entier ; d’autre part, elle tend à identifier le mythe à l’histoire qui y est racontée.
Dans un ouvrage qui a fait date, L’Invention de la mythologie (Gallimard, 1986), Marcel Detienne avait déjà montré que, loin d’être une catégorie universelle, la « mythologie » était une invention moderne : le terme fut forgé au XVIIIe siècle pour isoler un certain nombre de récits considérés comme fictifs, voire irrationnels – ceux que l’on qualifiait auparavant de « fables » –, de façon à accentuer la différence entre les « mythes » païens, caractérisés par leur fausseté, et la révélation chrétienne, forcément véridique.
Dans un livre aussi original qu’inventif, Jesper Svenbro, ancien directeur de recherche au CNRS, et John Scheid, professeur au Collège de France, s’attaquent au second pilier sur lequel reposent les analyses structuralistes des mythes : leur focalisation excessive sur la narration. Leur démonstration érudite repose sur deux partis pris : tout d’abord, plutôt que d’analyser les mythes comme des produits finis – un système d’énoncés stabilisés –, il faut plutôt s’attacher à comprendre leur genèse ; ensuite, les mythes ne se fabriquent pas avec des idées, mais à partir d’objets, de mots ou de noms, qui forment la condition préalable à leur élaboration.
Le nom du héros
Telle est en particulier la force des noms :...

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Traumatisme psychique, traumatisme réel, quels enjeux ?, exposé de Choula Emerich

 

                                                        Traumatisme psychique, traumatisme réel : quels enjeux ?

Choula Emerich

                                                                                                        Juin 2018

 

En guise d'ouverture de ces journées, il m'a semblé opportun de repartir très succinctement de l'œuvre de Freud avant de reprendre les avancées de Lacan et de Melman, pour finir, si possible, par une vignette clinique.

 

Dès 1886, Freud est convaincu par l'écoute de ses patients, que c'est un traumatisme qui constitue l'étiologie de leur névrose.

Le traumatisme cause, dit-il, « une recrudescence d’excitation dans le Système Nerveux auquel celui-ci n’est pas capable de s’opposer de façon adéquate par une réaction motrice ».

 

Sa première théorisation du traumatisme, l’amène à déduire que ce traumatisme serait causé par une expérience sexuelle infantile, exercée par un adulte, le père, scène qui tomberait sous le coup d’une amnésie.

C’est ce traumatisme refoulé qui organiserait la structure de la névrose et son traitement consisterait à faire que le patient se remémore la scène traumatique inaugurale pour pouvoir lever ses symptômes.

 

Mais c'est dans son auto-analyse qu’il découvrit l'importance de la sexualité infantile et son rapport à l’amnésie qui recouvre toute cette période. C’est ce qui transforma sa compréhension du traumatisme.

Ce fut l’inauguration d'un tour de force de Freud : au bout de 10 ans de pratique, il abandonna définitivement sa Neurotica, la réalité neurologique, au bénéfice d’une autre réalité, efficiente pour la compréhension du traumatisme et de la névrose, la réalité psychique.

 

Il comprit que l’évolution infantile s’étayait par la mise en place de fantasmes élaborés par l’enfant durant ses différentes réactions aux pulsions qui l’assiégeaient par le biais des objets partiels et de la jouissance qu’ils initiaient.

La séduction réelle, le traumatisme psychique et la névrose se révèlent donc être organisés par les mêmes fantasmes conscients ou inconscients qui alimentent la vie psychique.

Quant aux traumatismes, ils se déploient dans un temps second, dans un après-coup, lorsque à l’adolescence, la pulsion génitale organise une autre compréhension de ce en quoi avait consisté leur sexualité infantile refoulée.

 

Lacan spécifiera ce temps de l’après coup, en reprenant que si Freud se faisait du trauma, à cette période, une notion ambiguë, il n’avait, par contre, jamais cédé sur le fait de la datation du trauma, puisque pour Freud c’était à cette séduction ou à cette scène inaugurale qu’il fallait remonter dans l’analyse, pour, par la levée du refoulement, reconstituer l’histoire du patient, analyser le traumatisme et lever le symptôme.

C’est donc le souvenir, incompréhensible lors de son advenue, d’une première expérience de jouissance, refoulée mais toujours là, transformée en traumatisme dans l’après-coup.

 

Cette nouvelle conception imposait une autre lecture du traumatisme, ne relevant pas forcément d’une séduction subie réellement : la scène de séduction dans le réel fit droit aux éléments psychiques de l’organisation fantasmatique, devenus causes intérieures du traumatisme psychique.

Le traumatisme infantile devenait une réaction à la jouissance et aux fantasmes sexuels Inconscients et refoulés du sujet, et surtout, le traumatisme et la névrose ne relèvent plus, pour Freud, d’une effraction dans le Réel. 

Il arrêta alors, définitivement de pratiquer l’hypnose et la suggestion.

 

Il articulera ce concept de traumatisme, en soutenant « qu’il y a un noyau primitif, originel du trauma qui constitue les conditions du refoulement ».

Le choc du traumatisme, explique-t-il, provoquera son refoulement, et de ce fait, inaugurera l’Inconscient, cet autre lieu, ce champ nouveau, qui devient ainsi totalement hétérogène à tout ce qui pouvait le confondre avec le « pas encore conscient » de l’époque.

 

Freud, soutiendra alors que c’est un traumatisme qui fonde la nécessité structurale d’un refoulement initial constitutif de l’Inconscient, ce que Lacan reprendra très exactement, pour soutenir que, «  ce premier refoulement inaugural n’est rien de moins que le refoulement originaire, refoulement du Nom du Père », qui instaure la dialectique du parlêtre.

C'est la première élaboration du Traumatisme psychique par Freud entre 1900 et 1905.

 

J'en tire une conclusion :

Nous sommes en mesure de constater que ce que Freud appelle initialement, « traumatisme psychique », c'est l'évènement qui advient dans ce moment fécond où un enfant rassemble tous les émois sexuels infantiles, tous les objets partiels, en un fantasme, et où déjà s'articule la position d'un sujet désirant bien qu'il n'ait pas les moyens de satisfaire le but de son désir.

Temps où l'enfant s'introduit locutoirement dans le langage, temps où sa jouissance n'est plus seulement autoérotique, puisqu'il est déjà vers l'autre, le semblable, qu'il prend pour objet de son désir, la mère.

C'est donc cette impossibilité d'une réalisation autre que sur le mode Imaginaire qui est vécue par le sujet comme traumatisme.

Loin d'être un traumatisme, ce temps me semble plutôt un moment, où le jeune sujet, pour qui l'Imaginaire est encore prévalent, commence à prendre un appui Symbolique, une consistance.

 

Le deuxième virage théorique fondamental de Freud pour le décryptage du traumatisme, se fit entre 1915 et 1920, et s’inaugure par un écrit : «  Considérations sur la guerre et sur la mort » où Freud soutient que nous n’avons pas voulu reconnaître l’incidence de la mort, car, dans l’Inconscient, chacun de nous est persuadé de son immortalité.

 

Pourtant, dans « l’Esquisse », Freud avait démontré que l’Inconscient est le siège d’une mémoire indestructible, structurante, qu’il est aussi le lieu d’un refoulement inaccessible dont il dit que nous ne savons rien sinon qu’il est antérieur à la fonction particulière des processus psychiques de la conscience. 

Il en déduit que l’Inconscient et ses mécanismes psychiques prévalent sur ceux de la conscience et sur ses effets de mémorisation ou de reconnaissance.

 

Lacan parle de cette « première mémoire » pour la différentier de la remémoration dans son commentaire sur la lettre volée.

Marc Darmon a donné de « l’Esquisse » une lecture topologique dans son article « Une chaîne signifiante élémentaire, la suite des alpha beta gamma delta », où il nous démontre que l’opposition de deux phonèmes, suffit, pour inscrire la suite logique qui fondera le sujet de l’Inconscient.

Pour Freud, notre psychisme serait donc organisé, dès le départ, par l’Inconscient, contrairement à ce qu'il avait jusque-là admis, et que seule la réalité psychique est la réalité déterminante pour un sujet.

 

Dans le même temps, son déchiffrage des mécanismes langagiers inconscients lui permettent de soutenir que ces mécanismes symboliques régissent, à l’insu du sujet, sa vie psychique, tant affective que volontaire.

S’y adjoignent ses nouveaux documents cliniques sur les névroses traumatiques, rassemblés durant la première guerre mondiale,

Ces trois nouvelles modalités d’exploration de la clinique seront les trois pôles de réflexion et les temps forts de sa recherche qui va déboucher sur une ré-articulation des enjeux de l’économie psychique et de la notion de traumatisme.

 

Il en dégage la suprématie de l’automatisme de la répétition, qu’il isole dans la pulsion de mort, dont il reconnait la puissance et l’antériorité, sur celles des principes de plaisir et de réalité qui gouvernaient jusque-là sa première topique. C’est ce concept qui deviendra le pivot du remaniement qu’il met en place en 1920, avec L’Au-delà du principe de plaisir.

C’est dans ce temps que Freud confirme la distinction radicale entre deux traumatismes :

 

- Celui qui instaure pour un sujet, le refoulement et un lieu Autre.

Ce traumatisme se réfère au sexuel et relève de la théorie de la séduction, die Verführung, séduction conditionnant l’organisation de la névrose du sujet.

C’est ce traumatisme qui se met en place par le biais d’un fantasme,

Nous pourrions dire que ce traumatisme est une formation de l’Inconscient.

Et c’est ce traumatisme que Charles Melman a nommé « pseudo traumatisme », dans la  leçon inaugurale qu'il fit à notre groupe de travail sur ce sujet.

Il existerait donc une différence entre le pseudo-traumatisme, formation de l’Inconscient et

- Un deuxième traumatisme qui lui, relèverait du réel de l’effraction, et de la compulsion de répétition.

Freud expliquera la sidération du sujet pris dans la répétition de ce traumatisme réel, par un excès de Jouissance, jouissance par débordement que le Moi ne peut maitriser car ce traumatisme réel échappe à toute possibilité de représentation, de mise en mots.

Nous dirions avec Lacan que le sujet est alors confronté par une jouissance ineffable à un Réel brut, sans aucune médiation et sur lequel le sujet n’a aucune prise.

C’est pour Charles Melman, le traumatisme.

 

Cette distinction primordiale, entre le pseudo-traumatisme structural et le traumatisme réel, évènementiel, Freud les a distingués théoriquement mais sans que cela ait eu pour lui, une incidence sur la direction de ses cures.

 

Par ce changement de topique, qui consiste en une prise en compte de la puissance de la pulsion de mort, Freud tente d’expliquer pourquoi, dans les névroses de guerre, le soldat est habité par le réel d’une compulsion de répétition qui fait de lui, je n’ose pas dire un sujet dans la mesure où il est coupé de sa subjectivité dans ce temps, mais un homme qui, éveillé, répète en boucle et à l’identique les épisodes morbides qu’il a vécus, et qui les revit sur le même mode, dans des cauchemars quand il a réussi à s’endormir. Compulsion de répétition d’où toute subjectivité est exclue et ce dans une finalité qui s’avoue : la recherche de la mort.

 

Cela nous donne à entendre que, dans le traumatisme réel, le patient est condamné à répéter à l’identique ; sa vie devient un arrêt sur image, et la compulsion de répétition toute puissante conduit le sujet à une impuissance à dire, à une sidération, à un équivalent de mort du sujet, dira Lacan.

Freud insiste encore, en 1932, pour distinguer le traumatisme psychique de l’effraction réelle, pour soutenir, que « le facteur traumatique ne peut être liquidé selon la norme du Principe de Plaisir. Par le Principe de Plaisir, nous n’avons pas été assurés contre les dommages objectifs mais seulement contre un dommage de notre vie psychique ». 

Rajoutons que dans ce même écrit de 1932, Freud réinterroge le concept d’Hilflogiskeit, qu’il avait mis en place en 1920, pour en faire le paradigme de cette même angoisse par débordement, chez l’adulte, angoisse qui serait à l’œuvre dans le traumatisme-effraction réelle et les névroses narcissiques, soutient-il.

Loin donc d’être organisée par la prévalence du Principe de Plaisir qui inaugura sa conceptualisation du traumatisme, la pulsion la plus archaïque pousserait donc l’humain à retourner à l’inanimé et toute vie à rechercher la mort. 

Confronté à un traumatisme réel qu’il ne peut symboliser, un sujet s’abandonnerait à la pulsion de mort. Pour lutter contre cette tentative de forcer au retour à l’inanimé, seules les « pulsions sexuelles, les pulsions de vie » affirme Freud, ont ce pouvoir.

Une question s'est imposée à moi : qu'en est-il de la jouissance du Sujet dans le traumatisme réel ?

Nous le voyons centré sur lui-même, hors altérité, rien ni personne ne suscite son intérêt.

Il est enfermé dans une jouissance qui prend son corps pour objet. Si la sexualité est devenue pour lui inexistante nous pouvons repérer que c'est dans la jouissance Autre qu'il s'est réfugié.

 

Quelle pratique avons-nous à inventer car, cliniciens, nous entendons combien ces concepts freudiens, sans cesse remaniés, ont transformé la conception du traumatisme et la direction de la cure, la sortant de la pratique de la stricte répétition à l’infini, pour mettre chaque analyste au travail d’avoir à réinterroger comment rendre possible, pour chaque patient, une autre lecture, de ce qui insiste, de ce qui se répète.

 

Si nous essayons de définir en quoi la conception lacanienne diffère de celle de Freud sur le traumatisme. Je crois que nous pouvons soutenir que pour Lacan, le traumatisme n’est pas accidentel, c’est un fait de structure.

 et puisque nous avons étudié les  Écrits Techniques, j’ai relevé pour nous une lecture que Lacan nous  donne  du traumatisme : « un élément traumatique est fondé sur une image qui n’a jamais été intégrée. C’est là que se produisent les points, les trous, les points de fracture dans l’unification, la synthèse de l’histoire du sujet, ce en quoi tout entier il peut se regrouper dans les différentes déterminations symboliques qui font de lui un sujet ayant une histoire ».

Cette lecture du traumatisme insiste sur l’incidence d’un élément Imaginaire, qui devient, faute d’avoir pu être intégré dans l’histoire du sujet, et qui, du fait de cette extra-territorialité, devient un élément Réel qui n’a pu être Symbolisé, d’où son insistance dans la répétition.

Lacan nous explique là la mise en place même du mécanisme de l’au-delà du principe de plaisir sur lequel Freud butait théoriquement : la prise en compte du Réel, le ressort de l'emprise de la répétition dans le traumatisme réel.

 

Lacan, va reprendre l’avancée et la butée freudienne, pour les réinterroger :

Le sujet, dit-il, est exposé dès sa naissance à l’irruption du sexuel qui le déborde : il est soumis frontalement au désir de l’autre réel, à quoi il ne comprend rien.

De plus, il est confronté au désir que cet autre réel entretient avec un grand Autre et avec le Phallus, ce qui est pour lui, une autre énigme, avec de surcroît, une irruption de jouissance qui le déborde qu’il ne peut ni concevoir ni mettre en mots.

C'est l'écriture qu'il nous en donne dans le graphe du désir et de son interprétation.

 

L’enfant, dès sa naissance, se trouve plongé dans un bain symbolique où le signifiant va le déterminer à son insu à une place et une fonction qu’il ne peut qu’accepter ou récuser au péril de son existence même.

Pour le petit d’homme, le traumatisme creuse la place de son entrée dans le monde réel, dans un dispositif de langage, où le sexuel organise son rapport au monde, et où sa jouissance lui impose une place qu’il aura à construire.

Le traumatisme dira-t-il est une fiction, une fixation de jouissance.

Mais la topologie va nous imposer une autre écriture.

 

C'est avec les trois registres RSI, qui s’ordonnent dans l’écriture d’un nœud, que nous pouvons trouver un appui solide pour nous repérer dans ce qui fait pour un sujet son rapport au monde, et donc au traumatisme.

Avec l’écriture du nœud borroméen, et les trois consistances R.S.I. qui organisent la structure  des champs de la parole et du langage, Lacan réorganise celle de la subjectivité selon un  modèle théorique différent de celui proposé par Freud, qui la noue entre pulsion de vie et pulsion de mort.

Comment cela change-t-il notre clinique ?

 

Pour Lacan, le traumatisme qu’il soit psychique ou effraction dans le réel, c’est le trou-matisme, joli néologisme qu’il créa dans les Non-dupes errent. Le trauma, c’est un trou dans le Symbolique.

C’est de la rencontre du Réel du sexuel impossible à Symboliser, avec une Jouissance ineffable, asymbolisable, que s’organise, pour un sujet, un fantasme autour d’un noyau insaisissable, l’objet a, cause de son désir.

Le fantasme est donc la trace de ce trou qu’opère le Réel dans le Symbolique et le traumatisme confronte le sujet, à une absence de signification, structurale, à un impossible à dire.

Lacan soulignera encore dans les Non-dupes, « là où y'a pas rapport sexuel, y'a troumatisme ».

Le traumatisme, pour Lacan, c’est la façon dont chaque parlêtre s’ordonne dans un fantasme autour d’un noyau : l’objet a, cause d’un désir qui le déplace, pour une jouissance qui le dépasse, et à laquelle il ne comprend rien, et ce, dans une écriture à inventer : nœud de trèfle, nœud à 3 où le R ferait nouage, ou nœud à 4, où le sinthome viendrait réparer un lapsus de nœud et nouer borroméennement les 3 consistances R.S.I. qui ne feraient pas nœud sans cela.

Charles Melman dans cette même conférence inaugurale, nous a aussi proposé l'écriture d'un noeud à 3, R.S.I., où le retournement du tore du Réel emprisonnerait ceux de l’Imaginaire et du Symbolique, à la manière d’une trique.

Cet impossible à dire, en quoi consiste le traumatisme Réel, Ch. Melman suggère de le lever en amenant le patient à reconstruire dans la cure, son monde imaginaire de la petite enfance, pour qu’il puisse accéder, à nouveau, à un Réel humanisé.

Comme nous le propose Charles Melman il nous faudrait tenter une ouverture, en repartant de la petite enfance, de ce temps où l'enfant est confronté au désir du Nebenmensch, cet autre secourable, de ce temps qui est aussi pour lui celui de l'articulation de son fantasme sexuel infantile, celui qui ouvre à une sexualité où l'autre tient une place. Avec comme conséquence de réintroduire le patient à une autre modalité de Jouissance que celle à laquelle il est condamné dans le Traumatisme Réel.

Le but de la cure consisterait, grâce à cette altérité reconquise, de ré-ouvrir les champs des lois de la parole et du langage, conditions nécessaires pour que le Sujet puisse à nouveau dans son quotidien vivre une relation à l'autre qui ne soit pas paranoïaque.

 

Alors, avec ces propositions qui pour moi, remanient la clinique, traiter le trou-matisme dans une cure, ne serait-ce pas, centrer notre écoute, dans une certaine visée ?

 

Si nous partons du nœud à 3 R.S.I. proposé par Ch. Melman, où le Réel emprisonne l’I et le S, dont J. Brini a écrit le retournement, écriture que je reprends à mon compte puisqu'elle m'a permis d'entendre autrement une de mes patientes, nous devrions, dans une cure, pour sortir le patient d'un traumatisme réel, arriver à opérer un retournement inverse au premier : l’Imaginaire et le Symbolique auraient à repasser par le trou dans le tore du Réel qui les avait emprisonnés, manœuvre qui libérerait chaque consistance torique, pour les rendre à nouveau autonomes  bien que nouées à trois.

 

Mais, en attendant l’appui assuré d’une écriture du nœud avant et après le traumatisme réel,

je nous propose de tenter de mesurer, par notre écoute, et par les scansions que cette écoute peut nous permettre, de mesurer l’impact que le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire introduisent dans l’existence quotidienne de ce parlêtre singulier, parole nouée par la singularité d’un fantasme, ou pas, et qui grâce aux scansions de l’analyste, pourrait permettre au patient de pouvoir les repérer à son tour, ces différents champs de la parole et du langage, pour qu’il puisse, lui aussi, s’en servir autrement, et pour qu’un dire puisse s’y ordonner, à nouveau, pour lui.

 

Je peux vous l’illustrer d’une vignette clinique où j’ai tenté avec une de mes patientes de mettre cela en pratique en travaillant quand l’occasion s’en présentait, par des coupures sur ses énoncés où une consistance était par elle isolée, en les nommant parfois, par ex. « quel Imaginaire ! » ou, « ça insiste, hein ? « ...

Elle était venue en analyse avec un symptôme qui la mettait en grande difficulté dans sa vie courante mais surtout dans sa profession.

Elle était enseignante en terminale de lycée et elle ne pouvait regarder l’autre qu’au niveau du sexe.

J’ai commencé après un certain nombre de ses « c’est curieux » et un long temps d’analyse par arrêter ses séances là-dessus, sans lui laisser finir sa phrase, jusqu’à ce qu’elle l’entende, et puis plus tard, elle a repéré que ces « c’est curieux » la sortait de la plainte.

Puis elle a entendu le regard, et son incidence sur son symptôme, sur le choix de son métier, sur sa jouissance, jusqu’à ce que, dans une séance, du Réel à son effroi, dans un débordement, s’est parlé, un retour du refoulé qui s’est donné à lire, la laissant atterrée : sa mère violée sous ses yeux par un commando victorieux rentrant dans sa ville natale, elle-même âgée de moins de 3 ans, cachée sous un escalier de la chambre où cela se passait, son petit frère à ses côtés, petit frère décédé rapidement après cette scène, à cause d'une épidémie,

sa mère avec qui jamais rien n’avait pu s’en dire, ni là-dessus ni sur sa féminité, pas plus que sur le décès de son frère, ou sur ce qu’elle nommait  jusque-là « son accident »  survenu à 3 ans, peu de temps après l' événement qui l'avait terrorisée, accident  resté jusque-là incompréhensible pour elle.
Alors qu’elle se promenait avec sa mère, elle s’est, dit-elle, « arrachée de la main de sa mère » pour se précipiter sous les chenilles du char qui défilait en vainqueur dans la ville.

Elle avait échappé à la mort de justesse,

 

Son symptôme était tombé depuis longtemps, mais le « c’est curieux » insiste et se répète dans les embarras de son existence.

J’en fais la lecture d’un Réel encore trop prégnant mais qui s’est en partie au moins, mis en mots, par à-coups, à force de dire et de silences et de reconstructions.

Mais, ça se parle, et cela se Symbolise, petit à petit, et la laisse en paix souvent mais en travail analytique, toujours, nécessairement, comme si ce Réel  " troumatique " était abyssal mais ne l’empêchait plus de mener sa vie plutôt pas trop mal, elle est devenue enseignante dans une de nos toutes grandes écoles parisiennes et, écrivain, depuis quelques années.

Serait-ce une tentative par le Symbolique, de tenter de maîtriser un tant soit peu ce Réel par la lettre avec, toutefois pour elle un inconvénient majeur. Il semble qu’elle ait toujours nécessité à ce que l’Autre que je représente et à qui elle s'adresse soit Réel sinon, elle se déprime rapidement, ce qui la maintient encore en analyse.

Est-ce dû au fait que ce traumatisme ait été si précoce et qu’il n’est jamais été ni nommé ni reconnu par sa mère, sa mère qui n'a pas eu d'autre recours, d'autre invention, que de faire un autre enfant très vite après la guerre ?

 

Ou, serait-ce dû au fait que c’est par l’analyse qu’elle a pu sortir de ce traumatisme et de ce deuil impossible à Symboliser, le lieu de l’analyse ayant permis de rendre plus consistant ce Heim autrefois vacillant dont, adolescente et jeune femme, le lieu de l'analyse lui ayant permis de rendre plus consistant ce Heim autrefois vacillant, dont, adolescente elle avait souffert et l'avait contrainte à changer de pays, de langue, de culture, et qui insistait dans ses « c'est curieux » moteur de la cure qui lui permettait, par sa répétition, de réinterroger son dire.

« C'est quand votre savoir vous apparaît suffisant que vous pouvez vous détacher normalement de votre analyse » nous dit Lacan dans sa leçon d'ouverture du Séminaire Encore. Alors ?

 

Je nous propose une écriture du nœud où le Réel aurait emprisonné l'I et le S, et ce serait le temps de la cure qui lui aurait permis de retravailler ce qu’elle a vécu enfant sur le mode Imaginaire, sans que le Symbolique lui permette de s’en dégager avant sa cure.

 

Pour advenir aujourd’hui à un nœud où le champ des trois types de jouissances sont déployées et où l'accès à la structure de son fantasme lui est aujourd'hui plus accessible, ce qui pourrait témoigner du fait qu’elle soit, au moins en partie, sortie de l’emprise de la crudité du tout Réel .

 

 

Sur le livre de Fabrizio Gambini :« Dodici luoghi lacaniani della psicoanalisi », par Fulvio della Valle

Sur « Douze lieux lacaniens de la psychanalyse », texte de Fulvio della Valle

 Le livre de Fabrizio Gambini, « Dodici luoghi lacaniani della psicoanalisi », (2018), présente une reformulation de certains thèmes majeurs de la théorie lacanienne, dans un propos où s’entrelacent harmonieusement le récit autobiographique (l'anecdote) et les considérations doctrinales (le traité). Parmi ces thèmes, nous pouvons retenir les articulations suivantes :

 

  1. Le symbolique

Lacan considère le langage comme le trait distinctif de l'homme, ainsi séparé de l'animal par un fossé irréductible, et il requalifie en termes de symbolique ou de signifiant ce que toute une tradition, philosophique et religieuse, rangeait sous la catégorie de l’esprit. L’esprit c’est le signifiant, le psychique ne peut être distingué du linguistique. Le phénomène mental, – l'idée, la représentation – possède un corps, une matérialité : le mot qui en est le support. D’où le matérialisme du signifiant que Lacan revendique pour son compte.

Le langage n'est pas conçu par Lacan comme un produit de l’homme, mais comme une émergence difficilement datable qui l’affecte, et en deçà de laquelle on ne peut remonter, car tout ce qu’on peut en penser est tributaire de cette dimension dont il s'agit précisément de faire abstraction. Aussi le langage ne peut rejoindre le mécanisme de sa genèse sans se présupposer indéfiniment lui-même.

Ce qui caractérise le langage, contrairement à l'idée première ou intuitive qu’on peut s’en faire, c’est son aspect circulaire ou autoréférentiel. Le langage n'est pas une nomenclature d'objets où les mots seraient des index, comme l’ont souligné Saussure et Wittgenstein, mais un système de relations différentielles, de combinaisons d'oppositions, où chaque élément ne prend son sens que de son rapport à tous les autres. Aussi les mots ne font que se référer à d’autres mots, au point de nous livrer à une quête infinie de ce que serait l'objet de notre discours. Le mot n'est pas l’index de la chose, dans une sorte de correspondance biunivoque qui mettrait en relation les éléments de deux ensembles indépendants, le langage et la réalité, mais le mot produit la chose, en la soustrayant à son indifférenciation dans le hic et nunc du tout en devenir. Le signifiant fait être, porte à une condition d’existence, ce qu’il nomme.

C’est cette dissymétrie entre le langage et la réalité que Lacan viserait, selon l’auteur, à travers sa formule célèbre : « Il n'y a pas de rapport sexuel ». Cette formule signifierait, au delà de son sens restreint d'incommensurabilité entre les sexes, qu'il n'y a pas de copule, de connexion entre la parole et la chose, le signifiant et le signifié, le sujet et l’objet, contrairement à ce qu’affirme la thèse hégélienne du savoir absolu, stipulant l'unité synthétique du concept et de la réalité. Le mot s'interpose entre l'homme et l'objet, induisant une séparation, une béance infranchissable. Le mot ne parvient pas à rejoindre la chose.

 

  1. L’objet (a)

De cet écart entre le mot et la chose résulte le statut de l’objet (a). Celui-ci est le résidu ou le reste de l’intersection entre le langage et le réel, le point glissant ou fuyant qui reconduit perpétuellement l’hétérogénéité des deux registres. L'objet (a) est la cause du désir, pas seulement comme objet de convoitise, mais aussi comme le « reste qui choit de toute opération de concupiscence et qui rend la satisfaction, au fond, impossible ». L’objet (a) est ce solde de la visée désirante qui sans cesse se déplace et par là même est toujours manqué, le rien qui empêche le désir de se refermer, de se clore dans une satisfaction définitive, en propulsant le sujet vers une itinérance sans répit, et dont la présence, dans son irreprésentabilité, se livre dans l'expérience de l'angoisse.

Le langage interpose une représentation entre le sujet et la chose, rompant l’unité originelle de l’organisme et de son milieu, de l'enfant et de la mère, transformant le besoin en demande et en désir, qu’il entraîne dans un défilé de représentations substitutives, aussi bien métaphoriques (sein, excrément, enfant, pénis, voix, regard) que métonymiques (carrière, nouvelle voiture, partenaire sexuel, argent, pouvoir, et ainsi de suite). L'objet de satisfaction est donc définitivement médié par le langage, et il ne peut être appréhendé que par l'intermédiaire d’une représentation, qui revêt dans ce contexte le statut du fantasme.

Cette acception de l'objet (a) comme reste s’articule avec son caractère d’objet pulsionnellement investi. La pulsion est découpée par les orifices du corps (bouche, anus, urètre, œil, oreille) à travers lesquels elle se rapporte aux objets partiels correspondants (nourriture, excrément, urine, regard, voix).

 

  1. La castration

La castration symbolique désigne la rencontre originaire de l'enfant et de l’interdit, dont la forme fondamentale est la loi de l'interdiction de l’inceste, qui induit la rupture de l'unité fusionnelle de l'enfant et de la mère, et la mise en place de l'objet (a) comme objet perdu, cause d’un désir entrainé dans un processus de relance perpétuelle. L’interdit est une limite symbolique, formulée dans le champ de la parole, par opposition à l'impossible, qui est une limite rencontrée dans le réel, sous la forme d’un heurt traumatique. L’interdit ou la prohibition, c'est-à-dire la forme de la loi, est à l’origine la formulation d’un « non », dont l'agent est le père, porteur de la fonction phallique : le Nom-du-Père.  Aussi le phallus symbolique vient désigner l'instrument, l'opérateur de l'interdiction, qui impose un ordre structurant pour l’enfant, permettant de tempérer la rencontre avec l'impossible, et de nouer le symbolique au réel. Telle est la fonction du père, qu’on retrouve au premier étage à gauche du tableau de la sexuation (il existe un x tel que non phi de x), en tant que support d'une loi qui le transcende, et qui se transmet d'une génération à l’autre. Et quand l'exercice de cette fonction phallique défaille, au moment de la structuration psychique de l'enfant, celui-ci est prédisposé à devenir psychotique. Si cette symbolisation de la limite, induite par la rencontre avec le « non » paternel, – le Nom-du-Père – n’est pas correctement mise en place dans l'organisation psychique de l'enfant, le réel et l’imaginaire se retrouvent en continuité l’un avec l'autre, en corrélation avec une forclusion du symbolique. Cette expression ne signifie pas que le psychotique n’a pas accès au langage, ne parle pas, mais que la fonction interdictrice, déployée dans le langage, et donc la dimension de la loi, dont le phallus est le symbole, n’a pas été opérante pour lui.

Plus généralement, lorsque le phallus symbolique, – c’est-à-dire ce partage entre une place d'où l'autorité s'exerce et une place où cette autorité est reçue, acceptée – n'est pas reconnu ou admis, comme dans le culte de l'égalité et de la fraternité ou dans la récusation de la figure paternelle – l’Un qui constitue l'exception – on s’expose au retour de ce phallus dans le réel, sous la forme de la matraque ou de l'objet de la perversion.

 

Conclusion

Nous avons privilégié ces trois axes pour présenter livre de F. Gambini, qui aborde aussi d'autres thèmes, tels que l'identification, le théorème des prisonniers, la lettre volée, les formules de la sexuation, la vérité, le Moi, la névrose obsessionnelle, le trou, la religion ou l'amour. L’ouvrage se distingue par l’habileté avec laquelle il tresse, dans une belle unité organique, des reformulations originales particulièrement éclairantes des concepts lacaniens, et des notations autobiographiques, ayant trait aussi bien à la vie privée qu'à la pratique clinique de l'auteur.

29/06/2018

 

 

Un axe de lecture du Séminaire II. La nature du langage, exposé de Valentin Nusinovici

2017-2018 Mathinées lacaniennes

23 septembre 2017


Un axe de lecture du Séminaire II. La nature du langage

Exposé de Valentin Nusinovici


Virginia Hasenbalg-Corabianu – Ce matin nous avons demandé à notre ami Valentin Nusinovici de nous faire un retour du Séminaire d’été sur le séminaire du Moi. Il a le choix de prendre les points qui lui ont semblé, à lui, les plus intéressants.
Je lui passe la parole.


Valentin Nusinovici –

L’axe que j’ai choisi, eh bien, ce n’est pas le moi, parce que la question du moi que ce soit sur le plan théorique ou technique, elle est quasiment réglée, même avant ce séminaire. Lacan dit des tas de choses passionnantes mais ça ne bougera pas beaucoup. Ce qui m’intéressait le plus, c’est un axe qui traverse tout le travail de Lacan, c’est la nature du langage.
Dans la conférence sur la cybernétique, la cybernétique qui tient une place importante dans ce séminaire, Lacan dit que par elle il veut éclairer la nature du langage. Je commence, par citer Fonction et champ de la parole et du langage  qui est de deux ans avant, parce que beaucoup de questions sont posées là et on va voir comment elles seront travaillées.
Dans Fonction et champ… , Lacan conseille d’approfondir la nature du langage et comment ? Ça peut étonner: en s’intéressant aux expériences d’association sur les nombres, cela ne va pas de soi.
On sait qu’en prenant au hasard, disons dans une intention de hasard, des nombres sur lesquels on fera diverses opérations, les résultats obtenus, c’est ce que Freud a mis en évidence, peuvent montrer des coïncidences frappantes avec les évènements de la vie du sujet. Faut-il y voir un déterminisme ? Lacan commence par constater que ces nombres, je le cite : « s’avèrent symbolisants de l’histoire du sujet ». C’est-à-dire que des éléments de l’histoire, de l’anamnèse, de l’histoire telle qu’elle est racontée, prennent par ces nombres une valeur symbolique. Et c’est bien ça qui importe pour nous, ce n’est pas l’histoire du sujet en tant que telle, elle n’a guère d’intérêt, c’est l’historisation, Lacan a beaucoup insisté sur ce terme dès le séminaire I, c’est l’historisation qui se fait dans la psychanalyse, dans la cure, qui nous importe.
Il continue, je vais lire quelques lignes, c’est un peu difficile mais les termes qui sont là vont revenir tout au long de ce que je vais dire. Donc les nombres s’avèrent symbolisants de l’histoire du sujet, ces nombres sont ceux qui résultent des opérations de coupure, des combinaisons qu’on a faites sur les nombres qui s’étaient présentés « au hasard ». Lacan poursuit: « si on réfute qu’ils aient déterminé la destinée, on admettra au moins que c’est dans l’ordre d’existence de leurs combinaisons - c’est-à-dire dans le langage concret qu’ils représentent - que réside tout ce que l’analyse révèle au sujet de son inconscient ».
Vous voyez comme c’est réduit, à suivre Lacan, ce que l’analyse révèle au sujet de son inconscient, ce n’est pas ce qu’il ressent, ce qu’il aime…, non, c’est quelque chose de l’ordre d’existence de ces combinaisons. Les deux points importants, les termes à retenir, ce sont : cet « ordre d’existence » (l’existence c’est ce qui surgit de ces combinaisons) et le fait que les nombres sont des représentants du langage concret c’est-à-dire du langage effectivement articulé, du langage tel qu’il est parlé. Autrement dit, Lacan ne parle pas seulement des mathématiques comme d’un langage, ce qui est assez banal, mais il lie fortement le langage mathématique au langage concret.
On voit tout de suite que si la psychanalyse doit devenir scientifique et c’est quand même la grande question, le grand souci, pour Lacan dans ces années-là, le problème, ça se lit aussi bien dans Fonction et champ que dans le séminaire II, est que cela ne pourrait se faire que par la voie d’une mathématisation. Nous savons que cela a été un échec, mais assez fécond dans son développement.
Lacan propose dans Fonction et champ… et dans la conférence Cybernétique et psychanalyse une classification des sciences: d’une part les sciences exactes, avec la physique mathématisée comme chef de file et d’autre part les sciences conjecturales c’est-à-dire les sciences du calcul du hasard, puisqu’il y a un déterminisme du hasard, avec de ce coté la cybernétique qui peut inspirer la psychanalyse.
Dans Fonction et champ…  il dit que la linguistique est notre guide, ce qui retient son intérêt c’est la mathématisation qu’opère la linguistique sur les phonèmes qu’elle décrit en couple d’oppositions.
Il fait le rapprochement, c’est un point important, entre cette structure d’opposition des phonèmes et le Fort!Da!, qui est « la vocalisation de l’absence et de la présence « où Freud désigne, je cite : « les sources subjectives de la fonction symbolique ».
Dans le séminaire II, ce n’est pas la linguistique qui va servir de point d’appui, de source d’inspiration, c’est la cybernétique. Il ne sera plus question de sources subjectives de la fonction symbolique, ni comme il est dit dans  Fonction et champ… de « la subjectivité créatrice ». Lacan va parler du sujet, non de la subjectivité. 
L’intérêt pivotant vers la cybernétique, la fonction symbolique apparait n’avoir pas sa source dans la subjectivité (ce qui ne veut pas dire qu’elle ne s’y manifeste pas, elle commande la subjectivité) mais ailleurs.

Ce qui l’intéresse fondamentalement dans la cybernétique c’est son langage binaire, cette suite de 1 et de 0, qu’il assimile, là aussi, à la succession présence-absence. Mais à la différence de la linguistique il s’agit là d’un langage non humain, d’un ordre symbolique sans racines dans l’imaginaire. C’est bien un langage, il y insiste, car il a une syntaxe: les règles qui fixent l’ordre des 1 et des 0, une syntaxe qui est celle de la logique des propositions. Cela produit un message qui tourne dans la machine et qui prend son sens quand on le coupe, comme le discours de l’analysant quand on le coupe au bon endroit, au bon moment. Il y a donc là un modèle possible de l’inconscient, de son insistance répétitive, un modèle de l’inconscient structuré comme un langage, de l’inconscient relevant du logique pur.
Lacan parle d’un « langage primordial d’avant la déterminisme ». Il me semble, Jean Brini et Virginia Hasenbalg-Corabianu me donneront leur avis, qu’avec la suite des α, β, δ, Lacan construit un langage lequel implique une perte, ce qui introduit un déterminisme.

Ce qui ressort de ce séminaire c’est la distinction radicale entre un ordre symbolique non humain et l’ordre du vivant. Un dualisme est ainsi mis en place qui n'est pas celui de Freud dans l’Au-delà.. Lacan parle ici du vivant, du réel du vivant qu’on ne peut assimiler à ce qu’il appellera réel d’une façon plus serrée, mais surtout de l’imaginaire du vivant. Dans l’Au-delà du principe de plaisir Freud se réfère à la biologie pour parler de pulsion de vie et de pulsion de mort, pour Lacan cette référence ne vaut pas. Pour lui quand on parle de mort on reste dans l’imaginaire car la mort réelle est comme telle innommable, on va y revenir. Mais il y a aussi la mort symbolique, dans Fonction et champ…il dit: « le symbole est le meurtre de la Chose et cette mort constitue le sujet », cette mort soutient la vie. Le premier symbole c’est la sépulture.
Vous avez remarqué qu’il ne parle jamais dans le séminaire II de pulsion de mort, mais d’instinct de mort, alors qu’il n’y a évidemment pas d’instinct dans le registre symbolique, que les instincts appartiennent au registre du vivant. Le terme d’instinct de mort dit-il, dans Fonction et champ…est ironique, je ne sais pas ce que Freud en aurait pensé.. Il dit dans le séminaire que le terme d’instinct de mort est « le masque de l’ordre symbolique ».

On a ainsi une opposition entre un ordre libidinal du coté duquel on trouve les pulsions et le moi et qui est régi par le principe de plaisir et l’ordre symbolique qui est au-delà du principe de plaisir. Bien sûr vous savez que par la suite Lacan parlera de pulsion (et non d’instinct) de mort et qu’il opposera les pulsions et le moi, mais ce sera à des moments où les questions posées seront différentes, et donc ce qu’il développera le sera aussi.

Laissons maintenant le langage artificiel pour dire quelques mots du symbole et du symbolisme dans le langage concret, on va passer au langage concret.
Dans Fonction et Champ…  et dans le séminaire II, on a souvent les termes de symbole, de symbolisme, de fonction symbolique…Essayons de voir les distinctions. Le point de départ c’est que tout objet peut prendre une valeur symbolique, que ce soit un objet matériel ou un objet imaginaire. N’oubliez pas que le moi aussi est un symbole, c’est dit plusieurs fois dans le séminaire, c’est un objet imaginaire qui dans le langage devient un symbole du sujet, un symbole fascinant, nous y croyons et il s’agit de s’en déprendre.
Mais, attention c’est là un point essentiel, ce qui constitue le symbolisme ce n’est pas le symbole, « c’est qu’on s’en serve […] pour faire exister ce qui n’existe pas ».
Lacan parle de « marquer les six côtés d’un dé » et il dit : « à jouer avec ces symboles que sont les chiffres et faire rouler le dé, à partir de là quelque chose de nouveau surgit, le désir…je ne dis même pas le désir humain car en fin de compte l’homme qui est celui qui joue avec ces dés est beaucoup plus prisonnier, captif de ce désir ainsi mis en jeu qu’il n’en est l’origine « . 

Une citation de Fonction et Champ… sur la même question, très ramassée: « l’objet symbolique libéré de son usage devient le mot, le mot libéré de l’hic et nunc ». Tous les objets peuvent prendre une valeur symbolique mais c’est quand il est décollé de son usage, qu’il n’est plus coincé dans la désignation de l’ici et maintenant, dans l’objectivation, autrement dit quand il ne fonctionne plus que comme un symbole verbal, que l’objet devient le mot.
Avec le mot, disons plus précisément: le signifiant, ce n’est pas simplement la succession de la présence et de l’absence qui entre en jeu, c’est leur simultanéité, la présence dans l’absence et inversement l’absence dans la présence. C’est un point central.
La présence dans l’absence c’est ce qu’il avait mis en acte si on peut dire, je ne suis pas sûr qu’on puisse le refaire jamais, vous vous souvenez dans le séminaire I : « quand je dis: les éléphants, les éléphants sont là » ! c’est une performance, c’est le cas de le dire. La parole, sa parole pouvait à ce moment-là, dans ces conditions-là, faire entendre, faire surgir plutôt, la présence dans l’absence.
Ce qui est intéressant c’est qu’on avait à l’époque une distinction entre cette simultanéité dans le langage parlé et la simple succession dans le langage binaire, mais j’ai appris que l’ordinateur maintenant fait aussi bien, qu’avec l’ordinateur quantique on a une e simultanéité des 1 et des 0, mais enfin on ne va pas faire parler l’ordinateur quantique.

Venons-en à l’expérience de la parole, et d’abord à ce qu’elle rencontre. Lacan y insiste dans Fonction et Champ… et dans le séminaire II: il y a un» mur du langage ». Cela fait image pour signifier quoi ? que le langage s’oppose à la parole, je cite « il s’oppose à la parole, il amortit son effet, il entre en contradiction avec elle ». Il fait obstacle à la dimension de l’Altérité avec un grand A, qui est propre à la parole, quand elle est vraiment la parole, ce que Lacan appelait la parole pleine.
Dans Fonction et Champ… il va jusqu’à parler de l’épaisseur du mur du langage. Qu’est-ce que c’est que cette épaisseur ? Ce sont, disait-il, les kilogrammes de papier imprimé, les kilomètres de sillons discographiques, les heures d’émissions radiophoniques, qui contribuent à fixer l’usage des mots et, c’est le problème, qui contribuent à ramener le langage à l’objectivation, au positivisme, à un réalisme figé. La psychanalyse n’y échappe pas bien sûr. On a fétichisé les mots de Freud, ceux de Lacan, on a imaginarisé les topiques freudiennes.
C’est pourquoi Lacan n’a cessé d’inventer de nouveaux termes, et à chaque fois d’interroger, et de déplacer leur sens, il n’y a pas chez lui de signifié fixe. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’il fait de la théorie mais qu’il ne l’expose pas comme un objet, il ne se met pas en dans une position « méta », il ne parle pas sur la théorie. Il ne fait pas que constater qu’il y a un mur du langage et l’expliquer, il ne se laisse pas arrêter par ce mur, c’est une performance qui est vraiment…à part lui je ne sais pas qui peut faire ça.
Un participant - le poète
V. Nusinovici – Le poète, bien sûr, vous avez raison de le dire, on va y revenir tout à l’heure, le poète ne se laisse pas arrêter par le mur du langage, mais il n’en fait pas la théorie.
Lacan lui, pour ne pas exposer la théorie comme un objet, a une parole, disons poétique c’est-à-dire créative. Et ça a toujours été la puissance, je ne sais pas si le terme de puissance convient là, en tout cas la particularité de son enseignement. Je reviens à Fonction et champ…, après avoir parlé de ces kilos de langage figé il dit que c’est « l’aliénation la plus profonde du sujet de la civilisation scientifique ».
V. Hasenbalg – Là c’est le mur du langage.
V. Nusinovici – C’est le mur du langage.… « la plus profonde aliénation du sujet de la civilisation scientifique ». on peut penser que dans une civilisation orale ou moins écrite la question ne soit pas la même mais enfin…
V. Hasenbalg – C’est la question de la parole. Tu fais allusion à la tradition orale. C’est cette dimension non fixée de la parole parce qu’elle n’a pas d’écriture.
V. Nusinovici – Oui. A l’inverse le mur du langage qui fait obstacle à l’Altérité a comme effet l’objectivation de l’autre avec un petit a et celle du moi. Lacan dit: « la relation spéculaire interfère avec le mur du langage ». C’est très important. Et l’analyse des résistances, puisque c’est elle qu’il a dans le collimateur dans ces années-là, l’analyse des résistances s’inscrit dans la tendance à l’objectivation, objectivation de l’objet du désir, du mouvement inconscient, cela accroît l’aliénation du sujet.
Et c’est pour cela que Lacan au début du Séminaire I, et il en parlait déjà dans Fonction et champ…, évoque le maître zen pour signifier que la coupure, la coupure hors sens que pratique le maitre zen, est moins aliénante pour le sujet que l’analyse des résistances, même si elle le désoriente, et justement parce qu’elle le désoriente.
Il y a une opposition entre le mur du langage et la nature du langage. Parler de mur du langage c’est une façon de dire la tendance à la dénaturation du langage, la dénaturation de sa nature signifiante. On peut peut-être dire ça.
Il y a cinq ou six fois dans le séminaire II le terme ineffable. Lacan se moque de l’idée qu’il y aurait un « mystère ineffable de l’expérience psychanalytique » et de la valorisation du vécu qui va avec, d’« un vécu ineffable à la limite de l’expérience psychanalytique ». C’est l’idée qu’il y aurait une limite au langage. Une telle limite n’existe pas, Lacan dit à la fin du séminaire que dès que le langage existe, la question étant celle du nombre de signes nécessaires pour qu’il y ait langage, il est un univers concret, toutes les significations doivent y tenir leur place. Donc pas d’impuissance du langage - c’est ça l’ineffable que Lacan critique - mais un impossible, car tout n’est pas langage, contrairement à ce que disait Dolto. Il y a de l’innommable, c’est-à-dire du réel au sens de Lacan. Il y a de l’innommable: la mort réelle, je le disais tout à l’heure, l’objet du désir, on y reviendra.
V. Hasenbalg – Innommable. Ineffable..
V. Nusinovici – Je vais préciser sur l’ineffable, tu as raison de poser la question. Ce que Lacan critique c’est l’ineffable entendu comme un mystère et valorisé comme tel, l’idée que ça ne peut pas passer par le langage, que ça se passe ailleurs, dans le corps, dans le vécu, dans le ressenti.
Ce qu’il dit c’est qu’il y a des « déchirures dans le discours », « le sujet raconte et il y a des déchirures dans le texte du discours ». D’où une autre tendance, inverse des tenants de l’ »ineffable », c’est la tendance à raccorder les bouts: dites ce qu’il y a là où vous bloquez, on va comprendre et donner son sens à l’histoire.
Pour Lacan il n’y a ni à raccorder les bouts de la déchirure ni à l’inverse à voir là de l’ineffable, il y a à couper à ce moment-là. Pourquoi ? Après avoir parlé des déchirures du discours, Lacan continue « il apparaît dans le discours quelque chose comme irrationnel». Et il précise: je ne vais pas vous faire entendre irrationnel au sens courant, je vous ferai entendre irrationnel comme en arithmétique, au sens du nombre irrationnel. Il avait commencé le séminaire, vous le savez, en parlant du Ménon, de l’incommensurabilité de la diagonale et du côté du carré.
Il pointe donc le sens du mot irrationnel en arithmétique, cet irrationnel-là est précieux.Il est curieux qu’il ne signale pas le sens du mot ineffable en arithmétique. Je ne sais pas s’il y pensait. On ne le trouve pas dans tous les dictionnaires, on le trouve dans le Littré: le nombre ineffable c’est justement le nombre irrationnel, le nombre incommensurable.
Il faut en venir à ceci: qu’est-ce que ce séminaire apporte qui concerne plus directement la pratique ?
Du côté du moi d’abord, c’est-à-dire du côté de sa résistance. Ça se résume vite à partir de ce que Lacan a dégagé. Le point important c’est que, pour lui, la résistance du moi n’est pas intrinsèque au moi comme chez Freud, elle est liée à la relation imaginaire, à la relation au petit autre. Et donc la conséquence, la conséquence technique, mais pas technique seulement, éthique, se déduit de ceci c’est que, dit-il, la résistance c’est vous qui la provoquez en étant situé dans l’axe imaginaire. Même si l’autre vous ne le regardez pas, vous pouvez très bien être assis dans le fauteuil et être pris dans l’axe imaginaire. La résistance vous la provoquez, dit Lacan, en imaginant qu’il faut une force pour vaincre la dite résistance du moi, qui n’est en fait qu’une inertie. Vous connaissez sa formule: la seule résistance c’est celle du psychanalyste et il doit tout faire pour l’annuler, sa cure est faite pour ça.
Du côté du langage et de la parole, on vient à ce que vous pointiez tout à l’heure. La pratique freudienne, dit Lacan, c’est une pratique poétique, c’est-à-dire créatrice, créatrice d’un sens qui va au-delà de l’imaginaire.
Je vais citer un peu parce que c’est un passage qui m’a accroché, vous verrez, je crois qu’on a un peu tendance à négliger ce qu’il dit là pour retenir plutôt ce qu’il a enseigné ensuite sur la coupure et sur l’équivoque et qui est évidemment essentiel. Il parle, c’est à la page 332, d’apprendre à l’analysant « à nommer, à articuler, à faire passer à l’existence » ce désir qui « est en-deçà de l’existence » et qui pour cette raison « insiste », insiste dans l’automatisme de répétition.
Donc faire nommer, articuler, faire passer à l’existence ce désir qui est en-deçà de l’existence. Mais, c’est bien clair, il ne s’agit pas de nommer un objet du registre imaginaire, il ne s’agit pas d’objectivation dans cette nomination. Lacan insiste beaucoup sur ce point: l’objet du désir ne peut être nommé, il met au défi de dire quel est l’objet du désir de Freud dans la Traumdeutung. L’objet a nous l’avons appris ne peut être nommé. Donc nommer, apprendre à nommer, contre l’objectivation, contre le mur du langage, pour faire surgir ce désir qui est en deçà de l’existence.
Ce n’est pas si évident cette nomination qui fait surgir un désir. On retrouve dans ce même passage ce sur quoi j’ai insisté, à savoir que le mot, et forcément la nomination,« introduit la présence comme telle et du même coup creuse l’absence comme telle ». Vous voyez, avec le terme d’existence, il s’agit encore de la présence sur fond d’absence, ou inversement. Dans cette mise en place, la présence, l’existence, relèvent du symbolique, l’absence serait du côté du trou, du réel. C’est déjà ce qui ressortait de sa comparaison des 0 et des 1 de la cybernétique avec ce qui se passe dans la cure.
Dans R.S.I. où le questionnement n’est pas le même, le trou sera du côté du symbolique et l’existence du côté du réel.
Toute existence, dit-il dans le même passage, a en soi quelque chose de tellement improbable qu’on est dans l’interrogation perpétuelle sur sa réalité. Oui. Sans objectivation il y a de l’improbable, ça peut être dérangeant bien sûr..
V. Hasenbalg – L’existence. Ce qui est improbable, c’est l’existant.
V. Nusinovici – Ce qu’il dit c’est que « toute existence a en soi quelque chose de tellement improbable qu’on est dans l’interrogation perpétuelle sur sa réalité ». Alors deux mots sur l’existence. C’est une catégorie philosophique, elle est distinguée de l’essence, de l’être. Philosophiquement l’existence est dite inobjective et contingente. Que Lacan n’oublie pas à ce moment-là l’existence comme catégorie philosophique c’est évident, il y a ce passage où il dit : « le sujet est affronté à un quod qui cherche à advenir ».
V. Hasenbalg – Quod ?
V. Nusinovici – Hubert Ricard est là et il me corrigera s’il le faut. L’essence c’est ce qui répond à la nature d’un être, c’est-à-dire à la question : quid est, quoi ? quelle chose ? L’existence répond au fait d’être. La question quod est c’est: relativement à quoi ? ou pourquoi ? Relativement à quoi implique une extériorité, d’où l’écriture ex-istence. Heidegger lui écrit ek-sistence.
Evoquer l’existence en mentionnant ce quod, qui renvoie aux scholastiques, à Saint Thomas, c’est sans doute aussi une pique contre l’existentialisme et contre Sartre en particulier, chez qui les rapports entre l’essence et l’existence ne sont pas posés de la même façon. Ici c’est une pique en douceur, mais depuis le stade du miroir ne manquent pas les attaques plus directes. Oui, bien sûr Hubert ?
Hubert Ricard – Lacan écrira « ex-sistence », il ne suivra pas Heidegger. Parce que c’est du latin que vient le mot, le préfixe c’est « ex », ça prendra à ce moment-là avec la référence au nœud un sens bien plus déterminé qui sera lié au réel. Là, il me semble qu’il reste dans la perspective scholastique où l’existence est définie, par exemple par Avicenne, dans la perspective de quelque chose, comme tu l’as très bien dit, de contingent.Mais c’est pas simplement le relatif l’existence des scholastiques, c’est le fait, et ils le disent comme ça d’ailleurs. Voilà. Mais c’est simplement pour préciser.
V. Nusinovici – Merci, merci. Alors, la parole, la parole poétique, la parole créatrice. Vous savez, Lacan l’a dit plus tard - c’est déjà là mais la phrase est postérieure - « la pensée analytique doit être créationniste », il se réfère à la création ex nihilo. Référence fréquente chez lui, à La Genèse, au verset 3, « Dieu dit : « Que la lumière soit ..et la lumière fût " ». Parfois, comme dans ce séminaire II et dans Fonction et champ.., cette référence est indirecte, elle passe par l’intermédiaire du Prologue de Saint Jean: « Au commencement était le verbe », que Lacan d’ailleurs préfère citer en latin.
C’est ce qu’il fait dans la Leçon XXIII de ce séminaire, où il assène que dans In principio erat verbum, eh bien verbum c’est le langage ! Protestations dans la salle: verbum, on le sait bien, c’est la parole ! Et dans la première partie de la dernière leçon, il y a une controverse sur cette question. C'est très intéressant à lire à tous points de vue et c'est très vivant. C'est une disputatio avec un Monsieur X, un spécialiste qui doit connaître un peu son affaire, mais Lacan dit : allez, on va un peu juger son niveau !
Quelle est la question que Lacan lui pose ? On est quand même stupéfié, n’est-ce pas ? quand Lacan lui demande quel mot il pense que Saint Jean avait en tête, c’est-à-dire dans sa langue, l'araméen, ou dans l'hébreu biblique dans lequel il baignait, et qu'il a traduit par logos. Lacan ne veut pas discuter de logos qui a une histoire philosophique chargée il s’en tient à la traduction ultérieure : verbum.
Alors quel mot recouvre-t-il ce verbum ? Est-ce que c'est dabar ou est-ce que c'est memmra ? M. X :c’est dabar, sans aucun doute et Lacan : jamais de la vie ! C’est memmra !
Et ça bagarre sur le dabar ! Dans un petit dictionnaire biblique, dabar est traduit par: chose, parole, affaire, différend, rapport, nouvelle, ordre, occasion, tâche, besogne. C'est bien sûr un signifiant, avec un grand champ sémantique. Lacan affirme que c’est un « impératif incarné «,  je suppose qu’il pense aux Dix Commandements qui traduisent Essérèt Hadivrot (pluriel de dabar). En tout cas ce qui est clair c’est que pour lui dabar c’est le signifiant-maitre et qu’il ne veut pas que verbum reprenne dabar parce que pour lui le signifiant-maitre n’est pas »à l’origine ».
Il dit aussi que « c'est la parole la plus caduque », ça a dû leur paraître bizarre, nous on peut penser, puisqu’on connait la suite, qu’il indique que le signifiant-maitre ce n’est jamais qu’un semblant.
Memmra c'est de l'araméen, qui vient de l'hébreu, d’un verbe amor qu’on traduit habituellement par dire (mais dans le petit dico c’est aussi parler, penser). Dans la Genèse Dieu dit, c'est vaiomer Elohim. M. X ne veut pas que verbum soit  memmra , memmra pour lui c’est la parole
Le plus étonnant c’est que Lacan dise: memmra c'est l'instinct de mort. Car dans ce que j’ai pu lire memmra est une parole et une parole créatrice, c’est le cas dans le Talmud. M.X dit que c’est »la parole chargée de vitalité ».
Comment expliquer la position de Lacan ? Il considère, c'est ça qui est très intéressant, qu'il doit y avoir un « cadre » au Fiat Lux, à la parole créatrice de Dieu, il le voit comme un « langage préalable », une sorte d’ »axiomatique », autrement dit il faut qu’il y ait un système symbolique en place pour que puisse émerger une parole créatrice. Il s’appuie sur un auteur, Burnett, pour dire que verbum est memmra, je ne sais pas quel est l’argument de cet auteur, mais pour Lacan il est clair que memmra connote un système symbolique.
Vous pensez bien qu'il ne s'agit pas de Dieu, il s'agit de notre parole dans ce qu’elle peut avoir d’un tant soit peu créateur. Quant au « commencement » il n’est pas à entendre chronologiquement, mais logiquement.
V. Hasenbalg –…pas de signifiant maître au commencement si je comprends bien.
V. Nusinovici – Il faut bien dire que nous le voyons ici d’autant mieux que nous connaissons la suite! Lacan insistera sur le fait que dans lalangue, le premier langage auquel nous ayons affaire, il n'y a pas de signifiant-maître, pas de signifiant-maître au départ. Donc la parole créatrice ne prend pas appui sur un signifiant maître.

La suite des α, β, δ c’est, il me semble, Virginia Hasenbalg et Jean Brini me diront s’ils sont d’accord, une axiomatique; elle met en place un impossible, que Lacan nomme par analogie avec l’alchimie, le caput mortuum du signifiant, autrement dit un trou. La création se fait à partir de ce trou, ex nihilo comme dit l’Ecriture. La parole créatrice prend son autorité de ce trou.

Quelle passion chez Lacan pour chercher une confirmation biblique à sa thèse ! Je suppose que c'est au moins en partie l’influence de Koyré qui a dit, je ne sais où, mais je cite Lacan dans L'Objet de la psychanalyse, que « c’est la pensée judaïque qui a frayé la voie à la science «. 

Avant de passer à la deuxième partie de la leçon, au schéma L, il dit ceci qui a du paraitre bien énigmatique : je vais être relaps, c’est-à-dire je vais rechuter dans l’hérésie. Ce qui est piquant c’est que par le mot memmra a désigné une hypostase de Dieu, intermédiaire entre Lui et les créatures, et cette innovation a été jugé hérétique. M. X ne le dit pas, Lacan le savait-il ? Vous savez que l'hérésie il la définira, dans Le Sinthome, comme le choix d’une voie pour atteindre la vérité, se disant lui-même hérétique.

Le schéma L c’est très important. Lacan dit qu’il résume les premiers paragraphes du chapitre 3 de l’ Au-delà du principe de plaisir ».

Dans ces premiers paragraphes, Freud évoque les modifications qui ont été apportées à la conduite de la cure depuis le début de la psychanalyse, en fonction des résultats obtenus, disons plutôt en fonction des obstacles rencontrés. On commence par deviner l'inconscient dans l’interprétation, puis on cherche à obtenir confirmation par le souvenir mais on bute sur les résistances. Le patient, dit Freud, est obligé de répéter, de reproduire, les expériences vécues, au lieu de les remémorer, ces expériences, qui sont oedipiennes, il les reproduit dans le transfert. C’est, dit Lacan, un résidu.

Le schéma L n’est pas un résumé de Freud, il sépare, pour des raisons de structure, ce qui chez Freud est mêlé.
Premièrement il distingue la répétition de la reproduction de l'expérience vécue. L’inconscient, Freud le dit dans l’Au-delà, n’offre aucune résistance, Lacan dit qu’il manifeste une insistance symbolique, c’est ça la répétition pour Lacan: l’insistance symbolique, elle se fait sur l'axe symbolique: de A à S. Elle rencontre la résistance de l’axe imaginaire qui va de m à a.
La reproduction de l’expérience vécue il me semble qu’elle se situe sur l’axe imaginaire: de m à a. Quant à la remémoration qui implique les deux registres du symbolique et de l’imaginaire Lacan dit qu’elle s’intègrera dans le moi.
Deuxièmement il sépare la répétition du transfert, celui-ci va de m à A. Cette distinction est très importante, car seule le répétition, il le dira explicitement plus tard, s’interprète. On ne peut soutenir le transfert, ce qui implique d’être situé en position d’objet (objet a), en sortir pour interpréter ce transfert et y revenir.
Le schéma L ouvre de nouvelles perspectives dans la conduite de la cure au-delà de la butée décrite par Freud.
La visée de la cure c’est la réalisation du sujet. Il y a deux pôles, un symbolique et un réel. Au pôle symbolique est écrite la lettre S. S c’est le sujet qui est à réaliser, c’est aussi le Es freudien ce qui évoque le wo Es war, le sujet qui doit advenir, et c’est aussi le symbole, c’est-à-dire le moyen de cette réalisation.
Le pôle réel est en A, A c’est l’Autre si radicalement Autre qu’il est, dit Lacan, réel. Il y a bien plus en ce lieu que le refoulé individuel, il y a un « immense message », ce qui a été dit, ce qui circule, est en A et à partir de là insiste.
Qu’est-ce que la réalisation du sujet ? Ce n’est pas la réalisation d'un symbole, bien sûr. De symbole du sujet il y en a déjà un et qui fascine: c’est le moi.
Entre le réel et le symbolique il y a une « tension ». S’agirait-il de l’atténuer ? Pas du tout. Il s’agit, je vais le dire dans les termes que Lacan a employés ensuite, de réaliser la division du sujet entre le symbolique et le réel, autrement dit entre S1 et S2.
M. X a parlé de memmra comme d’une sub-stance (j’ai dit tout à l’heure hypostase, c’est la même chose) Lacan reprend ça en grec avec le mot hypokeimenon, dont il se servira plus tard pour qualifier le sujet qui est dans les dessous, seulement représenté par S1 pour S2.
Qu’est-ce qui va diviser le sujet ? une parole créatrice, qu’elle soit émise par lui ou par l’analyste, elle aura fonction de S1.
P. Coërchon – S1 c'est le produit dans l'écriture du discours analytique.
V. Nusinovici – Vous avez raison Pierre. Dans L'Envers il va dire : le psychanalyste doit apporter un supplément au savoir inconscient de l'analysant qui est en S2 en place de vérité, ce supplément c’est S1. Il dira d'autres choses sur l'immixtion signifiante.
Jacques Roussille – Oui mais c'est un S1 qui est séparé de la chaîne signifiante, donc il dira qu'il s'est gouré à ne pas le disjoindre, en 1973.
V. Nusinovici – Oui. Vous avez raison de le rappeler.
A la fin il parlait d'un signifiant maitre qui serait moins bête mais du coup plus impuissant.
On peut noter que concernant l’évolution du moi, il est plutôt optimiste dans cette leçon XXV, il parle même de la possibilité d’une harmonie du moi avec l’Autre ! Il ne dira plus des choses comme ça.
Est-ce qu'il n'y aura plus de butée dans la perspective ouverte par ce schéma ? Mais si il y en aura une, et nous voyons où elle sera: dans le transfert qui va de m à grand A parce qu'il y aura accrochage au Nom-du-Père qui est dans le grand Autre. Le résidu, le « reste » comme dira ensuite Lacan, c’est le petit a. Ultérieurement il dira que l'analyse doit commencer par tourner autour du petit a pour ne pas devoir tourner indéfiniment dans un cercle, s’enliser dans la névrose de transfert. Sa méthode sera donc la même, penser la cure à partir du reste. Quand il dit cela , dans l’Angoisse, il est lancé dans la topologie des surfaces où l’objet a est découpé.
Je vais dire encore quelques mots à partir de ce que m’a dit un analysant. Quand vous êtes travaillé par un truc, je ne sais pas si c’est votre expérience, il y a quelqu'un sur le divan qui vous dit quelque chose qui va soutenir votre travail. Lacan disait : vous sortez de mon séminaire et vous allez entendre chez les patients ce que j'ai dit.
Ce qui me travaillait, c'était la nomination comme parole créatrice, qui est aussi bien celle de l'analysant, vous lui apprenez à nommer, que celle de l’analyste.
[coupure du cas, 9 minutes]

 

 


V. Hasenbalg – Merci beaucoup Valentin. C'est vraiment très plaisant de te suivre dans ces développements qui sont certes complexes... tu as fait un travail formidable pour nous transmettre toute la complexité de ce séminaire et comment on voit chez Lacan déjà au démarrage des choses qu'on sait qu'elles vont continuer à le travailler, quoi.
V. Nusinovici – La nature du langage, ça sera la question de toute sa vie. C'était aussi la question de Saussure.
Jean Brini – Tu nous as montré la manière dont un dire pouvait illustrer un dit. C'est-à-dire ce que tu disais de Lacan et de son enseignement au début de ton exposé.
H. Ricard – Juste deux petites remarques.
La première concerne la réflexion de Koyré que je n'ai pas retrouvée moi non plus – et qui est paradoxale parce qu'en réalité la culture juive n'a pas tellement apprécié la naissance de la science. Il y a même le bouquin de Luzzatto, Le Philosophe et le Cabaliste, qui prétend d'ailleurs qu'au début du dix-huitième, Spinoza étant à part, parce que lui il avait rompu avec le judaïsme…donc la question c'est de revenir à l'idée de Création, à condition de ne pas faire intervenir la Genèse, parce que la vraie naissance de l'idée de Création c'est dans le second livre des Macchabées, c'est expliqué de la manière la plus claire, ce que c'est qu'une création ex nihilo effectivement (livre qui n'est pas dans le canon juif, qui est dans le canon chrétien, mais enfin c'est un texte juif qui date du second siècle avant J.-C.).
La deuxième remarque concerne le terme « axiome ».
Est-ce qu'il y a un axiome de Lacan ? Question idiote. Mais je fais exprès de la poser parce qu'il y a quand même un passage où il le suggère, où il dit que c'est l'identification du parlêtre, enfin de l'être qui a un inconscient avec le sujet du signifiant. Donc on retrouve l'énoncé, le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant, qui lui ne le représente pas… enfin ça c’est après, et à mon sens ça va dans le sens de ce que tu dis.
V. Nusinovici – Je te remercie.

Transcription : Brigitte Le Pivert, Élisabeth Olla-La selve, Monique de Lagontrie
Relecture : Monique de Lagontrie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de la leçon 10 du séminaire sur les psychoses par Virginia Hasenbalg

Virginia Hasenbalg – Je vais vous commenter la leçon X, à partir d’une version qui est sur la page de l’A.L.I pour les membres, version qui a été reprise certainement par plusieurs collègues, dont J.-P. Beaumont.

J’ai deux points qui me posent question, je les dirai après avoir présenté la leçon.

Nicole Anquetil –  Enfin avant Beaumont, Michel Jeanvoine et moi-même y étions passés...

Virginia Hasenbalg – Oui c’est le travail d’un certain nombre de collègues…

 

Nombre de locutions qui nous semblent tout à fait naturelles aujourd’hui pourraient êrre assimilées aux ritournelles et sérinages qui caractérisent le langage de Schreber.

Lacan donne comme exemple l’expression « le mot me manque », forgé par les précieuses, [Dictionnaire des précieuses] et passé depuis dans le langage courant.

Il y a d’autres expressions comme « les commodités de la conversation », pour dire fauteuil  (c’est un exemple que donne Lacan) ou « subir le contrecoup des plaisirs légitimes », le contrecoup des plaisirs légitimes, pour accoucher. [Rires] Ce sont d’autres exemples donc de Somaize qui n’ont pas eu le même destin que « le mot me manque. » « On dit une chose, on entend une autre ».

Je vais reprendre un petit paragraphe de la leçon précédente pour bien démarrer : « Le langage joue entièrement dans l’ambigüité, c’est-à-dire que la plupart du temps vous ne savez rien de ce que vous dites ». C’est étonnant que Lacan le dise déjà là, il va le dire tout au long de son enseignement. « C’est-à-dire que dans votre interlocution la plus courante le langage a une valeur purement fictive, vous prêtez à l’autre le sentiment que vous êtes bien toujours là, c’est-à-dire que vous êtes capable de donner la réponse qu’on attend, qui n’a aucun rapport avec quoi que ce soit de possible à approfondir. Les neuf-dixièmes du langage et des discours effectivement tenus, sont à ce titre des discours complètement fictifs.» Il faut partir de là, me semble-t-il, pour comprendre de quoi il s’agit chez Schreber et entendre ce qu’il en est par exemple du « non-sens », le fameux Unsinn, qui avait été déjà travaillé dans la leçon IX, pour voir comment ça joue, cette expression, dans ses relations avec ses interlocuteurs imaginaires, dit Lacan.  On reviendra sur le Unsinn un petit plus loin.

Cette fiction du névrosé, et qu’on peut certainement supposer absente chez le paranoïaque, c’est une question. Serait-elle à mettre en rapport avec la menace constante d’être liegen lassen, d’être laissé sur plan, d’être délaissé, ignoré, et qui est clairement décrite comme marquante, bien remarquée au début de sa maladie, et on peut se poser la question, déjà marquée par une certaine féminisation ? Que l’interlocuteur qui vous donne le change, j’entends ça comme ça, d’une façon fictive, veut dire qu’il puisse foutre le camp inopinément. C’est comme ça que j’entends en tout cas avec le liegen lassen,

Hubert Ricard – Laissé sur plan, laissé en plan, non ?

Virginia Hasenbalg – En plan, pardon.

J’avais trouvé « être délaissé », et après Lacan va dire « laisser gésir » plus en avant dans le séminaire. 

Venons-en à la leçon X : Lacan souligne l’importance de prendre au sérieux le délire, de ne pas le récuser. Parce qu’il y va de l’inconscient et de l’organisation du langage. Certes on peut être choqué par « des affirmations péremptoires contraires à ce qu’on est habitué à retenir comme l’ordre normal de la causalité. On peut aussi être arrêté devant la dimension de l’ineffable ou de l’irréductible.

On peut aussi être déçu du fait que l’on n’a affaire qu’à la partie terminale du délire, l’initiale venant représenter on ne sait quelle perte ineffable du matériel de recherche.»

Tout le long de la leçon Lacan va évoquer tout ce qui peut « justifier » que l’on récuse ou qu’on se refuse à travailler le délire.

Ce qui est à retenir à mon avis, c’est que, pour se repérer dans le délire, ce n’est pas la signification qu’on doit privilégier, mais le signifiant. C’est la raison pour laquelle il revient sur les précieuses avec d’autres exemples de Somaize [qui a écrit vers 1660-70 le dictionnaire] que celui du « mot me manque ».

Elles illustrent en effet, celles que je vais vous citer, qu’elles nous semblent tout à fait naturelles aujourd’hui, comme par exemple : « il est brouillé avec untel », ou « jouer à coup sûr », ou « il s’est embarqué dans une mauvaise affaire », etc. On perçoit aisément qu’il est question d’expressions qui sont rentrées dans la langue et qui en font partie. Et, si elles nous semblent aujourd’hui naturelles, elles ne l’étaient pas au temps des précieuses…

« Il ne faut pas pour autant penser qu’il s’agit là d’une appréhension simple du réel ; bien loin de là : elles supposent toutes plus ou moins une longue élaboration dans laquelle des implications, des possibilités de réduction du réel sont prises, […] nous pourrions appeler un certain progrès métaphysique » qui opère par l’usage des mots par les gens.  J’ajoute ici, par le signifiant lui-même, parce que c’est ce qu’il dira plus loin.

Autrement dit, si le délire surprend parce qu’il ne respecte pas la signification partagée, c’est qu’il faut le prendre au niveau du signifiant. Autrement dit, avec une logique analytique.

« Nous n’avons pas, nous psychanalystes, une idée aussi sûre que celle que chacun a de son bon équilibre, pour ne pas comprendre le dernier ressort de tout cela, à savoir que le sujet normal, c’est quelqu’un qui très essentiellement se met dans la position de ne pas prendre au sérieux la plus grande part de son discours intérieur. […]

« ce qui fait la première différence entre vous et l’aliéné, c’est que pour beaucoup, l’aliéné incarne, sans même qu’il se le dise, là où ça nous conduirait si nous commencions à prendre les choses, qui pourtant se formulent en nous sous forme de questions, à les prendre au sérieux. »

L’aliéné donc nous enseigne sur la relation du sujet au langage.

« L’inconscient est dans son fond structuré, tramé, chaîné de langage. » C’est bien déjà tramé et chaîné. « C’est-à-dire que le signifiant, non seulement y joue un aussi grand rôle que le signifié, mais il y joue le rôle fondamental, car ce qui caractérise le langage c’est le système du signifiant, […] » dont le rapport au signifié « est loin d’être […] biunivoque. Le signifié […] ce ne sont pas les choses toutes brutes », ou naturelles, et « la signification c’est le discours humain en tant qu’il renvoie toujours à une autre signification, […] »

Il en vient alors au schéma de deux flots de de Saussure.

 

 

 

Et dans son commentaire, Lacan dira que :

[A] représente le flux de la signification du discours pour autant que cette signification soutienne un discours dans son ensemble, d’un bout à l’autre.

[B] c’est le discours, ce que nous entendons.

C’est-à-dire qu’il nous donne bien le fait qu’il y a déjà une certaine part d’arbitraire dans le découpage d’une phrase entre ses différents éléments. Certes ici quand il commente le schéma de de Saussure, il va parler de signification et de discours mais il va revenir après sur la séparation entre signifiant et signifié qui sont loin d’avoir un rapport biunivoque.

Il va continuer en disant : « ce qui permettra le découpage du signifiant, ce sera une certaine corrélation entre les deux, c’est-à-dire le moment où l’on peut découper en même temps le signifiant et le signifié, quelque chose qui fasse intervenir en même temps une pause, une unité. »

Et il ajoute, en référence aux précieuses, que « dans le sens diachronique, c’est-à-dire avec le temps, il se produit des glissements. » Des expressions qui nous semblaient bizarres entrent dans la langue et deviennent naturelles. » Je reprends ce que j’ai dit au départ. Certaines rentrent, d’autres pas. Celle d’accoucher n’est pas rentrée mais celle « le mot me manque » ou « se brouiller avec quelqu’un », elles sont rentrées et deviennent naturelles. « Le système en évolution des significations humaines se déplace et modifie le contenu des signifiants, c’est-à-dire que le signifiant prend des emplois différents et nouveaux. […] sous les mêmes signifiants.  Au cours des âges, il y a ces glissements de signification qui prouvent qu’on ne peut pas établir cette correspondance biunivoque entre les deux systèmes. »

Autrement dit, Lacan se sert des précieuses pour démontrer qu’il n’y a pas donc cette correspondance biunivoque entre le signifiant et le signifié et c’est par ce biais-là qu’il faut entendre, nous dit-il, les ritournelles et serinages de Schreber.

« L’essentiel c’est que le système du signifiant, c’est-à-dire, le fait qu’il existe une langue avec un certain nombre d’unités individualisables, a certaines particularités qui le spécifie dans chaque langue. […] Les emplois des mots sont différents, autrement dit les locutions avec lesquelles ils se groupent, que tout cela existe déjà, c’est quelque chose qui dès l’origine conditionne jusque dans sa trame la plus originelle ce qui se passe dans l’inconscient. Si l’inconscient est tel que Freud nous l’a dépeint, un calembour en lui-même peut être la cheville essentielle qui soutient un symptôme, […] » Il dit ça tout au long de sa vie. « […] il n’y a pas d’autre sens à donner au terme de surdétermination, […] »

Si le symptôme est l’expression d’un compromis lors d’une situation de conflit, l’analyse sera amenée à rechercher le conflit en cause. Or, nous dit Lacan, pour qu’il y ait symptôme, il faut une duplicité, c’est-à-dire, qu’il faut qu’il y ait au moins deux conflits en cause. C’est très intéressant, écoutez bien : un conflit actuel et un conflit ancien. Le conflit ancien c’est du matériel conservé dans l’inconscient au titre de signifiants virtuels, en puissance, pour être pris dans le signifié du conflit actuel et lui servir de langage, c’est-à-dire de symptôme. 

Ce mode de pensée analytique est applicable à Schreber si l’on considère son compromis purement verbal à l’état terminal, où il nous explique son système du monde après des années d’épreuves extrêmement pénibles. Il repense son passé et il arrive, à peu près, à resituer, à restituer.

Autrement dit, l’organisation signifiante qu’il couche dans son écrit permet d’affirmer que l’ordonnance du délire peut être conçue dans une solidarité de ses éléments du début jusqu’à la fin du délire. Il y a une ordonnance finale du délire qui nous indique quels sont les éléments primaires qui étaient en jeu au départ.

En résumé, l’analyse de ce délire livre le rapport fondamental du sujet au registre dans lequel s’organisent toutes les manifestations de l’inconscient. Et peut-être même nous pouvons voir la relation du sujet à l’ordre constitutif de la réalité humaine, le symbolique. Autrement dit, comment le sujet se situe par rapport au symbolique en tant qu’ordre originel et distinct que ceux du réel et de l’imaginaire.

Un délire est à juger d’abord comme champ de signification, ayant organisé un certain signifiant. J’ai lu dans les deux versions que j’avais à ma disposition : ayant organisé ou ayant été organisé. Chez un névrosé, on dirait peut-être : ayant été organisé par un signifiant. Là, le texte dit : le délire organise un certain signifiant. C’est pourquoi un bon psy, dit Lacan, est celui qui donne du temps pour laisser parler le sujet. 

Ceci étant posé, nous arrivons à une série de questions dans la deuxième partie de la leçon, questions que Lacan va se poser.

Premièrement, celle du non-sens, le Unsinn, qui serait le courant principal des voix qui sont le fait de différentes entités qu’il appelle les royaumes de Dieu. La pluralité de ces agents pose un problème, car elle n’est pas conçue par le sujet comme une autonomie. Peut-être pourrez vous m’éclairer là-dessus parce qu’après Lacan va dire que tous ces agents vont être logés, ordonnés à partir du Un de Dieu, Einheit, justement ?

La divinité et ses différents supports livrent un discours chuchoté que le texte nomme discontinu mais qui est tout le temps là. Le sujet peut le couvrir par ses activités et ses propres discours, mais ce discours est toujours prêt à reprendre la même sonorité, celle de quelque chose qui est au milieu de ses phrases. 

Puis, question suivante : quel est ce discours ? Pour le sujet c’est quelque chose qui a un rapport avec ce que nous supposons être le discours continu, « qui mémorise » ou « qui sonorise  » (selon les versions) pour tout sujet sa conduite à chaque instant. J’entends par là une allusion à de Clérambault sur les commentaires des actes, l’écho de la pensée, qui doublent en quelque sorte la vie du sujet, et « qui est une hypothèse supposée, dit Lacan, de la structure et trame de l’inconscient », ce discours continu qui mémorise ou sonorise pour tout sujet sa conduite.

Lacan va donner l’exemple d’un patient qui, dans une circonstance particulière, va sortir le mot traumatisme, un signifiant qui a un sens particulier pour lui et Lacan va ainsi évoquer l’émergence de ce discours dans une autre portée musicale par rapport à la conduite du sujet. 

Dieu, ce quelque chose qui parle dans ce registre de l’Unsinn se manifeste clairement. Pour cela, il faut considérer séparément le sujet qui parle et celui qui écrit.  Lacan les distingue mais pas sans rapport : Le sujet qui parle dit : Aller Unsinn hebt sich auf. Tout non-sens est hebt auf. Lacan le traduit comme : se soulève, s’annule, se transpose. Et on a affaire ici à l’Aufhebung dont je vous redonne une définition, que vous connaissez :

Aufhebung : dépassement d’une contradiction dialectique où les éléments opposés sont à la fois affirmés et éliminés et ainsi maintenus, non hypostasiés, dans une synthèse conciliatrice.

« Par aufheben nous entendons d'abord la même chose que par hinwegräumen (abroger), negieren (nier), et nous disons en conséquence, par exemple, qu'une loi, une disposition, etc. sont aufgehoben (abrogées). Mais, en outre, aufheben signifie aussi la même chose que aufbewahren (conserver), et nous disons en ce sens, que quelque chose est bien wohl aufgehoben (bien conservé).

Et puis citation de Hegel lui-même :

« Cette ambiguïté dans l'usage de la langue, suivant laquelle le même mot a une signification négative et une signification positive, on ne peut la regarder comme accidentelle et l'on ne peut absolument pas faire à la langue le reproche de prêter à confusion, mais on a à reconnaître ici l'esprit spéculatif de notre langue, qui va au-delà du simple ou bien-ou bien propre à l'entendement. » 

Martine Bercovici – Ça c’est le concept philosophique. Parce que là, c’est le mot courant allemand, qui veut dire « laisser tomber » chez Schreber, c’est le langage courant plutôt, non?

Virginia Hasenbalg – Non, non, il ne faut pas confondre

Martine Bercovici – Chez Schreber, c’est plutôt l’allemand courant, que le concept philosophique « laisser tomber ».

Hubert Ricard – Il n’y a pas contradiction, il y a dépassement, on laisse tomber ce qui est dépassé, c’est cohérent.

Virginia Hasenbalg – Terme fort riche et complexe, dit Lacan. Aller Unsinn hebt sich auf est une affirmation que le sujet nous donne comme étant à l’écart de tout ce qui est dit dans le registre de ce qu’il entend, la chose qui lui est adressée par son interlocuteur comme permanent. Ce sont des contradictions qui s’articulent. Ce n’est donc pas un discours vide de sens. 

Et à ce moment-là Lacan va dire qu’on pourrait aborder le sens de ce discours. Mais il se reprend, il s’arrête et il nous dit, Voyons le caractère significatif de la suspension de sens, les voix laissent attendre et même n’achèvent pas leurs phrases, c’est un procédé d’évocation, de la signification.

Il parle alors du cas, « je viens de chez le charcutier », « truie » en réponse, de l’importance de la voix allusive qui vise indirectement le sujet. Cet exemple, dit-il, nous permet de voir le rapport entre le sujet qui parle concrètement, qui soutient son discours, qui soutient le discours et, d’autre part, « le sujet inconscient qui est là littéralement dans ce discours même hallucinatoire. » Dans sa structure même, dit Lacan. Cette phrase - vous me direz ce que vous en pensez - dans sa structure même est essentiellement visé non seulement pas « un au-delà puisque justement l’Autre manque dans le délire, mais un en-deçà, si on peut dire, une espèce d’au-delà intérieur. » Lacan interrompt ici son développement encore ; il dit « c’est aller trop vite » marque une pause, il dit « il faut prendre son temps ». Il reprend ainsi ce qu’il en est de ce discours intérieur, comme étant ce dont on ne veut rien savoir et aussi ce que l’aliéné incarne.

Et il passe à une autre question : Y a-t-il un interlocuteur ? Oui et dans son fond il est unique, c’est le Einheit. Le délire du sujet c’est un mode de rapport du sujet avec l’ensemble du langage, cette unité il l’a ressent dans Dieu, celui qui tient le discours malgré la pluralité de ces agents secondaires - c’était la question de départ. Il y a une unité malgré la pluralité de ces agents secondaires. Schreber a passé son enfance dans une famille où il n’était pas question de religion et ceci devient pour lui la preuve de ce qu’il éprouve. C’est l’existence de Dieu, parce qu’il en a fait, il en fait l’expérience. Il dit « ce n’est pas son expérience qui est la garantie de Dieu, c’est Dieu qui est la garantie de son expérience. »

Et ce Dieu, qu’est-il ? Il est présence. Quelle est la fonction de cette présence ? Il dira qu’en tout cas ce n’est pas un Dieu providentiel. Il y a un très beau passage sur la providence. Oui, il est magnifique, magnifique. Il est d’une grande beauté. Je vous le lirai si on avait le temps. Pour Schreber, Dieu n’est pas un Dieu providentiel, ce n’est pas un Dieu qui récompense, qui rémunère, ce qui est essentiel par ailleurs au fonctionnement de l’inconscient. Chez Schreber, il est question ici d’une érotomanie divine qui n’est pas à prendre dans le registre du Surmoi, nous dit Lacan.

Quelles sont les modes de relation de Schreber à lui ? Dieu n’arrêtait pas de parler pour ne rien dire, son mode de présence est celui-là, en jaspinant sans cesse depuis le début par ces divers représentants, même avant que Dieu ne se soit pas encore dévoilé et en commençant par Flechsig.

Dès le départ il est question du liegen lassen. Ce terme permet de concevoir une continuité entre les premiers interlocuteurs et le dernier. Mais avec le Dieu dernier tout se résume avec une installation mégalomaniaque de Schreber. La menace du début dans une sorte de viol, menaçant sa virilité serait à l’origine du délire pour Freud, une menace révoltante, douloureuse et pénible. Et la présence de Dieu dans un mode de relation voluptueuse à lui comme aboutissement, où Dieu est censé avoir une satisfaction plus forte que le sujet.

La menace au fond étant d’être liegen lassen, d’être laissé en plan, c’est ce qui est à éviter à tout prix. L’ambivalence a un caractère insupportable puisque c’est par cela qu’il maintient une relation à une structure dont l’abolition serait absolument intolérable, c’est-à-dire le retour à l’état initial de liegen lassen décrit comme retrait de la présence divine.

Dernière question : comment se présentait-il à lui ? Il est dans une double relation à lui, séparée, distincte et pourtant jamais disjointe, d’un côté un dialogue, de l’autre un rapport érotique.

Le dialogue est caractérisé par le fait que Dieu ne comprend rien à rien de ce qui est proprement humain. Dieu lui pose des questions que Schreber décrit comme des pièges. « Comment peut-on arriver à concevoir que Dieu soit tel qu’il ne comprenne vraiment rien au besoin humain, comment peut-on être aussi bête ? Croire par exemple que si Dieu cesse à un instant de penser, et si j’entre dans ce néant dont la présence divine n’attend que l’apparition pour se retirer définitivement, comment peut-on croire que, parce que je cesse de penser à quelque chose, que je sois devenu complètement idiot et en même temps, que je sois retombé et même que je sois retombé dans le néant. Mais je vais lui faire voir. Chaque fois que cela risque de se produire, je me remets à une occupation intelligente et à manifester ma présence. » Et alors, il développe et commente : « comment peut-il malgré ses mille expériences croire qu’il suffirait d’un instant où je me relâche, pour que le but soit obtenu ? »

Pour conclure, Lacan nous dira « ce Dieu est inéducable, il ne connaît les choses que de surface, de l’intérieur il ne connaît rien, mais un jour, tout ce qui est intérieur sera progressivement passé à l’extérieur par une totalisation. Il va l’intégrer par l’intermédiaire des âmes qui rentrent au sein de Dieu. » Voici donc le rapport dérangé, dit Lacan, entre le sujet et quelque chose qui intéresse le fonctionnement total du langage, l’ordre symbolique et le discours comme tel. Voilà. Il y a beaucoup de points qui sont à éclairer sûrement par d’autres passages.

Nicole Anquetil – Je voulais revenir sur une précision du début, ce que Lacan dit du discours d’un délirant. Tu as bien dit qu’il fallait laisser parler parce que c’était les signifiants propres du patient et que tous ces éléments propres du patient avaient quelque chose à voir avec tout ce que le patient a constitué et ce qu’il a pêché dans le langage, c’est-à-dire ce qui lui vient de l’Autre. C’est quand-même là qu’il est question de xénopathie du langage. Cela lui vient de l’Autre, ce sont des éléments qu’il a inscrit dans son inconscient et qui le font délirer car il n’est plus dans cet ancrage du symbolique.

Virginia Hasenbalg – Là c’est intéressant parce que Lacan dit que c’est du symbolique, là il introduit le symbolique.

Pierre Coërchon – Totalement symbolique. Symbolique en tant que total.

Nicole Anquetil – Et en même temps le délire est à côté du symbolique.

Virginia. Hasenbalg – Cela dépend de ce qu’on entend par symbolique.

Nicole Anquetil – Il est à côté du symbolique dans l’ensemble mais dans les éléments qui constituent le symbolique de ce discours, il y a des éléments symboliques chez le patient qu’il ressort comme cela sans finalement qu’ils soient compréhensibles pour celui qui l’écoute. Lacan a dit quelque part qu’un psychotique il faut le laisser parler et surtout ne pas le comprendre. 

Virginia Hasenbalg – C’est ce qu’il dit en effet.

Valentin Nusinovici – Sauf qu’il dit pareil pour le névrosé…

Pierre Coërchon – Je ne suis pas d’accord parce que Lacan s’attache à suivre le jeu de la signification précisément dans le discours de Schreber. Il est très attaché au jeu d’articulation de la signification et du signifiant spécifiquement chez Schreber en tant qu’effectivement ça articule une signification totalement nouvelle pour nous, qui nous est, pour nous névrosé, impossible d’articuler. C’est à ce point ultime où est Schreber que Schreber nous indique quelque chose d’extrêmement pointu sur la structure du langage que nous-mêmes, nous ne pouvons pas savoir. Schreber est pris directement dedans et nous, on ne peut rien en savoir. Lacan suit, fait confiance et prend au sérieux toute l’articulation schrebérienne en tant qu’elle vient dire de façon ouverte, et non couverte – comme dira Lacan dans la leçon suivante – la structure de base qui conditionne notre préexistence au langage, et d’une façon ultime que nous ne pourrons jamais atteindre en tant que névrosé.

Nicole Anquetil – Oui, c’est ce qu’il en est de la structure, tu as tout à fait raison. Mais je parle de la signification, des significations qui sont propres là au patient. C’est deux choses différentes. Mais ce qui s’impose quand même à Schreber c’est de devoir débiter un certain nombre de signifiants qui l’ont construit, qui ont émaillé sa vie. Et s’il se dit un martyr de l’inconscient, c’est que c’est très douloureux parce que finalement, c’est quasiment incommunicable, c’est-à-dire c’est cette suite qui n’est pas à entendre comme des significations parce qu’on se mettrait aussi à délirer sur les significations à en tirer mais ça éclaire la structure.

Pierre Coërchon – Dans la leçon suivante Lacan précise la définition de la signification : structurellement une signification pour Lacan est une signification en tant qu’elle exclut tout indice de connotation de signes, c’est-à-dire, c’est une signification qui renvoie toujours à une autre signification. Et pour Schreber aussi.

Nicole Anquetil – Oui, bien sûr mais le sens de ses liens entre les significations de Schreber nous échappe en fait.

Pierre Coërchon – La structure est différente et en même temps elle nous concerne.

Nicole Anquetil – Bien sûr elle nous concerne puisque nous sommes tous pris dans le langage. Elle nous concerne. Derrière le langage, il y a l’être.

Virginia Hasenbalg – Ce qui est surprenant c’est que Lacan semblerait dire dans cette leçon que le psychotique incarne ce que nous, nous ne voulons pas savoir. S’il insiste sur le signifiant c’est parce qu’avec le signifiant il y a une matérialité. Ce sont ces signifiants qui permettent de dire à Lacan du début à la fin qu’il va tisser cette trame avec les mêmes signifiants et c’est le signifiant qui lui permet de voir cette construction. Ne nous arrêtons pas tellement à la signification mais au tissage des signifiants. C’est là que le délirant nous apprendra des choses que nous ne voulons pas savoir.

Nicole Anquetil – Il nous apprendra des choses sur la structure.

Virginia Hasenbalg – Sur la structure.

Valentin Nusinovici – Qu’est-ce qu’il nous apprend sur la structure ?

Michel Jeanvoine – Ce que je vais dire dépasse un peu ce chapitre. Ce qu’il nous apprend, de manière absolument manifeste, c’est ce que n’a de cesse de dire Schreber, c’est que pour lui il s’agit d’un dualisme, pour lui, le monde qui s’impose à lui c’est l’ordre véritablement du signifiant, qui n’est pas symbolisé pour lui, qui le commande directement. Avec le signifiant, je crois qu’il y a peut-être une ambiguïté dans l’usage que nous avons du signifiant. Si l’on prend pour objectif ce petit point de repère en disant « le signifiant n’est jamais identique à lui-même » on voit bien comment ce Dieu qui le commande, Schreber fait absolument l’expérience que ce Dieu justement qui est pourtant Un n’est pas identique à lui-même, puisqu’il se donne à se présenter dans des instances qui sont en conflit entre elles. Schreber a affaire à cette espèce de difficulté où il a affaire à des instances qui le commandent, dont il est fait, dont il a à se supporter, qui sont en conflit avec elles-mêmes. Cela, c’est exactement l’ordre signifiant. Le signifiant n’est pas identique à lui-même.

Virginia Hasenbalg – Il est toujours équivoque.

Michel Jeanvoine – Il est toujours équivoque. Et c’est avec cette difficulté-là, qu’il a à se soutenir, à se construire. Heureusement en tant que névrosé nous ne voulons rien savoir de cette affaire-là parce que l’on ne cesse de penser de l’identique à soi-même.

Virginia Hasenbalg – La façon dont il parle là du fait de se présenter devant l’autre comme étant celui qui peut tenir la discussion… C’est d’une fiction qu’il va figurer les places. C’est quand même fort.

Michel Jeanvoine – D’où les caractéristiques de ce lieu schrebérien que tu as bien relevées, que Dieu ne connaît rien des choses en profondeur, il ne s’intéresse qu’à la surface, que tout ce qui est mondialisant comporte une contradiction en soi, que même les voix évoquent effectivement la question du manque, etc. C’est-à-dire que tout renvoie à l’énigme Un, Une, qui le commande, et c’est un lieu énigmatique, proprement vide et énigmatique.

Virginia Hasenbalg – La question que tu soulèves est centrale. Que penses-tu de cet interlocuteur intérieur ? Il n’y a pas d’autre du sujet inconscient.

Michel Jeanvoine  Pourquoi intérieur ?

Virginia Hasenbalg – Mais il n’y a pas d’Autre dans le délire, c’est la façon dont Lacan l’amène, ce sont des voix intérieures, c’est un discours intérieur c’est lui qui les commande cet interlocuteur intérieur, parce qu’il dit « il n’y a pas d’Autre »…

Thierry Florentin – Le sujet inconscient.

Virginia Hasenbalg – C’est le sujet inconscient. Mais il dit : « il n’y a pas d’Autre dans le délire ».

Thierry Florentin – Mais pourquoi « intérieur » ? Il parle d’un « au-delà intérieur »…

Pierre Coërchon – C’est la façon dont il le définit

Virginia Hasenbalg – C’est la façon dont Lacan l’amène, dans sa structure même…

Pierre Coërchon – C’est un discours interne

Virginia Hasenbalg – Oui c’est lui qui les commande, si vous partez de la question du lieu qui les commande.

Valentin Nusinovici – Comment on peut le traduire que l’Autre manque dans le délire ? Il faut trouver une autre façon de le dire, parce qu’il n’est pas d’altérité ?...

Pierre Coërchon – Parce que l’Autre est étranger, et puis voilà, il n’y a pas d’altérité.

Valentin Nusinovici – Il faut mettre le mot d’altérité sinon altérité symbolique…

Virginia Hasenbalg – Il dit qu’il est un « en-deçà dans sa structure même, qui est essentiellement visé… »

Valentin Nusinovici – Parce qu’il y a un Autre, on ne peut pas dire, un sacré Autre même ! Mais il n’a pas ce que nous appelons l’altérité.

Pierre Coërchon & Virginia Hasenbalg – Il est étranger.

Pierre Coërchon – D’où le dualisme que tu évoques, je pense…

Thierry Florentin – Oui il faut évoquer le dualisme, on en parle rarement du dualisme, on n’ose pas prononcer ce mot, mais tout le texte de Schreber ne parle que du dualisme, la question du dualisme, pourquoi un dualisme ? Et quel rapport entre le dualisme et la question du trois ? Sinon justement Schreber qui vient faire le trois, qui se trouve justement faisant le trois dans ce dualisme, son statut, en voulant restaurer les stabilités justement perdues de ce Un !

Virginia Hasenbalg – Je me permets de relire « …dans sa structure même est essentiellement visé non pas un au-delà puisque l’Autre manque dans le délire mais un en-deçà, une espèce d’au-delà intérieur » : c’est Lacan. Et il venait d’évoquer « je viens de chez le charcutier » et toc « truie » qui revient.

Pierre Coërchon – Ce qu’on ne veut pas savoir en tant que névrosé, c’est qu’on est parlé, c’est là où on est parlé, je pense que c’est ça qui est dit là.

Valentin Nusinovici – Et comment vous comprenez « juger le délire comme un champ de significations ayant organisé un certain signifiant », alors qu’on a l’impression qu’on nous aurait écrit le contraire on aurait mieux compris ?

Pierre Coërchon – Parce que la structure de la signification, il la présente ici déjà comme une topologie, elle est déjà inscrite dans une topologie

Valentin Nusinovici – C’est elle qui organise le signifiant ?

Pierre Coërchon – Non, il la distingue du signifiant. Dans la leçon suivante, il va parler du signifiant, il va parler du signifiant dans le réel.

Valentin Nusinovici – Oui bien sûr, là on s’y retrouvera.

Nicole Anquetil – Là il y a toutes les prémices de la topologie

Tous – Oui

Thierry Florentin – Et justement alors, moi je voudrais te poser une question un peu marginale qui ne m’était pas apparue quand je l’avais lu, c’est la question du temps que tu as soulevée tout au long de ton exposé. C'est-à-dire : d’où ça vient cet aspect baroque là chez les schizophrènes ? Tu sais, cette préciosité dans la langue.

Virginia Hasenbalg – La préciosité c’est une référence aux Précieuses ridicules.

Thierry Florentin – Bien sûr, d’accord, évidemment, mais comment expliques-tu que dans la psychose on ait des patients pour lesquels, effectivement, le signifiant n’a pas glissé dans le temps, c'est-à-dire qu’ils utilisent des termes désuets, d’une désuétude, tu vois ?

Virginia Hasenbalg – Oui… et ta question ?

Thierry Florentin – C’est ma question : d’où ça vient ? Et également il en reparle à propos de la paranoïa quand il parle de ses années très anciennes. C'est-à-dire qu’est-ce qui fait que le temps ne passe pas ? Qu’est-ce qui fait qu’un type…

Virginia Hasenbalg – Il parle du temps de la paranoïa, mais ce que j’ai compris – je ne sais pas si c’est ce qu’on est amené à comprendre ici – sur le temps, c’est que ce sont les signifiants qui peuvent donner une idée de l’ordonnancement, d’une construction au début – Ce sont les signifiants qui vont faire que Lacan réponde à ceux qui pensent « ah, c’est dommage, on n’a pas les écrits sur les débuts ! : « Non, il n’y a pas une perte de ces temps fondateurs ».

Tu vois le déroulement de son élaboration ?

Thierry Florentin – Elle est là la topologie !

Virginia Hasenbalg – Dans le signifiant on trouve le début, on peut construire cette continuité à partir d’une hypothèse de travail qui est celle de l’inconscient, pas de la signification. Je ne crois pas qu’il y ait eu beaucoup de signification au début si ce n’est ce sentiment d’être envahi, violé d’une façon très douloureuse : position féminine plutôt pas drôle du tout ! Est-ce que je réponds à ta question ?

Thierry Florentin – Non pas du tout !

Virginia Hasenbalg – Puisque le temps y apparaît aussi, la question du temps apparaît aussi…

Thierry Florentin – Effectivement, ce qui est important c’est que, dans cette leçon, il y a la question du temps et de l’espace et qu’en effet la topologie est déjà là, c’est le plus important. Mais non, ma question c’est effectivement – il en parle là – qu’est-ce qui fait qu’un type est capable de venir te décaniller vingt ans, trente ans après un pseudo incident. Le temps n’a pas passé ? En Page 195 « nous savons aussi analyser et reconnaître sur le fait que le paranoïaque, à mesure qu’il avance, reprojette rétroactivement, repense son passé et va jusque dans des années très anciennes voir l’origine des persécutions, des complots dont il est l’objet. » Ça, c’est quand même assez énigmatique.

Virginia Hasenbalg – Il dit « comme un passé infini »

Thierry Florentin – Absolument. C’est quand même assez énigmatique. Voilà c’était ça, tu m’as fait penser à tout ça.

Virginia Hasenbalg – Tu fais bien de le souligner, c’est un passage important sur le temps.

Thierry Florentin – Mais je crois que, oui, la question de l’espace et du temps est dans cette leçon, elle est tout au long du séminaire, la topologie est là.

Nicole Anquetil – Pour ces histoires d’expressions-là, l’histoire des précieuses, c’est quelque chose qui se fait aussi constamment dans la langue. Par exemple si je te dis « je la kiffe grave », tout le monde comprend ce que c’est. Et c’est exactement du même domaine, ça ne provient pas de la même source mais c’est la vivacité de la langue. La langue est quelque chose qui est vivant, constamment.

Virginia Hasenbalg – Je l’ai cherché dans « La Troisième » mais ce n’était peut-être pas la bonne référence, où Lacan dit « la langue est le reflet de l’usage inconscient de ceux qui la parlent et la font évoluer »…

Nicole Anquetil – « de l’usage conscient » …

Virginia Hasenbalg – Non, « inconscient » !

Pierre Coërchon – Ce sont des formulations qui soutiennent la signification.

Virginia Hasenbalg – C’est le Lacan de la fin, tu vois, qui reprend la même chose.

Pierre Coërchon – Il y a des inventions…

Nicole Anquetil – Il y a des inventions sans arrêt, non pas dans la structure mais dans la langue.

Thierry Florentin – Dans quel texte il parle de « motérialité » pour la première fois Lacan ?

Pierre Coërchon – C’est dans l’Insu, vers la fin ?

Virginia Hasenbalg – Il est temps de passer la parole à Pierre Coërchon.

Sur la Verneinung, exposé de Virginia Hasenbalg

Sur la Verneinung

Il y a des textes de Freud que j’affectionne en particulier, ceux qui me semblent « fondateurs », et dont j’ai le sentiment de n’avoir pas fini d’en faire le tour.
Rappelez vous, on a consacré un peu de temps à L’au-dela du principe du plaisir, et pourtant, je suis restée sur ma faim en ce qui concerne la pulsion de mort. La Verneinung, qui en est postérieur, reprend la question. Je m’y suis attelée avec difficulté.
Ceci me rappelle la manière dont la neurologie était enseignée à l’Ecole de Médecine, il y a très longtemps et très loin d’ici. Autant en anatomie, qu’en histologie et physiologie on laissait la neuro pour la fin, et la fin de l’année arrivait sans qu’on y consacre tout le temps qui méritait ce domaine si important.
Il n’y a pas que la paresse, ou la difficulté. On a droit aussi à résister à concevoir correctement ce qu’il en est de la pulsion de mort dont je vais essayer de vous dire un mot.

Situons d’abord ce texte:
La Verneinung date de 1925 et il a été traduit, à en croire la version du coq Héron, au moins 17 fois…
Il est présenté par Jean Hyppolite au séminaire de Lacan. Cette présentation ainsi qu’une introduction et une réponse de Lacan lui-même ont été publiés dans les Ecrits.
Lacan souligne la pertinence du commentaire d’Hyppolite ainsi que celle, bien sûr, du texte lui même de la Verneinung dont il se sert pour revenir au principes freudiens renouvelés par la deuxième topique.
Il y a une dérive dans la façon de concevoir la psychanalyse qui ne tenait pas compte, avant Lacan, de la coupure introduite par Freud avec la deuxième topique.

« La résistance, disait Freud avant l’élaboration de la nouvelle topique, est essentiellement un phénomène du Moi », a dit Lacan.

Rappelons nous que la deuxième topique introduit des éléments nouveaux pour concevoir ce qu’il en est de la résistance. Ce n’est plus le principe du plaisir qui régit l’appareil psychique, mais l’automatisme de répétition, le refoulé insiste en cherchant la voie d’une symbolisation, et c’est cette insistance que nous avons à repérer.
(Plus on s’approche de ce qui est refoulé, plus on résiste)
Le personnage principal ce n’est plus un Moi qui résiste mais un Inconscient qui insiste et qui est donc à lire entre les lignes.

On peut dire en passant que l’évolution de la société actuelle semble en quelque sorte renouveler ce que Lacan dénonçait déjà dans son introduction au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung. On ne peut pas définir la subjectivité à partir de l’axe imaginaire a’-a. Et nous savons que toute définition du sujet à partir de l’étude du comportement évacue l’existence de l’inconscient.

Voyez dans cette conception de l’analyse un positionnement de l’analyste dans un face à face imaginaire. On réduit le sujet au Moi qui est dit résister, se défendre de la vérité que le soi disant analyste pense incarner. Et Lacan ne manquera pas de faire allusion à la théorie de la guerre de Clausewitz.
L’analyste qui se place dans le dit axe, ne peut que fixer la fin de la cure que par l’incorporation de son Moi. (voyez ici l’allusion à la Verneinung, dans l’incorporation du bon objet)

Il s’agit, à mon avis de saisir que ce face à face ne peut qu’aboutir à l’agressivité, il est bordé par l’agressivité propre à la spécularité : l’autre a pris ma place.
Une phrase de Lacan mérite ici d’être rappelée:

Aux confins où la parole se démet, commence le domaine de la violence, et elle y règne déjà même sans qu’on la provoque.

Il y a donc des confins où la parole se démet, où elle quitte ses fonctions.

Quels sont ces confins où elle quitte ses fonctions, où elle n’opère plus, est-ce un endroit à situer en dehors de la symbolisation?
Rappelons encore que quand le pacte symbolique qui régit notre rapport à l’autre défaille, inexorablement c’est le rapport de force qui prévaut.

C’est le règne de la violence, ou pour reprendre le terme en question dans la pulsion de mort, la pulsion de destruction qui n’est identifiable que lorsqu’elle se présente isolée du principe du plaisir. Rappelez vous de la difficulté d’isoler ce qu’il en était de la pulsion de mort dans l’Au delà du principe du plaisir, puisqu’à chaque fois il y a avait une démonstration logique que la destruction, ou faire du mal pouvait aussi apporter un plus de plaisir. Et que la seule façon d’isoler la pulsion de mort était dans son désintrication avec la pulsion de vie, i.e. la psychose.

Or, dans la Verneinung, la pulsion de destruction serait nécessaire à une symbolisation que j’appellerai libératrice. Voici ce que dit Freud : l’étude du jugement nous ouvre peut-être pour la première fois à l’intelligence de l’existence d’une fonction intellectuelle à partir des motions pulsionnelles primaires. Le juger est la suite appropriée de ce qui, à l’origine a résulté du principe de plaisir : l’inclusion dans le moi ou l’exclusion hors du moi. L’affirmation - en tant que remplaçant de l’unification - fait partie de l’Eros, la dénégation - suite de l’expulsion - fait partie de la pulsion de destruction. L’accomplissement de la fonction de jugement est rendue possible du seul fait que la création du symbole de négation a permis au penser un premier degré d’indépendance à l’égard des succès du refoulement et, par là aussi, de la contrainte du principe du plaisir. (Paragraphe 8, avant dernier)

Revenons donc à la pulsion de mort qui devient identifiable lors du démêlage des pulsions sexuelles et pulsions de mort, produit par le retrait des composantes libidinales. Un endroit donc hors sexe? Hors représentation, hors signifiant?
Le lieu d’un réel hors symbolisation, un lieu où la parole se démet ?
Lacan nous dira: un réel retranché d’une symbolisation primordiale, y est déjà.
Mais que Lacan ne manquera d’évoquer son intersection avec le symbolique… Peut être même ce qui permet d’isoler comme un vide, page 392 E. Il semble bien que ce soit la béance d’un vide qui constitue le premier pas de ton son mouvement dialectique.

Bon. Revenons à l’axe imaginaire…
Je crois que l’enseignement de Lacan ne cesse d’insister sur la nécessité d’ajouter ce qu’il en est de ces lieux de l’Autre et du sujet, pour aborder ce qu’il en est d’une structure subjective. Le sujet à situer au delà de son Moi, déterminé par des signifiants refoulés dans l’inconscient dont l’accès est croisé par le jeu des miroirs imaginaires…

Il ne s’agit pas d’un Moi fort, mais d’un Moi aliéné dans ses captations imaginaires, un Moi de la méconnaissance qui le caractérise, et qui ne peut que se constituer dans un mouvement d’aliénation progressive.

Le moi dont nous parlons est absolument impossible à distinguer des captations imaginaires qui le constituent de pied en cap, dit Lacan.

Si l’on ne conçoit pas ce qui se trouve au-delà de cet axe imaginaire, le rapport au semblable risque de devenir un rapport de force.

La question de la mort, de la pulsion de mort est déjà présente dans le cas Signorelli.
Lors d’une discussion avec un collègue qui évoque que la vie n’a pas de sens sans la sexualité, Freud se trouve embarrassé : ce propos réveille en lui un sentiment de culpabilité provoqué par le suicide d’un patient impuissant. Cette mort entre en résonance comme la preuve même de la vérité de cet énoncé. Cet embarras produit un refoulement sous la forme d’un oubli de nom propre. Il bloque l’accès pour Freud au signifiant Signorelli, auteur d’un tableau qui se présente à son esprit mais qu’il n’arrive pas a nommer. (Rappelons que le rapprochement de la mort et de la sexualité constitue le sujet même des fresques de Signorelli à Orvieto). La particule Signor rappelle à juste titre la mort comme maître absolu.

Certes, Lacan et Freud soulignent que ce signifiant manquant était refoulé, renvoyant à son existence dans l’inconscient, pouvant être conçu, imaginé comme étant même son interlocuteur.

Lorsqu’il était question de la relation de l’homme et du médecin à la mort, soit au maître absolu, Herr, signor, Freud avait littéralement abandonné en son partenaire, retranché donc de soi, la moitié brisée de l’épée de la parole. (De la même façon qu’en tant qu’analystes on est porteur des lettres en souffrance de nos patients. On est le dépotoir des signifiants refoulés). (vous allez croire que c’est ma mère…)

La parole ici se démet ? Oui, mais pour se retrouver au lieu de l’Autre, fait de refoulement. On pourrait dire, ce n’est pas perdu. C’est une absence faite de présence. Il n’en dispose pas, mais il sait qu’il est quelque part.
Il n’est pas à sa place, pourrait on dire en rappelant la privation.

Or, Lacan avancera plus loin : la parole ici retranchée, pouvait elle ne pas s’éteindre devant l’être pour la mort?
Elle est retranchée, certes, mais elle renvoie au lieu de l’Autre.

Mais il y a un retranchement qu’on peut situer mythiquement à l’origine, avec le Lust Ich primitif. C’est l’Ausstossung de ce qui est mauvais, de ce qui ne reçoit pas la Bejahung. Ce retranchement renvoie à la constitution d’un lieu qui restera en dehors de la représentation. Cette Ausstossung constitue donc un lieu en dehors, le réel que Lacan décrit comme le lieu même de l’hallucination du doigt coupé, produit par la Verwerfung de la castration.
Comme vous le voyez, c’est different. Le dehors du refoulement reste symbolique. Celui de la Verwerfung, renvoie ou constitue même un réel.

(Permettez moi de dire en passant que le mot Verwerfung en tant que tel n’est pas dans le texte de la Verneinung, mais on trouve quand même celui de von sich werfen, jeter de soi.) (page 14 coq héron)

Le retranchement dans Signorelli se joue dans le rapport à l’Autre, lieu constitué par ce qui a reçu la bénédiction de la Bejahung.

Ce qui est rentré dans la représentation a le privilège de bénéficier d’une fonction dialectique.
C’est incroyable le nombre de fois où il est question de dialectique autant chez Hyppolite que chez Lacan. C’est pas étonnant, puisque Freud parle l’Aufhebung, mot allemand qui designe ce qu'il en est de la dialectique, pour parler d’une levée du refoulement permis par la dénégation.
Les traducteurs ont du mal à traduire ce terme. La Aufhebung du refoulement… La suppression ? La conservation? Plutôt la dialectique qui fait que le signifiant est là sans y être. Pas conscient, il est chez L’Autre …

D’un autre côté, Lacan nous dit que la mort nous apporte la question de ce qui nie le discours, la question est de savoir si ce n’est pas elle qui y introduit la négation. Ici, la mort entrerai en jeu, je suppose, avec l’Ausstossung originaire, ce qui ne peut pas être représenté, ou ce qui plutôt à l’origine n’est pas rentré dans la représentation.
Ce serait un processus antérieur logiquement à l’opération induite par la Bejahung qui met en place le représentation.

Car la négativité du discours en tant qu’elle y fait être ce qui n’est pas, nous renvoie à la question de savoir ce que le non-être, qui se manifeste dans l’ordre symbolique, doit à la réalité de la mort.

gloups.

Il y aurait donc deux façons d’imaginer le Réel.
Le sexe, qui donnera consistance au refoulement même, il produit du sens, le fait proliférer, sans qu’on puisse atteindre le concept qui le définisse.
Et la mort, dont on ne peut certes pas dire grand chose.
Il y a des années, Melman parlait de la différence entre un enfant élevé par ses parents et ses grand-parents. Et il ajoutait que le référent que enfant percevait dans le discours de parents était sexuel, le phallus qui oriente le sens sexuel de la chaîne. Mais ce qui demeure référent dans la chaine du discours chez les grand-parents, ce référent, ce dont on parle sans le nommer c’est un autre réel, la mort. Deux réels donc.

Une amie chère atteinte d’un maladie grave.
Je me demande comment l’accompagner, dans ce type de situation où je sais quelle sait que je sais qu’elle va mourir.
Pendant un certain temps je me suis repéré à partir d’une phrase de Lacan qui dit que la mort n’est que possible.
Par ailleurs se dire que la maladie ou la vieillesse imposent des priorités pour le départ est un faux calcul : ce n’est pas parce que l’autre est vieux ou malade qu’on est sûr qu’il partira le premier.
Mais quand le final approche, qui apparait l’agonie, qui veut dire combat, avec ce maître absolu qu’est la mort, quoi faire?
Alors je lui ai posé la question. On peut accompagner quelqu’un en silence, bien sûr. Mais je lui ai demandé, veux tu que je te parle?
Et elle m’a dit, oui, s’il te plait, parle.
Je ne sais pas si vous êtes sensibles a cela comme moi je l’ai été.
mais ça a été comme si elle me disait de reculer les confins, de ne pas laisser la parole se démettre. Que tant qu’il avait de la parole, il y a fait de la vie.

C’est ainsi en tout cas, avec cette histoire, que je pense qu’on peux concevoir ce qu'il en est de la pulsion de mort comme ce qui nie le discours, et qui du coup, serait apte à une symbolisation fondamentale de ce qui n’existe pas, comme revers de ce qui existe.

Il y aurait donc dans ce temps originel, un rejet de ce qui est mauvais et une incorporation de ce qui est bon, condition pour la représentation.

Ce qui est mauvais au départ restera un extérieur, réel à ce détail près que lorsque ce qui est ainsi rejeté est la castration ce sera de ce lieu même, hors représentation, que fera « retour » hors signifiant, et d’une façon halluciné, une image de la castration, qui laissera le sujet dans l’horreur.
Mais ce même mécanisme est celui qui, établissant le lieu de ce réel, pourra être tissé au symbolique dans une relation dialectique qui permet le jeu du refoulée supprimé et conservé décrit comme l’Aufhebung.

Remarque sur l'hypothèse du continu, texte de Fulvio della Valle

Remarque sur l’hypothèse du continu, texte de Fulvio della Valle

 

 Il m’a semblé, en un premier temps, qu’il existait deux présentations dissemblables ou divergentes de l’hypothèse du continu, un flottement qui m’a laissé dans l’embarras, avant de parvenir à la conclusion qu’il s’agissait de deux aspects de cette hypothèse, articulés entre eux bien qu’irréductiblement distincts.

Les sources principales de ce texte sont : L’être et l’événement d’Alain Badiou, Théorie des ensembles de Jean-Louis Krivine et De Pythagore à Lacan de Virginia Hasenbalg-Corabianu.

 

Ordinal et cardinal

Cantor, l’inventeur de la théorie mathématique des ensembles, a conféré une sorte d’unité et de consistance propre à l’infini actuel, en caractérisant comme un ensemble déterminé, noté ω0 (oméga zéro), la série infinie des entiers naturels, considérée traditionnellement comme formant un infini simplement potentiel, une suite de nombres pouvant être prolongée indéfiniment. Plus précisément, les nombres naturels ne sont qu’une espèce d’ordinaux, Cantor ayant forgé la notion d’ordinal, soit d’ensemble pur, pouvant être construit à partir des compositions de l’ensemble vide avec lui-même, c’est-à-dire abstraction faite de la nature des éléments, pour ne retenir que la relation d’ordre entre ceux-ci – relation définie par les propriétés de réflexivité, d’antisymétrie et de transitivité – dont un exemple particulièrement intuitif est la relation « être inférieur ou égal à ».

            Un cardinal est un ordinal qui n’est pas en bijection avec un ordinal plus petit que lui, ce qui correspond intuitivement à l’idée de nombre d’éléments. Cantor a baptisé א0 (aleph zéro) le cardinal, soit le nombre d’éléments, du premier ordinal limite, l’infini actuel, ω0.

 

            Élément et partie

            On distingue les éléments et les parties d’un ensemble. Un élément est ce qui appartient à un ensemble, une partie est un sous-ensemble, c’est-à-dire un regroupement des éléments d’un ensemble. L’ensemble de ces regroupements ou sous-ensembles, l’ensemble des parties d’un ensemble E, est noté P(E), et ses éléments sont les parties de l’ensemble initial E.

            Cantor a démontré que le cardinal de l’ensemble des parties d’un ensemble, noté │P(E)│, est toujours plus grand que celui de l’ensemble initial, │E│.

            Pour les ensembles finis, le cardinal de l’ensemble des parties d’un ensemble correspond à 2n, où n désigne le cardinal (le nombre d’éléments) de l’ensemble de départ. La différence de grandeur, ou de taille, est donc entièrement mesurable pour les ensembles finis.

            Les choses se compliquent lorsqu’on passe aux ensembles infinis, puisqu’on ne sait plus comment mesurer cette différence de grandeur à cette échelle. Étant donné que │P(E)│est toujours plus grand que │E│,│P(א0)│sera nécessairement plus grand que│ א0│. Il y a donc un infini plus grand que l’infini actuel, א0, et on le notera א1, (aleph un). De même, le cardinal de P(א1) sera nécessairement plus grand que le cardinal de א1, et on le notera א2, et ainsi de suite. Il y a donc une infinité d’infinis distincts, la suite des alephs, appelés nombres transfinis ou transfinis cantoriens.

 

            Le dénombrable et le continu

            Cantor a établi, à travers le célèbre argument de la diagonale, que l’ensemble infini des nombres réels, appelé continu, est plus grand que l’ensemble infini des entiers naturels, appelé dénombrable. Sans entrer dans le détail du procédé démonstratif, évoquons brièvement qu’on ne peut pas établir une correspondance terme à terme, une bijection, entre les nombres entiers et les nombres réels, il y aura toujours un nombre réel qui « échappera » à cet appariement. L’infini continu est donc distinct de, ou plus grand que, l’infini dénombrable.

 

            Les deux présentations

            J’en viens maintenant aux deux présentations de l’hypothèse du continu – fameuse  proposition que Cantor n’est parvenu ni à démontrer ni à réfuter – hypothèse dont a répété inlassablement, pour en souligner l’importance, qu’elle était en tête de la fameuse liste, proposée par Hilbert en 1900, des 23 problèmes majeurs que devaient affronter les mathématiciens du XXe siècle.

 

  1. L’hypothèse du continu reviendrait à affirmer qu’il n’y a pas de cardinalité infinie intermédiaire entre l’infini dénombrable, א0, et l’infini continu, א1. Autrement dit le cardinal de l’ensemble des nombres réels est celui qui vient immédiatement après – qui succède au – cardinal de l’ensemble des entiers naturels.

 

  1. L’hypothèse du continu reviendrait à poser que le cardinal de l’ensemble des parties de א0 est égal à א1. Et de manière générale, (hypothèse dite du continu généralisé), que le cardinal de l’ensemble des parties d’un aleph quelconque, P(אα) est égal au cardinal successeur de cet aleph, אα+1.

 

On voit la différence entre les deux présentations. La première ne fait pas intervenir la question du passage à l’ensemble des parties, avec les problèmes spécifiques qu’elle pose sur le terrain des ensembles infinis. La seconde fait plutôt ressortir le lien entre א0 et א1 en postulant que le continu peut être obtenu ou « dérivé » du dénombrable, à travers l’opération du passage à l’ensemble des parties, et plus généralement que le cardinal de l’ensemble des parties d’un ensemble infini est égal au cardinal de l’ensemble infini qui lui succède immédiatement dans la suite des alephs.

Or il y a bien un lien entre les deux présentations.

Le lien entre les deux présentations résiderait dans l’affirmation qu’il n’y a pas de cardinal intermédiaire entre un aleph et l’ensemble de ses parties.

Mentionnons pour conclure le théorème de Easton (1970) qui affirme que le cardinal de l’ensemble des parties de א0 peut être n’importe que cardinal supérieur à celui-ci, par exemple א326. La détermination de ce cardinal devient donc l’objet d’une décision, ce qui fait ressortir, au niveau des enchaînements les plus formels et de la plus haute abstraction mathématique, la position d’une subjectivité, – aspect du discours mathématique auquel la psychanalyse lacanienne accorde la plus grande importance.

10 /07/17.

 

 

Daniel Paul Schreber dans le monde anglophone, exposé de Tom Dalzel

Daniel Paul Schreber dans le monde anglophone

Les psychanalystes anglophones ont eu tendance à se concentrer – positivement et négativement – sur la composante accessoire de l’étiologie de la paranoïa de Schreber selon Freud, une position féminine passive vis-à-vis de son père, et ce au détriment d’une composante plus spécifique, à savoir une fixation de la libido au stade du narcissisme infantile. Ceux qui sont du côté de Freud, Maurits Katan et William G. Niederland, et ceux qui ont remis en question l’étiologie du texte de Freud sur Schreber, en particulier Ida Macalpine et Richard Hunter, d’une part, et Henry Zvi Lothane, d’autre part, se sont tous focalisés sur l’hypothèse freudienne d’un comportement homosexuel chez Schreber dirigé vers son père.

 

Maurits Katan

Plus de trente ans après l’apparition du texte de Freud sur Schreber, qui date de 1911, Maurits Katan – Juif hollandais forcé d’émigrer aux États-Unis par l’invasion des Pays-Bas par les nazis – fut le premier de la communauté des psychanalystes anglophones à retrouver de l’intérêt pour Schreber. À partir de 1949, il publia de nombreux articles dans lesquels il confirmait le point de vue de Freud que la peur de la castration poussait Schreber à refouler sa position homosexuelle vis-à-vis son père (Katan, 1949 ; 1950a ; 1950b ; 1952 ; 1953 ; 1954 ; 1959 ; 1960 ; 1969 ; 1975 ; 1979). Mais dans la mesure où il néglige l’importance de la fixation de la libido de Schreber au stade du narcissisme, il peut le considérer comme sujet à la schizophrénie. Il serait aussi possible de soutenir que Katan accorde un rôle trop central à ce que les Mémoires (Denkwürdigkeiten) disent sur la masturbation. D’après lui, Schreber n’avait besoin de l’idée délirante de la fin du monde que tant qu’il n’était pas capable de gérer la tentation de se masturber en réponse à des fantasmes homosexuels (Katan, 1949, p. 66). Dans ses hallucinations, Schreber voit des âmes mortes sous forme de « petits hommes » sur sa tête, et les évoque accrochés aux étoiles et pleuvant par centaines ou milliers (DW, 69-70 ; M, 84). Canetti interpréta cet intérêt pour les étoiles comme la volonté de Schreber d’être soutenu par leur ordre et de trouver sa place (Canetti, p. 517). Pour Lacan, Schreber essayait effectivement de se situer, et sa paranoïa lui permettait de rétablir sa position de persécuté par tous. Selon Katan, les petits hommes étaient en fait des spermatozoïdes (Katan, 1950b, p. 33-34 ; Lacan, 1993, p. 211). Si les petits hommes qui pleuvent la nuit sont symboliques de pollutions nocturnes, Katan en déduit que c’est le danger de l’orgasme – qui menace de provoquer la castration – qui pousse Schreber à se couper de la réalité (Katan, 1954, p. 126), notion que critique Lacan, puisque pour lui, la réalité en question est la réalité psychique qui se compose de signifiants, un lieu

où il manque un signifiant clé (Katan, 1950a, p. 175-76 ; Lacan, 1993, p. 204).

Si Schreber attribue sa première maladie à un surmenage, en conséquence de sa candidature au Reichstag, Katan prétend que la concurrence avec les autres candidats éveilla un désir homosexuel, et que c’est son besoin de se protéger contre ce désir qui épuisa Schreber (Katan, 1953, p. 44-45 ; 51). Concernant la deuxième maladie de Schreber, Katan tient compte de ce que Freud appelle le climatère de Schreber, mais se concentre sur le mariage sans enfants de ce dernier et sur sa nomination en tant que président de chambre à la Cour d’appel (Senatspräsident). Comme Freud, il estime que le fait de ne pas avoir d’enfants ramène Schreber à un comportement féminin de l’enfance vis-à-vis de son père, via lequel il pourrait avoir des enfants (Freud, 1911a, p. 57-58). Mais, pour Katan, ce retour à l’enfance fit perdre à Schreber le complexe d’Œdipe et dépouilla son Ego de sa protection la plus importante dans sa lutte pour garder contact avec la réalité (Katan, ibid., p. 46-49).

Il prétend que Schreber employa la nouvelle concurrence avec d’autres candidats pour le poste de Senatspräsident comme moyen de défense contre son homosexualité. Mais dès lors que cette concurrence prit fin, son Ego perdit tout moyen de défense. Katan comprend ainsi Schreber comme l’une des personnes considérées par Freud comme ayant été détruites par le succès (Freud, 1916d, p. 316-31 ; Katan, ibid., p. 46 ; 1975, p. 360). Katan suggère que c’est dans cet état de faiblesse que l’Ego de Schreber fut assailli, par surprise, par l’idée selon laquelle il serait beau de devenir une femme soumise à l’accouplement. Concernant les événements ultérieurs survenus à Dresde, tandis que Schreber prétendait être épuisé par le travail, Katan comprend la situation comme une recrudescence de concurrence, cette fois avec ses nouveaux collègues. Pour Katan, les insomnies de Schreber et sa tentative de suicide constituaient sa seule défense contre ses pulsions homosexuelles. Il est donc d’accord avec Freud pour dire que la femme de Schreber le protégeait de l’attirance qu’il aurait pu avoir pour d’autres hommes après son retour à la clinique.

Pour tout ce qui précède, Katan se positionne du côté de Freud, pour autant qu’il comprend la cause immédiate de la maladie de Schreber comme une peur de la castration due au désir homosexuel qui, à son tour, reposait sur une position féminine antérieure vis-à-vis de son père. Il accorde une grande importance à l’accusation de masturbation faite à Schreber, et la castration qui l’effraie tant, pour Katan, est davantage la conséquence de cette masturbation que quoi que ce soit d’autre impliqué par la position féminine de Schreber évoquée dans le texte de Freud.

C’est ce lien entre homosexualité et castration qui distingue Katan d’une autre figure américaine majeure qui se déclare du côté de Freud, à savoir le psychanalyste William G. Niederland, qui commença à écrire sur Schreber à la fin des années 1950.

 

William G. Niederland

D’après Freud, Flechsig jouait le rôle de substitut du frère de Schreber, tandis que Dieu était la réapparition d’un personnage plus important, à savoir le père de Schreber, envers qui il faisait preuve d’un attachement homosexuel passif. Pour Freud, c’est parce que Moritz Schreber était un personnage important que cette figure du père a pu être transfigurée en Dieu. Freud souligne que Moritz était un éminent médecin, et il suppose qu’il était un excellent père (Freud, 1911a, p. 51-52 ; 78). Mais Freud n’avait pas accès aux dossiers de patients de Schreber, qui révèlent les « pulsions de meurtre » de Moritz, et il semble que Freud n’ait pas non plus examiné les écrits de Moritz sur la gymnastique de chambre médicale.

Mais William G. Niederland les a cependant étudiés, après leur découverte et leur publication par Franz Baumeyer. Ses recherches l’ont conduit à déduire qu’à l’adolescence, le père de Schreber était un jeune homme plutôt perturbé. Niederland remarque notamment que l’un des livres de Moritz contenait une étude de cas intitulée Geständniss eines wahnsinnig Gewesenen (Confessions d’un ancien fou) et semée d’allusions à des accès de mélancolie, des idées morbides et des pulsions de meurtre. Selon Niederland, il s’agirait d’un document autobiographique (Niederland, 1960, p. 494).

L’approche du cas Schreber par Niederland, qui repose sur un certain « noyau de vérité », l’a conduit à attirer l’attention sur des similitudes qu’il a trouvées entre les appareils orthopédiques inventés par Moritz et les persécutions physiques dans les idées pathologiques de son fils. Par exemple, la sensation de compression de la poitrine ressentie par Schreber sous l’effet de miracles divins correspond, selon Niederland, aux instruments de son père dénommés Geradehalter – instrument fixé à la poitrine et à une table pour obliger un enfant à se tenir droit – et Bettriemen – appareil placé sur la poitrine pour faire dormir un enfant sur le dos (Niederland, 1959a, p. 157-58).

De même, il a retrouvé l’appareil de serrage de la tête qui, selon Schreber, lui comprimait la tête, dans le Kopfhalter de son père en forme de casque (Niederland, 1959b, p. 395). Pour Niederland, les sangles, courroies et autres moyens mécaniques de contention inventés par Moritz pour les enfants trouvent leur origine dans la propre pathologie du père de Schreber (Niederland, 1959a, p. 161).

De plus, il voit un lien entre les références au « système d’écriture » de Dieu dans les Denkwürdigkeiten et le fait que Moritz encourage les parents à utiliser un tableau noir pour noter la mauvaise conduite de leurs enfants chaque mois afin de déterminer une punition ou des compliments. Et de même, il met en relation les « âmes éprouvées » (geprüfte Seelen) avec l’habitude de Moritz d’examiner physiquement ses enfants (Niederland, 1960, p. 497-98).

Ainsi, si Freud a une image positive du père de Schreber, Niederland le voit plutôt de manière négative, et maintient que la philanthropie de Moritz ne lui servait qu’à occulter son sadisme. Il estime que Moritz Schreber était un homme malade (Niederland, 1959b, p. 386 ; 1960, p. 493 ; 1974, p. 109).

Toutefois, par solidarité pour Freud, Niederland ne va pas jusqu’à avancer que les idées pédagogiques sadiques de Moritz étaient à l’origine du délire de son fils, malgré ses conclusions. Si les découvertes de Niederland suggèrent une autre figure que l’« excellent père » dont parle Freud, il reste du côté de ce dernier en s’attachant à la composante d’homosexualité dans l’étiologie freudienne figurant dans le texte sur Schreber.

Du point de vue de Niederland, Schreber réfoula sa position féminine vis-à-vis de son père, aspect qui opéra une sorte de retour lorsqu’il dut exercer un rôle masculin en tant que candidat au Reichstag, puis lorsqu’il devint une figure paternelle comme un président à la Cour d’appel de Dresde (Niederland, 1951, p. 582-83). Quand il fut exigé à Schreber d’exercer un rôle masculin, sa position féminine par rapport à son père fit irruption dans sa conscience, ce qui déclencha sa maladie.

Les recherches de Niederland ont exercé une grande influence. Elles amenèrent par exemple l’anti-psychiatre américain Morton Schatzman, dans les années 1970, à s’intéresser aussi à l’élément d’homosexualité dans l’étiologie de Freud. Mais Schatzman critique Niederland, car selon lui, il serait plus cohérent de conclure que le délire de persécution de Schreber était dû à la persécution réelle dont il faisait l’objet par son père, plutôt qu’à la refoulement de son homosexualité (Schatzman, 1973, p. 109-11).

En tirant les conclusions logiques du sadisme de Moritz, Schatzmann soutient que les miracles divins des Denkwürdigkeiten étaient tous des répétitions du comportement sadique de Moritz en rapport avec le corps de son fils.

Mais tout cela amène à se concentrer sur ce que Lacan appelle « les coordonnées environnementales du père ». Pour Lacan, la cause de la maladie de Schreber était la Verwerfung, la forclusion, le rejet radical d’un signifiant, le signifiant du père, plutôt que le type d’homme qu’était son père.

 

Ida Macalpine et Richard Hunter

En Angleterre, en 1955, Ida Macalpine et son fils Richard A. Hunter publièrent leur traduction en anglais des Mémoires de Schreber. Si Lacan a tendance à ne faire référence qu’à Macalpine, son fils et elle-même, bien que nés en Allemagne, devinrent des figures majeures de la psychiatrie britannique du vingtième siècle (Porter, 1994). Faisant partie de ceux qui ne soutiennent pas Freud, ils sont à l’origine d’une critique très influente de l’interprétation du cas Schreber par Freud, et sont également des interlocuteurs importants pour Lacan.

Macalpine et Hunter contestent le point de vue de Niederland, selon lequel l’obligation pour Schreber d’adopter une position masculine – dans sa candidature au Reichstag et dans son rôle de Senatspräsident – fut l’élément déclencheur de sa maladie. Ils rejettent l’idée de l’absence de toute responsabilité masculine de Schreber que cette opinion implique avant ce moment. Selon eux, il est plus probable qu’il ait été promu à une telle haute fonction en raison, justement, de sa capacité à exercer des responsabilités (Macalpine & Hunter, M., p. 376 ; 1953, p. 335).

Et surtout, ils remettent en question la relation établie par Freud entre l’homosexualité chez Schreber et la menace de castration, et se demandent si l’homosexualité avait quoi que ce soit à voir avec la maladie de Schreber. Comme Eugen Bleuler et Lacan, ils reconnaissent que l’homosexualité joue un rôle dans la symptomatologie du cas, mais ils doutent que ce qu’ils appellent également la « schizophrénie » de Schreber lui soit imputable, d’un point de vue étiologique ou phénoménologique (Bleuler, 1912, p. 347 ; Lacan, 1993, p. 61 ; 105-06 ; Macalpine & Hunter, M., p. 10 ; 24 ; 371-72).

 

À leur façon, Macalpine et Hunter se concentrent sur le moment homosexuel de l’étiologie de Freud. Ils estiment que la relation que Freud établit entre l’homosexualité et la castration repose davantage sur ses propres théoriques que sur la véritable matière du cas. Pour eux, ce que Schreber appela son Entmannung – qu’ils traduisent par « éviration », plutôt que castration – était un fantasme pré-œdipien de transformation en femme capable de procréer, ce qui n’a aucun rapport avec une menace de castration ou des désirs homosexuels passifs. La transformation de Schreber en femme ne constituait pas une castration, ni à titre de punition pour ses désirs homosexuels, ni comme un moyen de les assouvir. À leur avis, l’objet de cette éviration était plutôt de le rendre capable de porter des enfants. Tandis que la castration impliquerait une « stérilisation », ils soutiennent que l’émasculation de Schreber était synonyme de sa transformation en une femme féconde (Macalpine & Hunter, M., p. 389-90).

Lacan, quant à lui, remarque dans leur traduction en anglais la mention que Flechsig « me donna l’espoir de me délivrer de ma maladie grâce à un sommeil fécond » (Macalpine & Hunter, M., p. 39). En anglais, délivrer signifie aussi : accoucher. Mais, en réalité, Schreber n’utilise pas le verbe « délivrer » ; il omet le verbe, ce qui fait dire à Lacan que Madame Macalpine, comme il l’appelle dans D’une question préliminaire, cherche trop à prouver sa thèse. En d’autres termes, elle veut trouver son thème de la procréation dans le texte de Schreber. Il le décrit en ces mots : « quelle dut être sa joie en trouvant que le texte était si conforme à ses souhaits » (Lacan, 1966a, p. 545; 2002e, p. 212). Par ailleurs, il convient aussi de se demander s’il était légitime que Lacan traduit lui-même le « long» (ausgiebig) sommeil  par  « fécond ».

Macalpine et Hunter associent leur fantasme pré-œdipien à un symbolisme héliolithique ancien, idée à laquelle Lacan donne un certain crédit. Alors que le texte de Freud considère le soleil comme un symbole sublimé du père, ils soutiennent que le soleil de Schreber était à la fois masculin et féminin, soit ambisexuel. Ils trouvent ce point étayé par le fait que le soleil soit féminin dans un certain nombre de langues, mais aussi par l’opinion d’Abraham selon laquelle la bisexualité du soleil apparaît dans le cas Schreber (Abraham, 1914 ; Macalpine & Hunter, M, p. 378).

La raison pour laquelle ils insistent sur ce point est que, si le soleil n’était pas pour Schreber un symbole paternel, les déductions de Freud concernant le refoulement de l’homosexualité vis-à-vis de son père seraient remises en cause. Pour eux, loin de représenter le père de Schreber, le soleil reflétait la propre ambisexualité de Schreber et sa confusion relative à son sexe, qu’ils estiment typiques de la schizophrénie.

 

D’après Macalpine et Hunter, lorsque Freud présuppose que le soleil est un symbole paternel, il ne comprend pas que Schreber était préoccupé par la procréation au sens primitif pré-sexuel. En s’appuyant sur Elliot Smith (Elliot Smith, 1929), ils rappellent que les croyances primitives pré-phalliques donnèrent lieu à un culte héliolithique de dieux soleil qui possédaient la substance vitale, c’est-à-dire l’âme, envoyée sur terre au moment de la naissance et restituée au moment de la mort. La culture héliolithique est née de l’association des dieux soleil et des dieux ciel, d’une part, en tant que donneurs de substance vitale ou d’âme, et de l’humanité provenant de pierres, d’autre part. Selon la croyance, des oiseaux volant en toute liberté transportaient la substance vitale entre le ciel et la terre, idée que Macalpine et Hunter rapprochent des oiseaux de Schreber transportant d’anciens êtres humains (DW, p. 248 ; M, p. 189 ; Macalpine & Hunter, ibid., p. 379). Pour Lacan, les oiseaux de Schreber sont des signifiants et, au lieu des transporteurs de substance vitale, ils lui rappellent les oiseaux qu’un magicien tire d’un trou dans sa manche ou sa veste, référence au trou dans le Symbolique de Schreber. Macalpine et Hunter avancent que, si Freud pense que les oiseaux devaient être des filles, c’est parce qu’il n’avait pas compris que la psychose de Schreber tournait autour de l’origine de la vie dans ce sens héliolithique primitif. Et le « meurtre d’âme » de Schreber revenait à une perte de la substance vitale donnée aux êtres humains par le dieu soleil pour la procréation.

D’après ces psychiatres britanniques, les symptômes hypocondriaques de Schreber étaient également l’expression d’un fantasme de procréation primitif et pré-génital. Alors que Freud relie les idées hypocondriaques de Schreber aux craintes des onanistes, ils affirment que les fantasmes de procréation primitifs et pré-phalliques pourraient s’exprimer par des symptômes hypocondriaques, comme dans la coutume héliolithique de la couvade. Leur argument est que cela est possible en l’absence de toute libido homosexuelle (ibid., p. 379-80 ; 395; 405). Ils remarquent la familiarité de Schreber avec le mythe pré-sexuel de Deucalion et Pyrrha (DW, p. 53 ; M, p. 73), qui jetèrent derrière eux des pierres symbolisant des os pour créer des hommes et des femmes. Ils vont même jusqu’à se demander si le délire hypocondriaque de Schreber était plus grave à l’asile car le nom de l’asile, Sonnenstein (littéralement « soleil-pierre ») suggère leur thème héliolithique, le soleil étant celui qui donne la vie et la pierre symbolisant l’enfant.

En bref, pour Macalpine et Hunter, le fantasme pré-œdipien de Schreber de transformation en une femme féconde devint son délire fondamental. Cependant, les arguments de Freud sur l’homosexualité ne peuvent expliquer ce délire, ni d’un point de vue causal, ni d’un point de vue phénoménologique. D’ailleurs, ils soutiennent que la psychothérapie qui suit l’interprétation freudienne communément acceptée de désirs homosexuels passifs et inconscients aggrave le cas des patients, avant de conclure que la maladie de Schreber n’est pas à l’origine une conséquence de son homosexualité (Macalpine & Hunter, ibid., p. 23-24; 410).

Mais, encore une fois, cela revient à se concentrer sur le moment accessoire de l’étiologie de Freud et à ignorer ce qu’il dit sur les dispositions spécifiques à la schizophrénie et à la paranoïa, les fixations, respectivement, aux stades auto-érotique et du narcissisme.

 

Zvi Lothane

Et enfin, si Macalpine et Hunter furent les premiers à remettre en question l’étiologie homosexuelle de Freud concernant la maladie de Schreber – qu’ils considèrent être de la schizophrénie plutôt que de la paranoïa – le psychiatre et psychanalyste américain Henry Zvi Lothane a non seulement contesté cette composante de l’étiologie de Freud, mais a aussi défendu l’affirmation de Schreber, qui prétendait ne pas être paranoïaque. Lothane estime qu’il n’y a pas de contradiction entre son propre fort attachement à Freud et sa critique de l’interprétation freudienne de Schreber. Mais il pense que le texte de Freud représente une psychanalyse ahistorique et appliquée, qui repose sur des formules dynamiques préexistantes, et que celle-ci illustre la façon dont les fictions interprétatives peuvent être converties en faits historiques (Lothane, 2005, p. 142-45 ; 2008, p. 61). D’où le projet de Lothane de libérer Schreber de la paranoïa et de l’homosexualité que Freud lui attribue. Il préfère se laisser guider par ce qu’il appelle « la vérité de Schreber », plutôt que de s’inspirer de ce qui n’est, selon lui, que « la mythologie, la mythomanie et le délire de Freud » (Lothane, 1998, p. 12 ; 2008, p. 64).

Pour Lothane, Schreber n’était ni paranoïaque, ni schizophrène. Tandis qu’Uwe Peters prétendait que la maladie de Schreber était une psychose émotionnelle, plus précisément une psychose d’angoisse de Wernicke (Peters, 1998), Lothane diagnostique une dépression (Lothane, 2008, p. 79 ; 86). D’après lui, Schreber souffrait à l’origine d’une dépression névrotique, puis d’une dépression psychotique (Lothane, 1992, p. 33 ; 38 ; 44 ; 46 ; 48-50 ; 54 ; 89-90 ; 389-90 ; 432-33 ; 460-61 ; 1998, p. 13). Il pense que Schreber a traversé trois périodes de dépression : d’abord en réponse à son échec lors des élections au Reichstag, puis lorsque sa femme accoucha d’un fils mort-né, moment où il fut transféré à Dresde, et enfin après le décès de sa mère et l’attaque d’apoplexie de sa femme.

 

D’après Lothane, la deuxième maladie de Schreber était une forme de dépression grave. S’appuyant sur les dossiers personnels découverts par Daniel Devreese (Devreese, 1986, p. 176-257), Lothane soutient que la femme de Schreber avait collaboré avec les systèmes psychiatrique et juridique à l’encontre de son mari, en connaissance de cause ou non, et ce pour des raisons financières. Il indique que lors du deuxième séjour de Schreber dans la clinique de Flechsig, Werner, président de l’Oberlandesgericht de Dresde, avait recommandé, à partir du dossier psychiatrique du Dr Weber, que Schreber soit temporairement suspendu de ses fonctions, car il était mentalement incapable de gérer ses affaires (ibid., p. 220-22). Et il ajoute que le Ministère de la Justice eut recours à un deuxième rapport de Weber (Lothane, 1992, p. 57 ; 292) pour le suspendre définitivement. Pour Lothane, cette collaboration entre les systèmes psychiatrique et juridique donna de bonnes raisons à Schreber de se sentir éviré.

Lothane maintient que Freud avait eu tort de suivre le diagnostic de paranoïa émis par Weber. Selon lui, si Freud n’a pas identifié la dépression de Schreber, c’est parce qu’il n’avait pas encore pris conscience de la dépression et de la mélancolie. Selon lui, Schreber avait hérité de ses parents une prédisposition à la dépression. Et un autre détail intéressant est que Lothane traduit le titre du texte écrit par le père de Schreber et découvert par Niederland, Geständniss eines wahnsinnig Gewesenen, par : « Confession d’un ancien mélancolique », et non : « Confessions d’un ancien fou » (Lothane, ibid., p. 447 ; 16 ; 115-16 ; 139 ; 329).

Il est vrai qu’au cours de son deuxième séjour à la clinique de Flechsig à Leipzig, Schreber évoqua les jours interminablement tristes (unendlich traurig) (DW, p. 40 ; M, p. 66). Mais Schreber ne dit pas, comme l’affirme Lothane, qu’il « passait ses jours… dans une mélancolie interminable » (Lothane, ibid., p. 47). Schreber évoqua dans ce même contexte la dépression nerveuse (Nervendepression), et une inscription datant du 21 novembre 1893 dans son dossier de la clinique universitaire de Leipzig confirme qu’il était « de très mauvaise humeur » (KG, p. [27]). Mais le choix de Lothane de décrire la maladie de Schreber comme une dépression psychotique ne tient pas compte de toutes les données, notamment des troubles du langage, des hallucinations et des délires. Il accuse Freud d’une eisegèse qui « interprète » l’éviration de Schreber comme une angoisse de castration. Mais il est tout aussi naturel de se demander si Lothane n’a pas lui-même « interprété » le cas à la lumière de sa propre théorie de la dépression.

Si Lothane estime que Freud n’accorde pas suffisamment d’importance à l’expérience réelle de Schreber à l’asile et à son internement contre sa volonté, il critique surtout chez Freud son interprétation du cas en termes de castration et d’homosexualité. Pour Lothane, le fait que Schreber cultive la féminité n’était pas lié à l’angoisse de la castration ni à l’homosexualité, mais à une identification avec sa mère et avec sa femme (Lothane, 2005, p. 143). Il remet en question l’assimilation freudienne du transvestisme à l’émasculation, et l’incapacité de Freud à les envisager en dehors de la question de l’homosexualité ou d’un phénomène de délire. Il soutient que selon le « metamorphosis sexualis paranoica » de Krafft-Ebing, la troisième phase de l’identification féminine n’est pas psychotique (Krafft-Ebing, 1893, p. 202 ; Lothane, 1992, p. 327 ; 363). Mais en réalité, Krafft-Ebing comprit cette métamorphose comme un processus, la première phase constituant un pas vers la dégénérescence psychosexuelle, et la troisième phase, la phase invoquée par Lothane, comme une étape transitoire vers le délire, le délire du changement de sexe (Krafft-Ebing, 1903b, p. 213 ; 221 ; 235).

En bref, Lothane n’est pas non plus d’accord avec l’hypothèse freudienne de la fémininité de Schreber. Il admet cependant que ce que Freud manque avec son interprétation homosexuelle est compensé par son idée révolutionnaire du délire comme tentative de reconstruction (Lothane, 2005, p. 146). Mais, pour lui, Schreber était un homme hétérosexuel présentant ce qu’il appelle curieusement des « conflits hétérosexuels se manifestant par des fantasmes transsexuels et du transvestisme » (Lothane, ibid., p. 338-39). Néanmoins, encore une fois, ce que nous trouvons chez Lothane est une concentration sur la composante homosexuelle de l’étiologie de Freud, et ce sans référence à la fixation au stade du narcissisme.

 

Conclusion

Pour conclure, les psychanalystes anglophones ont eu tendance à se concentrer – positivement et négativement – sur la position homosexuelle passive et antérieure chez Schreber envers son père, plutôt que sur la fixation de la libido au stade du narcissisme, facteur décisif pour diagnostiquer la paranoïa au lieu de la schizophrénie, une distinction qui implique différentes approches en termes de traitement, comme nous l’apprend le Nœud borroméeen. Katan associe la question de l’homosexualité à la peur de la castration, mais comme punition pour la masturbation, à la place de l’offense au narcissisme de Schreber évoquée dans le texte de Freud. Niederland se focalise sur l’élément de l’homosexualité pour exprimer sa solidarité avec Freud, malgré son opinion sur le père de Schreber entièrement opposée à celle de Freud. Macalpine et Hunter remettent en question l’homosexualité en tant que cause. Ils lui préfèrent une étiologie pré-œdipienne, mais au lieu de la fixation au stade du narcissisme infantile comme chez Freud, ils défendent la thèse d’un fantasme de procréation pré-génital, qu’ils relient à un symbolisme héliolithique. S’ils ont raison de prétendre, comme Lacan, que l’homosexualité est davantage un symptôme qu’une cause, un fantasme de procréation pré-œdipien aurait cependant du mal à provoquer une psychose. Et Lothane a défendu Schreber en affirmant qu’il n’était pas paranoïaque ni schizophrène mais qu’il souffrait de dépression. S’opposant également à Freud, il a aussi rejeté la composante homosexuelle de l’étiologie freudienne, et il ne tient pas non plus compte de l’hypothèse de Freud concernant une fixation de la libido au stade du narcissisme.

Somme toute, on peut donc affirmer que l’étiologie de Freud dans le texte sur Schreber datant de 1911 n’a pas été entièrement acceptée par la communauté des psychanalystes anglophones, même par ceux qui prétendent se positionner du côté de Freud et de son interprétation du cas Schreber. Lacan, de plus en plus connu dans le monde anglophone, fait figure d’exception, puisque il adhère non seulement à l’association freudienne entre la castration et le père, bien qu’il les mette en relation dans une dialectique symbolique – la forclusion du signifiant du Nom-du-père – au lieu de la dialectique imaginaire de Freud, à savoir la perte de l’intégrité du corps de Schreber dans sa relation avec son père, mais Lacan comprend également le monde psychotique de Schreber comme son incapacité à dépasser le narcissisme du stade du miroir. D’où les relations de Schreber avec les « ombres d’hommes bâclés à la six-quatre-deux », avec Flechsig, et même avec Dieu, réduit à un petit autre, et d’où son comportement face au miroir, où il se pare de rubans et d’accessoires féminins, et les remarques de Schreber sur lui-même comme « cadavre lépreux conduisant un autre cadavre lépreux », la description d’une réduite, come Lacan l’exprime, à la confrontation à son double psychique.

Répétition, savoir et vérité, texte de Fulvio della Valle

Répétition, savoir et vérité, texte de Fulvio della Valle

 

 Lors du Séminaire d’été, nous avons entendu un exposé très intéressant sur Kierkegaard et la répétition. J’ai été néanmoins étonné que cet exposé, ouvertement consacré à un représentant de la tradition philosophique, ne fasse aucune mention du traitement de ce thème que propose un autre philosophe, Gilles Deleuze, dans son ouvrage classique « Différence et Répétition ».

Pour le dire de manière très synthétique, Deleuze propose de reconnaître, à côté de la répétition du même ou de l'identique, une répétition plus profonde, la répétition de la différence, et voit dans cette dernière la matrice ultime de la vie et de la pensée. Cette idée traverse l'histoire de la philosophie d’Héraclite à Bergson et Whitehead, en passant par Hegel, Nietzsche, et quelques autres. Il s'agit de considérer qu'une théorie doit moins viser la recherche d'invariants ou de vérités fixes, que l'invention ou la création de nouvelles idées, en phase avec ce mouvement de novation perpétuelle qui caractérise l'être et la vie. La répétition de la différence c'est le mouvement de l'histoire de la pensée comme succession de nouvelles créations d'idées et non comme approche progressive d'une vérité immuable et définitive. C'est donc la conception du caractère fixe ou invariant de la vérité qui est abandonnée.

Bien que Hegel propose une conception similaire, il faut néanmoins mentionner une différence entre les deux auteurs.

Hegel affirme bien que le vrai et le faux ne sont pas comme les deux faces d’une pièce de monnaie, c’est-à-dire ne sont pas deux déterminations figées qui s’excluent mutuellement, mais deux aspects ou moments d’un mouvement de la pensée qui s'affine et se précise en tempérant une affirmation initiale par les critiques et les contre-exemples qu'on peut lui adresser, qui à leur tour vont être nuancés, enrichis et complétés par des critiques et des contre-exemples ultérieurs. La pensée procède ainsi selon un mouvement dialectique qui progresse d'une position à sa négation, puis à la négation de cette négation, mouvement que Hegel qualifie de spéculatif ou positivement rationnel, ce que résume la formule : identité de l'identité et de la non-identité (ou de la différence). Ce processus dialectique, dont la contradiction est le moteur, est commun à l'être et à la pensée. (Je ne rentre pas dans la question de l’Aufhebung). Notons au passage que la triade : Thèse, Antithèse, Synthèse, lieu commun qui prétend résumer la dialectique hégélienne, et que Lacan reprend, n’est pas inexacte, à condition de lui faire correspondre les termes appropriés : Thèse (position, identité), Antithèse (négation, non-identité), Synthèse (négation de la négation, identité de l'identité et de la non-identité).

On voit bien que, dans ce contexte, la vérité n'est pas une détermination fixe et définitive, mais un processus qui ne cesse d'être relancé par l'épreuve de la critique, ou travail du négatif, dont la contradiction et l'opposition sont les opérateurs. (D'où les réserves de Hegel à l’égard des mathématiques, entièrement fondées sur la non-contradiction, que je ne développe pas ici.) Il y a bien une répétition de la différence, c'est-à-dire une évolution perpétuelle de la pensée, débarrassée d'un idéal de fixité ou d’invariance, mais c'est plutôt une répétition de la critique ou de la contradiction, qui ne fait avancer la pensée que par des contre-pieds successifs.

La répétition de la différence, telle que la conçoit Deleuze, en référence à Nietzsche et Bergson, se veut plus profonde et plus large. Ce qui a vocation à se répéter c'est un nouveau frayage, une nouvelle invention, une nouvelle création, qui n'est pas nécessairement une critique, une réfutation ou une contestation d'une articulation antérieure. Il s'agit simplement d’une construction nouvelle, différente ou autre, qui n'est pas animée par la négation de ce à quoi elle succède. C'est donc une répétition non-dialectique de la différence, délestée de tout esprit de contradiction. Ce mouvement de différenciation perpétuelle, non-dialectique, s'applique à toutes les formes de la vie et de la pensée (art, science, philosophie), et se trouve résumé par les formules : « Penser autrement » et « Non pas une idée juste, juste une idée ».

Cette novation radicale serait la marque caractéristique de toute œuvre importante, quel que soit son domaine, prise dans sa racine dynamique, en deçà du résultat figé auquel elle aboutit, lequel se prête à une scolastique ou un académisme.

Mentionnons que cette répétition de la différence n'est pas sans rappeler la distinction lacanienne entre savoir et vérité, qu'on peut d'ailleurs entendre de deux manières, non nécessairement exclusives.

Selon l'une d'elles, le savoir serait une construction générale (qui subsume plusieurs cas) et objective (qui porte sur une donnée pouvant être appréhendée de l'extérieur), tandis que la vérité serait une détermination singulière (qui concerne un seul être, pris dans son unicité), subjective (qui concerne un sujet, c'est-à-dire un être parlant, saisi dans une relation inter-signifiante) et insue (qui relève de l'émergence d'une formation de l'inconscient : rêve, lapsus, symptôme, etc.) Cette interprétation a l'avantage de mettre l'accent sur la subjectivité, les formations de l'inconscient et la singularité concrète du cas, qui constituent le champ spécifique de la psychanalyse, d'où provient la distinction.

Selon l'autre, le savoir, appelé aussi « savoir constitué », est l'ensemble des élaborations déjà produites, déjà advenues, quelle que soit leur pertinence, et la vérité est ce qui vient déplacer ou décompléter, relancer ou refondre ce bloc bien assuré ou solidement installé, - que l'on songe aux révolutions scientifiques, (ou changements de paradigme, coupures épistémologiques), aux avant-gardes artistiques, et ainsi de suite. La vérité est ce qui fait trou dans le savoir, à l’instar du réel, qui fait trou dans la représentation (dans la réalité).

On voit donc, pour conclure, le rapport entre la répétition de la différence (Deleuze) et la distinction entre savoir et vérité (Lacan). Dans les deux cas, il s'agit de pointer la variance inlassable qui affecte la pensée et le sujet - effet du signifiant, sans consistance autre que son glissement perpétuel d'un signifiant à un autre, - et d'empêcher la philosophie et la psychanalyse, et plus généralement l'existence, de se fixer, se pétrifier ou se refermer dans un système de repères assurés et définitifs, aussi pertinents soient-ils.

 

04/09/2017

A propos de l'Image et le Double, texte de Fulvio della Valle

 

À propos de l'Image et le Double, texte de Fulvio della Valle

 

            Le livre de Stéphane Thibierge, « L'image et le double. La fonction speculaire en pathologie », s'attache à présenter certains aspects fondamentaux de la théorie lacanienne de la représentation, à partir d'une analyse détaillée du processus de la reconnaissance spéculaire, éclairée a contrario par l'étude des dysfonctionnements pathologiques de cette reconnaissance.

            Ces perturbations, ou pathologies de l'image du corps, peuvent se subdiviser en deux groupes, qualifiés tous deux de modes de décomposition de l'image spéculaire. D’une part, l’atteinte de la forme de l'image, selon la modalité d’une dissociation des éléments de l'image du corps, comme on l'observe par exemple dans des pathologies telles que le signe du miroir chez le schizophrène ou les troubles de la reconnaissance dans la démence sénile, où le malade guette dans le miroir les indices d'une désagrégation en cours de son image. D'autre part, le dédoublement, que l'on trouve par exemple dans le phénomène du compagnon imaginaire chez l'enfant, qui n'est pas nécessairement pathologique, dans l’héautoscopie, ou plus couramment lorsqu'on prend pour quelqu'un d'autre la personne qu'on voit dans un reflet de nous-même.

            À la décomposition de l'image s’ajoute, dans certaines pathologies, la dissociation de l'image et du nom. Qu'il s’agisse d'une image sans nom, comme dans le syndrome de Capgras, où le malade ne voit dans ses proches que des sosies de ceux-ci qui usurpent leur identité, mais il ne connaît pas le nom véritable de chacun de ces sosies, il ne peut assigner un nom à chacune de ces images, perturbation appelée « agnosie d'identification ». Ou qu'il s’agisse d’un nom sans image, comme dans le syndrome de Frégoli, où la malade considère que c'est une seule et même personne, (dans le cas princeps l'actrice Robine), qui revêt les apparences des tous les individus que la malade croise ; il y a donc un seul nom, Robine, pour les différentes images des semblables qu'elle perçoit.

            Ces pathologies illustrent par contraste les processus à l’œuvre dans la mise en place de la reconnaissance de soi dans le miroir. Cette mise en place requiert l'intervention conjointe de trois éléments hétérogènes : l'objet a, le langage et l'image spéculaire. Cette articulation, ce nouage, n'est pas une synthèse.

 

            L'objet a.

            L'objet a est caractérisé par l'auteur comme le réel premier du corps, le corps réel, le corps de l'enfant en tant qu'indéfini, morcelé et pulsionnel, – comme morcellement pulsionnel premier. C'est le bouquet de fleurs réelles dans le schéma optique, que Lacan caractérise comme une diversité non liée, qui n’acquiert d'unité que par l’entremise de l’encolure du vase imaginaire. Cette diversité non liée, cette inconsistance ou déliaison première renvoie aux aspects généraux de la pré-maturation de la naissance chez l’homme : insuffisance réelle, impuissance ou incoordination motrice et posturale, discordance des pulsions, division.

            Cette caractérisation est mise en rapport avec le concept freudien de « la chose », (das ding), comme matière mythique et initiale du sujet. Initiale, en tant que réel premier du corps, mythique car une fois nommée, déterminée par l'opération du langage, elle perd sa pureté d'origine, et ne peut plus être reconstituée après-coup que comme l'au-delà indéterminable de la médiation symbolique.

            Notons que cet état premier du corps comme anarchie pulsionnelle se retrouve parfois dans le rêve sous la figuration de membres disjoints.

            La chose freudienne se situe, en outre, en deçà de la distinction du moi et du non-moi. C’est un état d'indistinction entre l'intérieur et l'extérieur, le dedans et le dehors.

            Inconsistance, déliaison, indistinction.

            Plus précisément l'objet a doit être défini comme le point de recoupement entre ce réel morcelé et sa prise dans le discours de la mère. Le corps de l'enfant est dès le départ plongé dans le bain de langage que représente le discours de la mère, le lieu de l’Autre. Dès lors, l'objet a se définit comme le reste, irréductible et insaisissable, de cette intersection entre le corps réel et l'articulation symbolique.

 

            Le langage.

            Le deuxième registre qui intervient dans la mise en place de la reconnaissance spéculaire est le langage. Cette intervention est qualifiée de refoulement, neutralisation, élision de l’objet a, du corps réel de l'enfant, sous le trait ou le sceau du symbole. Cette incidence du langage est présentée par le biais de quatre éléments, qui peuvent en définitive être regroupés sous le premier d’entre eux, pour des raisons logiques qui apparaîtront aisément.

            La première rubrique est l'Idéal du moi, figuré dans la partie droite du schéma optique en tant qu'espace virtuel. L’Idéal du moi correspond à l'ensemble des premiers signifiants, des traits symboliques primordiaux, par lesquels la mère désigne, se rapporte à l'enfant dans son discours. Son concept est lié à certaines considérations de Daniel Lagache, affirmant qu'avant d'exister pour lui-même, l’enfant est représenté par et pour l’Autre, sous la forme d’un pôle d'attentes, de projets et d’attributs. Exemple d'attributs : sa place dans la lignée, son prénom, son sexe, son état civil. L’Idéal du moi est donc une pluralité, un groupe d'éléments symboliques, une constellation d’insignes, par lesquels l'enfant est introduit, inséré dans le champ du langage. Cet ensemble d'attributs peut être rangé sous la dénomination unique de marque symbolique.

            Le deuxième élément symbolique qui entre en jeu dans la mise en place de la phase du miroir est le nom propre. Il désigne une place vide, la place du sujet, du futur locuteur que va devenir l’enfant, l’instance qui met en circulation la parole dans l'échange verbal. Il a pour caractéristique principale de n’avoir pas de signification, sinon marginale et secondaire au regard de sa fonction propre, qui est d’instancier dans le discours la place logique d'un locuteur singulier. Le nom propre indexe un sujet singulier sans présenter des déterminations de celui-ci et à ce titre il l'élide dans l'opération même par laquelle il l’inscrit dans le discours.

            L'absence de signification du nom propre permet aussi de comprendre, selon l’un de ses aspects, pourquoi il est il est le fondement de la métaphore. En effet, une métaphore est la substitution d'un signifiant à un autre signifiant, ce qui suppose que l'on puisse détacher celui-ci de sa signification – première, littérale ou originaire, – pour le rattacher à une autre signification, virtuellement n'importe laquelle.

            La troisième catégorie est le trait unaire. Il désigne la forme pure de l'unité que véhicule tout signifiant en tant que tel. C’est le caractère discret du signifiant en tant qu'il apporte ou instaure la dimension de l'unité – de la coupure, – dans le réel.

            On voit à ce stade pourquoi le nom propre et le trait unaire peuvent être réunis sous le prédicat de l’Idéal du moi. Celui-ci désigne l'ensemble des signifiants, des insignes, qui inscrivent l'enfant dans l’ordre du discours. Le nom propre comme signifiant unique, privilégié, exceptionnel, en est donc un élément. Et le trait unaire, comme forme pure du caractère discret mis en jeu par n'importe quel signifiant, est ce qui confère son unité aussi bien au nom propre comme signifiant d'exception, qu'à l’Idéal du moi comme marque symbolique qui regroupe les attributs du sujet.

            Il faut enfin mentionner le phallus comme ce qui sexualise cette marque symbolique en tant que marque du manque, permettant de tempérer la conjonction première du corps de l’enfant et du lieu de l’Autre, en ouvrant une brèche dans l’ordre de la demande, ordre caractéristique du rapport primordial entre l'enfant et la mère.

 

            L'image spéculaire.

            L'incidence du symbole sur l'objet a va se projeter sur l'image dans le miroir, inscrivant ou plaquant sur celle-ci un certain nombre de caractères qui vont permettre l'identification spéculaire, et, sur la base de celle-ci, l'organisation et la structuration de la perception en général, du champ des objets du monde, qualifiés de ce fait par Lacan d'anthropomorphiques, voire d’egomorphiques, en lien avec la connaissance paranoïaque. Par le biais du langage, l’enfant, qui n'est pas encore un locuteur, va reconnaître dans son reflet spéculaire les prédicats de l'unité, de la permanence, de la forme, de la totalité, de l'identité, de la substantialité, au travers desquels il va formater son morcellement primitif. L'épreuve du miroir est donc la première expérience de liaison et de mise en forme par laquelle le sujet va installer dans une présence aux contours bien définis l’inconsistance originaire de son corps réel. L'image spéculaire recouvre la place vide instaurée par le nom propre, qui procède de l'oblitération de l'objet a sous la marque du symbole. À ce titre l'image masque ou habille, au bout du compte, l'objet a lui-même. Dans le stade du miroir, se livre l’expérience ou l’appréhension initiale des caractères fondamentaux qui configurent toute représentation possible, soit le champ de la réalité. Sous la catégorie de l’Imaginaire, il faut donc placer la chaîne d'équivalence suivante : image = percept = champ de la reconnaissance = réalité = ordre du sensible en général = sens = conscience = intentionnalité = intuition.

 

            Conclusion.

            Le livre de Stéphane Thibierge fait ressortir dans sa richesse et sa complexité la théorie lacanienne de la fonction spéculaire. L'originalité de cette doctrine réside notamment dans la dérivation psychogénétique du champ de la réalité, du registre de la représentation, à partir de l'expérience originaire de la reconnaissance de soi dans le miroir, – geste, à ma connaissance, totalement inédit dans l'histoire des théories philosophiques de la représentation, et, à vrai dire, peu exploité depuis. La perception, la connaissance, l'objectivité, sont organisées et structurées par les caractères mis en place lors du moment primordial de l'identification spéculaire.  Les objets de l'expérience, de la connaissance, du monde, sont mis en forme et construits à partir des coordonnées qui ont été configurées au moment de l'épreuve spéculaire. D'où l'aspect de leurre, d'illusion, d'erreur qui affecte le champ de la représentation au regard du réel, inassignable et inconsistant, qui se réfléchit en celle-ci.

            Ces considérations nous offrent une voie d'entrée, parmi bien d'autres, à cette distinction étrange que propose Lacan entre le réel et la réalité. Le réel serait le nom donné à cette matérialité brute, immédiate et originaire, chaotique ou inorganisée, à jamais oblitérée, pour l'être parlant, par la médiation du langage. Par opposition à la réalité, qui correspondrait au registre de la consistance, de la liaison et de l'homogénéité, par lesquelles l'articulation de l'image et de la parole, le sens, tamponne et recouvre cette inconsistance primordiale. Le réel est ce qui vient défaire les liens, les regroupements qui organisent la consistance des représentations, il nomme une irruption d'inconsistance dans le registre de l'intentionnalité, ce qui toujours, inéluctablement, inlassablement vient désagréger, battre en brèche, rebattre les cartes de tout savoir constitué, de la dimension même du compréhensible.

26/09/2016.

 

À propos de l'image et le Double, texte de Fulvio della Valle

À propos de l'Image et le Double

Fulvio della Valle

Le livre de Stéphane Thibierge, « L'image et le double. La fonction speculaire en pathologie », s'attache à présenter certains aspects fondamentaux de la théorie lacanienne de la représentation, à partir d'une analyse détaillée du processus de la reconnaissance spéculaire, éclairée a contrario par l'étude des dysfonctionnements pathologiques de cette reconnaissance.

Ces perturbations, ou pathologies de l'image du corps, peuvent se subdiviser en deux groupes, qualifiés tous deux de modes de décomposition de l'image spéculaire. D’une part, l’atteinte de la forme de l'image, selon la modalité d’une dissociation des éléments de l'image du corps, comme on l'observe par exemple dans des pathologies telles que le signe du miroir chez le schizophrène ou les troubles de la reconnaissance dans la démence sénile, où le malade guette dans le miroir les indices d'une désagrégation en cours de son image. D'autre part, le dédoublement, que l'on trouve par exemple dans le phénomène du compagnon imaginaire chez l'enfant, qui n'est pas nécessairement pathologique, dans l’héautoscopie, ou plus couramment lorsqu'on prend pour quelqu'un d'autre la personne qu'on voit dans un reflet de nous-même.

À la décomposition de l'image s’ajoute, dans certaines pathologies, la dissociation de l'image et du nom. Qu'il s’agisse d'une image sans nom, comme dans le syndrome de Capgras, où le malade ne voit dans ses proches que des sosies de ceux-ci qui usurpent leur identité, mais il ne connaît pas le nom véritable de chacun de ces sosies, il ne peut assigner un nom à chacune de ces images, perturbation appelée « agnosie d'identification ». Ou qu'il s’agisse d’un nom sans image, comme dans le syndrome de Frégoli, où la malade considère que c'est une seule et même personne, (dans le cas princeps l'actrice Robine), qui revêt les apparences des tous les individus que la malade croise ; il y a donc un seul nom, Robine, pour les différentes images des semblables qu'elle perçoit.

Ces pathologies illustrent par contraste les processus à l’œuvre dans la mise en place de la reconnaissance de soi dans le miroir. Cette mise en place requiert l'intervention conjointe de trois éléments hétérogènes : l'objet a, le langage et l'image spéculaire. Cette articulation, ce nouage, n'est pas une synthèse.

 

L'objet a.

L'objet a est caractérisé par l'auteur comme le réel premier du corps, le corps réel, le corps de l'enfant en tant qu'indéfini, morcelé et pulsionnel, – comme morcellement pulsionnel premier. C'est le bouquet de fleurs réelles dans le schéma optique, que Lacan caractérise comme une diversité non liée, qui n’acquiert d'unité que par l’entremise de l’encolure du vase imaginaire. Cette diversité non liée, cette inconsistance ou déliaison première renvoie aux aspects généraux de la pré-maturation de la naissance chez l’homme : insuffisance réelle, impuissance ou incoordination motrice et posturale, discordance des pulsions, division.

Cette caractérisation est mise en rapport avec le concept freudien de « la chose », (das ding), comme matière mythique et initiale du sujet. Initiale, en tant que réel premier du corps, mythique car une fois nommée, déterminée par l'opération du langage, elle perd sa pureté d'origine, et ne peut plus être reconstituée après-coup que comme l'au-delà indéterminable de la médiation symbolique.

Notons que cet état premier du corps comme anarchie pulsionnelle se retrouve parfois dans le rêve sous la figuration de membres disjoints.

La chose freudienne se situe, en outre, en deçà de la distinction du moi et du non-moi. C’est un état d'indistinction entre l'intérieur et l'extérieur, le dedans et le dehors.

Inconsistance, déliaison, indistinction.

Plus précisément l'objet a doit être défini comme le point de recoupement entre ce réel morcelé et sa prise dans le discours de la mère. Le corps de l'enfant est dès le départ plongé dans le bain de langage que représente le discours de la mère, le lieu de l’Autre. Dès lors, l'objet a se définit comme le reste, irréductible et insaisissable, de cette intersection entre le corps réel et l'articulation symbolique.

 

Le langage.

Le deuxième registre qui intervient dans la mise en place de la reconnaissance spéculaire est le langage. Cette intervention est qualifiée de refoulement, neutralisation, élision de l’objet a, du corps réel de l'enfant, sous le trait ou le sceau du symbole. Cette incidence du langage est présentée par le biais de quatre éléments, qui peuvent en définitive être regroupés sous le premier d’entre eux, pour des raisons logiques qui apparaîtront aisément.

La première rubrique est l'Idéal du moi, figuré dans la partie droite du schéma optique en tant qu'espace virtuel. L’Idéal du moi correspond à l'ensemble des premiers signifiants, des traits symboliques primordiaux, par lesquels la mère désigne, se rapporte à l'enfant dans son discours. Son concept est lié à certaines considérations de Daniel Lagache, affirmant qu'avant d'exister pour lui-même, l’enfant est représenté par et pour l’Autre, sous la forme d’un pôle d'attentes, de projets et d’attributs. Exemple d'attributs : sa place dans la lignée, son prénom, son sexe, son état civil. L’Idéal du moi est donc une pluralité, un groupe d'éléments symboliques, une constellation d’insignes, par lesquels l'enfant est introduit, inséré dans le champ du langage. Cet ensemble d'attributs peut être rangé sous la dénomination unique de marque symbolique.

Le deuxième élément symbolique qui entre en jeu dans la mise en place de la phase du miroir est le nom propre. Il désigne une place vide, la place du sujet, du futur locuteur que va devenir l’enfant, l’instance qui met en circulation la parole dans l'échange verbal. Il a pour caractéristique principale de n’avoir pas de signification, sinon marginale et secondaire au regard de sa fonction propre, qui est d’instancier dans le discours la place logique d'un locuteur singulier. Le nom propre indexe un sujet singulier sans présenter des déterminations de celui-ci et à ce titre il l'élide dans l'opération même par laquelle il l’inscrit dans le discours.

L'absence de signification du nom propre permet aussi de comprendre, selon l’un de ses aspects, pourquoi il est il est le fondement de la métaphore. En effet, une métaphore est la substitution d'un signifiant à un autre signifiant, ce qui suppose que l'on puisse détacher celui-ci de sa signification – première, littérale ou originaire, – pour le rattacher à une autre signification, virtuellement n'importe laquelle.

La troisième catégorie est le trait unaire. Il désigne la forme pure de l'unité que véhicule tout signifiant en tant que tel. C’est le caractère discret du signifiant en tant qu'il apporte ou instaure la dimension de l'unité – de la coupure, – dans le réel.

On voit à ce stade pourquoi le nom propre et le trait unaire peuvent être réunis sous le prédicat de l’Idéal du moi. Celui-ci désigne l'ensemble des signifiants, des insignes, qui inscrivent l'enfant dans l’ordre du discours. Le nom propre comme signifiant unique, privilégié, exceptionnel, en est donc un élément. Et le trait unaire, comme forme pure du caractère discret mis en jeu par n'importe quel signifiant, est ce qui confère son unité aussi bien au nom propre comme signifiant d'exception, qu'à l’Idéal du moi comme marque symbolique qui regroupe les attributs du sujet.

Il faut enfin mentionner le phallus comme ce qui sexualise cette marque symbolique en tant que marque du manque, permettant de tempérer la conjonction première du corps de l’enfant et du lieu de l’Autre, en ouvrant une brèche dans l’ordre de la demande, ordre caractéristique du rapport primordial entre l'enfant et la mère.

 

L'image spéculaire.

L'incidence du symbole sur l'objet a va se projeter sur l'image dans le miroir, inscrivant ou plaquant sur celle-ci un certain nombre de caractères qui vont permettre l'identification spéculaire, et, sur la base de celle-ci, l'organisation et la structuration de la perception en général, du champ des objets du monde, qualifiés de ce fait par Lacan d'anthropomorphiques, voire d’egomorphiques, en lien avec la connaissance paranoïaque. Par le biais du langage, l’enfant, qui n'est pas encore un locuteur, va reconnaître dans son reflet spéculaire les prédicats de l'unité, de la permanence, de la forme, de la totalité, de l'identité, de la substantialité, au travers desquels il va formater son morcellement primitif. L'épreuve du miroir est donc la première expérience de liaison et de mise en forme par laquelle le sujet va installer dans une présence aux contours bien définis l’inconsistance originaire de son corps réel. L'image spéculaire recouvre la place vide instaurée par le nom propre, qui procède de l'oblitération de l'objet a sous la marque du symbole. À ce titre l'image masque ou habille, au bout du compte, l'objet a lui-même. Dans le stade du miroir, se livre l’expérience ou l’appréhension initiale des caractères fondamentaux qui configurent toute représentation possible, soit le champ de la réalité. Sous la catégorie de l’Imaginaire, il faut donc placer la chaîne d'équivalence suivante : image = percept = champ de la reconnaissance = réalité = ordre du sensible en général = sens = conscience = intentionnalité = intuition.

Conclusion.

Le livre de Stéphane Thibierge fait ressortir dans sa richesse et sa complexité la théorie lacanienne de la fonction spéculaire. L'originalité de cette doctrine réside notamment dans la dérivation psychogénétique du champ de la réalité, du registre de la représentation, à partir de l'expérience originaire de la reconnaissance de soi dans le miroir, – geste, à ma connaissance, totalement inédit dans l'histoire des théories philosophiques de la représentation, et, à vrai dire, peu exploité depuis. La perception, la connaissance, l'objectivité, sont organisées et structurées par les caractères mis en place lors du moment primordial de l'identification spéculaire.  Les objets de l'expérience, de la connaissance, du monde, sont mis en forme et construits à partir des coordonnées qui ont été configurées au moment de l'épreuve spéculaire. D'où l'aspect de leurre, d'illusion, d'erreur qui affecte le champ de la représentation au regard du réel, inassignable et inconsistant, qui se réfléchit en celle-ci.

Ces considérations nous offrent une voie d'entrée, parmi bien d'autres, à cette distinction étrange que propose Lacan entre le réel et la réalité. Le réel serait le nom donné à cette matérialité brute, immédiate et originaire, chaotique ou inorganisée, à jamais oblitérée, pour l'être parlant, par la médiation du langage. Par opposition à la réalité, qui correspondrait au registre de la consistance, de la liaison et de l'homogénéité, par lesquelles l'articulation de l'image et de la parole, le sens, tamponne et recouvre cette inconsistance primordiale. Le réel est ce qui vient défaire les liens, les regroupements qui organisent la consistance des représentations, il nomme une irruption d'inconsistance dans le registre de l'intentionnalité, ce qui toujours, inéluctablement, inlassablement vient désagréger, battre en brèche, rebattre les cartes de tout savoir constitué, de la dimension même du compréhensible.

26/09/2016.

 

Amusons nous à tirer sur la corde, Norbert Bon

Amusons nous à tirer sur la corde !

Norbert Bon

Ce séminaire d'été, ainsi que les journées sur le thème : "En quoi la topologie oriente-t-elle notre clinique ?" ont donc été particulièrement instructives. Notamment en ce que, au-delà de la pirouette verbale dont nous avons coutume de faire malicieusement usage après Lacan, en répondant à la question :"le nœud, à quoi ca sert ? ça serre...", finalement le nœud ça sert... à s'orienter dans la clinique. Et si beaucoup d'entre nous font de la topologie sans le savoir, tout de même, à se servir du nœud, ça s'erre un peu moins ! Pourtant, il me semble que les ronds de ficelle, s'ils ont l'intérêt de nous permettre d'expérimenter la butée sur le réel, constituent aussi un point de butée pour la pensée. Ils supposent une structure stable et inerte, définitivement installée, avec les difficultés qui s'ensuivent pour rendre compte de l'opération analytique, coupure et couture notamment, pour lesquelles nous n'avons ni ciseaux, ni fil, ni aiguille : uniquement la parole, dont le fil n'est pas homogène à la ficelle. La tresse, à cet égard, lève certaines difficultés, mais pas toutes, en supposant un nœud, non pas fermé mais toujours se tressant. On se représente alors plus facilement, sur ce tressage, la parole opérant au bon moment pour, par exemple, rectifier un passage dessus-dessous fautif.

 

La dynamique des nœuds

On peut toutefois aller au-delà, c'est le propos de cette petite contribution. Il y a un champ que nous ne prenons pas en compte dans nos élaborations géométriques des nœuds, celui de leur dynamique que des physiciens cherchent à modéliser et dont Azar Kalatbari (1) rend compte dans un récent article. Ils s'intéressent notamment à la rigidité des fils et aux frottements entre eux. En effet, dès lors que l'on n'a plus affaire à une boucle mais à une tresse, ce n'est plus seulement la rigidité du fil qui est à prendre en considération mais les forces de friction qui augmentent dans des proportions non linéaires : "il suffit d'augmenter d'une petite boucle la configuration d'un nœud pour que le système devienne beaucoup plus solide". L'auteur rappelle le nœud d'amarrage : un tour mort et deux demi-clefs sur une bite, qui, de mémoire de marin, n'a jamais lâché. Nous pourrions réfléchir à cette possibilité que l'un ou l'autre des ronds R S I puisse être redoublé, voire plus. Par exemple, lorsque nous reprenons un énoncé équivoque et que l'analysant, plutôt que d'en entendre le double sens possible, le referme sur son univocité en redoublant d'explication sur ce qu'il a voulu dire (et pas autre chose !), est-ce qu'il ne fait pas un tour supplémentaire sur I pour en augmenter la résistance ? Ou un entortillement sur tout ou partie du rond, à la manière d'un fil de téléphone ? Idem, lorsque l'hystérique renforce le réel de son symptôme à l'aide du discours de la science (fibromyalgies, maladies auto-immunes...) pour maintenir la "déliaison" d'avec le signifié sexuel refoulé en I.

Cette dynamique nous permet, de plus, de reconsidérer la matérialité des brins en jeu puisque c'est précisément ce que fait l'ADN en se sur enroulant sur elle-même lorsqu'elle se trouve dans des conditions difficiles susceptibles de la dégrader (par exemple chez des bactéries vivant dans des sources volcaniques à très haute température). Et, non seulement la nature fait ainsi des nœuds (parfois de très beaux nœuds de trèfle !) mais elle nous enseigne comment couper et rabouter : depuis plusieurs décennies déjà ont été découvertes ces enzymes baptisées "topo-isomérases" qui contrôlent l'enroulement et la torsion des deux brins de l'ADN et qui savent comment couper un brin pour permettre à l'autre de passer à travers la coupure puis rabouter le premier. Opération qui permet de démêler des nœuds et d'ajouter ou enlever des super tours de l'ADN, notamment dans les processus de réplication, transcription et recombinaison. Dans la dernière décennie, ces découvertes ont fait l'objet de recherches pharmaceutiques pour mettre au point des molécules bloquant l'action des ces enzymes pour freiner la duplication de bactéries pathogènes ou de cellules cancéreuses. (2)

 

Un modèle à suivre ?

Si, comme le dit Lacan, le nœud n'est pas un modèle mais la structure psychique même, est-ce pousser l'hérésie trop loin que de penser que sa présentation sous des formes autres que de ficelles, telles que des chaînes d'information électriques ou biochimiques, pourrait être plus affine avec la matérialité de la parole et du langage ? (3) Non pour rabattre le psychique sur le neuronal comme le font les théories cognitives mais pour tenter de mieux s'orienter dans la clinique. A l'instar de Freud dans la seconde partie de son Entwurf, à propos d'Emma dont le symptôme (ne pas pouvoir aller seule dans un magasin) résulte de "faux nouages" (falsche Vernüpfungen). Faux nouages entre une scène 2, à 12 ans -les commis d'un magasin riant d'elle, à propos de sa robe (Kleid), suppose-t-elle, et une scène 1, à 8 ans, remémorée dans l'analyse -un épicier la pinçant au niveau des organes génitaux à travers les vêtements (Kleider) et riant lui aussi. Le symbole "Vêtements" (Kleider) s'étant substitué à la chose refoulée ("l'attentat sexuel") "qui n'est devenu un trauma qu'après coup" (nachträglich) du fait que la puberté est intervenue. (4) Le réel de la scène 1, noué au signifiant "Kleider", se trouve soudain, dans la scène 2 noué à une représentation sexuelle, jusque là déliée. Effet de sens imaginaire qui produit le symptôme, on retrouvera le même nouage pour la scène primitive de "L'homme aux loups". Le "nachträglich" ouvre ainsi une fenêtre sur le passé, d'où il peut être vu comme actualisé dans la scène 2, avec la connotation sexuelle qui n'était pas présente dans la scène 1. Et, ouvrir ainsi les cordes du temps a, si l'on en croit José Carlos Somoza (5), toujours un effet traumatique !

 

Comment rendre compte de ce que l'analyste opère à la fois dans et hors du nœud mais aussi sur un passé actualisé dans le présent ? Lacan n'a pas connu les théories des cordes (6) dont le succès est trop récent mais il en aurait peut être fait son miel : un multivers à 9, 10, 11, 25 dimensions ! D'autant plus qu'en raison des innombrables variables d'ajustement possibles en fonction de l'observation, elles sont, comme la psychanalyse, vérifiables mais pas réfutables !

 

 

Notes

1 Khalatbari A., 2016, "La dynamique des nœuds", Sciences et avenir, 832, juin 2016, p. 53-55.

2 Et, plus récemment, la mise au point de "ciseaux moléculaires", le Crispr-cas9, qui peut laisser augurer du meilleur comme du pire dans le domaine du forçage génétique.  C. F., Charpentier E., "CRISPR-Cas 9, l'outil qui révolutionne la génétique", Pour la Science, no 456, octobre 2015.

3 D'ailleurs, depuis quelques années, dans nos journées d'études ce sont les présentations informatiques qui tiennent la corde.

4 Freud S., 1895, Esquisse d'une psychologie, érès 2011. Il semble pourtant que Freud rate une partie du nouage en le faisant reposer sur la contigüité spatiale sexe/vêtements, sans entendre la contiguïté signifiante Kleid = vêtement féminin/ Klein = petit, dont Freud relèvera dans un texte ultérieur qu'il désigne le clitoris (le petit pénis) qui a probablement été "pincé" par l'épicier et qui prête à rire. On peut en trouver la confirmation dans le fait qu'il lui suffit d'être accompagnée par un "petit enfant" (klein Kind) pour pouvoir se rendre en sécurité dans les magasins.

5 Somoza J. C., 2006, La théorie des cordes, Actes Sud, 2007.

6 Susskind L., 2005, Le paysage cosmique, Gallimard, folio essais, 2007.

 

Nancy, 12 septembre 2016

Sommes-nous des anthropophages modernes? conférence d'Angela jesuino

Sommes-nous des anthropophages modernes ?

Angela Jesuino

Conférence à la Maison de l’Amérique latine

4 janvier 2012

L’anthropophage, en ce qu’il nous offre à cerner la différence entre incorporation et dévoration,

nous permet-il de nous interroger sur la clinique contemporaine dans ses fondements ?

Nous partirons de l’anthropophagie culturelle brésilienne et de la question qu’elle pose quant à l’identification,

pour penser ce que serait le rapport « moderne » du sujet au signifiant.

Le thème choisi cette année a pu surprendre.

Donc je vais commencer en essayant d’apporter quelques précisions par rapport à notre visée.

De quelle anthropophagie parlons-nous ? Quand nous parlons de l’extension du domaine de l’anthropophagie, qu’est-ce que cela sous-tend ? De quoi voulons-nous parler?

Dans l’argument nous avons insisté sur l’intérêt renouvelé que l’anthropophagie suscite aujourd’hui, intérêt qui dépasse le domaine de l’anthropologie et englobe aussi bien l’art contemporain que la philosophie dans une réappropriation du concept de dévoration cher à Lévi-Strauss. Nous pensions alors par exemple, à l’exposition « Tous cannibales » à la Maison Rouge l’hiver dernier, immense succès du public à Paris et à Berlin, à l’accueil très favorable en France du livre Métaphysiques cannibales écrit par Eduardo Viveiros de Castro - un anthropologue brésilien - mais on n’avait pas pu anticiper sur ce qu’une chaine de TL hollandaise a cru bon offrir à son public quelques jours avant Noël : les deux présentateurs de l’émission après avoir fait prélever des morceaux de leur propre chair ont fait une dégustation de chair humaine en direct devant un public médusé !

Vous voyez bien qu’entre l’anthropophagie ritualisée des peuples dits primitifs, le retour du thème de la dévoration cannibale dans l’art contemporain et le passage à l’acte cannibale à des fins médiatiques, nous ne sommes pas dans le même registre.

En ce que me concerne et quand j’ai proposé ce titre à nos collègues du cartel Qu’est-ce qu’on mange ? Extension du domaine de l’anthropophagie, j’avais comme projet mettre au travail une distinction pas facile à opérer en psychanalyse ( si elle existe!) entre dévoration et incorporation. Mon hypothèse étant que cet intérêt accru pour l’anthropophagie dans les arts et la philosophie par exemple, était à lire comme une mise en avant de la dévoration en détriment de l’incorporation dans la modernité. C’est une hypothèse que je vais essayer de déployer ici avec cette question en prime : est-ce que nous sommes dans une conjoncture où la distinction classique entre d’un côté la dévoration de l’objet et de l’autre, l’incorporation du signifiant reste à l’ordre du jour ? Ou bien l’anthropophagie non ritualisée, sortie du contexte du lien social qui la codifiait nous réserve-t-elle des surprises ? Et si surprise il y a, de quelle côté viendrait-elle ? Où est passée la métaphore qui, dans l’anthropophagie rituelle, rendait compte du rapport à l’altérité ?

Il faut préciser d’emblée que mon intérêt pour l’anthropophagie, qui ne date pas d’aujourd’hui comme certains d’entre vous les savent, vient de l’anthropophagie dite « culturelle » brésilienne et de ce que je lui suppose comme abord structural de notre subjectivité et de notre lien social.

Mais aujourd’hui je voulais faire un pas de plus.

Ce que l’anthropophagie culturelle brésilienne rend compte à mon sens c’est d’un rapport au signifiant qui ne passerait pas par l’opération d’incorporation du signifiant mais par sa dévoration avec des conséquences cliniques qui serait à décliner. Prôner la dévoration à la place de l’incorporation du signifiant a des conséquences dans le processus d’identification du sujet bien sûr, mais bien au-delà de ça, dans le rapport du sujet au signifiant lui-même. L’idée est que le rapport du sujet au langage se trouverait de ce fait modifié. Et par la même occasion sa relation à l’identification, au corps, à la nomination et à la filiation.

Si je vous dévoile d’entrée de jeu mes hypothèses de travail c’est pour essayer de vous rendre sensible à l’intérêt que cette question peut avoir pour les psychanalystes - mais peut-être pas seulement - et aussi pour expliciter d’emblée un des paris qui nous a servi d’ouverture à ce cycle à savoir que l’anthropophagie, si on la prend du côté de la dévoration signifiante, peut nous déboucher les oreilles en ce qui concerne la clinique contemporaine dans ces fondements et pas seulement dans sa phénoménologie.

Ceci étant posé, vous pourriez légitimement me demander : d’où je sors de telles hypothèses fortes de travail ? Je vais essayer de les étayer en travaillant ce soir avec vous à partir de trois fils qui ont guidé ma réflexion dans une lecture qui se veut transversale, qui se veut de l’ordre d’un tissage et que je vous annonce de façon programmatique.

1) La description des rituels anthropophages des indiens brésiliens rapportés par des voyageurs étrangers notamment au 16ème siècle pour repérer ce qu’il en était pour eux de la dévoration de l’objet et de l’incorporation signifiante.

2) Comment Oswald de Andrade à partir des descriptions de ces rituels a construit son anthropophagie culturelle où la dévoration a pris toute la place et a servi de pierre d’angle pour toute sa théorisation ultérieure : une philosophie de la dévoration qui a débouchée sur le retour du matriarcat technicisée et sur une utopie présidée par l’homme ludens.

3) Ce que Freud et Lacan chacun à sa façon ont pu nous enseigner sur la dévoration et l’incorporation et les conséquences que nous pouvons tirer de cet enseignement pour lire notre clinque actuelle.

Donc vous l’avez compris, je vais essayer de parler ici de l’anthropophagie autrement que comme le retour d’un fantasme archaïque relevant seulement du registre de l’oralité. Je vais essayer d’interroger l’anthropophagie en faisant le pari qu’elle peut relever d’un traitement spécifique du signifiant. Quel rapport l’anthropophage en mangeant la chair de l’autre peut avoir avec le signifiant ? Qu’est-ce qu’il incorpore, qu’est-ce qu’il dévore ?

Que nous dit Hans Staden - ce voyageur allemand qui a été capturé par une tribu indigène brésilienne et qui a réussi à s’échapper et dont le récit a fait le tour du monde de l’époque - sur les rituels anthropophages de ces indigènes qui ne faisaient la guerre qu'avec la seule finalité de capturer de prisonniers et non pas pour acquérir des nouveaux territoires? Que peut-il nous dire de ce cannibalisme systématique, puisque tous les prisonniers étaient tués, puis mangés selon un rite théâtrale invariable, après un temps de captivité plus au moins long?

« Quand le prisonniers arrivent au village, les femmes et les enfants les accablent de coups; (...) Ensuite les sauvages les attachent fortement afin qu'ils ne puissent pas s'échapper; puis ils les mettent sous la garde d'une femme qui vit avec eux. Si cette femme devient grosse, ils élèvent l'enfant; et quand l'envie leur prend, ils le tuent et le mangent. Ils nourrissent bien leur prisonnier. Au bout d'un certain temps, ils font leur préparatifs (...) Lorsque tout est préparé, ils arrêtent le jour du massacre, ils invitent les habitants des autres villages à assister à la fête (...) Quand les hôtes arrivent (...) le chef les salue, en disant : « Venez nous aider à dévorer notre ennemi »[1]

S'en suit un rituel fort long et complexe fait des danses, chants, beuveries, préparation des corps des tous les participants et aussi préparation de la massue qui servira à l'exécution. Au moment venu «Le principal chef s'avance alors, prend (la massue) et la passe une fois entre les jambes de l'exécuteur, ce qu'ils regardent comme un honneur. Celui-ci la reprend, s'approche du prisonnier et lui dit : « Me voici! Je viens pour te tuer; car les tiens ont tué et dévoré un grand nombre des miens» Le prisonnier lui répond : « Quand je serai mort, mes amis me vengeront » Au même instant, l'exécuteur lui assène sur la tête un coup qui fait jaillir la cervelle. Les femmes s'emparent alors du corps, le traînent auprès du feu, lui grattent la peau pour la blanchir et lui mettent un bâton dans le derrière pour qui rien ne s'en échappe »[2]

Staden décrit alors en détail le dépeçage et le partage du corps fait par les hommes et le traitement réservé aux entrailles qui reste l'affaire des femmes et des enfants, qui sont quant à eux chargés de manger les restes. Il conclut en disant : « Aussitôt que tout est terminé, chacun prend son morceau pour retourner chez lui »[3]

Un seul homme ne participe pas à l’agape rituelle : le meurtrier. Juste après l’exécution il est tenu de vomir, puis de jeûner pendant une lune (l'équivalent d'un mois), il doit porter le deuil de la victime et modifier son nom. C’est le traitement réservé au meurtrier qui va maintenant nous intéresser :

« L’exécuteur ajoute un nom au sien, et le chef lui trace une ligne sur le bras avec la dent d'un animal sauvage. Quand la plaie est refermée, la marque se voit toujours, et ils regardent cette cicatrice comme un signe d'honneur »[4]

Jean de Léry, dans son Histoire d’un voyage faite en la terre du Brésil publié en 1578, nous en donne une description plus détaillée :

«Quant à celui ou ceux qui ont commis ces meurtres, réputant à cela grand gloire et honneur , dès le même jour qu'ils auront fait le coup, se retirant à part, ils se feront non seulement inciser jusqu'au sang la poitrine, les bras, les cuisses, les gras de jambes et autres parties du corps, mais aussi, afin que cela paraisse toute leur vie, ils frottent ces taillades de certaines mixtions et poudre noir qui ne se peut jamais effacer; tellement que tant plus qu'ils sont ainsi déchiquetés, tant plus connaît-on qu'ils ont beaucoup tué de prisonniers et par conséquent sont estimés plus vaillants par les autres »[5]

Hans Staden lui même revient sur cette question de la nomination lors d'un autre passage :

« La plus grande gloire chez ces Indiens est d'avoir pris et tué un ennemi; et ils ont l'habitude de se donner autant de noms qu'ils en ont tué. Ceux qui en portent un grand nombre sont regardés comme les principaux de la nation »[6]

Ce lien entre meurtre et nom est aussi mentionné par Thévet dans son ouvrage de 1585 :

« Un point ai-je à rappeler, à savoir que les Toupinambaux, Toupinenquin, Touaja et autres, qui sont issus d'entre eux, ont cette loi touchant le meurtre de leurs ennemis que sitôt qu'ils en ont tué un, ils prennent un nom nouveau, et pour ce ne laissent-ils pas de retenir le leur propre, qu'ils ont eu auparavant de ceux qu'ils ont tué . Que si d'aucun n'en a point tué, et qu'il ne fasse que commencer en ce métier, il change le nom qu'il avait en enfance, au nom qu'il lui agrée. Et est une maxime inviolable entre eux qu'ils prennent autant de noms, qu'ils tuent de leurs ennemis. Or celui qui a le plus de noms, est le plus brave, prisé et réputé, d'avoir mis à mort le plus d'ennemis ... »[7]

Pourquoi je vous raconte tout cela? Pour faire valoir dans ce rituel, une espèce de dichotomie: il y a celui qui tue et ceux qui mangent.

Côté tribu, côté mangeurs, la place réservé à l’ennemi est celle d'un objet à être dévoré entièrement, objet de haine et de vengeance, objet à qui on souhaite tout le mal mais qui va être dévoré jusqu’aux entrailles sans qu’on ne laisse aucun reste. Ce qui est dévoré c’est ce qu’on haït mais dont on savoure la chair et la graisse, dont on boit le sang, rituel maintes fois répété jusqu’à la prochaine guerre, la prochaine prise, la prochaine vengeance. Dévoration donc dans le réel de la chair de ce que je haïs mais que je mange et dont je ne crache rien. Ici il n’y a pas de métaphore, je mange réellement l’autre. Côté mangeurs, il faut croire, pas d’autre conséquence que la digestion et la relance de la logique guerrière.

D’autre part, du côté de celui qui tue, il est assigné au jeûne, il ne dévore rien. Son acte meurtrier a des conséquences qu’il assume individuellement et qui lui assurent gloire et pouvoir. L’inscription de cet acte se fait dans un double registre : sur son corps, par la scarification et dans le registre de la nomination par le rajout d'un nom. Pouvons-nous soutenir - vu la trace symbolique indéniable laissée à la fois sur le corps de ces peuples sans écriture que dans le rajout du nom - qu’il s’agit ici d’une opération d'incorporation ? Je suis tenté de le penser même s'il faut attirer votre attention sur deux aspects importants de cette incorporation: d'une part nous sommes ici dans le registre du multiple : autant de noms que d’ennemis tués, et d'autre part ce qui est incorporée est de l'ordre de l'altérité radicale, forme de vengeance qui était pour eux, il faut le savoir, l’expression suprême de la justice.

De toute évidence, l’opération mise en place côté mangeurs et côté tueur ne semble pas être la même ni avoir les mêmes conséquences, même si nous pouvons penser que ces deux places - celle du tueur et celle du mangeur - sont sûrement indissociables et que là du coup, il ne peut pas y avoir l’un sans l’autre.

Ce qui est très intéressant et je pense que vous y êtes sensibles c’est que dans ce rituel divisé comme cela entre dévoration de l’objet d’un côté, incorporation du signifiant de l’autre, nous retrouvons ce que nous pourrions appeler les deux étapes de la théorie de l’identification en psychanalyse.

Cependant je voudrais attirer votre attention sur quelque chose qui m’a sauté aux yeux en relisant justement ce texte magistrale de Freud qui est Totem et Tabou : le repas totémique cher à Freud ce n’est pas la même chose, ce n’est pas du même ordre que ce que l’anthropophagie rituelle brésilienne en tout cas, met en avant : nous on mange l’autre et pas le père.

En effet, dans le monothéisme notamment chrétien comme nous rappelait Cl. Landman « ceci est mon corps » de l’eucharistie, peut être l’horizon mystique et métaphorique de la matérialité de l’incorporation. Mais en ce qui nous concerne, nos ancêtres ont mangé de la chair humaine sans aucune métaphore et ce n’était pas celle du père, de l’ancêtre commun, mais celle de l’ennemi, de l’étranger. Cela suffit-il pour changer la donne ? Ou il faut supposer qu’ils étaient parfaitement au clair avec un autre texte magistral de Freud : Moïse et le monothéisme où il soutient la thèse que le père dans l’autre est étranger ?

Si on est un petit peu sérieux il me semble qu’il faut tenir compte de ces différences importantes entre le repas totémique et le repas anthropophage.

Cela d’ailleurs n’a pas échappé me semble-t-il à Oswald de Andrade qui, dans son manifeste de 28, s’est attaqué de front au texte de Freud lui-même ;

***

Je prends là mon deuxième fil car la question qui se pose à nous maintenant est celle de savoir ce qu’Oswald de Andrade en a fait de ce rituel anthropophage. Il a fait une marque de la culture brésilienne. Il en a fait le manifeste Anthropophage. Le contexte ici est important : il s'agit de défendre un art national. Le manifeste antérieur, celui de la Poésie Pau Brasil - qui est un manifeste sur la langue elle-même : « la langue sans archaïsmes, sans érudition. La contribution millionnaire de toutes les erreurs. Comme nous parlons. Comme nous sommes » - annonçait déjà le programme : définir le national et l’étranger et nous donner un mode d’emploi.

Autrement dit, comment faire avec ce qui nous vient de l’Autre justement ?

Le mode d’emploi qui semble valoir est assez simple et il se trouve dans le Manifeste Anthropophage : absorber toujours et directement le tabou. L'anthropophagie y est mise en avant comme seul lien social et unique loi du monde.

« Anthropophagie. Absorption de l'ennemi sacré. Pour le transformer en totem. L'humaine aventure. La terrestre finalité. Seuls les pures élites ont su réaliser l'anthropophagie charnelle qui porte en elle la plus haute compréhension de la vie et se joue de tous les maux identifiés par Freud, les maux évangélistes. Ce qui se produit ce n'est pas une sublimation de l'instinct sexuel. C'est l'échelle thermométrique de l'instinct anthropophage »

Vous voyez l’attaque directe, le refus catégorique du texte de Freud dans ce qui justement pourrait venir faire incorporation et ses conséquences. Il est en effet très explicite : « l’indien ne dévore pas par gourmandise mais dans un acte symbolique et magique où se trouve toute sa compréhension de la vie et de l’homme. Il s’agit simplement de la transformation du Tabou en Totem, autrement dit de la limite et de la négation en élément favorable. Vivre c’est totémiser ou violer le tabou »

Dans ce contexte il ne me semble pas abusif de souligner ici le choix d'Oswald de Andrade en lisant Staden : il a privilégié le côté mangeurs du rituel anthropophage et donc ce qui relève avant tout de la dévoration. J’ai envie de dire que l’Uncorporation est laissée aux indiens et nous brésiliens nous avons récupérée la dévoration en héritage. Vous voyez que l'enjeu est de taille : essayer de préciser l'opération psychique qui sert de soubassement à l'anthropophagie culturelle brésilienne élevée au rang de marque de notre culture et bien sûr aussi de notre subjectivité.

Mais comme j’essaie de faire entendre l’anthropophagie d’Oswald de Andrade ne se réduit pas à un manifeste d’affirmation de la littérature nationale comme pense certains.

En 1950, Oswald de Andrade reprend l’idée de l’Anthropophagie mais cette fois-ci pour l’ériger en Weltanschaung et écrit La Crise de la Philosophie Messianique où il annonce – ce sont ces mots – la faillite du régime paternel. Pour lui aussi, le monde se divise en deux hémisphères culturels : Matriarcat et Patriarcat. Il nous averti qu’il y a une radicale opposition des concepts qui débouche sur une radicale opposition de conduites.

Retrouvons-nous ici le partage entre incorporation et dévoration?

De quoi s’agit-il ? Le Patriarcat selon lui recouvre le monde de l’homme civilisé, de culture messianique, basé sur un tripode : le fils de droit paternel, la propriété privée du sol et un Etat de classes. A cela il oppose le Matriarcat, le monde de l’homme primitif, de culture anthropophage avec un autre tripode : le fils de droit maternel, la propriété collective du sol et un Etat sans classes ou l’absence d’Etat.

Dans une démarche qui prend en compte la dialectique, Oswald de Andrade nous donne la « formulation essentielle de l’homme comme problématique et comme réalité »  qu’il développe comme il se doit, en trois temps :

« une thèse : l’homme naturel,

une antithèse : l’homme civilisé,

et une synthèse : l’homme naturel technicisé »

Après avoir constaté l’échec de l’identification par incorporation et affirmé que « la vie est

dévoration » Oswalde de Andrade nous annonce le retour du Matriarcat mais pas n’importe lequel. Il réintègre la vie primitive dans la civilisation et propose la société matriarcale de l’âge des machines. Le matriarcat c’est donc un retour, mais marqué par un progrès : il s’agit maintenant de l’homme primitif technicisé, de la barbarie technicisée, où toute la place est faite au progrès de la société industrielle avec les avancées de la technique. Le progrès et la technique vont permettre quoi ? Le retour de l’oisiveté et sa démocratisation. Et c’est avec ce signifiant là qu’Andrade va tisser le fil de son utopie sociale fruit donc de la faillite du père, du retour du matriarcat avec sa culture anthropophage et du progrès de la technique.

Ecoutons quelques extraits de l’Utopie oswaldiana qui peut nous laisser rêveur sur l’actualité

de ses propos :

« Dans le monde hyper technicisé qui s’annonce, lorsque les dernières barrières du

Patriarcat seront tombées, l’homme pourra gaver sa paresse innée, mère de la fantaisie, de

l’invention et de l’amour. Après le Faber, le Viator et le Sapiens va prévaloir alors l’homme

ludens. Dans l’attente sereine de la dévoration de la planète par l’impératif de sa destinée

cosmique »

« La masse démocratique qui monte cherche à réaliser ici bas l’oisiveté promise par les

religions dans le royaume du ciel et nous assistons à une démocratisation de l’oisiveté et de

la culture ». « Toute l’humanité marche vers l’oisiveté. Le Brésil a été seulement l’horizon

utopique de l’oisiveté. Mais il l’a été de façon splendide »

Dans des entretiens encore plus tardifs qui datent d’un peu avant sa mort en 54, Andrade

ne lâche rien, prône une philosophie de la dévoration et lance : « Nous les brésiliens nous offrons la clef que le monde cherche aveuglement : l’Anthropophagie »

La philosophie de la dévoration implique une conception matriarcale d’un monde sans Dieu

où  la dévoration porte en soi l’immanence du danger. Il n’y a pas, contrairement à une conception patriarcale et messianique, une transcendance du danger et une possible intervention divine et définitive. L’anthropophage se voit de ce fait livré à la peur ancestral face à la vie qui est dévoration pure.

Cela nous permet maintenant de mieux définir l’anthropophage selon Oswald de Andrade :

Il est celui qui n’incorpore rien, encore moins de point fixe, qui vit dans un monde régit par la « philosophie de la dévoration », fils du progrès technique qui lui ouvre la porte de l’oisiveté et de la construction d’un homme ludens, c'est-à-dire le parfait citoyen du matriarcat technicisé.

En refusant Totem et Tabou, il refuse le patriarcat et ce qui s’en déduit. Il refuse la morale chrétienne et sa culpabilité. Il met en place la philosophie de la dévoration, mot clé du matriarcat et de l’utopie oswaldienne  présidée par l’homme ludens.

Pourquoi je vous amène aussi loin dans la pensée d’Oswald de Andrade?

Pour étayer ma thèse de départ : ce qui est en jeu dans l’anthropophagie c’est le rapport au signifiant voire sa transmission. Quand Andrade met la dévoration comme pierre angulaire du matriarcat de quoi nous parle-t-il ? Sinon d’une autre forme de transmission du signifiant ? Car nous savons que dans le matriarcat justement la transmission du phallus, pour être explicite, se fait par une voie spécifique, différente de celle établie dans le patriarcat qui suppose lui, l’Uncorporation.

***

Prenons maintenant le troisième fil, celui de ce que nous enseigne la psychanalyse sur la dévoration et l’incorporation. Ce n’est pas tout à fait évident d’en faire la différence d’emblée.

Comment la psychanalyse parle de la dévoration ?

Je vais retenir chez Freud quelques citations tout au long de son œuvre pour vous signaler comment dans le texte freudien les termes de dévoration, incorporation et identification semblent imbriqués sans qu’on puisse vraiment les différencier. La dévoration de l’objet vaut incorporation et sert de prototype à l’identification:

1905 in Trois essais  sur la vie sexuelle:

« Une première organisation sexuelle prégénitale de cette sorte est l’organisation orale ou, si l’on veut, cannibalique. L’activité sexuelle n’y est pas encore séparée de l’ingestion de nourriture, les opposés ne sont pas encore différenciés en elles. L’objet de l’une de ces activités est aussi celui de l’autre, le but sexuel consiste en l’incorporation de l’objet, prototype de ce qui jouera plus tard, en tant qu’identification, un rôle psychique tellement significatif »

1913 in Totem e Tabou :

«… et par l’acte de le dévorer ils réalisaient l’identification avec lui, chacun d’entre eux acquérant ainsi une partie de sa force »

1915 in Pulsion et destins de la pulsion :

« Nous reconnaissons le stade d’incorporation ou de dévoration comme étant la première de ces finalités – un type d’amour qui est compatible avec l’abolition de l’existence séparée de l’objet et qui donc peut être décrite comme ambivalente »

1938 in Moise et le monothéisme :

« Nous pouvons comprendre le cannibalisme comme une tentative d’assurer une identification avec lui (le père), par l’incorporation d’un morceau de lui »

.

Que nous dit Lacan notamment dans la leçon du 05 juin 1957 de son séminaire La relation d’objet ?

« (la castration maternelle) nous la voyons dans la situation primitive en tant qu’elle implique pour l’enfant la possibilité de la dévoration et de la morsure »

« il y a une antériorité de la castration maternelle, la castration paternelle en est un substitut qui n’est pas moins terrible peut-être mais qui est certainement plus favorable parce que lui est susceptible de développement, au lieu que dans l’autre cas pour ce qui est de l’engloutissement et de la dévoration par la mère, c’est sans issue de développement »

« C’est très précisément entre ces deux termes - un où il y a un développement dialectique possible ,une rivalité avec le père, un meurtre du père possible, que le complexe de castration est fécond dans l’Œdipe, au lieu qu’il ne l’est pas du côté de la mère, pour une simple raison, c’est qu’il est tout à fait impossible d’évider de la mère parce qu’elle n’a rien qu’on puisse lui évider.

Puis dans son séminaire sur l’Identification :

« L’identification de la première espèce celle singulièrement ambivalente se fait sur le fond de l’image de la dévoration assimilante »

Chez Lacan donc la dévoration semble se situer dans un premier temps du côté de la castration maternelle, côté où le sujet ne trouve aucune issue dialectique. Cela alimente les fantasmes de dévoration par la mère et son corollaire, la possibilité pour l’enfant de mordre, de dévorer.

Par ailleurs ce n’est pas dans le séminaire sur l’identification que Lacan abordera la question délicate du premier type d’identification avancée par Freud : l’identification primordiale au père. Il sera dons beaucoup plus précis dans la leçon du 03 mars 65 de son séminaire sur Les problèmes cruciaux pour la psychanalyse où, si j’ose dire, il prend le problème de l’incorporation à bras le corps.

Sans revenir sur les citations elles même, on peut s’appuyer sur le texte de Lacan pour avancer que du repas totémique à l’Uncorporation, la psychanalyse s’est servi du mythe cannibale pour rendre compte - selon Freud – du rapport au père, de l’identification primordiale, de l’origine de l’idéal du moi, de la morale et de la religion et - selon Lacan- de la prise du sujet dans le langage.

Dans un cas comme dans l’autre, cette identification primordiale au père ou cette mise en place du Un dans l’Autre ou encore cette mise en place de la batterie minimale des signifiants, S1 et S2 d’où Lacan va déduire l’écriture du sujet divisé et de l’objet a, la logique du fantasme et la dialectique du désir, est le départ nécessaire à toute autre identification à venir, y compris sexuelle.

Nous savons aussi, que cette incorporation primordiale, cette prise du signifiant dans le corps, in-corpore, est ce qui forge le corps que nous avons et la distribution de jouissance qui lui revient. Nous savons aussi que c’est de là que peut nous venir un père d’où nous pouvons nous réclamer pour établir une filiation et faire valoir une nomination.

Que se passe-t-il si on dévore le Un au lieu de l’incorporer comme c’est mon hypothèse ici ? Il faut souligner que cette dévoration du signifiant dont je suis partie pour faire cette lecture de l’anthropophagie, n’est écrite nulle part, ni chez Freud, ni chez Lacan et même pas chez Andrade. Cette hypothèse est donc le résultat du tressage de ces trois fils de départ mais pas seulement.

Je pense surtout pouvoir la déduire actuellement de la clinique subjective et social pas seulement au Brésil, même si cela reste paradigmatique pour moi.

Quelles seraient les conséquences de cette mise en avant, de cette prévalence de la dévoration ? Quelles seraient les conséquences si l’anthropophage accomplit son rêve de réussir une incorporation sans aucune conséquence symbolique  comme nous l’indiquait Charles Melman déjà en 1989 ?

Comment ces conséquences se déclinent-t-elles ?

Dans les affres de l’identification : s’il est vrai que nous dévorons pour refuser l’incorporation, pour refuser l’identification, la soumission au signifiant, la soumission au Un, le prix à payer est celui d’être multiple.

Lorsqu'on est multiple, qui est la thèse que j’ai déjà défendu ailleurs, lorsqu'on on ne se réfère pas au Un du comptage justement, quel rapport pouvons-nous avoir avec l’altérité ? Que dire d'autre que l'altérité justement nous la dévorons? Quel rapport pouvons-nous avoir avec l’étranger ? D’ailleurs qui viendrait faire figure d'étranger si moi-même je suis mutant ? Si je peux changer de sexe, de corps, d’identité ? Si je me meus dans un espace où la jouissance du corps tend à effacer le trait, si je viens d’une culture où le carnaval - pour citer encore une fois Oswald de Andrade - est la « manifestation religieuse de la race » ? Si je me meus dans un espace où c’est le prénom qui me présente, c’est-à-dire mes insignes imaginaires ? L’identification sexuelle n’échappe évidemment pas à cette logique : là aussi nous sommes multiples, bisexuelles, aptes au travestissement et plus si affinités.

Dans la prévalence du corps dans la culture et son traitement :

Force est de constater que le corps a une place prégnante dans la culture, au point qu’on pourrait parler d’un « corps à tout faire. » Pourquoi une telle place ?

Peut-être faudrait-il avancer que c’est le corps qui nous fait tenir dans la mesure où il se proposerait, dans sa jouissance, comme seul point fixe dont le sujet peut se prévaloir. Cela peut se lire cliniquement non seulement dans le côté festif du corps au Brésil mais aussi dans des manifestations massives d’angoisse quand le corps est mis en question dans son image ou dans sa chair.

Pourquoi insister sur cette dimension du corps dans sa jouissance  au détriment du trait identificatoire ?

Si nous dévorons du Un au lieu de l’Un-corporer, quel serait le statut de ce corps ? Un corps pas tout phallique ? Pas tout colonisé  par le Un ? Pas tout corpsifié ? Un corps plus « libre » à l’égard de cet Un ? Corps du coup livré sans retenu à une forme de jouissance Autre ?

Cela pourrait être une piste pour expliquer le traitement du corps au Brésil :

-à la fois corvéable à merci dans la chirurgie esthétique, répondant aux dérives identitaires, corps plastique au service d’une image à parfaire sans aucune butée,  pris dans un court-circuit pulsionnel.

- à la fois, lieu où on donne à « lire », où on vient inscrire ( ?) la filiation, la nomination et la descendance.

Dans la problématique de la filiation toujours à vérifier, à réinventer. Un appel incessant au religieux vient témoigner de l’espoir que nous gardons d’acquérir enfin la filiation qui convient toujours sous le même modèle : nouvelle nomination en langue étrangère de préférence, nouvelle famille spirituelle, nouveaux ancêtres, avec à la clef la possibilité de voir son corps possédé par la divinité elle-même. Que ce soit du côté des religions afro-brésiliennes avec la transe, du côté du pentecôtisme à la brésilienne avec le parler en langues et l’exorcisme pour tous, ou plus récent et surprenant encore, du côté de l’adhésion des brésiliens à l’islam, le schéma se répète.

Dans le type de nomination : Quel type de nomination préside à cette filiation toujours en construction comme notre identité même? A défaut de l’incorporation, la nomination resterait-elle encore une prérogative du père? Qui nomme alors ? Nomination plutôt signifiée de la place du maître réel qui ne suppose pas la mise en place du Un justement. Quel statut pour cette nomination alors ? Nomination toujours symbolique ou plutôt imaginaire comme témoigne son caractère mouvant et instable ?

On peut se demander pourquoi cette tentative constante de nouer le réel par l’imaginaire à l’œuvre dans la dévoration, dans la filiation et dans la nomination.

Mais au fond, avons-nous le choix s’il est vrai que nous dévorons le signifiant ? A « choisir » la dévoration avons-nous quelque chose d’autre à nous mettre sous la dent que la dimension imaginaire ?

Question subsidiaire à développer: c’est un choix collectif celui de dévorer et non pas d’incorporer ? Comment est-il déterminé ?

Le corps aurait-il encore ici aussi toute sa place confirmant sa vocation à tout faire ? Confère les tatouages qui viennent marquer (?), inscrire (?) le nom propre ou la descendance sur les avant bras, le dos et les chevilles comme un ornement en plus.

***

Avant de conclure tout à fait j’aimerais revenir à notre pari du départ en ce qui concerne la clinique contemporaine. Il me semble avoir compris que si nouvelle économie psychique il y a, c’est bien celle qui inaugure un nouveau rapport au Un avec son cortège de conséquences. Seulement dans les Amériques ce nouveau rapport au Un a été mis en place dans des conditions historiques et économiques données et nous pouvons penser que d’emblée RSI s’est écrit autrement. Ce n’est pas le cas en Europe où c’est le discours de la science et de l’économie libérale qui vient détricoter ce que le Nom du Père avait nouée.

Peut-être pouvons-nous faire l’hypothèse qu’u Brésil on dévore pour faire face à ce réel multiple qui est le nôtre, ce réel qui ne se met pas en place avec le Un comptable de l’Uncorporation. Il faut croire que l’imaginaire dans sa plasticité est plus apte à faire avec ce réel multiple qui nous constitue.

Mais il est vrai que si nous voulons élargir le débat, il faut soutenir que si nous sommes des anthropophages modernes, c’est parce qu’aujourd’hui nous pouvons dévorer tranquillement, sans incorporer, qu’on soit brésilien ou hollandais.

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[1]Staden, H., Nus, féroces et anthropophages, Paris, Métaillé, 1979, p.209-211

[2]Ibid, p.215-216

[3]Ibid, p.217

[4] Ibid, p.217-218

[5]De Léry, J. Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil, autrement dite Amérique, Lausanne, Bibliothèque

Romane, 1972, p.181

[6]Ibid, p.197

[7]Thévet A., Histoire d'André Thévet d'Angoumoisin...de deux voyages par lui faicts aux Indes autrales et occidentales ...1585; Manuscrit BN de Paris, fragments transcrits in appendice in Nus, féroces et anthropofhages, p.244

La responsabilité du sujet, conférence de Bernard Vandermersch

Mathinées Lacaniennes

samedi 11 janvier 2014

La responsabilité du sujet

Bernard Vandermersch

Virginia Hasenbalg-Corabianu : Ai- je besoin de présenter Bernard Vandermersch?

Bernard est tout d'abord un ami. Il a été par ailleurs président de l'ALI et co-auteur avec Roland Chemama du Dictionnaire de Psychanalyse, ouvrage de référence pour nous tous. Il fait des séminaires à Montpellier et à Lille transmettant l’enseignement de Lacan...

Nous sommes très heureux de l’accueillir ce matin.

Bernard Vandermersch : Je suis très ému et un peu accablé en même temps parce que le propos que je souhaite tenir avec vous rejoint beaucoup des questions que vous avez soulevées ce matin : le continu et le discontinu. Je suis impressionné aussi par ce que Melman a écrit pour le séminaire d’hiver qui se base aussi sur ce bipôle : continu/ discontinu... Je vais vous en lire le premier paragraphe :

« L’inconscient n’est pas l’inspirateur du mot d’esprit, il en est l’étoffe même… La discipline inventée par Freud eut sans doute connu un meilleur sort, s’il avait accepté d’en identifier le matériel. Mais la résistance est toujours là, refusant d’admettre la dominance dans l’organisation de l’inconscient » - de quoi ? - non pas du verbe [in principio erat verbum] mais de son déchet, la lettre. » [L’inconscient, sa nature, ce n’est pas du signifiant ; le signifiant quand il est refoulé, c’est de la lettre. Ça, ça colle à mon avis.] « Et donc dans la foulée, de la puissance, non pas du discontinu » [c’est à dire du signifiant] «… avec à la clé, la castration pour lui donner du sens et l’amour pour la pérenniser,… » [parce que l’amour se porte toujours vers ce qui est castré, il faut bien boucher le trou. L’amour se porte là. L’amour est une défense contre le désir parce que le désir c’est ce qui ampute l’image.] « …mais du continu, dont la puissance dispense du sacrifice comme du mentor ».

V.H.C. : Ce n’est pas le signifiant, la castration, l’amour. C’est des déchets, la lettre.

B.V. : C’est le déchet, la lettre associée ici au continu, ce dont la jouissance dispense du sacrifice comme du mentor.

V.H.C : Une jouissance qui dispense du sacrifice ?

B.V. : Oui, parce qu’on est dans le continu. Le continu est associé à l’idée de « pas de perte », du moins comme je l’entends. Parce qu’avant il était question de castration. La castration liée à la coupure du 1, le 1 faisant coupure. Enfin ça me surprend un petit peu, parce que spontanément j’aurais plutôt tendance à voir dans le signifiant, en dehors du S1, quelque chose de connexe, qui colle, en tant qu’il est différence pure et dans la lettre plutôt quelque chose de discontinu, dans la mesure la lettre, au moins pour une part de sa fonction, est de l’identique à soi (et donc du discontinu)… Par exemple dans le retour de l’oubli du nom Signorelli par Freud, on voit que des lettres se sont détachées comme des éléments discrets pour se re-combiner autrement, produire d’autres mots : Botticelli, Boltraffio, etc. qui ne valent que d’être différents d’autres signifiants et ne se détacher que ponctuellement d’un continu. Alors que les lettres me semblent être des éléments distincts, séparés, « pulvérisés », enfin des grains de sable… Il y a quelque chose qui me fait difficulté dans la façon dont Charles Melman prend les choses.

Bon, enfin, cette question de continu et discontinu, m’a toujours tracassé - disons assez tôt - car je ne suis pas « précoce » comme le petit garçon de tout à l’heure.

Ce que j’essayais de comprendre, c’est comment l’idée que l’on se fait du sujet se traduit spatialement. Parce que nous pensons et « La psyché est étendue, n’en sait rien » dit Freud. Cette phrase est extraordinaire. Je ne sais pas quand il a écrit ça, ça a été recueilli dans des cahiers de notes qui ont été publiés en 41, peut-être qu’on le sait plus précisément. Enfin, écrire « La psyché est étendue, n’en sait rien » c’est évidemment une prise de position. La question est de savoir d e quel type d’espace il s’agit.

Ma question est donc : comment l’idée que l’on se fait du sujet (mot que Freud n’utilise pas) induit celle qu’on va se faire de sa responsabilité ? Et du même coup de celle de l’analyste, en tant qu’il a en charge la question du sujet. C’est un vaste programme, ce n’est pas facile d’en dire quelque chose. Déjà on peut voir que dans le mot de re-sponsabilité, il y a le ré de la répétition et « sponsabilité » qui vient de spondeo, c’est re- spondeo.

Jean Perin : Res, la Chose.

B.V. : Oui, mais là, on joue de l’équivoque. On peut en effet couper autrement comme le fait Jean, qui est assez astucieux, et on peut entendre res, la chose et pondus, le poids, (de pendo pendre, peser) et alors on est dans le poids de la Chose. C’est une façon d’entendre autre chose en découpant autrement. De même qu’on peut découper la vérité en a letheia : l’oubli de l’oubli ou bien de couper après alé, alétheia : ça fait l’errance des dieux.

V.H.C : Alors l’étymologie de la responsabilité ?

B.V. : L’étymologie officielle, et non pas celle de Jean, c’est re-spondeo. Spondeo c’est s’engager. Le sponsor, c’est le garant des promesses, sponsus, sponsa ce sont les fiancés d’où les époux.

V.H.C : Donc, c’est l’engagement de nouveau.

B.V. : C’est ça. Ça consiste à prendre une femme, et l’emmener avec soi. Ducere uxorem : j’emmène ma femme, je lui mets le voile sur la tête. Nuptiae, les noces: je lui mets le voile sur la tête, nubo, - ne croyez pas que le voile soit une spécialité musulmane, c’est une histoire romaine - et je l’embarque. Et même je la rapte ! Puisque pour fonder Rome, il a bien fallu chercher des femmes chez les Sabines.

Dans La science et la vérité (1966) qu’est-ce que je lis ?

« De notre position de sujet nous sommes toujours responsables ».

Dans le Sinthome, leçon 4 du 13 janvier 1976, donc 10 ans après La science et la vérité Lacan dit « On nest responsable que dans la mesure de son savoir- faire. Qu’est-ce que c’est que le savoir-faire ? Disons que c’est l’art, l’artifice, ce qui donne à l’art, à l’art dont on est capable, une valeur remarquable. Remarquable en quoi puisque il n’y a pas d’Autre de l’Autre pour opérer le jugement dernier ? » Qu’est-ce qui va, vous dire que c’est remarquable ? Qu’est-ce qui vous dit que Braque, c’est mieux ou moins bien que Picasso ? Il n’y a pas de jugement dernier. Vous voyez que c’est une allusion au métalangage, à la position de l’Autre de l’Autre. Il n’y a pas d’Autre de l’Autre pour opérer le jugement dernier. Jugement dernier ce n’est pas anodin non plus. C’est celui aussi de la fresque de Signorelli, Signorelli s’est représenté, où Freud voit Signorelli, mais il en perd le nom.

Et tout ça parce que Freud voulait passer pour un médecin qui maîtrisait son affaire, en refoulant la mort d’un patient qui s’était justement suicidé parce qu’il était impuissant. Qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre veut dire qu’il y a quelque chose dont nous ne pouvons pas jouir. C’est réservé à Dieu cette jouissance.

Alors « Appelons ça la jouissance de Dieu, avec le sens inclus là-dedans de jouissance sexuelle… ».

Qu’est-ce c’est que cette histoire ? Qu’est-ce qui était interdit à l’homme ? C’était le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal, ce n’était pas seulement un jugement esthétique, un jugement éthique aussi.

V.H.C : Attends, tu fais allusion à des choses que l’on est sensé suivre entre les lignes, moi je me suis perdue un petit peu.

B.V. : Non, il n’y a pas d’Autre de l’Autre.

V.H.C : On n'est donc responsable que de son savoir faire.

B.V. : Que dans la mesure de son savoir-faire. Ça, c’est l’énoncé premier.

V.H.C : C’est-à-dire que si tu n’as pas ce savoir-faire, et que tu fais quand même, tu n’en es pas responsable ?

B.V. : Non, tu as toujours un savoir-faire, la question c’est que tu n’es responsable que dans la mesure de ce savoir-faire-là. C’est ça que ça veut dire. Ça ne veut pas dire qu’il y en a qui ont un savoir-faire et d’autres qui n’en n’ont pas.

V.H.C : Ça veut dire qu’ils sont différents, comme Braque et Picasso?

B.V. : Oui, ou moi, qui dessine très bien, mais enfin quand même!

J.P : On ne serait pas responsable de ce qu’on n'a pas fait?

B.V. : De ce qu’on ne sait pas faire. Mais attention, on n’est responsable que dans la mesure, c’est la parabole des talents. 1, 2, 5 talents. Sauf que celui qui n’en avait reçu qu’un ne l’a pas fait fructifier.

« Appelons ça la jouissance de Dieu. L’image qu’on se fait de Dieu implique-t-elle ou non qu’il jouisse de ce qu’il a commis, en admettant qu’il ex-siste? »

Alors ça c’est une question qui occupe certains d’entre vous et pas d’autres.

« …Y répondre qu’il [Dieu] n’ex-siste pas tranche la question, en nous rendant la charge d’une pensée dont l’essence est de s’insérer dans cette réalité - première approximation du mot réel qui a un autre sens dans mon vocabulaire - dans cette réalité limitée qui s’atteste de l’ex-sistence, écrite de la même façon : ex, trait d’union, s, de l’ex-sistence du sexe ».

Donc, c’est toujours cette idée que le non savoir, la réalité limitée, le Réel en question c’est toujours ce qui s’atteste par l’ex-sistence du sexe, c’est-à-dire le non rapport sexuel. C’est là où Lacan situe la dimension de Réel.

C’est d’ailleurs une question que je vous pose, pourquoi ça ne lui suffit pas de poser le Réel dans l’aporie de l’origine par exemple ? L’aporie de l’origine, c’est-à-dire, comment articuler quelque chose avec le rien, le néant d’avant. L’aporie logique la plus évidente, c’est celle de l’origine. Ça suffit pour poser la question du père. Mais Lacan ne pose pas spécifiquement la question de l’origine sur le mode d’une aporie logique, il la situe sur un mode logique mais au niveau du rapport sexuel. A partir, donc déjà, d’une certaine conception du langage, de la coupure dans l’ensemble du langage en deux ensembles tels qu’il n’y a pas moyen d’établir un rapport entre ces deux ensembles quant à la façon dont ces ensembles jouissent, quoique à partir de la même coupure. En fin j’essaie là de dire les choses un peu vite...

Je vais encore lire deux passages de ce séminaire. Mais lisant cela, évidemment, ça me rappelle « La science et la vérité » (Séminaire de 1965-1966 le 1 décembre 1965) Lacan disait : « De notre position de sujet nous sommes toujours responsables. » Au début quand je le lisais, je répétais toujours : « De notre position de sujet nous sommes tous responsables. » Alors que ce n’est pas ça : c’est toujours responsable ».

Ça me fait poser la question de savoir si Lacan, à dix ans d’intervalle, n’évolue pas dans sa question de la responsabilité du sujet.

Deuxième question, est-ce que cette variation, cette évolution dans la responsabilité du sujet ne dépendrait pas de l’appareil topologique dans lequel il inscrit son travail à ce moment là ? Et notamment la question de la castration…

J. Perin : Bernard, ce que tu apportes là est vraiment fondamental et intéressant. Pour aller vite, à l’époque de ce que disait Lacan à peu près ou avant aussi, il y avait dans la pensée française, quelque chose, une opposition, on va dire, une polarité, entre le savoir-faire et le savoir être. Et ce que Lacan élimine, c’est précisément l’être. Est-ce que tu serais d’accord ?

B.V. : Tout à fait d’accord, tout à fait d’accord, parce que tu sais aussi que justement il y avait des analystes à l’Institut qui disaient que l’analyste travaille avec son être.

J.P. : Voilà. On était en pleine ontologie complètement baroque.

B.V. : Ce qui n’est pas à balayer à cent pour cent. C’est à dire que l’analyste travaille avec l’être supposé que lui confère le patient. Avec cette dissociation, entre l’idéal de l’accomplissement de l’être que mon analyste incarne ou qu'il n’incarne pas d’ailleurs, et puis l’objet cause de désir qui est un déchet, mais il ne faut pas non plus dramatiser la notion de déchet dans cette affaire, elle ne prend un accent dramatique que dans certains cas. Déchet veut seulement dire ce qui reste de la symbolisation. Tout ne peut être dit, tout ne peut être imaginé : il y a un reste. Ce reste est fondamental pour assurer un lieu d’ex-sistence du sujet. Car si tout est dit, comme certains scientifiques le voudraient, si tout est imaginé, il n’y a plus de place pour une hypothèse, pour un manque, pour une énonciation.

Dans la même leçon 4 du Sinthome, Lacan précise : « Il est clair que l’ébauche même de ce qu’on appelle la pensée, tout ce qui fait sens dès que ça montre le bout de son nez, comporte une référence, une gravitation à l’acte sexuel, si peu évident que soit cet acte. »

C’est-à-dire que, bizarrement, nous nous servons comme support de la pensée de ce qui serait une intuition de l’acte sexuel.

Adam connut Eve, et à partir de là, on pense que la pensée, le travail de la pensée pénètre le réel, que la forme pénètre la matière, autrement dit nous nous servons d’une représentation de l’acte sexuel pour penser la pensée, alors que ce qui est justement impensable c’est précisément le rapport sexuel.

Maintenant on répète ça assez facilement mais il faudrait essayer de comprendre pourquoi, pour Lacan, le rapport sexuel est-il quelque chose d’aussi réel.

Il dit encore ceci :

« Ceci implique au gré de la pensée », donc si nous pensons ça, « qu’il n’y a de responsabilité, en ce sens responsabilité ça veut dire non-réponse, ou réponse à côté... ».

Le travail que nous faisons avec les analysants se base sur ceci,

« qu'il n’y a de responsabilité que sexuelle, ce dont tout le monde, enfin de compte, a le sentiment ».

Je pourrais prendre le cas d’une dame que j’ai vu hier à la présentation de malade de Gonesse, qui situe très clairement son refus de s’engager dans une relation avec un homme. Elle a eu beaucoup d’hommes mais au moment l’un d’eux lui propose de vivre ensemble, elle ne veut pas. Et la question s’est posée de savoir si c’était un refus d’engagement pour des raisons, comment dire, d’économie psychique, de négocier la castration au mieux, ou si c’est une incapacité structurale à répondre d’un engagement, c’est-à-dire que quelque chose vienne chez elle répondre pour le sujet. La responsabilité, ce n’est pas très simple. Du sujet on dit qu’il est responsable, mais le sujet c’est une pure hypothèse. Il faut bien que quelque chose réponde pour lui. C’est pourquoi l’idée du fantasme est si importante. C’est-à-dire que la question de l’objet, c’est-à-dire un quantum de jouissance, du discontinu quand même, je ne sais pas comment il faut le dire, en tout cas, quelque chose qui est retranché d’un total, d’un moi total, quelque chose qui est retranché de cette maîtrise, vienne répondre le sujet doit s’engager. C’est-à-dire qu’il y a une perte, et d’ailleurs tout le monde a le sentiment que s’engager veut dire toujours quelque chose à perdre, sauf qu’on croit que ce qu’on perd, ce sont toutes les autres occasions. Mais ce n’est pas ça l’enjeu.

- V.H.C. : Il y aurait donc une responsabilité du sujet homme et responsabilité du sujet femme ? Est-ce que la sexuation impliquerait une dissymétrie au niveau de la responsabilité ?

B.V. : Elle implique une dissymétrie au regard du sexuel.

Je vais essayer là de répéter ce que Melman dit. Vous savez c’est toujours très difficile de savoir si les connaissances que nous avons emmagasinées ont acquis la valeur d’un savoir qui guide sa propre existence, ou si ça reste des références extérieures sur lesquelles on s’appuie pour penser.

Plût au ciel que tous les lacaniens soient lacaniens! Enfin, il semble que la responsabilité à l’égard du sexuel pour une femme consiste quelque part à lâcher quelque chose sur son propre fantasme pour accepter de servir, pour une part, au fantasme de l’homme. Le prix à payer pour elle ne sera pas tellement de « s’offrir », comme elle le dit parfois, mais plutôt de rencontrer la castration de l’homme. C’est-à-dire que ce qui la fait fuir, c’est que cet homme est tout aussi castré, et bien plus, puisque lui, il éprouve directement le fonctionnement de la chose, que la volonté de maîtrise narcissique du côté homme est bien la première cause de l’impuissance sexuelle. Avant une « vraie » rencontre elle peut vivre dans la frustration un peu idéalisée : il y en a qui l’ont, pas moi. Ce qui est d’ailleurs remarquable, c’est qu’aujourd’hui tous les programmes psychothérapiques vont dans le sens de l’acquisition d’une maîtrise narcissique! Je crois que les sexologues ont un avenir assez radieux...

Il y a d’autre part ce que rappelle la parution du livre Désir et responsabilité de l’analyste face à la clinique actuelle, qui est un livre paru chez Eres sous la direction de Jean-Pierre Lebrun qui montre que la question de la responsabilité de l’analyste c’est tout de même quelque chose qui commence à nous tarauder. Je pense que ça tient au fait qu’on sent qu’on traverse, progressivement, une phase un peu nouvelle, c’est que les grands noms de l’analyse, les associations qui ont été construites au moment de la mort de Lacan ont pris un certain âge, et l'on sent bien qu’il y a une responsabilité qui se fait plus pressante, qu’on ne peut pas toujours dire : « Je fais comme Lacan a dit, comme Melman a dit, etc » Il faut que moi aussi, je dise. Et ça, chacun commence à le sentir d’une certaine façon,

On ne peut pas toujours s’abriter derrière la bonne parole!

Il y a aussi le séminaire que j’anime avec Roland et Christiane qu'on a appelé cette année Comment ne pas empêcher un analysant de faire son analyse ? J'y évoquais plusieurs idées, et notamment celle qu’on pouvait se faire de la cure. Soit qu’on la mène, la cure, avec l’idée que mener ça vient de minari : menacer. C'est-à-dire le troupeau que l’on fait avancer à la menace, à la baguette avec des chiens qui mordillent les mollets comme cela. Soit qu’on la conduise, du verbe ducere, dux : le chef, ducere uxorem : amener l’épouse chez soi.

Alors que Lacan parle de la direction de la cure, on emploie souvent l’expression conduire la cure. Conduire et diriger semblent synonymes mais, si on passe à la forme réfléchie : je me conduis, n’a plus grand-chose à voir avec je me dirige. La direction de la cure? L’étymologie de di-rection, c’est rego dont le substantif est rex, le roi. Mais le roi romain n’est pas ce qu’on croit. Le roi en latin, c’est plutôt un prêtre. C’est celui qui trace en lignes droites les fondations du temple et qui trace aussi les frontières. Regere fines.

J.P. : A l’époque de la royauté.

B.V. : A l’époque de la royauté. Après, il n’y avait plus de roi. Reste Vercingétorix puisque c’est l’équivalent celtique du rex, le rix. Particularité étrange, le mot roi, cette racine n’existe qu’aux deux extrémités du monde indoeuropéen.

Rego, rex, rectus, diriger, direction, la droite, etc. tout cela évoque la direction. L’analyste doit donner la direction. Cette direction, est-ce que c’est une gravitation (naturelle)? La gravitation, nous l’avons vue tout à l’heure comme gravitation vers l’acte sexuel, spontanément.

Ma question était et est toujours : Quelles sont les représentations qui agissent, malgré nous, subrepticement, sous la théorie que nous professons ? Celle de la direction de la cure etc. Par exemple, l’idée d’une force de gravitation ferait penser qu’une fois la cure engagée, cette gravitation conduirait la cure à son terme à condition que l’analyste déblaie un peu devant elle pour que le courant puisse passer.

Est-ce qu’au contraire c’est une gravitation contre laquelle il faudrait lutter, une sorte de travail sisyphéen contre la pesanteur ?

Une autre idée serait de conduire, conducere, la cure. Il y a des analystes qui prennent le patient à bras le corps. Bref toutes ces choses ont une incidence et en fait on en parle assez peu. Vous me direz que c’est une question à traiter en contrôle, que c’est à son contrôleur qu'il faut aller parler de ça.

Evidemment, ce qui mène la cure c’est ce qui est sa condition et qu’on appelle le transfert. Lequel va droit dans le mur, si on n’y apporte pas un minimum de cor-rection. Toujours ce « reg ». C’est quoi le correctif ? Lacan nous le dit : « Si le transfert est ce qui écarte la demande de la pulsion,...»

Pourquoi le transfert écarte-t-il la demande de la pulsion ? Parce que la demande est une demande d’amour et elle s’adresse à l’idéal. C’est une demande d’être idéal et adressée à l’idéal. Le transfert se règle sur l’idéal.

«le désir de l’analyste, lui, est ce qui ramène la demande à la pulsion. Par cette voie, il isole le petit a, il le met à la plus grande distance possible du grand I que lui, l’analyste est appelé par le sujet à incarner. C’est de cette idéalisation que l’analyste a à déchoir pour être le support de l’objet petit a séparateur dans la mesure son désir, lui l’analyste, lui permet, dans une hypnose à l’envers, d’incarner lui l’hypnotisé ».

Evidemment, il doit se taire, mais j'ai du mal à voir sur quoi l’analyste s’auto-hypnotise ! Sur l’objet petit a qu’il est lui-même ? Enfin ça ne m’est pas très clair.

V.H. : Tu peux répéter la phrase?

B.V. : « Dans la mesure son désir, lui l’analyste, lui permet, dans une hypnose à l’envers, d’incarner lui l’hypnotisé ». C’est une formule un peu… Je ne sais pas, elle a rarement été commentée. Il s’explique un petit peu sur ce désir: « Désir d’obtenir la différence absolue » C’est-à-dire réduire la différence à ce qu’elle a d’absolu, indépendamment de toute signification, de tout sens. « Celle qui intervient quand, confrontée au signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en position de s’y assujettir.» C’est-à-dire qu’il y a quelque chose d’un peu mythique quand même, d’un retour à l’origine du signifiant premier qui aurait « aphanisé » le sujet, avant qu’il ne renaisse de sa disparition en constituant son désir à partir du désir de l’Autre et de cet objet petit a.

J.P. : Mais assujettir, c’est quand même une des phases du sujet : L’assujettir

B.V. : Le sujet est assujetti.

J.P. : Il n’est pas vraiment libre. On va dire comme cela.

B.V. : Oui, il n’a pas vraiment le choix parce que, ou ça passe par la parole, ou il reste étranger au langage et donc il n’y a pas d’humanisation possible.

V.H.C : Sa liberté c’est une liberté engagée.

B.V : Voilà ! Donc, désir de l’analyste de se faire support de l’objet cause du désir de l’analysant pour que se révèle au sujet le rôle de son fantasme, de son histoire aussi, dans son effort de combler le trou de l’origine. Mais Lacan, lui, ne le situe pas tout à fait là. Il le situe plutôt au niveau du non rapport sexuel, comblement de la faille du sujet.

V.H.C : Mais pas à l’époque de ce texte ?

B.V : Non, mais le non-rapport sexuel a toujours été chez Lacan le réel, la faille essentielle

Enfin, il faudrait qu’on en discute, d’ailleurs si vous avez des idées immédiatement vous pouvez le dire... Pourquoi le réel chez Lacan est-il toujours situé du côté du sexuel, plutôt que de l’aporie de l’origine, par exemple ? Autrement dit, pour lui, le sexuel c’est l’absence de sens, le sens défaille. Ce n’est pas un sens. Quand nous disons « ça donne un sens sexuel », c’est plutôt l’ab-sence. Et c’est vrai que le petit humain reste dans une sorte de bêtise à l’égard du sexuel, qu’il faut tout lui dire, et quand on lui dit, il ne comprend pas. Ce qui ne l’empêche pas d’ailleurs de se lancer dedans.

C’est donc un désir très paradoxal, ce désir de l’analyste et d’autant plus énigmatique, qu’il ne peut s’appuyer sur aucun fantasme spécifique. Et qu’il ne viserait aucune jouissance spécifique. Pas même la jouissance masochique car alors ce serait se faire l’objet petit a pour de vrai et non en soutenir le « semblant ». Si l’analyste tombe là-dedans, ce n’est pas bon. Ce n’est pas bon pour lui non plus. Mais ça arrive. Je veux dire que ça arrive qu’un analyste se fasse maltraiter par ses patients, qu’il en jouisse. Il faut bien dire, ce n’est pas ça l’analyse.

Je me suis permis de dire que le désir de l’analyste est un désir qui n’a pas de bataillon propre.

V.H.C : Bataillon ?

B.V : Oui. « Le Vatican, combien de divisions ? » disait Staline. Le désir de l’analyste n’a pas de bataillon propre, il n’a que des mercenaires. Je veux dire que c’est toujours avec d’autres désirs que nous soutenons le désir de l’analyste. D’où la nécessité de correction permanente de la direction….

V.H.C : Correction ?

B.V : Oui, oui, ce n’est pas forcément donner des claques une correction...

V.H.C : Tu parles du transfert de travail ?

B.V : Oui, entre autres. C’est pourquoi ce n’est pas mal de parler de ce qu’on fait de temps en temps pour voir si ce que nous faisons, qui n’est jamais « ce qu’il faut faire », parce que s’’il y a un savoir-faire, il n’y a pas de mode d’emploi...

On ne peut pas diriger la cure comme on suit une recette de cuisine. Il n’y a peut-être pas de savoir-faire spécifiquement analytique, mais nous avons d’autres savoir-faire. Nous nous servons de ces autres savoir-faire pour essayer de tenir cette place qui, encore une fois, est paradoxale puisque le désir de l’analyste à la tenir serait celui d’obtenir, dit Lacan, la différence absolue ? Quel désir chercherait cela? Je ne sais pas si c’est aussi bizarre que ça. Mais enfin. Qui cherche la déception du sens ? Quand nous avons fini un roman, on est plutôt déçu, on aurait préféré quelque fois que la solution ne vienne pas, qu’elle reste en suspens

Dans les derniers séminaires, en tout cas, il semble se produire une sorte de dé-sidération du désir de l’analyste chez Lacan, au profit justement, de cette affaire de savoir-faire. Il y a d’ailleurs dans les derniers séminaires des choses un peu étranges, quand, à un moment, il évoque le « truc » que certains auraient pour guérir le symptôme.

L’idée de ce dont je voulais vous entretenir aujourd’hui, c’est que même la différence entre les positions éthiques sur le sujet et sur la cure repose implicitement sur des topologies différentes. C’est dire que la topologie n’est pas superfétatoire dans cette affaire et d’abord parce que, le sachant ou non, nous avons une topologie implicite. Celle de Freud dans ces notes publiées en 1941 dit : « Bien sûr, il se peut que la spatialité soit la projection de l’extension de l’appareil psychique ». Vous voyez ? C’est quasiment ce que dit Lacan, en moins osé quand même, quand Lacan dit que ce n’est pas si intuitif que ça si nous pensons l’espace en trois dimensions, que c’est à cause des trois dimensions qui soutiennent le sujet.

Quand on regarde les dessins d’enfants, les premiers dessins d’enfants, on voit bien qu’ils ne sont nullement déterminés par la ressemblance de quelque objet. On pourrait s’étonner que l’enfant ne dessine pas ce qu’il voit. Il dessine des « trucs ». Puis, petit à petit, il se plie à une certaine ressemblance. Mais même alors, les choses qu’il dessine en s’obligeant à la ressemblance, c’est à une ressemblance spéculaire et fantasmatique. Enfin bref.

Freud écrit dans ses notes : « Il se peut donc que la spatialité soit la projection de l’extension de l’appareil psychique. Vraisemblablement, aucune autre dérivation au lieu des conditions a priori de l’appareil psychique selon Kant. La psyché est étendue, n’en sait rien. »

Comme tu le faisais remarquer, Freud a été encore plus loin, puisqu’il dit « Nous avons dit que la conscience est la surface de l’appareil psychique… » Mais la surface là, est conçue quasiment comme une membrane qui entoure l’œuf. L’important, pour Freud ce n’est pas la surface… enfin la surface est importante, mais le plus important pour lui, c’est le Ça, le contenu. Comment dit-il ça ? :

« Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais il est lui-même la projection d’une surface. Si on cherche une analogie anatomique, le mieux est de l’identifier avec l’homoncule cérébral des anatomistes qui se trouve dans le cortex cérébral, la tête en bas et les pieds en haut, regardant vers l’arrière et, on le sait, portant à gauche la zone du langage. »

C’est Freud laisse place à une topographie. Non pas qu’il dise que c’est ça, ce n’est qu’une analogie, mais enfin on voit que sa formation de neurologue l’amène malgré lui à identifier les lieux psychiques à des lieux du corps. Je vous rappelle le schéma que vous connaissez, c’est celui qui se trouve dans Le Moi et le Ça. Alors, on voit que le Moi ce n’est pas seulement la membrane, c'est une partie qui est posée comme cela sur le « Ça », il en est une différentiation.

Il y a une autre représentation de cet œuf dans Les nouvelles conférences sur la psychanalyse, sur la personnalité psychique. Vous voyez, c’est un autre schéma qui ressemble fort au premier, sauf qu’il n’y met pas la zone acoustique et pour le reste c’est à peu près pareil. Il y rajoute le surmoi. Mais il y a toujours la perception, c’est-à-dire, ce schéma représente l’appareil psychique comme un corps plongé dans un monde extérieur. Alors que pour Lacan c’est tout autre chose, puisque le monde extérieur n’est autre que la continuation : la réalité et le Moi, c’est du même tonneau. Ce qui évidement engendre une conception de la cure tout à fait différente. Puisque il ne s’agit pas de régler nos problèmes avec le monde, conçu comme extérieur. Il s’agit de régler le problème que nous avons avec la cause de notre désir, les défenses que nous avons élaborées à cet égard, ce qui va évidement modifier le monde extérieur, mais comme par hasard, il va apparaître dans les bons cas, un peu moins hostile, un peu moins nuisible, un peu moins obstaculant, si je puis reprendre ce terme…

Ces différences de topologie ont des conséquences. Il résulte de cette topologie d’œuf, en quelque sorte, le Moi n’est qu’une différenciation du Ça au contact du monde extérieur, que l’éthique qui va s’imposer à Freud, c’est Wo Es war, soll Ich werden : c’était [le Ça], Je dois advenir. Mais le contexte fait que l’on entend le Es et le Ich et le Ich qui est posé sur le Ça doit donc pénétrer dans le Ça Et ça a produit cette traduction que vous connaissez : « Le Moi doit déloger le Ça. » Alors évidement, ce n’est pas ce que dit Freud, mais enfin, c’est quand même lié à l’idéologie de l’époque, puisqu’il en parle comme d’une tâche civilisatrice, comme l’assèchement du Zuydersee. Freud lui-même confiait à Fliess ceci d'étonnant - aujourd’hui je fais beaucoup de citations ! - Il dit dans la lettre du 1er février 1900 à Fliess :

« En effet je ne suis absolument pas un homme de science, un observateur, un expérimentateur, un penseur. Je ne suis pas du tout ça. Je ne suis rien d’autre qu’un conquistador de tempérament, un aventurier -si tu veux le traduire ainsi - avec la curiosité, l’audace et la ténacité de cette sorte d’homme. »

V.H.C : Oh! C’est surprenant !

B.V : C’est surprenant, mais on dit à son copain ce qu’on ne dit pas à son analyste. Et donc, je crois que c’est utile pour saisir le désir du premier analyste. Voyez ce que je dis qu’il n’y a pas de désir propre, qu’il n’y a pas de bataillon propre au désir de l’analyste, mais qu'il y a des mercenaires. Eh bien, je crois que Freud effectivement, a toujours été beaucoup plus un conquistador. Cette histoire de conquistador, de reconquérir - et notamment cette humiliation dont il avait hérité puisque son père avait été humilié - et tout cela a joué énormément dans sa façon de conduire les cures. C’est important cette reconquête d’une dignité, du nom.

J.P : Du Nom, du nomen à refaire valoir universellement.

B.V : Enfin, il va de soi que Freud est quand même quelqu'un dont le génie n'a guère été surpassé, et il a vu très vite qu’il y avait une limite à cette reconquête du Es : l’Urverdrängung, qui n’est pas pour autant chez lui articulé comme un impossible logique, parce que pour lui l’Urverdrängung est lié toujours à un refus, à un rejet par le Moi d’un représentant pulsionnel, mais qui est à la fois universel

V.H.C : Rejet par le Moi tu dis ?

B.V : Oui, rejet, euh… refus pardon, refus. Le représentant de la pulsion se voit refusé par le Moi et à partir de là, fixé définitivement. Il faudrait retrouver les termes précis.

X ? : Il l'attribue au Moi ?

B.V : C’est ça ! C’est le Moi. Je pense qu’il l’aurait corrigé s’il avait après tout repris ce qu’il avait pensé... Cela dit avec Lacan ce n’est certainement pas le sujet qui refuse…

J.P : Oui, mais on peut jouer sur les mots Moi et Je...

B.V : On peut jouer sur les deux mots, mais là, ce n’est sûrement pas le sujet qui est à l’origine de l’Urverdrängung, puisque c’est au contraire l’Urverdrängung qui permet qu’il y ait du sujet. Car si évidement tout était dit, il n’y aurait plus rien à dire et il n’y aurait pas de sujet.

« Le moi doit déloger le ça », je pense que c’est une mauvaise interprétation. Mais enfin l’idée de conquistador, elle est bien chez Freud, quand même, et il y a chez Freud une autre illusion - lui qui a pourtant dénoncé l’illusion de la religion - c’est quand il dit à propose de l’éthique de la cure : « la relation analytique repose sur l’amour de la vérité, c’est-à-dire sur la reconnaissance de la réalité et qu’elle exclut tout Schein [on a traduit ce terme par faux semblant mais je crois que c’est tout simplement semblant. Ça peut vouloir dire aussi illusion] et toute duperie. »

V.H.C : Tu répètes s’il te plait.

B.V : Il ne faudra pas oublier, dit Freud dans « Analyse avec fin et sans fin », que les analystes sont loin d’avoir atteint le degré de normalité auquel ils voudraient voir accéder leurs patients. Mais il y a un moment il devient moins lucide, c’est à la fin : « C’est donc à bon escient qu’on exigera de l’analyste comme une part de ce qui atteste de sa qualification, un assez haut degré de normalité [ regardez-vous les uns les autres ] et de rectitude psychique.

A cela s’ajoute qu’il a, en outre, besoin d’une certaine supériorité pour agir sur le patient comme modèle dans certaines situations analytiques, et comme maître dans d’autres. » Oui, écoutez bien, vous êtes tous d’accord avec ce qu’il dit. Je suis désolé. Vous professez le contraire, mais vous pensez ça.

« Enfin il ne faut pas oublier que la relation analytique est fondée sur l’amour de la vérité, (Wahrheitsliebe) c’est-à-dire la reconnaissance (Erkennen), de la réalité ( Realität), et qu’elle exclut tout faux semblant, Schein et tout leurre. »

Pour Lacan, « le réel se trouve dans les embrouilles du vrai », c’est-à-dire que ce que pense Freud, que l’amour de la vérité conduirait à la reconnaissance de la réalité, eh bien, c’est une illusion. Que l’amour de la vérité ça pousse bien plutôt vers des choses assez désagréables et notamment d’y croire à la vérité. Et à croire que la vérité pourrait être dite toute. Et vous savez que Freud est allé quelquefois pousser un peu loin dans ce domaine, puisque, quand il a voulu titiller l’homme aux loups pour qu’il dise : est-ce que c’est bien vrai que vous avez eu ce rêve à tel moment ? Est- ce bien pour la première fois, à l’âge d’un an et demi, ou à deux ans ? Je ne sais plus exactement. Il coince l’homme aux loups là qui devient par là-même le garant, lui, de tout l’édifice de la psychanalyse.

Qu’est-ce qui se passe à ce moment-là ? J’évoquais tout à l’heure les passages à l’acte et les acting out. Il aurait fallu rajouter les phénomènes psychosomatiques, ou éventuellement le délire. Ce qui apparaît, c’est un trou. Un trou sur le nez. « tu cherches la clé de voûte de ton système, c’est un trou ». Evidemment, c’est facile dans l’après-coup, nous l’interprétons comme cela parce que ça nous arrange, mais il est clair que pour l’homme aux loups, c’était totalement impensé.

Donc, pour Lacan, le réel se trouve dans les embrouilles du vrai, c’est ce qu’il nous dit. Lacan sépare donc la question du vrai du réel et cette séparation repose sur une topologie le vrai comme adaequatio rei et intellectus, l’adéquation du réel et du symbolique, ne peut pas se faire sans un tiers terme, sans l’imaginaire. C’est-à-dire sans la dimension du sens. C’est important.

Autrement dit, je ne peux pas avec le mot attraper la chose directement. Il y a forcément un tiers terme. S et I ne s’articulent qu’avec le réel aussi, l’espace à trois. Et R s’articule avec I. Il est clair que c’est la reconnaissance du caractère invasif, parasitaire, mais aussi humanisant, du langage, qui amène Lacan à cette topologie.

Ce qui est surprenant chez Freud, c’est à quel point il travaille avec l’ordre du symbolique. Tous ses textes principaux, enfin les premiers textes sur le Witz, le rêve, les actes manqués, toute la psychopathologie de la vie quotidienne, sont entièrement tissés du travail du Symbolique, mais il n’isole pas le symbolique comme tel.

On a l’impression que Lacan n’a eu qu’à recueillir ça. Il faut croire pourtant que ce n’était pas si facile puisque les analystes post-freudiens, eux, s’y sont opposés et même ont quasiment viré Lacan, d’avoir fait de la structure du langage celle de l’inconscient.

« Si il y en a un pour qui l’inconscient est structuré comme un langage, il peut quitter la pièce immédiatement. » avait dit un analyste à l’époque. Je ne sais pas si pour vous ça fait le même effet mais c’est complètement surprenant, de voir qu’aujourd’hui encore, même chez les savants, la dimension du langage n’apparaisse pas comme l’évidence de l’humanité.

V.H.C : Il est pensé comme un instrument.

B.V : Il est pensé comme un instrument un peu plus sophistiqué que le langage animal. D’ailleurs beaucoup de gens refusent de faire une distinction absolue avec le langage animal…

Ce que je voulais simplement dire, c’est que si que Freud fait de la cure cette espèce de conquête territoriale, c’est clair que c’est lié à une certaine représentation de l’appareil psychique.

Quant à Lacan, il nous dit, à propos de La science et la vérité, première leçon du séminaire L’Objet de la psychanalyse : « De notre position de sujet nous sommes toujours responsables. Alors qu’on appelle ça l’on veut du terrorisme, j’ai le droit de sourire car ce n’est pas dans un milieu la doctrine est ouvertement matière à tractation que je craindrais d’offusquer personne en formulant que l’erreur de bonne fois est de toute la plus impardonnable. »

Est-ce que vous êtes d’accord avec ça que l’erreur de bonne foi est la plus impardonnable ? Parce qu’en général, on dit plutôt, en manière d’excuse, « je ne l’ai pas fait exprès ». Pourquoi la plus impardonnable ? A la limite elle est impardonnable parce qu’aucun pardon ne peut être donné à ce qui n’est pas reconnu comme de ma responsabilité. Si je n’accepte pas la responsabilité, même des effets de mon inconscient, je ne peux pas être pardonné.

« La position du psychanalyste ne laisse pas d’échappatoire puisqu’elle exclue la tendresse de la belle âme »,

« L’objet de la psychanalyse n’est autre que ce que j’ai déjà avancé de la fonction que joue l’objet petit a. Le savoir sur l’objet petit a serait-il alors la science de la psychanalyse ? C’est très précisément la formule qu’il s’agit d’éviter, puisque cet objet petit a est à insérer, nous le savons déjà, dans la division du sujet par se structure très spécialement le champ psychanalytique. »

Alors qu’est-ce que ça veut dire que l’objet petit a est à insérer dans la division du sujet ? Est-ce un constat objectif ? L’objet petit a, voyez-le dans la division du sujet, c’est qu’il faut le situer. Ou est-ce un impératif éthique? Cet objet petit a collez-le vous dans votre division du sujet. Ce qui prend un sens différent, parce que si c’est ça, si l’objet petit a vient s’insérer dans la division du sujet, il viendrait l’obturer quelque part. Mais il s’agit ici de la formule du fantasme inconscient. En effet quand l’objet petit a vient sur le devant de la scène, c’est alors que se produit un effet d’angoisse, ou pire, de dépersonnalisation éventuellement, d’abolition du sujet. C’est pourquoi ce veut dire Lacan c’est que cet objet petit a dont je parle, l’objet dont parlaient les psychanalystes, l’objet partiel, voyez-le là, en tant qu’il vient dans la division du sujet, non pas boucher la division, mais l’assurer. C’est, le sujet divisé par cet objet et c’est le fantasme.

Il dit encore dans cette conférence : « disons que le religieux laisse à Dieu la charge de la cause, mais qu’il coupe là son propre accès à la vérité. »

J’ai été surpris de constater qu’il y avait, dans le séminaire mis au travail l’été dernier, les mêmes termes qui revenaient, quasiment les mêmes :

Répondre que Dieu « n’existe pas tranche la question, en nous rendant la charge d’une pensée dont l’essence est de s’insérer dans cette réalité - première approximation du mot réel qui a un autre sens dans mon vocabulaire - dans cette réalité limitée qui s’atteste de l’ex-sistence […] du sexe. »

La charge de la cause – la charge d’une pensée

insérer : d’un côté, c’est l’objet petit a, la cause, que le sujet avait la charge d’insérer et que de l’autre côté, c’était la charge d’une pensée à insérer.

J.P : La pensée, ce qu’il a appelé à un certain moment, il l’a écrit comme cela : l’appensée., a-pensée…

B.V : L’appensée, avec deux p, c’est ce qui est appendu.

Il y a une difficulté. Si on peut approximativement identifier la faille du sujet et le réel du sexe, du non rapport sexuel, c’est quand même parce que dans les deux cas il y a quelque chose d’une faille

Il n’y a de sujet que sexué, enfin sexué, le sujet n’est pas sexué, mais le sujet vient à ex-sister à partir d’une position sexuée. Et donc, l’accent est mis sur le sexuel.

Or dans La science et la vérité, la topologie du cross-cap nous montre que l’objet petit a, c’est ce qui vient suppléer au défaut de garantie de vérité tandis que dans le séminaire Le sinthome, l’accent est mis sur une consistance supplémentaire, le sinthome, qui vient comme suppléance au défaut de nouage RSI, et ce sinthome fabrique de la vérité au titre de savoir-faire.

C’est toujours une question de vérité qui est à soutenir d’une certaine façon. Ça évoque a priori une certaine similitude de fonction entre le fantasme et le sinthome, c’est-à-dire parer à une faille : faille du sujet, d’un côté, défaut de nouage, de l’autre. Mais la topologie est évidement, très différente. Avec le cross-cap qui est le premier référent, le réel est marqué par la coupure, l’impossible d’un parcours, marqué par une sorte d’inter-dit qui fait coupure. Et le corrélat, c’est que de notre position de sujet nous sommes toujours responsable. Dans le nœud, le réel, lui, est dans le nouage lui- même, mais aussi dans l’homogénéisation de sa consistance avec S et I. Mais le nouage lui même ne prend que sur fond de foi dans la consistance imaginaire du réel [que le réel ait un sens, celui d’être hors sens].

V.H.C : Qu’est-ce que tu veux dire par ?

B.V : Que vous donniez au réel l’idée d’une consistance, c’est un acte de foi d’une certaine façon. Ou alors c’est simplement le fait que vous butez dessus, que vous constatez l’impossible. Mais Lacan dit à des moments qu’il n’a que des bouts de réel. Puisque il dit lui-même, que cette consistance du réel n’est pas si simple.

Je crois que le réel doit bien être quelque part un acte de foi d’une certaine façon, au sens où l’on dit qu’on a foi dans le père. En effet quand cette foi dans le père, dans le Nom de père, fait défaut, quand l’interdit qui en résulte n’aura pas été soutenu, la dimension du réel peut s’abolir. J’entends le réel en tant qu’impossible. La psychose, en ce sens, c’est une défaillance du réel. C’est une défaillance du réel, au sens le sujet est soumis directement au symbolique, à l’ordre du langage, sans l’interposition de quelque chose qui lui permettrait d’ex-sister. On s’en sortira en disant : dans la schizophrénie tout le symbolique devient réel.

Il y a quelque chose qui serait, sinon une abolition, une indistinction du réel et du symbolique. Il faudrait peut-être mieux en parler comme cela. Ce qui fait qu’il y a une possibilité d’échapper à cela, c’est quand même quelque part la foi dans un père. C’est un peu religieux de dire les choses comme cela. Bon je le dis exprès pour titiller un peu, mais il y a quand même quelque chose qui fait que l’enfant a foi, il croit, il y croit. Oui, c’est ce qu’on appelle avoir foi : fides, je crois en quelque chose. Voilà.

Dans le nœud, Lacan présente cette consistance comme assurée, mais le réel peut-il exister ou venir autrement, ou indépendamment de sa présence dans le symbolique et dans l’imaginaire ? En tout cas, ce qui est assez troublant, c’est que du coup, sa position est, j’allais dire, beaucoup moins militante :

« On n’est responsable que dans la mesure de son savoir-faire ».

Remarquez qu’il n’avait pas dit dans La science et la vérité : « de notre position de sujet nous sommes tous responsables, mais toujours responsables ». Mais ce qu’il disait, à mon avis, c’est que celui pour qui l’objet a répond, dans le cas il s’engage, celui-là est toujours responsable, il ne peut pas s’abriter derrière le « je ne l’ai pas fait exprès ». Ça ne veut pas dire que tout sujet, et notamment le sujet psychotique, dans le cadre de son délire, soit tenu pour responsable.

Dans Le sinthome, il dit très clairement qu’on nest responsable que dans la mesure de son savoir-faire. Il donne l’exemple du savoir-faire de Joyce qui lui aura permis peut-être d’éviter un destin psychotique. Enfin ce savoir-faire, c’est aussi le sinthome ordinaire. C’est aussi la question d’élaborer un fantasme à partir de la petite histoire sexuelle et de l’Œdipe aussi.

La question que nous laisse Lacan, c’est la nature de cette pensée qu’il faudrait insérer dans le réel du sexe, dont nous aurions la charge. Qu’est-ce que c’est que cette pensée, parce que c’est un fait que toute la culture relève de la tentative d’insérer de la pensée dans le réel. Mais cette pensée a toujours consisté à donner un sens. Et donner un sens, c’est toujours religieux, quelque soit le sens qu’on donne, parce que c’est toujours assurer quelque part un sujet qui garantisse le sens. Lacan dit dans la lettre de la dissolution, « La stabilité de la religion vient de ce que le sens est toujours religieux, d’où mon obstination dans la voie des mathèmes. » Ce qui est assez amusant c’est que ce matin, on parlait des tresses et comment Marie-Christine Laznik, par exemple, redonnait un sens à chacun des croisements et notamment au premier croisement, le réel surmonte le symbolique, en disant, voilà, il y a un moment où, pour le nourrisson, l’organisme des besoins de l’enfant prévaut sur tout ce qu’on peut lui raconter. Je crois que cette oscillation entre défaire le sens et redonner du sens est permanente. C’est le va-et-vient permanent entre le refoulé et le retour du refoulé. Ce circuit crée de la pensée. A moins que ce ne soit simplement la pensée.

Alors je cite Badiou : « La valeur paradigmatique de la mathématique c’est d’être le modèle indépassable d’une pensée qui n’a aucun sens. » En effet, on pourrait dire - ici ce n’est pas Badiou qui parle mais moi - que dès qu’une phrase est articulée avec des signifiants, elle prend sens. Et contrairement à ce que disait je ne sais plus qui, Chomsky, j e c r o i s , même la phrase colorless green ideas sleep furiously, (commenté par Lacan dans le séminaire Problèmes cruciaux pour la psychanalyse) ne peut s’empêcher d’avoir un sens.

V.H.C : Est-ce que c’est une pensée ?

B.V : Ça, c’est évident que c’est une pensée. Mais je rappelle que ça pense. Ça veut dire que je pense, je ne suis pas.

J.P : Ça pense ?

B.V. : Oui, aussi, ça pense, surtout après le repas. Oui ça gonfle la panse. Il paraît que Platon disait déjà que le mouvement de la mathématique n’existe que sous la garantie d’un dire. Parce que ce qui est très important, c’est que même la mathématique, loin de fournir un simple pense-bête comme ça, suppose une série d’articulations. Toute la mathématique en dépend, c’est le mathème même qui dépend le plus d’un dire de départ. Après évidemment, après, on peut laisser courir la chaîne, mais il y a au départ l’axiome. C’est ce qui irritait Platon : le postulat.

Incidemment la querelle entre les nœuds borroméens à trois et les nœuds borroméens à quatre, ça ne peut pas se résoudre à tenter de deviner la pensée de Lacan sur la question ou à suivre ce qu’en dit Melman. Quant à Lacan, il ne tranche pas, lui. Il dit que ça serait peut-être bien, est-ce que ça serait un progrès, il dit oui mais quand même. Et puis après il va essayer les nœuds à quatre, cinq, six, bon. On voit bien qu’il laisse un travail en friche… Comme il le dit à ce moment là, je suis sérieusement embarrassé.

Mais, plus radicalement, ceci à l’intérêt de nous amener à la topologie de l’acte ? Comment penser l’acte ? Avec la double boucle. Il est effectivement pour moi plus facile de se représenter l’acte comme coupure avec la topologie des surfaces qu’avec le nœud borroméen. Avec le nœud borroméen, c’est tout autre chose, puisque Lacan intervient moins dans le sens de l’acte comme coupure, que plutôt dans le fait du dire, d’un tressage par le dire, avec la consistance du dire. Cela donne un aspect au travail de la cure analytique plus de construction que de coupure.

V.H.C : C’est-à-dire comme production.

B.V : Voilà. Avec cette topologie le savoir-faire de l’analyste s’imagine moins comme la séance qu’on coupe sur le signifiant que comme l’art d’un dire. Bien sûr, ça n’invalide pas le jeu sur le signifiant, l’équivoque etc…

Alors le problème qui demeure est comment penser l’espace ? Je pense que la responsabilité de pensée est aussi. Lacan (page 125) nous dit : Il n’y a aucun espace réel.

« Le réel se trouve dans les embrouilles du vrai ».

Là-dessus il y a eu toute une note de Darmon qui explique comment malgré son idée de Echt Heidegger retombe, in fine, dans la même erreur d’une sorte d’adéquation entre le mot et la chose authentique. Pour Lacan il n’y a pas d’accord possible entre le mot et la chose, il faut toujours une triplicité.

Donc : « Le Réel se trouve dans les embrouilles du vrai…

C’est ce que démontre le théorème de Gödel : « Dans tout système formel consistant contenant une théorie des nombres finitaires relativement développée, il existe des propositions indécidables. » Autrement dit il y a du Réel qui dépasse le vrai.

…c’est bien ça qui m’a amené à l’idée de nœud qui procède de ceci que le vrai s’auto-perfore du fait que son usage crée de toute pièce le sens, ceci de ce qu’il glisse, de ce qu’il est aspiré par l’image du trou corporel dont il est émis, à savoir la bouche en temps qu’elle suce ». Vous voyez l’objet petit a qui vient là.

« Il y a une dynamique du regard centrifuge, c’est-à-dire qui part de l’œil, de l’œil voyant, mais aussi bien du point aveugle, elle part de l’instant de voir et l’a pour point d’appui. L’œil voit instantanément en effet : c’est ce qu’on appelle l’intuition par quoi il redouble ce qu’on appelle l’espace dans l’image. »

Incidemment on a une vérification de ça dans la phobie. La personne qui est phobique de l’araignée, voit l’araignée en un instant et tout l’espace se structure alors autour de ce point. Et je me suis souvent demandé : mais comment sait-elle que c’est une araignée, et pas une mouche par exemple, alors que le point en question est à l’autre bout de la pièce ? Le phobique sait absolument : c’est une araignée. Le mode de présence subite dans l’espace, et d’immédiateté de la chose, c’est ça.

« Il n’y a aucun espace réel. C’est une construction purement verbale qu’on a épelée en trois dimensions selon les lois de la géométrie, lesquelles sont celles du ballon de la boule, imaginés kinesthétiquement, c’est-à-dire oral- analement. »

C’est-à-dire que il y a quelque part au départ, le sein ou le caca qui fait boule, et puis il y a le Begriff qui veut essayer d’attraper cela et qui en est obstaculé. L’objet petit a fait obstacle à la saisie. C’est comme cela que Lacan le voit.

« L’objet que j’ai appelé petit a n’est qu’un seul et même objet » [Il y a des variations mais c’est le même]. « Je lui ai reversé le nom d’objet en raison de ceci que l’objet est ob, obstaculant à l’expansion de l’imaginaire concentrique englobant, l’imaginaire concevable, c’est-à-dire saisissable avec la main, c’est la notion de Begriff, saisissable à la manière d’une arme. »

Je vais terminer par quelques assertions du séminaire Le moment de conclure :

L’acte de dire instaure le temps du sujet sur fond d’intemporalité. Ce n’est pas exactement les mots de Lacan, c’est moi qui le comprends et le dis ainsi.

Voici ses termes :

« Le dire tranche dans l’éternité de l’inconscient ». (Le continu) « Cette absence de temps, c’est notre régime normal », dit Lacan, le temps n’est que celui de l’acte, sinon nous sommes dans l’a-temporalité. Vous savez que Freud lui-même a dit que l’inconscient ignore le temps, dans un sens un petit peu différent

« C’est la dimension imaginaire du dire », non pas la dimension symbolique du dire, « c’est la dimension imaginaire du dire qui fait lien entre réel et symbolique. Si le mot fait la chose ce n’est pas sans le lien imaginaire du sens ».

Pas de crachose , dit-il et c’est pourquoi Lacan écrit « fait la », comme le verbe fêler, fêlachose.

« L’équivoque grâce à l’écriture - ça rejoint ce que Melman nous dit - l’équivoque grâce à l’écriture fait résonner le vide que le défaut de rapport sexuel laisse dans le sens.»

L’équivoque va toujours par une sorte de gravitation dans ce vide du sens sexuel. Ce n’est pas qu’elle est graveleuse, l’équivoque, mais c’est qu’elle va spontanément vers le défaut de sens sexuel.

« Il serait excessif de dire que l’analyste sait comment opérer », nous dit Lacan. En tout cas ce n’est certainement pas avec la consistance du raisonnement, aucun raisonnement ne donnera le mot qui fait tilt.

« Ça serait évidement par le choix des mots, mais on se trompe dans le choix des mots. L’analyste ignore la portée des mots pour son analysant ». On dit quelque fois un mot, on croit que ça va là, et paf, ça fait une explosion. Ce n’est pas toujours mauvais d’ailleurs

« Et l’analyste, dit Lacan, n’opère que par suggestion ». Retour au départ. Mais c’est une suggestion un peu particulière tout de même. Parce que « l’analyste tranche. Ce qu’il dit participe de l’écriture. L’analysant, il parle et l’analyste là-dedans, il entend autrement, il tranche en lisant autrement… »

Je vais arrêter mon topo là.

Comme vous le voyez, c’est un topo interrompu. Il faudrait essayer de creuser cette histoire de pensée à insérer dans la faille, une pensée qui se passerait du sens, ce ne peut être, à mon avis, qu’une pensée de l’espace, une pensée topologique, mais il n’y a pas de pensée topologique qui ne nécessite une décision de départ, un dire de départ. Que de toute façon ce dire a un sens, il est imaginaire, et que c’est ça tout de même qui va lui donner la consistance. Il n’y a donc pas à « condamner » le sens. Il y a à tenir compte de l’objet particulier avec lequel on travaille, la topologie étant indispensable si on ne veut pas rester dans notre topologie naïve. Voilà.

V.H.C : Bernard, merci beaucoup pour ce formidable parcours.

Y a-t-il des questions, des remarques avant que vous partiez, des commentaires, des critiques ?

Jean Brini : Juste à verser au dossier de l’espace selon Freud : C’est pas toujours un œuf. Au moins, je crois que c’est dans le manuscrit K, il y a ce fameux schéma du circuit sexuel, il y a cette chose extraordinaire, une barre verticale avec le moi et le non moi, et une barre horizontale avec l’extérieur et l’intérieur. Il y a donc du Moi intérieur, du Moi extérieur, du non Moi extérieur et du non Moi intérieur. Il y a les quatre. Et ça ce n’est pas de l’œuf. C’est plus compliqué.

B.V : Non, ce n’est pas de l’œuf. Il aurait pu s’en sortir en essayant de refermer la feuille

J.B : Exactement. Mais il ne le fait pas.

Dans la salle : Oui, je voulais juste rapprocher la question du temps avec celle de l’espace, la modernité, si on peut dire de Lacan, puisque en fait dans la physique, enfin dans la recherche fondamentale on se pose aussi très bien la question du temps, ou de l’espace on ne sait absolument rien en dire. Toutes ces notions fondamentales qui relèvent d’un pur imaginaire pour nous : les conventions sociales, des choses comme cela mais qu’on ne sait absolument pas déterminer.

B.V : Je me suis demandé si même le continu n’est pas une élucubration à partir du langage. Parce que, bon Henri me contredira peut-être, calmera mon propos, mais, aussi loin qu’on aille dans la physique, il y a du quantum, il y a des sauts. Alors est-ce un effet de nos instruments, de nos moyens d’accès ? Mais enfin ! Et puis le fait qu’il n’y a pas de conciliation possible entre la théorie quantique et la théorie de la gravitation, laquelle repose sur le continu et l’autre sur le discontinu, quand même, enfin à la grosse, alors qu’elles sont toutes les deux extrêmement précises.

V.H.C : Non contestées ?

B.V : Oui, enfin. C’est assez compliqué, mais la théorie quantique repose quand même sur des sauts, des quanta, c’est-à-dire qu’il y a des distances limites. Ce n’est pas de l’infiniment petit jusqu’à l’infiniment petit. Il y a une distance en dessous de laquelle on ne peut rien dire, au moins. Tu es d’accord Henri ?

HC.L : Tout à fait. On dit que chaque génération de physicien va travailler sur la décimale supplémentaire.

V.H.C : Ça c’est les commentaires des mathématiciens.

B.V : Mais il y a un problème parce que on est obligé d’éliminer les infinis, enfin pour éviter des points de singularité, qui affolent complètement les résultats, je crois. Enfin bref tout ça est assez compliqué. Mais je me demandais si la notion de continu n’est pas un effet de l’imaginaire.

J.B : Ponctuation : Ce que tu dis est parfaitement exact au moins en ce qui concerne la définition du continu par Poincaré. il dit : le continu c’est A=B B=C C=D, A différent de D. C’est-à-dire que c’est entièrement fondé sur l’énonciation d’une identité ou d’une différence. Donc ça résulte du langage. Le continu, la définition fondamentale du continu découle d’énoncés.

B.V : Oui. Je me demande même si le continu n’est pas une propriété de l’Autre, du langage, dont se détache un signifiant momentanément, pour représenter un sujet, avant de retomber dans le continu. Et que c’est un temps. Voilà, il faut faire un petit peu attention, tu vois quand nous manions ces notions mathématiques. Je crois qu’elles sont d’autant plus intéressantes qu’elles sont justement l’effet d’un sujet, qu’elles sont la production des sujets humains, même si cette production est contrainte, obligée. Ce n’est pas une tautologie, ce n’est pas la répétition du même, voilà. Pratiquement, il s’en déduit que je vous invite vivement à assister aux Mathinées Lacaniennes, ainsi qu’aux autres séminaires qui prennent en compte la topologie, de façon à essayer de déniaiser notre pensée…

V.H.C : Merci, alors notre prochaine Mathinée aura lieu le 8 février et ce sera Claude Landman qui s’entretiendra avec nous.

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Une divergence entre Lacan et Badiou, texte de Fulvio della Valle

Une divergence entre Lacan et Badiou,

texte de Fulvio della Valle

Je ne me livrerai pas ici à une analyse détaillée des différences entre la théorie de Lacan et la théorie de Badiou. Mon propos est étroitement limité. Il s’agit de mettre en évidence un point de divergence entre les deux théories, point dans lequel il me semble que se situe, par ailleurs, une des lignes de démarcation entre la philosophie et la psychanalyse. Ce point, c’est la définition du bonheur.

I. Lacan

Je ne vais pas citer tous les énoncés de Lacan à propos du bonheur. J’en citerai un seul, sans d’ailleurs reprendre tout le paragraphe dont il constitue le début. Le passage est extrait de la leçon du 22 juin 1960, qui fait partie du séminaire sur l’Éthique de la psychanalyse : « La psychanalyse fait tourner tout l’accomplissement du bonheur autour de l’acte génital ». Le bonheur est donc expressément centré sur la jouissance sexuelle. Ce qui est évidemment congruent avec la thèse centrale de Freud, qui conçoit dès le départ la psychanalyse comme une machine de guerre lancée contre l’abstinence et l’ascétisme. Il ne s’agit pas pour autant d’une invitation à la débauche, à la perversion, au libertinage, soit à ce que Lacan appelle, dans ce même séminaire, l’affranchissement naturaliste du désir. Il s’agit de la jouissance en tant qu’elle s’articule à l’unicité d’un partenaire, c’est-à-dire, plus précisément, au nouage de la jouissance et de l’amour, nouage qui est problématique pour le névrosé, selon les modalités diverses de la chasteté, de la succession de partenaires occasionnels, du recours massif à la prostitution, ou du passage à l’acte pervers, - en lien ou pas, parallèlement, avec un amour platonique. Ainsi le bonheur, l’heur bon, est mis en relation par Lacan, à partir de considérations étymologiques, avec la bonne rencontre, dont l’un des paradigmes est assurément la rencontre amoureuse. Tout le séminaire est traversé par un débat serré avec Aristote à propos justement de l’éthique comme science du Souverain Bien. Celui-ci est identifié par le Stagirite au bien qui n’est plus un moyen en vue d’un autre bien, mais le bien ultime auquel tous les autres se rapportent en tant que moyens. Ce bien suprême c’est le bonheur. Parmi les diverses activités pouvant apporter le bonheur, Aristote privilégie la vie contemplative et déprécie les jouissances charnelles. C’est avec ce parti pris que Lacan, et plus généralement la psychanalyse, prend ses distances. En réalité, dans la théorie freudienne, reprise par Lacan, le Souverain Bien c’est la mère. Or, celle-ci étant interdite, le Souverain Bien est rendu inaccessible. En résulte le véritable statut de l’objet (a), objet cause du désir, dont le partenaire sexuel est l’un des supports. C’est tout ce qui reste une fois le Souverain Bien devenu inaccessible, et si on veut bien en faire le deuil ; - une sorte de souverain bien par défaut, un lot de consolation, non dépourvu d’agréments.

Le bonheur est donc pour la psychanalyse lacanienne dans la conjonction de la jouissance et de l’amour. Une phrase de l’Ecclésiaste, que Lacan reprend au moins à deux reprises, me semble résumer remarquablement cette position. Je cite l’énoncé du séminaire D’un Autre à l’autre : « Tout est vanité sans doute, vous dit-il (l’Ecclésiaste), jouis de la femme que tu aimes ». Tout est vanité : - toute activité humaine prise pour fin en soi, par exemple l’art, la science ou la politique. Sauf : jouis de la femme que tu aimes. Jouis : - dimension du sexuel. De la femme que tu aimes : - dimension de l’amour.

II. Badiou

Badiou se présente comme un grand admirateur de Lacan, auquel il se réfère tout au long de son œuvre. Mais il prétend aussi articuler une théorie du sujet qui se tient au-delà de la conception lacanienne. Je ne vais pas reprendre le détail de cette théorie, simplement quelques grandes lignes.

Il existe quatre registres principaux de l’activité humaine : la science, la politique, l’art et l’amour. Dans chacun de ces registres est à l’œuvre une vérité, à la jointure de la pensée et de la pratique. Ces registres, et eux seuls, sont appelés « procédures de vérité ».

Une vérité se caractérise par deux traits principaux.

D’une part, elle est universelle.

Un théorème, par exemple, s’impose à tous les esprits. Une révolution rassemble tout le peuple. Une fugue de Bach produit un plaisir esthétique accessible à quiconque. L’amour fait sortir l’individu de sa particularité et l’ouvre à la dimension du Deux.

D’autre part, elle est infinie.

Le théorème de Pythagore pourra être redémontré à tout moment. Une pièce de Sophocle pourra être rejouée à toute époque. Une révolution pourra se produire à nouveau, activant la référence aux révolutions antérieures. L’amour brise la carapace de l’individu, en le faisant sortir de la finitude de son être.

En participant à une procédure de vérité, l’individu dépasse sa simple existence biologique ou animale et accède à cette dimension d’universalité et d’éternité qui seule peut conjurer sa finitude mortelle et donner un sens à sa vie. Est appelé « sujet » précisément le vecteur d’une procédure de vérité, la dimension originale à laquelle accède l’être humain dans la mesure où il se fait l’agent d’une telle procédure, et à travers laquelle il transcende, il s’élève au-dessus de sa simple individualité organique. Badiou reprend à ce propos un adage aristotélicien : « Vis en Immortel », puisque le processus de subjectivation, en tant qu’il donne accès à un caractère d’universalité et d’éternité, permet à l’agent de surmonter sa particularité finie.

La philosophie n’est pas elle-même une procédure de vérité, mais l’instance qui opère leur identification et leur regroupement. Les quatre registres sont ainsi présentés comme les conditions de la philosophie.

En outre, certains affects sont liés aux procédures de vérité. Dans les années quatre-vingt-dix, Badiou associait la joie à la découverte scientifique, le plaisir à l’œuvre artistique, l’enthousiasme au soulèvement révolutionnaire et le bonheur à l’amour. Or, dans ses conférences récentes, et dans l’un de ses tout derniers livres, il semble reconnaître dans le bonheur l’affect principal qui est relié à toutes les procédures de vérité. Le bonheur est l’affect réservé à l’effectuation d’une procédure de vérité, c’est-à-dire l’affect corrélé à la saisie, ou au contact, d’un point d’universalité et d’éternité.

Certes, l’amour est l’une des procédures de vérité. (Je n’entre pas dans le détail de son concept de l’amour, foncièrement disjoint de la composante sexuelle.) Mais seulement l’une d’entre elles. D’autre part, Badiou est prêt à admettre un primat de la condition ou de la procédure amoureuse sur les trois autres, mais uniquement pour la position féminine. Pour l’homme, aucune procédure ne conditionne l’accès aux autres, il peut privilégier indifféremment l’une ou l’autre, l’idéal étant bien sûr un rapport à l’ensemble (le tour complet, c’est la philosophie).

III. Conclusion

Nous pouvons maintenant définir le point de divergence entre Lacan et Badiou au sujet du bonheur, ou du sens de la vie.

Pour Lacan, la jouissance sexuelle est le point nodal autour duquel s’articule le bonheur (tout comme l’objet a est le point articulatoire autour duquel s’ordonne le nœud borroméen). La jouissance dont il s’agit doit être prise dans sa connexion avec l’amour. À cet égard, homme et femme sont à la même enseigne. Les autres activités humaines (dont l’art, la science et la politique) ne constituent pas des fins pour elles-mêmes mais s’articulent autour de cette dimension ou condition centrale qu’est l’amour sexuel, qui seul peut donner un sens à la vie, donner un aperçu de l’infini dans le fini.

Pour Badiou, en revanche, le bonheur n’est pas principalement ou fondamentalement lié à la jouissance sexuelle, y compris dans sa connexion avec l’amour. L’amour dont il est question, d’ailleurs, n’est pas spécialement raccordé à la composante sexuelle. Le bonheur est l’affect associé à l’exercice de l’une quelconque des procédures de vérité, ainsi qu’à leur ensemble (de préférence). L’amour est seulement l’une de ces procédures, sans primauté particulière, sauf pour la femme, pour qui elle constitue l’assise qui conditionne le rapport aux autres registres. Seule une femme semble devoir être solidement arrimée à l’amour d’un homme pour pouvoir se consacrer aux autres procédures. Mais un mathématicien peut connaître des moments de bonheur en démontrant un théorème, même s’il n’y a pas une femme dans sa vie. Un musicien peut se sentir heureux en composant une symphonie, tout en se passant de l’amour d’une femme. Un révolutionnaire peut passer par des instants de bonheur au milieu d’une insurrection populaire, alors même qu’aucune femme ne lui accorderait jamais ses faveurs. Aucune clause de nécessité, aucun caractère d’indispensabilité ne semble spécifier, pour un homme, la procédure amoureuse, en dehors de la recommandation de participer aux quatre registres.

Le primat ou le statut central accordé ou non à l’amour sexuel dans la définition du bonheur, ou du sens de l’existence, est donc une ligne de démarcation entre Lacan et Badiou, et peut-être plus généralement, mais on ne peut le démontrer ici, entre la psychanalyse et la philosophie.

24/02/2015

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La puissance des mathématiques, la frénésie de la science, exposé de Virginia Hasenbalg

 

 

« La puissance des mathématiques, la frénésie de la science ne reposent sur rien d’autre que sur la suture du sujet. » C’est ce que disait Lacan en 1966. Cette phrase pose la question de la place de la science pour un psychanalyste, et reste centrale dans la mesure où le discours scientifique d’aujourd’hui marginalise la psychanalyse, en avançant des constructions logiques présentées comme des certitudes incontestables et universelles.

 

La phrase de Lacan est salutaire. un commentaire de ce passage du séminaire des « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » s’impose.

Une suture est une couture, assemblage de deux parties. Un hiatus sépare ainsi les deux bords de la coupure à suturer. C’est la refente du sujet fondé par le Cogito de Descartes. Le « je pense, donc je suis » est une énonciation qui refend le sujet.

D’un côté de la béance, un être du savoir s’affirme. Un je pense qui pense, qui panse, qui fait pansement, que sait penser.

De l’autre, un être de vérité qui s’évanouit sous le sens du « je suis » .

Il y a donc une coupure qui fait appel à une suture. Mais pas n’importe laquelle.

 

Marc Darmon avance à ce propos que ce que la topologie de Lacan permet à l’analyste de ne pas oublier, c’est justement comment le sujet est une coupure irréductible ».  Alors, coupure ou suture…?

 

Autrement dit, quel est le point de couture qui fonde le sujet, qui maintient la béance cartésienne qui l’inaugure, son ascèse, aussi bien que la rigueur de notre pratique?

 

Avant d’arriver à ce point de couture, que vous connaissez tous, quelques mots sur les bords de la béance.

 

Pour les illustrer Lacan prend un exemple caricaturale, celui de Piaget et son hypothèse du développement de l’enfant. Cette théorie illustre ce qu’il en est de la connaissance lorsqu’elle s’appuie sur un « être du savoir » qui prétend posséder la vérité incarnée par le petit enfant considéré en quelque sorte comme un objet d’observation, un sous-développé?. C’est une hypothèque, dit Lacan, que l’être du savoir prend sur l’être de la vérité, l’enfant lors de son entrée dans la parole et le langage. L’être du savoir, Piaget, dispose de l’être de la vérité, le petit, comme s’il lui appartenait - c’est ce que le mot hypothèque veut dire - alors que ce n’est pas le cas.

L’intelligence n’est pas ce que croit Piaget pour qui l’évolution de l’enfant consiste à le rendre de plus en plus capable de dialoguer avec lui, Piaget en tant que modèle même de l’intelligence. Et qui plus est, en suivant la volonté prédéterminée de l’Eternel.

 

On saisit par là que la béance est plutôt pansé, dans le sens de pansement, à partir d’une idéalisation imaginaire de supériorité qui présuppose posséder une vérité en méprisant celui qui est interrogé comme substrat de l’effet du signifiant sur le sujet.

 

L’observation du parcours de chaque enfant dans l’acquisition de la parole permet de voir comment se met en place d’emblée une structure complexe, celle du rapport du sujet au signifiant, celle de la béance dont nous parlons, et que Piaget obture.

 

S’il avait pris en compte le caractère premier et primitif de la langue maternelle par rapport au langage savant, comme Dante l’a fait, il aurait évité sa méprise. C’est le Réel à prendre en compte dans cette béance, celui de la langue première, celle qui parle spontanément le nourrisson et l’homme du peuple. C’est ce que Piaget ne perçoit pas mais qui est centrale à la théorie freudienne.

 

Ce noyau subjectif à deux bords comporte donc la présence synchronique d’un être du savoir et d’un être de vérité devant être conçus comme étant tissés entre eux convenablement.

Lacan les définit comme étant

celui de la marque d’une identification primaire qui fonctionnera comme idéal, le trait unaire qui fait Un, qui affirme le « je pense »d’une part

et

celui du manque, c’est à dire celui qui caractérise le signifiant qui ne peut pas être le Un du sujet et qui pourtant affirme le « je suis ».

 

L’être du savoir peut s’emballer lorsqu'on s’enthousiasme jusqu’au délire (c’est le sens étymologique de frénésie) dans l’enchaînement de démonstrations théoriques. Mais dans ce cas, où le propos trouvera-t-il l’ancrage dans l’être de vérité du sujet qui parle s’il met de côté la négativité que comporte le signifiant pour autant qu’il ne peut pas faire le Un du sujet qui parle?

 

Lacan décrit cette articulation du trait idéalisant qui fait Un avec le Zéro du manque, en l’associant à l’embrayage du 1 sur le 0 de Frège.

Et il ajoute, l’être du sujet est la suture d’un manque qui, se dérobant dans le nombre, le soutient de sa récurrence.

Ceci nous amène à dire, enfin, où est le problème si cet enthousiasme apporte un quelconque progrès, ce qui est un effet indéniable de la science…

Autrement dit, si on pose cette dérobade à l’infini, y a-t-il quelque chose qui l’arrête?

 

Cette question concerne éminemment les psychanalystes. Ce n’est pas en aval que l’on trouvera la réponse, mais plutôt en amont, en mettant l’accent sur le rapport à la langue maternelle opposée à la langue savante, comme le disait Dante. L’analyste a à se mouiller du côte de la vérité, d’une vérité embrouillée celle du symptôme du patient. La prise en compte pertinente de cette coupure/suture du sujet est justement ce qui lui permet d’opérer efficacement.

 

Faisons encore un pas dans notre lecture. Lacan va situer plus loin les deux bords comme étant les deux effets du rapport du sujet avec le signifiant.

 

D’une part, l’effet de la signification. L’enchaînement dans la signification passe la grammaire et nécessite un référent, ce qui présuppose que le réel soit structuré. Le rapport à un référent peut mettre en route une formalisation, mais cette formalisation, en tant que telle, exclut le sujet.

L’idéal pousse en avant, or, le manque est un leste particulier, il rappelle que vouloir attraper n’importe quel objet avec les mots est une illusion, parce que c’est le langage qui fait les choses.

Par définition le signifiant manque l’objet. La saisie de l’objet par le signifiant s’avère impossible, le signifiant étant le symbole d’une absence. C’est ce que Dante avait compris, et que l’observation des petits, dégagée des impasses de la théorie de Piaget, permet de constater.

 

Autrement dit, il y a un autre versant de la relation du sujet au signifiant qui est celui de l’effet de sens.

 

L’effet de sens est un pavé dans la mare du signifié.

Ce n’est plus l’infini des significations qui est exploré ici mais le fait que le sujet incarné par le sens du « je suis », qui devrait affirmer ce qu’il en est de son « être » même, s’évanouit. L’effet de sens est un effet poétique, de consonance de sons qui rappelle le lien à la langue maternelle comme moment de mise en place du langage.

Le non-sens est la seule chose qui puisse être conçue comme signifiant la présence réelle du sujet, fait remarquablement décrit par Lewis Carol dans le récit d’Alice de l’autre côté du miroir.

C’est le fonds d’où se détache la logique et que Gödel rappelle à son insu, lorsque ses apories rappèlent la béance de la suture.

Et aussi étrange que cela puisse paraître à un scientifique, c’est la matière même de notre travail quotidien d’analystes à chaque fois qu’une équivoque perce dans le récit d’un patient, restituant l’être de vérité du sujet qui parle.

 

Je ne sais pas comment on pourrait faire tenir scientifiquement la place des équivoques qui renouvellent la notion même de savoir en jeu dans la psychanalyse. Comment démontrer l’effet, je mesure mes mots, magique que peut avoir une interprétation fondée sur une équivoque lorsqu'elle dénoue une situation bloquée depuis l’enfance - je parle du symptôme ?

L’interprétation d’une équivoque n’est pas celle de n’importe quel équivoque. L’analyste l’entend parce qu’elle trouve sa place par rapport à ce qu’il a précédemment entendu, en mettant son savoir au service du symptôme du patient. Il en est le complément dit Lacan.

Si une patiente raconte que sa mère ne se gênait pas devant elle pour faire entrer ses amants dans sa chambre - ce qui retient l’attention de l’analyste - et que quelques mois plus tard la même patiente rêve qu’elle offre des diamants à sa mère, il suffit de reprendre le mot pour faire entendre l’équivoque. L’effet de vérité est immédiat comme une démonstration de l’efficacité du savoir en jeu dans une cure. C’est une autre conjonction celle-ci du savoir et de la vérité…

D’une part une signification, celle des diamants et de leur valeur certes (en effet la patiente cherche à offrir une certaine réussite professionnelle à sa mère),  et d’autre part, l’effet de sens des dits amants qui réveille.

L’interprétation a rendu perceptible les deux bords de la suture.

 

Alors, quel est le point de couture qui convient la béance du sujet ?

Une couture simple restituerait la surface sphérique que Lacan dénonce tout au long de son enseignement, comme étant celle où la connaissance trouve ses aises.

Les deux bouts ne se rejoignent qu’à manifester une torsion, dont nous faisons la topologie.

Autrement dit, si je suture ces bords d’une façon moëbienne, la suture sera l’équivalent d’une coupure, celle que l’interprétation rend évidente : par l’interprétation, l’effet de sens dits amants se détache de celui de diamants, ce qui devient perceptible dans la bande biface qui résulte de la coupure de la bande de Moëbius.

La bande de Moëbius étant une suture, et en même temps une coupure.

 

Alors quelle est la suture du sujet dans la science ? Si elle doit reposer exclusivement sur la formalisation, elle exclut le sujet. Mais lorsque cette formalisation entoure logiquement un objet qui échappe à la perception ou à la démonstration, n’est-elle pas là en train de border l’absence, le manque, ce qui fait trou dans la structure subjective même du scientifique ?

 

 

Le prochain dans l'Éthique de la psychanalyse, texte de Fulvio della Valle

Le prochain dans l'Éthique de la psychanalyse, texte de Fulvio della Valle

 

 

Bien que le séminaire sur l'Éthique (1959-60) ne fasse pas appel aux figures topologiques, il est difficile de ne pas interpréter rétrospectivement un certain nombre de ses énonciations à la lumière de ces structures figuratives qui ont joué, comme chacun le sait, un si grand rôle dans l'enseignement de Lacan, telles que la bande de Moebius, le tore, la bouteille de Klein, ou encore le nœud borroméen, structures qui ont toutes pour fonction, entre autres, de subvertir la conception traditionnelle du rapport entre le sujet et l'autre, l'intérieur et l'extérieur, l'individu et le milieu, le corps et le monde, – subversion pleinement à l'oeuvre dans les formulations les plus originales de ce séminaire. L'essence du sujet y est notamment définie en référence à des expressions telles que : « extériorité intime », « extimité », « vide », « centre », « cœur », « creux », « ce qui s'articule autour », – que lesdites figures auront précisément pour office de représenter. Et on sait, en outre, la prédilection de Lacan pour l'expression de « bague au doigt », qualifiant une nouvelle formalisation venant apporter justement un éclairage saisissant sur les articulations précédentes, les élevant à un niveau d'intégration supérieur, plus encore qu'elle ne les dépasse ou récuse. Prenons donc garde à ce qu'une lecture trop étroitement chronologique, s'interdisant tout recours à une figuration proposée ultérieurement, ne fasse obstacle à la compréhension.

 

En effet, pour le dire d'une manière abrupte et passablement provocatrice, si dans l'Éthique de la psychanalyse Lacan peut reprendre à son compte le thème chrétien de l'amour du prochain c'est dans la mesure où, conformément à l'inspiration originale de la psychanalyse, par contraste avec une certaine orientation de la philosophie, la figure de l'autre – en particulier: l'Autre du sexe – est présentée, dès ce séminaire, comme située au centre de la structure du sujet, comme constituant le point pivot ou le point nodal, pour reprendre des expressions plus tardives, le point d'attache qui fait tenir ensemble les composantes du sujet, c'est-à-dire qui organise la consistance des trois dimensions constitutives de l'expérience humaine: le réel, le symbolique et l'imaginaire.

Contrairement à une part importante de la tradition philosophique, entièrement centrée sur la corrélation entre le sujet et l'objet de la connaissance, entre la conscience et le monde, et s’accommodant plus ou moins ouvertement de l'idéal ascétique, la psychanalyse situe au premier plan de son élaboration théorique la problématicité du rapport entre les sexes – « il faut tout recentrer sur ce frotti-frotta, ce fricotage », dira Lacan dans le Sinthome – pour l'espèce jetée en pâture au signifiant, faisant de l'accès à l'objet de jouissance ce autour de quoi s'articule l'accomplissement du bonheur – dont l'éthique, au sens d'Aristote, est la science, dans la lecture de Lacan – et de la résolution des perturbations de la vie amoureuse l'un des objectifs principaux de sa technique.

L'amour sexuel au centre de l'expérience éthique, comme proposition fondamentale de la psychanalyse – telle est la formule de l'Éthique. Dernier rempart contre le non-sens et la mort, le Souverain Bien – la mère – étant définitivement perdu. Livrés à nous-mêmes, Dieu nous a laissés dans le vide, mais ce vide peut être la condition d'apparition d'un objet dont les attributs ne nous sont peut-être pas entièrement indifférents...

 

 

I. La Chose, – les origines

 

C'est dans ce séminaire qu'est avancée pour la première fois l'expression qui, répétée ad nauseam, est apparue ingrate à certains, de « la Chose », das Ding, pour désigner justement la chose maternelle, la mère en tant qu'Autre absolu du sujet, Autre suprême, radical, archaïque, préhistorique et inoubliable qui rassemble dans la toute-puissance de sa figure originaire l'organisation du monde de l'enfant, se proposant à la fois comme l'objet qui comble l'enfant, à la fois comme ce qui est comblé par l'enfant comme objet, au sein d'une relation duelle ou fusionnelle dont l'issue n'est pas exempte de difficultés et de complications, – caractère problématique dont sont empreintes les notions de complexe d'Oedipe et de castration.

 

- « Cette Ding, cette causa. » 13/01/1960.

- « La causa pathomenon, la causa de la passion humaine la plus fondamentale. » 13/01/1960.

 

Le sujet commence sa carrière par ce rapport de comblement réciproque avec la mère, et cette idylle avec la femme surpuissante et démesurée des origines, qui exerce sur lui un ascendant radical et sans partage, va marquer pour toujours son rapport à l'existence et au sexe, fournissant cette provision de matériaux dans laquelle puise le culte de ces paradis par essence perdus, à en croire Proust, et dont la névrose peut être l'expression symptomatique, en tant que tentative de retrouvaille, dans la réalité actuelle de l'individu à l'âge adulte, de cette figure superlative avec son tampon d'origine.

 

« C'est la deuxième caractéristique de la Chose comme voilée - de sa nature elle est, dans les retrouvailles de l'objet, représentée par autre chose. » 27/01/1960.

 

Dès son arrivée au monde, le sujet se constitue nécessairement dans un rapport à l'autre, en l'occurrence le grand Autre, dont la place est comme pré-inscrite dans son être même, dans la mesure où sans cette relation il ne peut subsister. La structure du sujet s'organise dès l'origine autour d'une place occupée par l'Autre, qui joue un rôle central dans son articulation, qui en conditionne la consistance.

 

« Ce lieu central, cette extériorité intime, cette extimité, qui est la Chose. » 10/02/1960.

 

A rebours de toute une tradition théorique qui hypostasie le sujet individuel, conçu comme un tout fermé et auto-suffisant situé dans un milieu extérieur plus ou moins hostile, pour ensuite le raccorder tant bien que mal, en un second temps, à ses congénères, Lacan situe d'emblée la place de l'altérité, dont la première instance est la Chose ou l'Autre, au coeur de l'articulation subjective, comme le lieu ou le vide central (plus tard il dira : le trou) autour duquel l'ordonnance du sujet prend forme. Aussi cette place du premier Autre, Das Ding, creuse le lit où toute relation interhumaine viendra s'inscrire, pour le meilleur et pour le pire, quoique au prix de certains remaniements, lorsque l'Autre sera dessaisi de la superbe de sa majuscule, de sa toute-puissance des premiers temps, et frappé par la barre ne viendra plus figurer que cet autre si petit, ce petit (a) auquel va se réduire comme objet le simple semblable, dont le névrosé est embarrassé comme un poisson d'une pomme.

 

 

II. Le prochain en question

 

La place d'autrui, sous sa forme première d'Autre absolu, est donc à la racine de la constitution du sujet, mais elle n'est occupée par la mère que dans la première phase de son existence, ayant vocation à être occupée ensuite par une autre figure d'altérité, le petit autre, le semblable, qui se promène à son tour avec cette béance au milieu de son être. Cet autre est :

 

« le plus moi-même de moi-même, ce qui est au coeur de moi–même, ce qui est au-delà de moi, pour autant qu'il s'arrête au niveau de ces parois sur lesquelles on peut mettre une étiquette, cet intérieur, ce vide dont je ne sais plus s'il est à moi ou à personne. » 30/03/1960.

 

C'est ici que s'insère la question du prochain.

En un premier sens, le prochain désigne un autre quelconque, et plus précisément un autre quelconque qui se trouve à proximité, dans mon champ de perception, à portée d'interaction. Or, dans la mesure où l'interaction avec l'autre est nécessaire à la survie du sujet, aimer mon prochain comme moi-même signifie porter une considération suffisante à cet autre qui se trouve présent là, indépendamment de mon éventuelle supériorité à son égard, pour que la communication salutaire avec lui devienne effective. Ici, ce qui est visé, c'est l'invitation à tisser des liens sociaux comme condition de l'équilibre subjectif, en surmontant la tendance à déprécier l'autre en raison de ce par quoi il diffère de moi, tendance caractéristique du narcissisme qui place le sujet en une position d'exception, à partir de laquelle il ne voit autour de lui que des ombres d'hommes torchées à la six-quatre-deux, désignés avec une particulière prédilection en référence à l'objet anal.

À ce stade, intervient la distinction entre le prochain et le semblable.

Le prochain est cet autre quelconque à proximité avec qui je peux interagir, qui est habité par le même vide central que moi, l'instrument de la connexion étant la parole, qui ressortit au registre du symbolique. Aussi la relation symbolique noue le vide central du sujet avec le vide central du prochain, ce qui pourrait s'apparenter à l'enlacement de deux tores, si l'on veut bien admettre qu'un sujet peut être moins figuré par une sphère, – c'est-à-dire par un volume fermé plongé dans un environnement extérieur et séparé de celui-ci par une frontière étanche, par un bord ou une paroi, – que par un tore, c'est-à-dire un volume circulaire qui est troué dans son centre, qui possède un vide ou un creux en son milieu par lequel il communique avec une extériorité constitutive.

 

« Ai-je réussi seulement à faire passer en votre esprit les chaînes de cette topologie, qui met au cœur de chacun de nous cette place béante d’où le Rien nous interroge sur notre sexe et sur notre existence ? C’est là la place où nous avons à aimer le prochain comme nous-mêmes, parce qu’en lui cette place est la même. Rien n’est assurément plus proche de nous que cette place. » Discours aux catholiques.

 

Le semblable, en revanche, est cet autre qui est là en tant qu'il m'apparaît par le biais de son image, c'est l'autre en tant que je le vois. Ici apparaît une difficulté.

D'une part, dans la mesure où l'image de l'autre m'apparaît à la même place que mon image dans le miroir, se crée une tension entre moi (mon image spéculaire) et l'image du semblable, perçue comme venant usurper la place où se présente mon identité. Se constitue ainsi une situation de rivalité, d'agressivité narcissique et d'exclusion réciproque, source du conflit interhumain et caractéristique de la relation imaginaire, dans laquelle seule la parole peut introduire une médiation. La méchanceté fondamentale de l'autre, que j'invoque comme obstacle à l'amour que je pourrais lui porter, et la haine qui en découle n'est que l'expression de cette relation agressive au mirage du semblable, de cette disposition duelle de style paranoïaque, constitutive de la relation à l'autre en tant qu'elle relève du registre de l'imaginaire. C'est aux parois de l'image du semblable que se heurte la relation interhumaine et que se ferme l'accès de l'espace du prochain.

 

« Tel est le commandement de l’amour du prochain et contre quoi Freud a raison de s’arrêter, interloqué de son invocation par ce que l’expérience montre : ce que l’analyse a articulé comme un moment décisif de sa découverte, c’est l’ambivalence par quoi la haine suit comme son ombre tout amour pour ce prochain qui est aussi de nous ce qui est le plus étranger. Comment ne pas le harceler dès lors des épreuves à faire jaillir de lui le seul cri qui pourra nous le faire connaître? » 23/03/1960.

 

D'autre part, l'homologie entre l'image de l'autre et mon image spéculaire peut induire une autre modalité de la relation imaginaire, moins de rivalité mimétique que d'idéalisation par identification à l'image de l'autre comme moi idéal.

 

« Idéalisation qui s'exprime dans la direction que j'ai formulée du respect de l'image de l'autre. » 30/03/1960.

 

Dans ce cas, le semblable est gardé à distance, en bout de chaîne, comme dans le cas de la névrose obsessionnelle, dans la mesure où le franchissement de la paroi de son image porterait atteinte à ma propre image narcissique en tant que dépositaire de l'objet précieux dont se sustente mon être en tant qu'appendu au désir de l'Autre.

 

- « Nous reculons à quoi? À attenter à l'image de l'autre, parce que c'est l'image sur laquelle nous nous sommes formés comme moi. » 30/03/1960.

 

- « Soit que je recule à trahir mon prochain pour épargner mon semblable, soit que je m'abrite derrière mon semblable pour renoncer à ma propre jouissance. » 23/03/1960.

 

C'est ainsi, peut-être, que Lacan peut associer le respect de l'image de l'autre, le refus de franchir la paroi de l'image du semblable, à la sainteté. Il évoque ainsi:

 

« La présence de cette méchanceté foncière qui habite en ce prochain. Mais dès lors elle habite aussi en moi-même. Et qu'est-ce qui m'est plus prochain que ce coeur en moi-même qui est celui de ma jouissance dont je n'ose approcher? Car dès que j'approche... surgit cette insondable agressivité devant quoi je recule, que je retourne contre moi. » 23/03/1960.

 

Aimer mon prochain, et non mon semblable, comme moi-même signifie donc ici aborder l'autre par delà ce que son image offre de lui:

 

« L'homme aussi, en tant qu'image, c'est pour le creux que l'image laisse vide qu'il est intéressant - par cela qu'on ne voit pas dans l'image, par l'au-delà de la capture de l'image, le vide de Dieu à découvrir. C'est peut-être là la plénitude de l'homme, mais c'est aussi là que Dieu le laisse dans le vide. » 30/03/1960.

 

 

III. Le médianoche amoureux

Il existe enfin une seconde figure du prochain, vers laquelle ne cesse de tendre le propos de Lacan, c'est le prochain en tant que partenaire sexuel, partenaire de l'amour. Aussi la résistance à aimer mon prochain comme moi-même est assimilée à cette résistance devant ma jouissance, qui caractérise la névrose.

 

- « La résistance devant le commandement "Tu aimeras ton prochain comme toi-même" est la résistance qui s'exerce pour entraver son accès à la jouissance. » 30/03/1960.

 

- « Ce n'est donc pas une proposition originale de dire que le recul devant le "Tu aimeras ton prochain comme toi-même" est la même chose que la barrière devant la jouissance, et non pas son contraire. » 30/03/1960.

 

Le partenaire sexuel, figure privilégiée du prochain, venant prendre le relais de la place de la Chose, représente cet élément central, ce point d'articulation, qui assure la cohésion des trois champs caractéristiques de l'économie subjective. Aussi ce qui fait tenir un sujet, ce qui est au cœur de sa structure, est en même temps ce qu'il a de plus éloigné, ce qui lui est le plus étranger : l'autre, depuis la figure originaire de la Chose, ce « vide au centre du réel qui s'appelle la Chose », jusqu'à la figure terminale du prochain en tant que partenaire de l'amour. C'est bien cette structure paradoxale, ultérieurement illustrée par la bande de Moebius et la bouteille de Klein, que cherchent inlassablement à cerner les formulations de l'Éthique. Le sujet est ainsi fait que ce qu'il a de plus intime, la clé de voûte ou la pierre angulaire de son ordonnance, est en même temps ce qui est le plus extérieur, et c'est cette constitution paradoxale ou chiasmatique de la subjectivité que Lacan désigne par les termes d'extériorité intime et d'extimité. Du rapport originaire à la Chose au rapport au prochain comme objet de jouissance, qui vient ainsi se situer à cette « place morte et vivante à la fois de la Chose », ce qui est mis en relief c'est ce rapport de continuité ou de réversion entre l'intériorité du sujet et l'extériorité de l'autre, cette corrélation moebienne ou chiasmatique entre moi-même et autrui qui culmine dans l'acte de faire l'amour où le sujet accède à la plénitude de son être.

 

« C'est entendu, dans cet acte, en un seul moment, quelque chose peut être atteint par quoi un être, pour un autre, est à la place vivante et morte à la fois de la Chose. Dans cet acte, et à ce seul moment, il peut simuler avec sa chair l'accomplissement de ce qu'il n'est nulle part. » 22/06/1960.

 

L'analyse de Lacan s'attache donc à mettre en lumière la foncière inhérence de l'autre au point le plus vif de l'organisation subjective, extériorité intime ou intimité externe qui fait problème pour le névrosé, lequel cherche autant que possible à raffermir son armature de ferraille en gardant l'autre à distance, à faire l'économie du rapport à l'autre, notamment en sa figure majeure d'Autre de l'amour.

 

« Ne peut-on dire que Sade nous enseigne une tentative de découvrir les lois de l'espace du prochain comme tel? - ce prochain en tant que le plus proche, que nous avons quelque-fois, et ne serait-ce que pour l'acte de l'amour à prendre dans nos bras. Je ne parle pas ici d'un amour idéal, mais de l'acte de faire l'amour. Nous savons très bien combien les images du moi peuvent contrarier notre propulsion dans cet espace. » 30/03/1960.

 

Que le sujet soit ainsi conçu comme incluant au cœur de son être ce qui lui est le plus étranger, ce terme absolument hétérogène et immaîtrisable sans lequel il ne peut tenir, sans lequel il perd pied ou part à la dérive, – point d'ancrage que l'analyste incarne provisoirement, le temps pour le patient de re-nouer avec son prochain –, et qui lui apporte positivement la plus haute forme de plénitude qu'il puisse atteindre en cette vie, est ce qui rend la position psychanalytique irréductible à toute conception du sujet issue du cogito.

C'est là clairement ce qui définit la position originale de la psychanalyse dans le champ des théories éthiques: l'affirmation du caractère central de l'amour sexuel dans l'existence du sujet, comme condition de sa consistance et source de son accomplissement. Rien de plus, rien de moins.

« Tout est vanité sans doute, vous dit-il (l’Ecclésiaste), jouis de la femme que tu aimes. C'est-à-dire fais anneau de ce creux, de ce vide qui est au centre de ton être. Il n'y a pas de prochain si ce n'est ce creux même qui est en toi, le vide de toi-même. »  D'un Autre à l'autre, 13/11/1968.

 

5 novembre 2014

 

 

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Questions sur l'objet, par Marc Darmon

Mathinées lacaniennes

Samedi 14 décembre 2013

Questions sur l'objet

Marc Darmon

 

Bonjour, je suis toujours très heureux de venir parler avec vous puisque nous avons des intérêts et puis un langage, un peu communs. Et donc je vous propose de nous interroger aujourd'hui sur l'objet, l'objet petit a, qui est comme vous le savez l'invention de Lacan, et de nous interroger sur l'objet petit a tel que nous pouvons l'approcher aujourd'hui.

 

Alors, l'objet petit a, Lacan nous en a donné une topologie. C'est un terme qui a été introduit dans le Séminaire Le désir et son interprétation et Lacan en a développé une topologie dans L'identification. On pourrait dire que cette première topologie de l'objet petit a est achevée avec le texte L'Étourdit, et, avec le nœud, nous avons affaire apparemment à tout autre chose en ce qui concerne la topologie de l'objet petit a. Donc je vais m'interroger sur cette première topologie et ce que ça implique, ce passage à la topologie du nœud borroméen, concernant l'objet petit a. Alors :

 

Première topologie

 

Il s'agit, à mon sens, de montrer en quoi l'objet petit a tranche avec l'idée que nous nous faisons de l'objet du désir. C'est-à-dire l'objet du désir, intuitivement, c'est l'objet après lequel on court, c'est-à-dire que c'est l'objet intuitivement qui est la visée du désir, c'est-à-dire que c'est l'objet désirable, qui dirige le désir. On pourrait ici s'appuyer sur Spinoza pour souligner que contrairement à cette intuition, à cette image que nous nous formons de l'objet du désir - chez Spinoza, c'est, pourrait-on dire, le désir qui est premier, non pas l'objet visé par le désir mais le désir est premier et c'est le désir qui rend l'objet désirable - on pourrait dire que l'objet petit a chez Lacan, c'est justement pas l'objet visé par le désir. C'est, dit Lacan, l'objet cause du désir.

Dans le séminaire sur Les quatre concepts fondamentaux, Lacan répondant à une question sur la différence entre l'objet du désir, l'objet du fantasme, l'objet de la jouissance, à cette question il répond que l'objet petit a n'est pas la visée du désir, ce que vise le désir, ce qu'il met comme ça au bout de sa flèche, c'est une illusion ou un fantasme. Effectivement, ce n'est jamais l'objet petit a tel quel. Et effectivement si vous vous reportez au graphe, l'objet petit a intervient dans la formule du fantasme, il est à l'intérieur de la formule du fantasme, c'est le fantasme lui-même qui intervient donc à la pointe de la flèche du désir dans le graphe. Donc c'est le fantasme qui est visé, ce n'est pas l'objet petit a lui-même.

Alors, l'objet petit a, nous ne pouvons l'approcher finalement qu'au travers de la topologie.

 

Comment apparaît-il la première fois dans cette topologie ?

 

Eh bien il apparaît, dans L'identification, au niveau de la topologie du tore.

Au niveau de la topologie du tore, le désir est situé au niveau du trou central et il y a dans le tore distinction de deux trous, un trou périphérique qui est cerné par la répétition de la demande, de la demande qui vise non pas l'objet petit a mais ce qui circule dans ce trou périphérique, c'est-à-dire l'objet du besoin, et c'est cette répétition de la demande, donc du signifiant, et l'inadéquation entre ce signifiant et l'objet du besoin qui, si vous voulez, dans la marge, dans le décalage, entre ce qui est introduit par le signifiant par rapport à l'objet demandé, c'est dans ce décalage, dans cette inadéquation que s'introduit le désir. Le désir étant figuré, pas figuré, étant structuré par le trou central du tore.

 

Donc, si l'objet petit a est introduit par une topologie, c'est en tant que trou, et en tant que trou articulé à un autre trou, ce qui résume la structure du tore.

 

Alors je passerai sur toutes les élaborations au cours des Séminaires suivants, L'identification, toutes les élaborations sur la topologie, pour en arriver à ce que Lacan résume en quelque sorte dans L'Étourdit.

 

Dans L'Étourdit, il part, enfin dans la partie plus explicitement topologique, puisqu'on pourrait dire que tout le texte de L'Étourdit est un texte topologique et une topologie que Lacan fait travailler à l'intérieur même des phrases, à l'intérieur même de l'écriture de ce texte. Et donc, cette topologie telle qu'elle est présentée dans L'Étourdit, rassemble un peu les recherches et les résultats, des séminaires précédant Encore et à partir de L'identification.

Lacan parle de « l'analyse du tore névrotique » et il décrit dans L'Étourdit une transformation topologique qui n'est autre que : donner à l'objet petit a sa consistance topologique.

Dans le tore donc, cet objet petit a est un trou, mais il est un trou défini par le trou central du tore, éventuellement enchaîné – ce trou central – enchaîné en se confondant au trou périphérique de l'Autre, du grand Autre. C'est ce dispositif qui est conçu comme l'analyse du tore névrotique. C'est cette surface torique qui commande le cheminement des boucles de la demande. Et il faut que cette demande en vienne à revenir sur elle-même pour décrire un huit, une double boucle, pour permettre l'ouverture du tore. Donc c'est dans ce texte L'Étourdit, l'opération, qu’on dit « accomplie » dans l'analyse, ouverture du tore faisant parcourir à la demande un certain chemin qui reviendrait sur lui-même en accomplissant un double tour du trou du désir. Donc, vous avez une transformation topologique du tore qui est ouvert par ce parcours qui n'est pas garanti puisqu'on peut, et c'est le cas ordinaire, tourner indéfiniment autour du trou périphérique sans que jamais la demande revienne sur elle-même au bout d'un double tour et ouvre le tore en question. Donc c'est l'opération supposée « accomplie » dans une analyse réussie d'ouvrir le tore, pour en faire quoi ?

 

Eh bien pour en faire une double bande de Moebius, c'est-à-dire une bande que vous pouvez réaliser en coupant par le travers une bande de Moebius ; si vous coupez par le travers une bande de Moebius vous n'obtenez pas deux bandes mais une double bande de Moebius comme vous le savez. Et cette opération donc, va produire cette double bande de Moebius, une bande avec deux bords, et, la couture d'un des bords à lui-même réalise la bande de Moebius qui est, comme on l’a très souvent montré, la coupure elle-même du sujet.

 

Donc opération où il y a coupure du sujet, réalisation d'un double d'une bande de Moebius, qui peut se réunir à elle-même pour donner la bande de Moebius proprement dite.

 

Et l'objet alors ?

Eh bien l'objet, vous ne l'avez pas plus que dans le tore puisqu'il est là maintenant de nouveau sous forme de trou, et quelle est la différence allez-vous me dire, entre le trou de départ, celui qui se situait – est-ce qu'un trou peut se situer, question mais enfin pour qu'il y ait un trou il faut quelque chose autour, on pourrait dire le premier trou, celui du tore névrotique et quelque chose autour, c'est le tore, puisqu'il s'agit du trou central du tore, c'est-à-dire un espace symbolique parcouru par la répétition de cette demande. Avec l'ouverture du tore, réalisée ou supposée réalisée par l'opération du tore névrotique, il y a ouverture, fabrication d'une bande de Moebius qui va cerner un trou, mais un trou différent, pourrait-on dire, ou un trou qui relève d'une autre topologie puisque cette fois-ci ce trou est cerné par une double boucle, par la coupure du sujet.

 

Alors ce trou, vous pouvez y mettre quelque chose, on parle de quelque chose ici qui est un objet topologique, donc ce trou vous pouvez y mettre par exemple une autre bande de Moebius, donc vous pouvez coller une autre bande de Moebius puisqu’il y a cette possibilité d'articulation d'une bande de Moebius à une autre et vous réalisez la bouteille de Klein, donc qui est réalisable par l'accolement de deux bandes de Moebius.

 

Vous pouvez aussi donner une autre topologie à ce trou cerné par la double boucle et c'est la rondelle. La rondelle qui va venir s'accoler à la bande de Moebius par leur bord commun pour réaliser le cross-cap. Le cross-cap qui dans L'identification révélait la véritable structure de l'objet petit a, c'est-à-dire un objet non-spéculaire.

 

Qu'est-ce que ça veut dire non spéculaire ? Eh bien qui fait trou dans l'espace de nos représentations. Un objet qui va venir structurer le désir, qui va venir le causer et non pas un objet qui sera visé par ce désir, c'est-à-dire que c'est un objet qui organise le champ où se déploie le désir.

 

Pourquoi non spéculaire ? Parce que cette rondelle conserve, ce que Lacan a appelé la ligne d'interpénétration, conserve cette ligne d'interpénétration et le trou central du cross-cap, mais nous en avons déjà discuté. C'est le choix de Lacan d'avoir utilisé un modèle du plan projectif comportant cette singularité, ce point central du cross-cap qu'il nomme grand phi  ( F ). Il aurait pu choisir un autre modèle du plan projectif ne comportant pas de singularité. Il aurait pu choisir la surface de Boy. La surface de Boy a un point triple central et ce point triple central résulte de l'interpénétration de trois plans. C'est très différent de la singularité du point central du cross-cap où en quelque sorte les surfaces qui s'interpénètrent, au niveau de sa singularité, se confondent. Donc c'est, on pourrait dire même si ce n'est pas exactement le cheminement qu'il a pris, c'est un choix de Lacan de maintenir en ce point central de la rondelle le point central du cross-cap et qui du même coup, en maintenant cette interpénétration de ce disque qui fait retour sur lui-même, en maintenant cette possibilité d'interpénétration, on en fait un objet qui fait trou dans l'espace de la représentation, puisque grâce à cette interpénétration, il est toujours possible de passer d'une rondelle lévogyre à une rondelle dextrogyre, pourrait-on dire, et donc d'être en présence d'un objet qui n'a pas d'image dans le miroir.

 

Alors, est-ce que c'est le dernier mot sur l'objet petit a, sur le plan topologique ?

Eh bien non, il y a des essais chez Lacan, des explorations, concernant d'autres topologies possibles de l'objet petit a.

Par exemple dans Les problèmes cruciaux, il explore la bouteille de Klein et les différentes coupures de cette bouteille de Klein. Alors si on réfléchit à la bouteille de Klein par rapport à ce qu'on vient de dire sur le tore, sur le tore tel qu'il est présenté dans L'identification et dans L'Étourdit, eh bien nous avons avec la bouteille de Klein un tore qui fait correspondre l'intérieur et l'extérieur. C'est-à-dire en apparence il y a un trou central et un trou périphérique mais du fait de l'interpénétration de ce tube sur lui-même et du fait de la couture, de la suture de ce tube au niveau du cercle de rebroussement, ce qui est en apparence un tore ne différencie pas deux régions mais met en communication l'intérieur et l'extérieur.

 

Alors, peut-on dire que sur la bouteille de Klein finalement, le trou de l'objet de la demande vient rejoindre le trou de l'objet du désir ?

 

On pourrait dans la même logique déployer à propos du tore, dire que finalement la bouteille de Klein met en communication ces deux trous. Lacan n'a pas développé cette voie possible… cette voix possible ! Je trouve qu'il a fait de la bouteille de Klein, la topologie de l'objet voix. Et, pourrait-on dire, il est vrai que l'objet voix, on ne sait pas s'il se situe à l'extérieur ou à l'intérieur. C'est très intéressant du point de vue clinique. Il y a par exemple dans la clinique des enfants obsessionnels, ils vous décrivent les injonctions qui lui viennent de l'Autre, comme des voix. Il faut alors leur demander, je suis une indication de Jean Bergès, si cette voix, enfin à propos de cette voix : d'où vient-elle ? Est-ce qu'elle vient de derrière la tête ? Et l'enfant vous le dira, vous donnera l'indication sur la provenance de cette voix. Et le rapprochement entre la topologie de la bouteille de Klein, la voix, et, du fait de cette prévalence de la voix, la structure perverse, hein ce sont des choses qui ont été avancées par Lacan dans Les problèmes cruciaux, dans D'un Autre à l'autre, mais on va revenir là-dessus dans un moment.

 

Dans Les problèmes cruciaux, il y a un très court passage où Lacan décrit l'effet du découpage par la double boucle sur la bouteille de Klein ; ce découpage produit un objet, mais un objet petit a qui n'a pas la topologie de la rondelle du cross-cap, un objet petit a qu'il appelle “résidu” et qui est un lambeau sphérique. Donc il y a chez Lacan cette indication, il est vrai très rapide sur laquelle il ne s'attarde pas, qu'il ne reprend pas, il y a cette indication d'objet petit a qui n'a pas cette structure non-spéculaire qui définit l'objet petit a « rondelle découpée sur le cross-cap » ou venant prendre appui sur le bord de la bande de Moebius. Donc la possibilité d'un objet petit a, lambeau sphérique et donc spéculaire, c'est-à-dire un objet petit a qui pourrait apparaître dans le champ de notre représentation.

 

Alors, j'en ai parlé tout à l'heure, Lacan a rapproché les différentes topologies, différentes topologies permises pour une surface à deux dimensions, il a rapproché ces différentes topologies, elles sont en nombre limité, d'un objet et d'une structure clinique. C'est dans D'un Autre à l’autre. Qu'est-ce qu'on peut faire avec une surface ? Quelle topologie peut-on fabriquer avec une surface qui est, pour simplifier, la surface du symbolique ?

 

Eh bien il y a quatre topologies possibles :

– la première, la plus simple, c'est la sphère, que Lacan désigne comme objet oral,

– deuxième organisation topologique de cette surface, c'est le tore, que Lacan donc évoque à propos de l'objet anal, et par ailleurs il a parlé donc de tore névrotique,

– troisième topologie, c'est celle de la bouteille de Klein, donc qu'il rapproche de l'objet voix et qu'il a évoquée, comme je vous l'ai dit, à propos de la perversion,

– et la quatrième topologie, c'est celle du cross-cap ou plan projectif, qu'il a évoqué à propos de l'objet regard et on pourrait dire, cela ne correspond pas à une structure définie mais on pourrait dire une topologie fondamentale, une structure fondamentale de l'organisation du symbolique par rapport à lui-même.

 

Alors, ce sont des rapprochements qui peuvent paraître étonnants chez Lacan, par leur côté massif, et imaginaire, puisque qu'est-ce qui justifie le rapprochement de l'objet oral de la sphère, l'objet anal du tore, l'objet voix du tore de Klein ou de la bouteille de Klein, l'objet regard du cross-cap, sinon des considérations imaginaires ! Pas seulement, mais ce sont des rapprochements qui font image. Et justement, l’imaginaire n'est pas à exclure de ce qui se déploie dans ces différentes topologies. On pourrait dire, c'est ce qui vient habiller l'objet défini par chaque topologie, c'est ce qui vient s'articuler avec la surface symbolique et on pourrait attraper les choses ainsi, c'est que chaque topologie, tore, cross-cap, bouteille de Klein, nous donne la structure réelle du symbolique, éventuellement habillée de cet imaginaire, de cet imaginaire qui donne sens.

 

Bon. Mais ce qu'il y a à retenir aujourd'hui c'est que l'objet petit a, quelle que soit sa topologie, c'est moins une consistance qu'un trou défini topologiquement d'une façon ou d'une autre.

Dans L'identification, Lacan dit qu'une topologie c'est l'organisation d'un trou. On peut dire que l'objet petit a c'est moins l'objet visé par le désir que le trou qui organise la topologie qui commande le cheminement du désir. Avec le nœud borroméen, on pourrait dire que c'est cet aspect, cette pente qui est accentuée, qui est affirmée, puisque dans le nœud borroméen, tel que Lacan le met à plat, pour y définir certaines régions, dans cette mise à plat du nœud borroméen, finalement nous n'avons affaire qu'à des trous, des trous cernés par des consistances. Et Lacan place, comme vous le savez, au niveau du trou central du nœud borroméen un trou qui se trouve cerné par les trois consistances, place l'objet petit a. Alors quand on dessine un objet petit a, la plus simple façon de le dessiner c'est justement de dessiner en premier lieu ces consistances qui entourent ce trou central. Donc on trace trois traits, dans le sens lévogyre, autour de ce trou central, et on peut dire que le nœud borroméen vient s'organiser, dans son écriture, autour de ce trou central qui commande sa topologie.

 

Alors ce trou vous pouvez le remplir, vous pouvez y mettre ce que vous voulez, ça sera jamais ça puisque l'objet petit a c'est fondamentalement le trou, alors que vous l'imaginarisez comme objet perdu, objet manquant, peu importe ! L'objet petit a, c'est un trou qui va s'organiser ou qui va organiser une certaine topologie.

 

Bon. Je vais m'arrêter là, je serais très heureux s'il pouvait y avoir une discussion.

(Applaudissements)

 

Discussion

 

Marcelo Gryner : … j'essaierai de faire vite. C'est vrai que quand on constate l'évolution de Lacan, on se rend compte que, disons à partir du séminaire L'Angoisse, donc tout de suite après L'identification, l'objet cesse d'être devant et il devient cause, devient derrière, parce que juste avant, parce que jusqu’à L'identification, c'était un objet phénoménologique, c'était un objet qui était devant le sujet. Mais d'après ce qui est lu, je comprends, il faudrait d’abord articuler ces déplacements avec la topologie, quel est le lien entre la topologie et ces déplacements, l'objet qui était devant devient cause mais si j'ai bien compris votre fin, cette manière de présenter l'objet comme cause, comme objet perdu, en réalité elle est encore imaginarisée parce que l'objet en réalité, il n'est ni devant ni derrière, il est le trou. C'est-à-dire que ce n'est pas un objet phénoménologique, certes, mais ce n'est pas un objet qui serait derrière, qui serait perdu, qui serait la cause, parce que finalement cette présentation qu'on a, qu’on voit là à partir de L'Angoisse, avec un rond, avec une certaine phénoménologie et il tient un discours de cause, finalement c'est à la limite les deux faces pour la même monnaie, parce que ce qui était derrière finalement on le cherche devant. Et là, quand vous dites il est le trou, ça veut dire que c'est ni un objet phénoménologique, mais ce n'est pas non plus la cause du désir, tel qu'on pourrait le trouver par exemple chez Spinoza, des choses comme ça. Je ne sais pas si c'est clair ce que je veux indiquer...

 

Marc Darmon : Oui, oui, tout à fait.

 

Marcelo Gryner : Je peux poser encore une autre question ?

 

Marc Darmon : Oui. Mais je suis tout à fait d'accord avec vous.

 

Marcelo Gryner : Une autre question, c'est la question de ce trou, si vous voulez, de ce trou périphérique dans L'Étourdit, vous avez dit que ce trou périphérique dans L'Étourdit serait un trou lié à la demande, Lacan parle même d'un trou névrotique…

 

Marc Darmon : D'un tore

 

Marcelo Gryner : D'un corps

 

Marc Darmon : D'un tore !

 

Marcelo Gryner : Oui, j'avais bien noté ( ???58 :25) oui c'était un trou (sic) névrotique et néanmoins il met ce trou dans le grand Autre, et ça j'ai du mal à comprendre, pourquoi, comment est-ce qu'on peut mettre l'objet de la demande, l'objet, enfin ce qui produit la névrose, chez le grand Autre ? Ça me semble un peu bizarre. J'ai encore une troisième question mais je pense que je n'aurai pas le temps…

 

Marc Darmon : Alors, sur votre première question, je suis tout à fait d'accord effectivement, la place de l'objet, ce n'est pas ce qui est devant, mais on pourrait dire que imaginairement c'est ce qui est derrière, c'est l'objet perdu etc., mais c'est cet habillage imaginaire qui intervient, là. C'est pas la cause dernière ni la cause première, c'est ce qui vient donner la structure topologique du symbolique et de ce qui va se..., parcourir ce symbolique.

La deuxième question c'était ? [M. G. : Que c'était bizarre de parler d'un trou dans le tore] ah oui, avec la névrose [un trou périphérique qui serait propre à la question de la demande chez le névrosé, et mettre ce trou chez le grand Autre] ça, c'est dans L'identification ? [M. G. : C'est dans Encore, vous avez dit.] [Dans la salle : Non ! un tore…] C'est dans L'identification où Lacan décrit l’enchaînement du tore du sujet et du tore de l'Autre, il y a ce chiasme entre besoin et désir, entre demande et désir, c'est-à-dire ce que le névrosé se figure que ce que l'autre lui demande c'est l'objet de son désir, et inversement.

 

… : Est-ce que vous diriez que au travers de ces explorations par Lacan du tore puis de la bouteille de Klein puis du cross-cap, Lacan a finalement cherché à cerner cet objet a, essentiellement, ou bien est-ce qu'il y avait dans son propos d'autres soucis que de cerner l'objet a donc… étaient visés par Lacan, dans ses explorations de ces figures topologiques ?

 

Marc Darmon : On ne peut pas dire que ça se résume à cerner l'objet petit a. C'est-à-dire c'est essayer de donner une base topologique à la structure du sujet, alors, que cette structure soit déterminée par la topologie de l'objet, c'est un des résultats de cette recherche.

 

Valentin Nusinovici : Dans cet exposé qui s'enchaîne de façon si belle, je me demandais d'où surgissait la rondelle, parce qu’après avoir découpé le tore névrotique, avoir une double bande de Moebius, tu collais une bande de Moebius pour avoir une bouteille de Klein, et puis tu dis « on peut aussi coller une rondelle » ». D'où est-ce qu'elle surgit dans ce fil-là ? Et en même temps, je ne sais pas si le rapprochement est juste, enfin c'était la question d'une certaine « positivité » de l'objet (positivité entre guillemets), parce que le trou du tore il le nomme « le rien fondamental », c'est plutôt cette expression-là qu'il utilisait « un rien… [Marc Darmon : … c'est déjà quelque chose !] C'est déjà quelque chose ! Et donc, c'était une de mes questions, ça rejoint un peu les questions qui ont été posées avant, c'est-à-dire ce qui fait que tout en étant cause il devient quand même, d'une certaine façon, objet du désir, quand la rondelle porte le trou, le point phi, elle transforme quand même l'objet a en agalma d’une certaine façon, je crois. Donc enfin voilà. Autour de cet(te)…, enfin plutôt la première question, comment surgit la rondelle, –– enfin la deuxième aussi ! –, dans ces deux fils que tu as pris ?

 

Marc Darmon : Alors, disons que j'ai été sensible au renversement opéré de la démarche dans L'identification et la présentation dans L'Étourdit.

Dans L'identification, il présente le tore et il dit, voilà, le tore vous en explorez la structure, mais on ne peut rien découper sur le tore, il n'y a pas d'objet consistant, on a affaire à ce rien fondamental. Et puis il passe à l'exploration du cross-cap, sans faire le lien, c'est-à-dire le lien c'est juste un lien formel, c'est-à-dire la double boucle qui est traçable sur le tore et sur le cross-cap. Alors en partant du cross-cap, il dit : voilà, au niveau du cross-cap, vous pouvez découper quelque chose qui a une certaine consistance, contrairement au tore, au niveau du cross-cap vous pouvez découper la rondelle qui a une certaine consistance.

Dans L'Étourdit il suit une démarche différente qui va relier les deux, c'est-à-dire, c'est en partant du tore, en le découpant d'une certaine façon, on va créer ce bord en double boucle, ce bord en double boucle qui va cerner un trou occupable par une autre bande de Moebius ou par la rondelle. C'est-à-dire il y a une démarche où on passe par le trou organisé autrement, en quelque sorte. Je ne sais pas si j'ai…

 

Valentin Nusinovici : Oui, oui, bien sûr, je sais bien que la rondelle vient du cross-cap, c'était dans…

 

Marc Darmon : Oui, elle vient du cross-cap mais là, elle vient compléter ou supplémenter la bande de Moebius fabriquée à partir du tore.

 

Valentin Nusinovici : On découpe à la fois les deux, c’est-à-dire il faut penser qu'on découpe les deux, qu’on découpe dans les deux, dans les deux structures.

 

Marc Darmon : Non, ça c'est la démarche dans L'identification, on va découper le cross-cap. Dans L'Étourdit on découpe le tore, on recolle un des bords et on fabrique une bande de Moebius qui va cerner un trou avec une double boucle. Ce bord en double boucle il peut être supplémenté par une autre bande de Moebius et on obtient la bouteille de Klein ou une rondelle. Mais d'où ça vient ? Ça, ça reste trou, à mon avis.

Oui ! Pierre Christophe.

 

Pierre-Christophe Cathelineau : J'ai trouvé que la démonstration que tu avais faite soulignait précisément la continuité qui existait entre la topologie des surfaces et la topologie des nœuds autour de la question du trou. Et pour répondre à la problématique de la positivité de l'objet, parce que effectivement au départ lorsque Lacan évoque, je dirais, l'objet, il l'évoque évidemment comme cause du désir mais il l’évoque à partir effectivement d'objets positivés, la voix, le regard, une série d'objets positivés. Dire que c'est un trou, c'est quand même franchir une étape supplémentaire, au sens où effectivement, ce qui importe ce n'est pas dans cet objet positivé, je dirais, sa matérialité, son réel, mais ce qui est en jeu de ce réel, c'est sa découpe. Et donc, si c'est sa découpe, c'est précisément ce que cernent, au final, les trois consistances du nœud borroméen, à savoir un vide. Et je crois que cet…, et le fait qu'il ait été rappelé qu'il évoque à propos du tore ce rien central, et que, il est difficile, comme tu l'as montré, sauf au niveau de la rondelle, de témoigner de la matérialité de l'objet, indique que dès le début Lacan avait en vue cette dimension, effectivement de trou au sens de vide. C'est-à-dire que au-delà du fantasme, il y a cette dimension du trou et c'est ce sur quoi il insiste tout au long de sa démonstration, tout au long de ses séminaires. C'est-à-dire qu'on pourrait s'arrêter à la question du fantasme, on pourrait s'arrêter à la question de l'objet positivé, mais il y a quelque chose qu’il y a à penser au-delà de cette positivation, qui est le trou. Et c'est ça que j'ai trouvé intéressant dans ta problématique. Est-ce que tu serais d'accord ?

 

Marc Darmon : Oui, tout à fait. C'est-à-dire, le trou explore, à mon avis, le versant réel de l'objet. [PCC : Exactement] Du fait de l'homéomorphisme entre ce qui cerne ce trou et les zones érogènes du corps, c’est-à-dire du fait de ce qui va cerner les trous du corps, l'objet va prendre une certaine positivation, comme voix, sein, etc. On pourrait dire que c'est un des trois versants, l'objet, mais fondamentalement, sur le versant réel, l'objet est trou topologique.

 

Pierre-Christophe Cathelineau : Et de ce point de vue, le nœud borroméen en rend particulièrement bien compte. C'est-à-dire que le fait qu'il s'agisse d'un coinçage entre trois consistances est une façon de présentifier le trou comme tel, avec cette difficulté effectivement c’est que dans R.S.I., ce qui est nommé comme trou, c'est on va dire l'intersection entre le réel et le symbolique, ou la mise en place du réel sur le symbolique, c'est ça, c'est le trou du symbolique. Mais néanmoins lorsque Lacan évoque la question du coinçage dans R.S.I. c'est bien à ce trou-là qu'on a affaire.

 

Marc Darmon : Oui. Dans…, bon, Lacan emploie de différentes façons le mot trou, en ce qui concerne le nœud borroméen, alors il y a le trou qui est le propre du symbolique, pourrait-on dire, et puis il y a ce qu'il appelle le vrai trou aussi [PCC : Le Réel et l’Imaginaire] Oui, qui est au niveau de la jouissance de l'Autre.

 

Valentin Nusinovici : Mais quand l'objet a est défini comme lettre, le réel prend une certaine matérialité, qui joue avec le trou bien sûr, mais pas seulement. Si ?

 

Marc Darmon : Effectivement, mais le fait de le nommer objet petit a, c'est effacer toute particularité, toute qualité, mais il est nommé, il est écrit. C'est une lettre qui vient cerner le trou…

 

Valentin Nusinovici :… « cerner » ! …qui tombe dedans parfois définie comme tombant dedans quand même, hein ! [M. D. : Oui] c'est  une même tension entre les deux.

 

Marc Darmon : C'est vrai qu'il écrit petit a au milieu du nœud.

 

… : Oui, dans R.S.I. Lacan qualifie le noumène de trou, est-ce qu'il y a un rapport entre le noumène et l'objet petit a ?

 

Marc Darmon : Il y a un rapport entre la Chose et l'objet petit a. C'est-à-dire qu'il y a tout un travail à faire là-dessus, sur la relation entre la Chose, sur son noyau intime et extime, et le trou, et l'objet petit a. Alors je pense que si Lacan, enfin il faudrait demander à des philosophes ce qu'ils en pensent, si Lacan parle de noumène, à mon avis, c'est en référence à la chose.

 

Pierre-Christophe Cathelineau : Le noumène, chez Kant, c'est la chose en soi en tant qu'elle n'est pas accessible par l'expérience [… : donc elle n’est pas perceptible] en tant qu’elle n’est pas perceptible.

 

Marc Darmon : Elle n’est pas accessible dans son intimité.

 

Pierre-Christophe Cathelineau :… dans son intimité, d'où la différence entre l'extime et l'intime, c'est-à-dire qu'effectivement l'objet petit a pourrait effectivement en tant que trou, être cette dimension d'inaccessibilité, encore que dans l'expérience il est accessible. Donc la comparaison entre noumène et objet petit a est relativement justifiée parce que dans l'expérience cette dimension du trou elle est accessible. [… : dans quelle expérience ?] dans la psychanalyse [… : tu ne parles pas de l'expérience clinique ?] Si, l'expérience clinique, absolument, dans l'expérience clinique, le trou est accessible, bien sûr, je veux dire il y a quelque chose qui, au terme d'une analyse vient effectivement faire accentuer la division par rapport à l'objet et au-delà de l'objet cette dimension de trou. Ça c'est quand même quelque chose dont on fait l'expérience et dont les patients font l'expérience, me semble-t-il, mais je me trompe peut-être.

 

Jeanne Wiltord : J'aurais voulu que tu précises le point clinique que tu as souligné à propos de la problématique de la voix, chez les enfants obsessionnels, la question des hallucinations, qui est une question difficile. Est-ce que l'abord par la topologie du nœud permet de préciser cette différenciation entre l’injonction obsessionnelle et la question des hallucinations par rapport à cette découpe que fait Lacan de la voix, de l'objet voix sur la bouteille de Klein.

 

Marc Darmon : J'ai suivi un peu le chemin inverse, c'est-à-dire, comme il prend appui sur la bouteille de Klein pour l'objet voix, je m'en suis servi pour m’expliquer le caractère justement extérieur ou intérieur de la voix et de la difficulté qu'on peut avoir à situer cet objet dans la clinique, et dans la clinique des enfants en particulier, des enfants obsessionnels, qu'on rencontre, les injonctions, les commandements qui apparaissent, peuvent passer pour des hallucinations.

 

Valentin Nusinovici : Ils viennent de derrière la tête, c'est ça qu'ils répondent, ils répondent oui ?

 

Marc Darmon : Oui. [… : c’est pas dans la tête ?] Ou dans la tête, … derrière.

 

… : Melman dit que pour les adultes obsessionnels, et je l'ai vérifié d’ailleurs cliniquement, les obsessionnels reconnaissent ces injonctions comme faisant partie d'eux-mêmes…

 

Marc Darmon : Les adultes oui, mais on a des difficultés avec les enfants. Je me souviens d'une jeune enfant envoyée par un pédiatre, Kreisler, qui était très fort cliniquement, eh bien il y avait ce doute.

Oui Julien.

 

Julien Maucade : Il me semble qu’on tourne autour d'une question qui me paraît importante pour la clinique, au niveau de la cure et même la question de fin d’analyse, qui est : est-ce qu'on peut tendre vers une équivalence entre le trou et l'objet petit a ? Et justement c'est la question que je me pose et je rejoins ce qui a été dit, c'est que dans le nœud borroméen, il y a quand même quelque chose qui revient là comme nécessaire qui est une lettre qui renvoie à la question d’une nomination, comme si on fait un tour de topologie, on passe par les nœuds sans aucune lettre, c'est-à-dire juste la topologie, mais il y a quelque chose dont on ne se sort pas, c'est qu'on revient vers quand même au moins une lettre, si ce n'est les trois lettres R, S, I, pour quand même les placer, là, et pour renommer quelque chose de l'ordre de la topologie ; et j'étais très intéressé par ce que vous venez de dire, c'est sur la lettre qui fait bord. Donc, seulement cette lettre, enfin je ne sais pas si c'est une question d'écriture, c'est qu'on la place au milieu du nœud, dans le trou central, on ne la met pas à côté parce que ça prête à confusion, donc c'est cette question de la lettre qui revient, j'ai jamais vu un tore avec la lettre « a » au milieu par exemple. Mais voilà, c’est quelque chose qui est toujours… qui revient, qui reviendrait malgré les tours qu'on fait.

 

Marc Darmon : Oui, vous avez raison de poser la question de l'écriture. Le nœud borroméen en lui-même est une écriture, le nœud borroméen en lui-même est une écriture mais Lacan y a inscrit un certain nombre de lettres, R, S, I, les jouissances phallique, le sens, etc. et en particulier l'objet petit a. Mais il y a, à mon avis, un saut entre la lettre telle que Lacan peut l'aborder avant les nœuds et après les nœuds. C'est-à-dire la lettre telle qu'il en parle, comme littoral, dans Lituraterre, c'est la lettre précipitation du signifiant, c'est la lettre qui se dépose, c'est la lettre qui est le versant réel par opposition au signifiant versant symbolique. Avec l'abord des nœuds, il y a un saut, c'est-à-dire qu'avec l'écriture des nœuds on a une écriture première, non plus précipitation du Symbolique, mais Réel, Réel du nœud auquel vient s'accrocher le Symbolique. Voyez ! Et pourtant dans l'écriture du nœud lui-même, des lettres qui viennent se placer, des lettres qui supposent effectivement une nomination, celle de Lacan qui a inventé l'objet petit a. C'est-à-dire qu'il y a une nomination qui a tout à fait sa place dans le nœud, tout en changeant le statut de l'écriture.

 

On arrête là ?

— Merci, Marc.

(Applaudissements)

Transcription : Monique de Lagontrie

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Relecture : Danielle Bazilier-Richardot

Traduction libre d'un extrait de Finnegans Wake, par Nicolas Malnersic

Traduction libre d'un extrait de Finnegans Wake

Nicolas Malnersic

Bon, que tu saches ou que tu ne saches pas ou bien que je ne t’ai pas expliqué tout ce qu’il y a à expliquer tel un magnétophone qui explicite ceci cela, thèse antithèse synthèse etc... Le problème reste le même : et vas-y que je m’éberlue devant la pleine lune, et puis toi aussi, la grande Ourse, le crépuscule et puis j’atteints l’état Alpha je commence à méditer sur le yin et le yang je me persuade comme un bobo que le haut de mon corps ne fait qu’un avec le bas bien enraciné sur la terre ferme. Et vas-y que je crois me réconcilier avec ma part d’ombre, ma part sombre... J’ai de la fièvre ? J’ai La Fièvre ? C’est de ma faute ? Entre toi et moi c’est qui l’bon et c’est qui le filou ? Tu vas me dire « c’est toi qu’a commencé », comme à la maternelle ? Aujourd’hui y a plus de copain, laisse ça au CP... Parce que si on commence à s’accuser mutuellement c’est comme dans L’Histoire Sans Fin on se regarde dans le blanc des yeux jusqu’à ce que le plus faible baisse la tête et aille se cacher dans la salle de bain pour réfléchir comme une victime. Plein d’aliénés choisissent ce chemin, ils y vont tête baissée, comme des moutons, moi j’ai des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Bordel, quand vont ils se remettre en question ? C’est toujours la même sérénade avec eux : on m’a fait du mal hier, on va encore m’en faire aujourd’hui, et comme je n’ai pas le courage de changer, on m’en fera encore demain.
Et puis merde on n’est pas né pour subir ! Il faut changer du tout au tout ! Aller à la plage, à Saint Tropez, à Ibiza, à Pattaya, partout. « Tombez laaaa, tombez, tombez la chemise ! » et tout le monde se jette à l’eau ! Vas-y on tape un bain de minuit tant qu’on y est, sans s’prendre la tête, et advienne que pourra ! Est-ce que notre délire va se propager à tout le monde ici ? Bah oui ce soir on mène la danse ! Prend ton courage à deux mains : tu dévalises ton compte bancaire et tu pars d’un pactole de départ pour le faire fructifier ! Merde, c’est bien ça que je suis en train de faire : braver les interdits, m’imposer ! Je ne fais que profiter de la vie au jour le jour ; alors que le but est de voir sur le long terme quand on cherche réellement à progresser… Moi quand je vais à l’hôtel je laisse la chambre dans un état lamentable et je vole le savon et les serviettes comme un crevard ! Et si j’étais un cow-boy j’aiguiserais mes éperons sur le ventre de mon propre cheval, tu vois l’délire ? C’est pareil que vos expressions là : « cracher dans la soupe » ou je n’sais quoi… Les bien-pensants ne vont pas me louper ça c’est sûr… Ils diront qu’il y a une bonne demi-douzaine de choses à changer ! Ou du moins une dizaine à corriger, peut-être 9, mais ce neuf est aussi le 9 millimètres qui donne le droit de vie et de mort sur soi-même et sur les autres. Et ça ya pas que moi qui ai déjà fantasmé dessus, tout le monde a un jardin secret rempli de vices ! Si on en revient à ce que je disais tout à l’heure, bon, disons qu’il y a au moins une chose à changer, une résolution à prendre, le minimum syndical, histoire de sauver l’honneur…
Tiens bah déjà la première chose à faire pour un bébé c’est de lui changer sa couche régulièrement si on est une bonne mère, parce que le caca deviendra vite une monnaie d’échange et aidera l’enfant à se construire et à apprendre le Oui et le Non. Commençons par bien nous construire dès le départ au lieu d’avoir à tout démolir 20 ans après pour tout reconstruire !
En tout cas il faut avoir le courage de bouger, d’essayer quelque-chose, partir en voyage par exemple, aller en Angleterre, ou ailleurs, mais découvrir le monde, se sortir les doigts du cul ! Ne serait-ce que pour conserver un peu de gloire, un peur d’amour-propre. Et puis ne pas oublier de remercier Dieu, clamer que tout ça c’est grâce à Dieu. Un ptit peu par ci, un ptit coup pars là, un peu plus un peu moins, mais gravir les marches une par une si on n’arrive pas à les gravir 4 par 4, ayant trop peur de voir le bout du tunnel, l’étranger qui est au fond de nous-même et qu’on fait semblant de ne pas connaitre alors que c’est celui qu’on connait le plus puisque c’est celui qu’on a été dans notre enfance. Les gens racontent des histoires de bébé Erasmus, de mariage entre cousins éloignés, des consanguins qui parlent anglais comme une vache espagnole ! Toujours des délires de Bobos, de Dandy qui sortent de je n’sais quel château et qui préconisent la brioche à ceux qui n’ont même pas de pain sec ! Le numéro 9 revient souvent sur leurs casquettes car comme on le disait tout à l’heure, le 9 désigne le canon du 9 millimètres : Le flingue, le Glock : « T’approche pas d’mon panier plus d’3 secondes dans la raquette ou 99 bastos se dirigeront vers ta fameuse casquette numéro 9 ».
Disons qu’en gros si tu ne veux pas finir vieux garçon il faut poser tes couilles sur la table et arrêter de bafouiller devant la femme que tu cherches à séduire, car tu la pénètres d’abord par l’esprit, par la tête (qui porte éventuellement une casquette), avec ta bouche tu lui tire des balle dans la tête pour la faire rire et l’impressionner. Bah oui mon gars le muscle le plus puissant du corps humain c’est la langue donc la bouche peut faire plus de dégâts qu’un pouchka.

Mais cette vie de chasteté male assumée on la laisse au dernier des blédards qui ne parvient même pas à être assez occidentalisé pour séduire une européenne. En gros ça ne mord pas à l’hameçon ! C’est de ça qu’il s’agit maintenant ? Tu me demandes de jurer… Proclamer que Dieu guide les fidèles et qu’on laisse tomber les non-croyants ? Vous, nous, nos ancêtres, nos futurs fils ont réfléchi et réfléchirons à la question. Est-ce que la théorie du Déluge et de l’Arche de Noé suffit à répondre à nos interrogations ? Ca devrait suffire, il faut que ça suffise, j’ai besoin que la théorie créationniste suffise pour éviter de me prendre la tête tout le temps ! Sinon ça fait remonter en moi des vieux démons que j’ai essayé d’enterrer au plus profond de mon âme… C’est comme entendre un bruit singulier que l’on connait par cœur mais qu’on ne veut plus entendre… StahfAllah ! D’où vient mon problème ? S’agit-il du winner admiré de tous et idéalisé qui réussit tout ce qu’il entreprend avec charisme monté sur son beau cheval blanc ? Un Dieu parmi les hommes ? Ou plutôt un homme idéalisé par les autres hommes et qui porte une responsabilité de leader qu’il n’a pas choisi ? Parce que quand le peuple se rend compte que ce leader n’est pas un Dieu mais un simple mortel, il subit une chute terrible dans les sondages ! C’est-à-dire dans l’opinion publique. On peut duper une fois 1000 personnes, duper 1000 fois une personne, mais pas duper 1000 fois 1000 personnes ! Alors enlève la merde de tes yeux et fait marche-arrière au niveau de ton lavage de cerveau. Ca suffira comme ça je ne t’en demande pas trop.
Allons bon ! Un Irlandais à jeun est un Irlandais triste, que le Seigneur lui vienne en aide ! Toi Maria, pleine de doute, comprend que ton chemin commence avec moi ! Ces gens ne sont que des pleurnichards ! Nah din waldik ! Qu’ils me disent plutôt s’ils arrivent à s’en sortir avec un peu d’huile de coude ! Que suis-je à leurs yeux ? Un simple fanfaron ? Une grande gueule ? Laisse tomber je crois que je tourne autour du pot sans vraiment le vouloir au lieu d’aller droit au but… On n’est pas assez étanche que veux-tu, on craint l’humidité ! Depuis qu’on sait que tout est mektoube mais que nous écrivons aussi le destin par nous-même... Les Corrigans de souche savent tout ça mieux que nous, car ils ont conservé les valeurs ancestrales. Quand je regarde le destin d’Alice Jane j’ai comme un sixième sens qui me fait devenir borgne, voir même aveugle, à 10 contre 1. Serais-je donc le lombric qui tombe amoureux d’une étoile ? Tu as récupéré une part de liberté face au dictat de la chirurgie esthétique et tes pommettes ont quand même du mal à jouer Franc-jeu. Sacrilège ! J’ai cramé tous tes vices tu es proche de la défaite avec ta crête toute jaune ! Fashion victime… Dieu est omniprésent, ne l’oublie pas ! Il voit tout le monde et sait toutes choses ! Alors tiens-toi à carreau ! Si tu ne le fais pas pour dissiper l’effet de groupe, fait le au moins pour ton humilité personnelle !
Qu’est-ce que c’est que tout ce remue-ménage oligarchique à part une sodomie au tarif de groupe ?! On peut lutter contre le système mais on ne peut pas être deux personnes à la fois. On doit s’enrichir de chacun pour ne faire qu’un avec soi-même ! Maintenant on le sait, alors avançons ! Avec un quart de chance et trois quart d’audace on arrivera peut-être à atteindre les connaissances du Vénérable Du Sommet ! Le courage est-il notre lumière ? Une lampe torche qui fonctionne avec une dynamo ? Faut-il pédaler de plus en plus fort pour éliminer les résidus qui nous empestent l’existence ? Car ceci est une réalité : une fleur pourrie dans un bouquet et c’est toute les fleurs qui pourrissent !
On peut se demander qui a découvert l’Inde ? Les Indiens eux-mêmes ou les conquistadors ? On peut retourner la question dans tous les sens comme un Rubik’s Cube jusqu’à l’aube alors Salam ! Chaque endormissement est une mort, une petite mort, pour un réveil, une petite renaissance ! On sent que ça tourne dans ta tête de savoir si la boucle est bouclée ; de savoir qui a existé le premier : l’œuf ou la poule ? T’inquiètes, on aura l’occasion d’en reparler. Le point culminant c’est ça que je vise ! Pas la médaille de bronze ni d’argent tu vois ? Ma silhouette surplombe l’atmosphère au moment où les denrées périssables sont bonnes à jeter =)

Le temps guérit les blessures alors tu vas me pardonner.
Conserve un souvenir-écran et rappelle-toi de ne pas m’oublier ! Tu as tellement l’air d’avoir un cœur d’artichaut… N’oublie pas tout... Ta mémoire il faut qu’ça soit du lourd ! Mon opinion s’auto-contredit à mesure que je tourne en rond dans l’ombre de mes méandres…

Maintenant je suis l’homme de la maison, c’est arrivé progressivement, mais avec la progression d’un vrai mec !
Alors toi aussi bonhomme, deviens qui tu es  ! !



Traduction du texte en anglais Finnegans Wake faite par Nicolas. Mon niveau d’anglais ne dépasse pas celui d’un lycéen donc ma traduction de ce texte est extrêmement synthétique et j’ai retranscris les idées de façon globale, ne pouvant pas faire autrement vu que la majorité des mots et des phrases en anglais sont incompréhensibles ou inexistants dans l’anglais officiel. Cette traduction n’est qu’un essai et je pense y avoir beaucoup mis mon grain de sel, mon vécu et mon questionnement personnel car j’ai 26 ans et je suis en cure analytique depuis 4 ans.

Sur la violence, par Virginia Hasenbalg

Sur la violence

Virginia Hasenbalg

Je vais vous parler d’un mécanisme structural, décrit dans la théorie psychanalytique, qui apporte un peu de lumière à la question de la violence.

Déjà dans les années 40 Lacan insiste sur l’importance du stade du miroir. Le bébé de 6, 7 mois découvre sa propre image dans un miroir et il en est bouleversé par la joie de découvrir l'image de lui-même, ce qui lui permet tout de suite de se concevoir, de s'identifier comme un Un, comme quelqu’un dans la réalité, malgré son évidente immaturité physiologique.

Il ne sait pas encore parler, ni marcher, ses mouvements sont foncièrement maladroits mais à ce moment là, et par l’image de lui-même, se produit une unification de ce qui n'était jusqu’alors qu'une perception désordonnée et morcelée de son corps.

Lacan insiste sur la nécessité de la présence de l’adulte qui porte l’enfant (dans ses bras et dans son cœur!) puisque l’expérience du miroir comporte inéluctablement la validation de l’expérience, sa légitimation par l’échange de regard entre l’enfant et l’adulte.

Cette expérience est fondatrice du Moi et de sa « réalité ». Comme vous pouvez assez vite l’imaginer, elle situe le Moi du sujet à l’extérieur: il « se » regarde, il « se » voit dans la surface du miroir, qui n’est pas l’espace de la vraie réalité, et pourtant c'est cette étrange surface qui constitue la réalité du sujet. Autrement dit, son existence réelle de ce coté du miroir, va lui rester profondément énigmatique.

En revanche, à la place de son image vont défiler les images des autres, vouées à le déloger de son admiration narcissique. La situation est admirablement racontée par Saint Augustin : un petit enfant regarde plein de haine l’image de son petit frère, usurpateur de sa propre place dans les bras de sa mère.

Je n’ai pas besoin de vous dire davantage sur la prégnance de cette image de soi dans le miroir qui attire d’une façon aimantée notre regard jusqu'à la fin de nos jours. Le mythe de Narcisse, vieux comme le monde, illustre cette plongée : il voit son reflet dans l'eau et en tombe amoureux. Il reste alors de longs jours à se contempler et à désespérer de ne jamais pouvoir rattraper sa propre image. Il ne la rejoint que dans la mort.

Pour vous faire sentir l'importance de ce stade, je vais évoquer avec vous un texte de Lewis Caroll, l'auteur d’Alice au pays des merveilles, qui s’appelle « De l’autre cote du miroir » et qui aborde cet autre espace dans une fiction littéraire qui n’en illustre pas moins l’enjeu paradoxal. Alice traverse le miroir, elle part rejoindre l’espace énigmatique, par définition impossible, qui « loge » l’image fascinante de son Moi. L’auteur en rendra compte par plusieurs procédés : l’un, par exemple, est basé sur l’inversion de tout ce qui fait « ordre consacré », que ce soit celui des lettres dans l'écriture ou celui du déroulement du temps du passé vers l'avenir, etc. L’inversion ou le retournement d’un objet sont des notions centrales dans la topologie mathématique qui intéresse les analystes pour rendre compte justement d’un espace qui n’est pas forcement celui de la réalité. Il m’est impossible de vous parler de topologie ici, je dirais simplement que concevoir cet espace autre est absolument nécessaire pour ne pas s’engouffrer dans une lutte mortifère du type « ou toi ou moi ».

La conception d'un espace autre que celui de la réalité est à l'œuvre aussi dans un autre procédé de Lewis Carol : celui de jouer sur le non-sens. Equivoques, polysémie, jeux de mots et quiproquo divers et propres à chaque langue, non dépourvus d’une certaine violence (les reines sont toujours redoutables, elles coupent des têtes à la tout va), viennent à la rencontre de la petite fille. Leur effet est déboussolant et la seule issue pour Alice est de jouer le jeu de la courtoisie.

Une certaine tenue, une contenance, une allure face au non-sens. Elle n’a pas d’autre choix que celui de reconnaître le droit de cité au non-sens.

Pourquoi j’évoque ce point? Parce que ce que je ne comprends pas a peut être un sens pour l’autre. Et si je l’admets, cela me rend disponible à l’écoute sans pour autant sentir que les fondements de mon Moi à moi sont menacés. Le Moi qui voit l’autre à partir de son image spéculaire peut percevoir comme une agression, comme une violence tout ce qui ne pense pas comme lui, alors qu’il s’agit simplement de la manifestation d’une altérité, d’une différence.

Je suis une femme, et à ce titre, admettre qu’une homme puisse raisonner, aimer ou travailler différemment peut être violent.

Je suis de telle religion, je peux avoir du mal à admettre que les autres puissent avoir des vertus civilisatrices.

Je suis française, l’école m’inculque les valeurs républicaines, j’aurais du mal à admettre qu’à d’autres contrées le politique nécessite encore une figure réelle et incarnée de l’autorité.

Tout dépend de mon Moi, et de ma capacité à relativiser les convictions imaginaires qui définissent mon identité, par mon origine, mon sexe, mon lieu d’appartenance sociale. Mon quartier, mon club de football, etc. Pour sortir de cela, il est nécessaire d’affronter l’étrange que connait la petite Alice.

Le monde peut se présenter comme un monde à l’envers, sans pour autant annuler mes propres positions à moi.

Ce qui fait que je sois Moi n’est pas tant l’image mais la présence et la reconnaissance de celui qui me légitime, qui me le dit. Celui qui me nomme.

Dans ce moment constitutif du sujet, qui est fondateur du narcissisme mais aussi de la méconnaissance qui nous caractérise tous, nous devons revenir sur la place occupée par l’adulte qui valide l’expérience, qui légitime par son regard l’image du sujet, qui lui dit, « oui, ça c’est toi ».

Cet Autre a une place éminemment symbolique. Il est un référent en dehors de l’enfermement diabolique du Moi avec son image spéculaire qui perdure et fait que le sujet reconnaisse comme sienne son allure, son maquillage, sa tenue. Mais aussi celle du semblable idolâtré, jalousé, admiré, voué a usurper la même place.

L’Autre ici est un tiers qui permet l’ouverture vers quelque chose d’autre que le miroir aux alouettes qui fascine le sujet et qui le rend apte à être mené par le bout du nez. Ce quelque chose d’autre c’est la parole.

Il s’agit de faire tenir la parole pour qu’un sujet puisse exister en se disant.

Comme chez Alice, la parole nous engage, si on le souhaite, à une écoute qui devrait donner une chance pour que mon interlocuteur aussi soit quelqu’un, et pas nécessairement celui que j’imagine.

Or, pour que l’Autre soit un référent tiers, éminemment symbolique, il faut le dégager lui aussi de certaines prégnances qui lui donnent encore un sens narcissique.

Je peux faire de ce tiers, et sans m'en rendre complètement compte, une mère vis à vis de laquelle je demeure dans un lien de dépendance. Sans nécessairement m'en apercevoir consciemment, mon image lui sera consacrée, et mes pensées aussi, faisant de ma vie ce que j’imagine qu’elle veut au point d’adhérer à tout ce que j’imagine qu’elle pense. Pour qu’elle m’aime. Mais le prix à payer est celui de ne pas vraiment exister par moi-même. Dans ce cas l’instance qui se voudrait tiers se superpose a l’image en miroir, elle s’imaginarise. Je peux ainsi au nom de l'amour me faire l'objet de l'autre, vivre à son ombre. Sont rares les miroirs qui parlent pour dire a la vilaine reine qu’elle n’est plus la plus belle.

Mais je peux aussi faire de ce tiers un père fouettard, et diriger ma vie à dénoncer toute figure d’autorité qui viendra entamer mon rêve de jouissance absolue (qui est bien sur impossible).

Une mouvance actuelle dénonce la figure d’autorité. L’autorité est accusée de domination. Elle n’a pas bonne presse. Il y a comme un ras de marrée de fond de dénonciation du maître, du patriarche, du chef.

Certes, il est facile de rendre ridicule la figure d’autorité, d’autant plus que sa légitimation religieuse est aujourd’hui caduque, quand elle n’est pas, à l’inverse, revendiquée haut et fort par des fondamentalismes divers. La religion donnait une dimension sacré aussi bien à l’autorité du père qu’à la sexualité et à la procréation. La mise à mal de l'autorité met en difficulté la vie quotidienne de ceux qui doivent éduquer leur enfants, et mettre des limites quand il faut. Par ailleurs des mouvances extrêmes de la religion réagissent avec violence à la disparition de ce qu'il n'y a pas longtemps s'appelait la pudeur.

Il s'agit bien sûr du déclin de la figure du père dont l’autorité aimante a lamentablement perdu la cote - comme Adam. Qui aime bien châtie bien : qui bene amat, bene castigat : la langue sait très bien de quoi elle parle. Elle conserve des locutions comme celle-ci parce qu’elle a fait les preuves de sa vérité ou de sa pertinence. On aurait envie de dire que le bébé est parti avec l’eau du bain. L’assimilation de la figure du dictateur avec celle du père a été rendue possible par le fantasme propre à la névrose qui croit que le père jouit à nous priver.

Il s’agit de limites.

Comment faire passer le message que la complétude de l'image narcissique est fausse ? Qu'elle est leurrante ? Elle est nécessairement entamée et cette entame crée ce trou d’incertitude rappelé par le nonsens, qui ouvre la main vers la découverte des autres.

Mettre des limites est aussi une forme de violence, mais nécessaire.

De même, le rappel à l’ordre qui met le sujet face à ses responsabilités et ses engagements est aussi une violence salutaire.

Si on n’apprend pas les limites à un sujet, il sera paumé et risquera de faire valoir son bon plaisir par-dessus ses propres engagements faisant violence à ceux, par exemple, qui lui font confiance. Cette violence-là, n’est pas nécessaire. Quand on pense que la violence n'est qu'un comportement, si on la condamne à l’avance, on se trompe. La violence est la manifestation de quelqu’un qui est à bout. Soit parce qu'il est enfermé dans une relation duelle et spéculaire, soit parce qu'il a quelque chose à dire et qu'il n'arrive pas à faire entendre. Son message est confus, sa souffrance peut être insupportable, et souvent les voies qui mettent en place la place d'un tiers, sont fragiles, et pas reconnues. Pensez à l'immigration. Aussi bizarre que cela puisse paraître, la violence est souvent un appel à l’aide, au pire une constatation d'échec. L’abord psychanalytique consiste à prendre en considération ce quelqu’un, à entendre ce qui d’une certaine façon a été bâillonné.

La psychanalyse est un artefact qui met en scène le tiers. J'emploie express ce terme artefact. L'analyste se prête à incarner, à représenter ce lieu de l'Autre, avec énormément de précautions et prudence, pour présentifier, actualiser l'instance qui permet de relativiser l'aliénation imaginaire. C'est une instance qui rappelle au sujet ce qu'il en est de son désir comme fondement de son existence et qui fait valoir le respect des lois de la parole et de l'engagement avec l'autre. Ces lois de la parole impliquent en elles-mêmes la limite.

Le monde contemporain envahit notre espace psychique, il y fait effraction avec un foisonnement d'images qui met à mal l'échange langagier avec l’autre et la capacité de l’écouter. Le leitmotiv actuel est ce que le psychanalyste Charles Melman appelle «jouir à tout prix». Nous sommes envahis et hypnotisés par des messages qui nous promettent le bonheur sans entame. Autant la publicité que les discours politiques ou la science nous promettent un monde nouveau où nous serons tous parfaitement comblés. C’est une nouvelle forme de barbarie. Parce qu’en réalité la civilisation se construit sur l’acceptation de l'« entame », d’un «tu ne peux pas tout avoir» aussi vieux que le monde, comme condition d’un bien-être qui est possible, à condition d’accepter les limites qui règlent les vrais échanges avec les autres.  Le désir de reconnaissance est au cœur de chacun. La seule façon de l’assumer est d’exister dans la parole, dans les sens que je suis capable de produire et d’entendre dans l’échange avec l’autre. Et cela exige que j’offre une place en moi à son altérité, à son droit légitime à être différent de moi, à penser autrement, à voir les choses à partir d’un autre angle, et qui peuvent du coup évoluer ou s’enrichir. Certes, ce n’est pas toujours le cas, mais quand cela est possible, quelle chance! Chacun en bénéficie.

Nous voyons arriver de plus en plus de sujets retranchés derrière une identité communautaire. Ce qui était au départ un désir de reconnaissance devient une revendication identitaire, où le sujet disparaît derrière un groupe, en renonçant à sa singularité, à sa richesse au nom d’un idéal partagé souvent parcellaire ou dualiste. Il n’y a donc plus de nuance possible, pas de dialectique. Il faut gagner sur l’autre, avoir raison sur lui. C’est l'affrontement qui prévaut. Autant dire que c’est perdu d’avance, et qu’alors seule la violence l’emporte.


Sur la violence, Virginia Hasenbalg

Sur la violence

Virginia Hasenbalg

Je vais vous parler d’un mécanisme structural, décrit dans la théorie psychanalytique, qui apporte un peu de lumière à la question de la violence.

Déjà dans les années 40 Lacan insiste sur l’importance du stade du miroir. Le bébé de 6, 7 mois découvre sa propre image dans un miroir et il en est bouleversé par la joie de découvrir l'image de lui-même, ce qui lui permet tout de suite de se concevoir, de s'identifier comme un Un, comme quelqu’un dans la réalité, malgré son évidente immaturité physiologique.

Il ne sait pas encore parler, ni marcher, ses mouvements sont foncièrement maladroits mais à ce moment là, et par l’image de lui-même, se produit une unification de ce qui n'était jusqu’alors qu'une perception désordonnée et morcelée de son corps.

Lacan insiste sur la nécessité de la présence de l’adulte qui porte l’enfant (dans ses bras et dans son cœur!) puisque l’expérience du miroir comporte inéluctablement la validation de l’expérience, sa légitimation par l’échange de regard entre l’enfant et l’adulte.

Cette expérience est fondatrice du Moi et de sa « réalité ». Comme vous pouvez assez vite l’imaginer, elle situe le Moi du sujet à l’extérieur: il « se » regarde, il « se » voit dans la surface du miroir, qui n’est pas l’espace de la vraie réalité, et pourtant c'est cette étrange surface qui constitue la réalité du sujet. Autrement dit, son existence réelle de ce coté du miroir, va lui rester profondément énigmatique.

En revanche, à la place de son image vont défiler les images des autres, vouées à le déloger de son admiration narcissique. La situation est admirablement racontée par Saint Augustin : un petit enfant regarde plein de haine l’image de son petit frère, usurpateur de sa propre place dans les bras de sa mère.

Je n’ai pas besoin de vous dire davantage sur la prégnance de cette image de soi dans le miroir qui attire d’une façon aimantée notre regard jusqu'à la fin de nos jours. Le mythe de Narcisse, vieux comme le monde, illustre cette plongée : il voit son reflet dans l'eau et en tombe amoureux. Il reste alors de longs jours à se contempler et à désespérer de ne jamais pouvoir rattraper sa propre image. Il ne la rejoint que dans la mort.

Pour vous faire sentir l'importance de ce stade, je vais évoquer avec vous un texte de Lewis Caroll, l'auteur d’Alice au pays des merveilles, qui s’appelle « De l’autre cote du miroir » et qui aborde cet autre espace dans une fiction littéraire qui n’en illustre pas moins l’enjeu paradoxal. Alice traverse le miroir, elle part rejoindre l’espace énigmatique, par définition impossible, qui « loge » l’image fascinante de son Moi. L’auteur en rendra compte par plusieurs procédés : l’un, par exemple, est basé sur l’inversion de tout ce qui fait « ordre consacré », que ce soit celui des lettres dans l'écriture ou celui du déroulement du temps du passé vers l'avenir, etc. L’inversion ou le retournement d’un objet sont des notions centrales dans la topologie mathématique qui intéresse les analystes pour rendre compte justement d’un espace qui n’est pas forcement celui de la réalité. Il m’est impossible de vous parler de topologie ici, je dirais simplement que concevoir cet espace autre est absolument nécessaire pour ne pas s’engouffrer dans une lutte mortifère du type « ou toi ou moi ».

La conception d'un espace autre que celui de la réalité est à l'œuvre aussi dans un autre procédé de Lewis Carol : celui de jouer sur le non-sens. Equivoques, polysémie, jeux de mots et quiproquo divers et propres à chaque langue, non dépourvus d’une certaine violence (les reines sont toujours redoutables, elles coupent des têtes à la tout va), viennent à la rencontre de la petite fille. Leur effet est déboussolant et la seule issue pour Alice est de jouer le jeu de la courtoisie.

Une certaine tenue, une contenance, une allure face au non-sens. Elle n’a pas d’autre choix que celui de reconnaître le droit de cité au non-sens.

Pourquoi j’évoque ce point? Parce que ce que je ne comprends pas a peut être un sens pour l’autre. Et si je l’admets, cela me rend disponible à l’écoute sans pour autant sentir que les fondements de mon Moi à moi sont menacés. Le Moi qui voit l’autre à partir de son image spéculaire peut percevoir comme une agression, comme une violence tout ce qui ne pense pas comme lui, alors qu’il s’agit simplement de la manifestation d’une altérité, d’une différence.

Je suis une femme, et à ce titre, admettre qu’une homme puisse raisonner, aimer ou travailler différemment peut être violent.

Je suis de telle religion, je peux avoir du mal à admettre que les autres puissent avoir des vertus civilisatrices.

Je suis française, l’école m’inculque les valeurs républicaines, j’aurais du mal à admettre qu’à d’autres contrées le politique nécessite encore une figure réelle et incarnée de l’autorité.

Tout dépend de mon Moi, et de ma capacité à relativiser les convictions imaginaires qui définissent mon identité, par mon origine, mon sexe, mon lieu d’appartenance sociale. Mon quartier, mon club de football, etc. Pour sortir de cela, il est nécessaire d’affronter l’étrange que connait la petite Alice.

Le monde peut se présenter comme un monde à l’envers, sans pour autant annuler mes propres positions à moi.

Ce qui fait que je sois Moi n’est pas tant l’image mais la présence et la reconnaissance de celui qui me légitime, qui me le dit. Celui qui me nomme.

Dans ce moment constitutif du sujet, qui est fondateur du narcissisme mais aussi de la méconnaissance qui nous caractérise tous, nous devons revenir sur la place occupée par l’adulte qui valide l’expérience, qui légitime par son regard l’image du sujet, qui lui dit, « oui, ça c’est toi ».

Cet Autre a une place éminemment symbolique. Il est un référent en dehors de l’enfermement diabolique du Moi avec son image spéculaire qui perdure et fait que le sujet reconnaisse comme sienne son allure, son maquillage, sa tenue. Mais aussi celle du semblable idolâtré, jalousé, admiré, voué a usurper la même place.

L’Autre ici est un tiers qui permet l’ouverture vers quelque chose d’autre que le miroir aux alouettes qui fascine le sujet et qui le rend apte à être mené par le bout du nez. Ce quelque chose d’autre c’est la parole.

Il s’agit de faire tenir la parole pour qu’un sujet puisse exister en se disant.

Comme chez Alice, la parole nous engage, si on le souhaite, à une écoute qui devrait donner une chance pour que mon interlocuteur aussi soit quelqu’un, et pas nécessairement celui que j’imagine.

Or, pour que l’Autre soit un référent tiers, éminemment symbolique, il faut le dégager lui aussi de certaines prégnances qui lui donnent encore un sens narcissique.

Je peux faire de ce tiers, et sans m'en rendre complètement compte, une mère vis à vis de laquelle je demeure dans un lien de dépendance. Sans nécessairement m'en apercevoir consciemment, mon image lui sera consacrée, et mes pensées aussi, faisant de ma vie ce que j’imagine qu’elle veut au point d’adhérer à tout ce que j’imagine qu’elle pense. Pour qu’elle m’aime. Mais le prix à payer est celui de ne pas vraiment exister par moi-même. Dans ce cas l’instance qui se voudrait tiers se superpose a l’image en miroir, elle s’imaginarise. Je peux ainsi au nom de l'amour me faire l'objet de l'autre, vivre à son ombre. Sont rares les miroirs qui parlent pour dire a la vilaine reine qu’elle n’est plus la plus belle.

Mais je peux aussi faire de ce tiers un père fouettard, et diriger ma vie à dénoncer toute figure d’autorité qui viendra entamer mon rêve de jouissance absolue (qui est bien sur impossible).

Une mouvance actuelle dénonce la figure d’autorité. L’autorité est accusée de domination. Elle n’a pas bonne presse. Il y a comme un ras de marrée de fond de dénonciation du maître, du patriarche, du chef.

Certes, il est facile de rendre ridicule la figure d’autorité, d’autant plus que sa légitimation religieuse est aujourd’hui caduque, quand elle n’est pas, à l’inverse, revendiquée haut et fort par des fondamentalismes divers. La religion donnait une dimension sacré aussi bien à l’autorité du père qu’à la sexualité et à la procréation. La mise à mal de l'autorité met en difficulté la vie quotidienne de ceux qui doivent éduquer leur enfants, et mettre des limites quand il faut. Par ailleurs des mouvances extrêmes de la religion réagissent avec violence à la disparition de ce qu'il n'y a pas longtemps s'appelait la pudeur.

Il s'agit bien sûr du déclin de la figure du père dont l’autorité aimante a lamentablement perdu la cote - comme Adam. Qui aime bien châtie bien : qui bene amat, bene castigat : la langue sait très bien de quoi elle parle. Elle conserve des locutions comme celle-ci parce qu’elle a fait les preuves de sa vérité ou de sa pertinence. On aurait envie de dire que le bébé est parti avec l’eau du bain. L’assimilation de la figure du dictateur avec celle du père a été rendue possible par le fantasme propre à la névrose qui croit que le père jouit à nous priver.

Il s’agit de limites.

Comment faire passer le message que la complétude de l'image narcissique est fausse ? Qu'elle est leurrante ? Elle est nécessairement entamée et cette entame crée ce trou d’incertitude rappelé par le nonsens, qui ouvre la main vers la découverte des autres.

Mettre des limites est aussi une forme de violence, mais nécessaire.

De même, le rappel à l’ordre qui met le sujet face à ses responsabilités et ses engagements est aussi une violence salutaire.

Si on n’apprend pas les limites à un sujet, il sera paumé et risquera de faire valoir son bon plaisir par-dessus ses propres engagements faisant violence à ceux, par exemple, qui lui font confiance. Cette violence-là, n’est pas nécessaire. Quand on pense que la violence n'est qu'un comportement, si on la condamne à l’avance, on se trompe. La violence est la manifestation de quelqu’un qui est à bout. Soit parce qu'il est enfermé dans une relation duelle et spéculaire, soit parce qu'il a quelque chose à dire et qu'il n'arrive pas à faire entendre. Son message est confus, sa souffrance peut être insupportable, et souvent les voies qui mettent en place la place d'un tiers, sont fragiles, et pas reconnues. Pensez à l'immigration. Aussi bizarre que cela puisse paraître, la violence est souvent un appel à l’aide, au pire une constatation d'échec. L’abord psychanalytique consiste à prendre en considération ce quelqu’un, à entendre ce qui d’une certaine façon a été bâillonné.

La psychanalyse est un artefact qui met en scène le tiers. J'emploie express ce terme artefact. L'analyste se prête à incarner, à représenter ce lieu de l'Autre, avec énormément de précautions et prudence, pour présentifier, actualiser l'instance qui permet de relativiser l'aliénation imaginaire. C'est une instance qui rappelle au sujet ce qu'il en est de son désir comme fondement de son existence et qui fait valoir le respect des lois de la parole et de l'engagement avec l'autre. Ces lois de la parole impliquent en elles-mêmes la limite.

Le monde contemporain envahit notre espace psychique, il y fait effraction avec un foisonnement d'images qui met à mal l'échange langagier avec l’autre et la capacité de l’écouter. Le leitmotiv actuel est ce que le psychanalyste Charles Melman appelle «jouir à tout prix». Nous sommes envahis et hypnotisés par des messages qui nous promettent le bonheur sans entame. Autant la publicité que les discours politiques ou la science nous promettent un monde nouveau où nous serons tous parfaitement comblés. C’est une nouvelle forme de barbarie. Parce qu’en réalité la civilisation se construit sur l’acceptation de l'« entame », d’un «tu ne peux pas tout avoir» aussi vieux que le monde, comme condition d’un bien-être qui est possible, à condition d’accepter les limites qui règlent les vrais échanges avec les autres.  Le désir de reconnaissance est au cœur de chacun. La seule façon de l’assumer est d’exister dans la parole, dans les sens que je suis capable de produire et d’entendre dans l’échange avec l’autre. Et cela exige que j’offre une place en moi à son altérité, à son droit légitime à être différent de moi, à penser autrement, à voir les choses à partir d’un autre angle, et qui peuvent du coup évoluer ou s’enrichir. Certes, ce n’est pas toujours le cas, mais quand cela est possible, quelle chance! Chacun en bénéficie.

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Nous voyons arriver de plus en plus de sujets retranchés derrière une identité communautaire. Ce qui était au départ un désir de reconnaissance devient une revendication identitaire, où le sujet disparaît derrière un groupe, en renonçant à sa singularité, à sa richesse au nom d’un idéal partagé souvent parcellaire ou dualiste. Il n’y a donc plus de nuance possible, pas de dialectique. Il faut gagner sur l’autre, avoir raison sur lui. C’est l'affrontement qui prévaut. Autant dire que c’est perdu d’avance, et qu’alors seule la violence l’emporte.

Audiophones du séminaire l'Insu

En suivant ce lien,vous pouvez écouter les enregistrements audio du séminaire "L'insu que sait ...", et découvrir par la même occasion un site très riche en documents de toutes sortes.

 

A propos du retournement de la sphère et du tore

Dans ce dossier, vous pourrez accéder

  • aux trois Comptes Rendus à l'Académie des Sciences de Bernard Morin et Jean-Pierre Petit sur le retournement de la sphère et du tore
  • A la version pdf de la bande dessinée de Jean Pierre Petit : le Topologicon
  • A l'interview de Jean Pierre Petit à propos de ses trois entrevues avec Lacan en 1979.

 

Un atelier de topologie : le nœud borroméen formé de trois nœuds de trèfle

Un atelier est un lieu où chacun est appelé à contribuer. Ce que je vais aborder dans notre atelier porte sur des questions que je ne comprends pas forcément Je serai donc encore plus attentif aux contributions que vous allez pouvoir apporter.

Le travail du séminaire du Sinthome est difficile ; et difficile en particulier, mais pas seulement, parce qu’il y a ces nœuds qui parcourent les leçons et que l’interrogation que nous avons c’est : mais pourquoi ?

Alors je ne sais pas si nous allons pouvoir avancer sur ces questions ce matin. Mais essayons.

Je voudrais partir de ce fait que dans la langue, les mots sont formés de lettres. Il y a cette dichotomie de la lettre et du mot. Une lettre peut aussi être un mot, c’est-à-dire que c’est pas le fait d’écrire une lettre qui fait qu’on a affaire à la lettre.

dichotomie lettre / mot

Je vous avais déjà cité ce romain qui avait envoyé en forme de clin d’œil un message à un de ses amis. Il avait essayé de faire bref, aussi bref que possible. Il lui avait écrit : eos rus (je vais à la campagne). Cet ami, saisissant le clin d’œil, lui avait répondu : « i ». Ce qui en latin est l’impératif du verbe aller : « va » ! Cette lettre-là, « i », c’est un mot. En français, nous avons ça aussi : il a raison ; le « a » ici, est un mot.

EO RUS

I

il a raison

L’articulation de lettres et de mots c’est quelque chose qu’on va retrouver partout, notamment à propos de la question du symptôme, le symptôme qui est autre chose, mais soutenu aussi par un contexte. C’est le tissage du contexte qui va nous permettre d’articuler s’il s’agit d’une lettre ou d’un mot. D’ailleurs il y a tout un apprentissage qui nous a été nécessaire pour arriver à la distinction de la lettre et du mot.

On a aussi un contexte avec « Réel, Symbolique, Imaginaire » puisque la question – et c’est probablement ce qu’on peut entendre de ce qui est articulé dans ce séminaire – c’est que l’articulation du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire donnée en nœud borroméen (Nœud Bo) est portée par la nomination : Réel, Symbolique, Imaginaire.

Le Réel, pas plus que la lettre R, n’échappe au tissage du contexte.

 

Nœud borroméen

Nœud borroméen

c’est-à-dire de ce qui dans sa – le mot qui me vient c’est nature : ce n’est peut-être pas le bon mot – mais ce qui dans sa nature articule le Réel en tant que tel –vous voyez, on est obligé d’employer des phrases « en tant que tel » – est quelque chose qui est déjà pris dans Réel, Symbolique, Imaginaire.

Donc le réel du réel, le symbolique du réel, etc., le symbolique du réel ce n’est pas ce rond-là (le rond R), c’est le fait que le Réel lui-même – dans l’approche que nous en faisons – eh bien est déjà marqué par son contexte Réel, Symbolique, Imaginaire.

Ce qui s’articule tout à fait avec ce que Lacan nous dit : il n’y a pas de métalangage.

S’il y avait métalangage, on serait capable de sortir le Réel. C’est d’ailleurs ce que fait la religion, par exemple. Mais qu’il n’y ait pas de métalangage veut dire que c’est déjà pris dedans.

Et c’est ce qui fait qu’il n’y a pas d’interprétation définitive.

S’il y avait, dans l’analyse, interprétation définitive, ça poserait quelque chose qui viendrait faire méta : métalangage, quelque chose qui viendrait là, boucler une parole, une parole qui est nécessairement une parole en devenir. C’est parce qu’il n’y a pas d’interprétation définitive que cette interprétation dans l’analyse est toujours en fait proposée ; et elle est proposée dans cet espace en coupure.

Ceci nous questionne sur la place des nœuds dans le séminaire Le Sinthome. Par exemple : est-ce que ces nœuds viennent faire métalangage ? Est-ce que ça viendrait faire démonstration ?

En fait la manière dont Lacan développe, déploie les nœuds est sous la forme d’un travail, d’un travail d’atelier. Dans le développement qu’il donne en réponse à la question du modèle à la fin de la leçon II du Sinthome, Lacan nous dit à propos du nœud de trèfle qu’il a fait une trouvaille, c’est-à-dire… je vous lis ce passage :

Le nœud que vous pouvez faire avec n’importe quelle corde, la plus simple, c’est le même nœud, quoiqu’il n’ait pas le même aspect…

- donc vous voyez : c’est ce schéma[1] où vous avez deux représentations du nœud de trèfle. Alors ce nœud de trèfle, Lacan nous dit :

Je me suis attaché à penser à ceci dont j’avais fait, disons, la trouvaille – en caractère gras, – à savoir qu’avec ce nœud tel qu’il est montré là, il est facile de démontrer qu’il ex-siste un nœud borroméen

« qu’il ex-siste un nœud borroméen[2] », c’est-à-dire que par rapport au nœud de trèfle, on peut faire ex-sister un nœud borroméen. ça c’est tout à fait intéressant étant donné ce que Lacan va faire du nœud de trèfle dans Le Sinthome et puis du nœud borroméen qu’il avait déjà introduit.

Je continue :

Il y suffit de penser que vous pouvez rendre sous-jacent sur une surface qui est cette surface double sans laquelle nous ne saurions écrire quoi que ce soit concernant les nœuds,

c’est-à-dire que le nœud, c’est une mise à plat, une mise à plat à propos de laquelle nous écrivons. Il y a donc cette page d’écriture, qu’il nous indique ici comme sous-jacente

nous ne saurions écrire quoi que ce soit concernant les nœuds, sur une surface donc sous-jacente, vous mettez le même nœud.

Bien entendu, quand vous avez rencontré ce passage, en lisant Le Sinthome, vous avez sorti une feuille de papier pour essayer de travailler ça ? Parce que ce n’est pas pour aller à la campagne qu’il nous raconte cela ! Il ajoute, et ça c’est peut-être un peu déconcertant :

Il est très facile de réaliser, je veux dire, par une écriture, ceci, qu’en faisant passer successivement, je veux dire à chaque étape, un troisième nœud à trois, successivement, et c’est facile ça, à imaginer !

il insiste là, hein !

ça s’imagine pas tout de suite

ah, quand même !, il a dû sentir chez l’auditoire une certaine réticence là

puisqu’il a fallu que j’en fasse la trouvaille – faire passer un nœud homologue sous le nœud sous-jacent, et sur, à chaque étape, le nœud quej’appellerai, là, sur-jacent,

ceci, donc, réalise aisément un nœud borroméen.

Comme après il pose le problème avec un nœud à 4 et qu’il a dit s’être cassé la tête pendant tout l’été et que ça nous a produit ce magnifique schéma[3], dont je suppose que vous avez rapidement tourné la page en le voyant. Bon on ne va peut-être pas travailler cela aujourd’hui, d’ailleurs je pense que je serai aussi embarrassé que vous.

Mais je voudrais quand même avancer un peu sur le passage où il nous dit que c’est facile, où il a fait la trouvaille : on va essayer. Bon, alors, pour ça, eh bien, on va le prendre à la lettre ; prendre à la lettre, c’est pas mal.

Il nous faut donc dessiner un nœud de trèfle.

Vous savez, ces choses-là, c’est aussi un travail, je dirais, d’imprégnation, c’est-à-dire que quand vous travaillez les nœuds, vous pouvez évidemment copier le dessin, qui est là, mais je vous invite à le travailler aussi avec des ficelles et aussi avec la page blanche : vous mettez la page blanche et vous essayez de redessiner le nœud.

Quand je vous avais dit que ça doit pouvoir se dessiner les yeux fermés !

Donc, je ne vais pas fermer les yeux là puisque…, en plus comme je suis obligé de me tourner face au tableau, vous ne pourriez pas voir s’ils sont vraiment fermés, mais enfin… (rires)

Un nœud de trèfle, c’est 3 temps, Lacan nous parle de ces trois temps. Je vais mettre mon dessin de façon un peu plus centrale, étant donné ce qui va venir autour tout à l’heure. Donc un nœud de trèfle, c’est ça (une sorte d’oreille) trois fois.

Dessin de la troisième oreille (troisième temps)

Dessin de la troisième oreille (troisième temps)

Lacan nous dit qu’il va mettre 2 nœuds de trèfle, l’un sous l’autre.


Comment dessiner un nœud de trèfle sous celui-ci ? … Puisqu’il n’en a pas donné le dessin suivons le texte. Il nous dit qu’il l’a fait, et que c’est facile. Je n’y suis pas arrivé du premier coup; j’ai fait plusieurs essais avant d’arriver à une représentation des textes. On va voir si elle nous permet vraiment de travailler ça… Il ne faut pas oublier que quand nous dessinons cela, comme Jean Brini l’a bien introduit dans ce qu’il a écrit, il ne faut pas oublier l’œil qui regarde, qui regarde, ça, c’est-à-dire que c'est dessiné d’un point de vue.

Toute la question c'est que ce point de vue est lui-même inclus dans le schéma. Toute mise à plat implique un point de vue.

J’avais commencé en prenant un point de vue un peu décalé, un peu sur le côté. Ça faisait deux nœuds de trèfle intriqués l’un dans l’autre, avec un nombre de dessus/dessous finalement plus difficile à traiter par la suite. Mais il y a un angle de vue où les figures sont plus simples avec moins de croisements.

C’est précisément pour ça que quelqu’un vient en analyse ; c’est pour déplacer son angle de vue et voir un certain nombre de nouages se simplifier.

Le point de vue que je vais choisir là, c’est celui qui est le point de vue de dessus, comme si vous aviez un cône. Le point de vue du dessus ça vous permet de voir le sommet du cône et ça vous permet de voir la base de ce cône.

Le dessin du nœud de trèfle qu’on vient de faire va être considéré comme étant plus haut que le dessin que nous allons faire du second nœud de trèfle qui va être plus bas. Puisque que c’est un peu comme si c’était sur un cône, on va le mettre plus large, si vous voulez, que le premier. Cette présentation ne change rien à la nature topologique de l’objet en question puisque, vous le savez, l’objet y a toute la souplesse que l’on souhaite.

Dessin de la première oreille du second nœud (premier temps)

Dessin de la première oreille du second nœud (premier temps)

Le nœud de trèfle, c’est 3 temps. C’est ce qu’on va faire : les 3 temps.

On va travailler tout à l’heure sur…, je vais prendre un peu plus large ici, voilà…, jusque-là… ; c’est pas ce que j’avais fait, non c’est un peu trop large ici, vous voyez, je me suis égaré. Je me suis égaré parce que là…, je peux très bien faire un nœud de trèfle qui est tellement large que… en fait on a 2 nœuds de trèfle et on ne verrait pas où on pourrait faire le travail de tricotage que fait Lacan du dessus et du dessous.

Bon, alors je ne me suis pas mis à la bonne distance ; je vais reprendre ça avec…, en me mettant à ce qu'on va appeler une bonne distance, ce qui permet de suivre à une certaine distance le premier trajet.

Et vous voyez ici que si je faisais uniquement le nœud de trèfle rouge, je ne devrais pas lever la main. Mais là, je vais lever la main au titre de la sous-jacence, de ce nœud de trèfle : celui-ci, le rouge est sous-jacent, et le nœud vert est sur-jacent…, voilà. (voir le dessin complet du second nœud de trèfle).

Donc ici, je passe sous ce nœud-là, j’arrive ici ; et là je dois je dois lever la main au titre du nœud rouge, voilà. J’avais fait ça ici, et donc ça, je le refais ici, voilà.

Si je passe là au titre de nœud rouge là c’est sous-jacent, je dois lever la main, voilà, et j’arrive ici où je dois faire une coupure au titre du nœud rouge.

Je suis dans la démarche de tracer un nœud de trèfle rouge avec ses 3 temps.

Mais à chaque fois que je rencontre le premier nœud sur-jacent (vert), je dois, je dirais, lui laisser le fait d’être au-dessus.

V. H. : Et tu n’as pas besoin de la première coupure-là ?… la petite-là ?

H. C.L. : Eh bien, c’est très bien ; il y en a qui suivent : oui, oui, tout à fait, je n’ai pas de coupure ici, c’est bien ça.

V. H. : Parce que tu trouves le rouge lui-même... en bas oui parce que c'est trois oreilles

H. C.L. : Je vais en avoir besoin en bas mais là je n’en ai effectivement pas besoin.

Donc c’est important quand vous dessinez ça que vous repériez que ça n’est pas un gribouillage comme fait l’enfant qui trace ses traits. Il y a là une structure qui est écrite : c’est en ce sens-là d’ailleurs que le nœud c’est une écriture.

La coupure vient là naturellement laisser passer ce trait du rond rouge…, et ici j’ai la troisième oreille qui est là…, et qui passe en-dessous et qui s’arrête là, voilà.

Dessin complet du second nœud de trèfle

 

Dessin complet du second nœud de trèfle


Est-ce que vous avez des questions là-dessus ?

V. H. : Il est vraiment sous-jacent !

H. C.L. : Il est vraiment sous-jacent, les deux nœuds de trèfle ne sont pas reliés, pas du tout.

C’est un peu comme si on était dans les ronds borroméens ; on commence par poser un premier rond et puis un deuxième. La différence c’est que là ce n'est pas un rond que l’on pose au-dessus d’un autre, c’est un nœud de trèfle que l’on pose l’un sur un autre nœud de trèfle.

Si vous le faites avec une corde, vous faites un premier nœud de trèfle, vous en faites un second et vous les posez l’un sur l’autre. Voilà. C’est là où on en est.

La question de Lacan, sa trouvaille, dont il ne nous donne pas le dessin, c’est de faire passer un troisième nœud de trèfle d’une manière borroméenne, c’est-à-dire qui lie les deux nœuds de trèfle que l’on vient de poser l’un sur l’autre, de telle façon que si on coupe – par la suite – l’un quelconque des trois nœuds de trèfle, les deux autres nœuds de trèfle se libèrent, c’est-à-dire que tout en restant nœuds de trèfle ils deviennent non liés.

Voilà. Relisons la phrase de Lacan qui nous donne la façon dont il s’y est pris :

Il est très facile de réaliser, je veux dire, par une écriture, ceci, qu’en faisant passer successivement, je veux dire à chaque étape, un troisième nœud à trois, – nœud à trois, c’est le nom qu’il donne au nœud de trèfle – successivement, et c’est facile, ça, à imaginer ! – ça s’imagine pas tout de suite puisqu’il a fallu que j’en fasse la trouvaille – faire passer un nœud homologue sous le nœud sous-jacent, et sur, à chaque étape, le nœud que j’appellerai, là, sur-jacent, ceci, donc, réalise aisément un nœud borroméen.

V. H. : Je n’ai pas compris.

H. C.L. : Tu n’as pas compris, bon : les mots importants dans cette phrase, c’est d’abord à chaque étape, – il y a donc une notion d’étapes – et la réalisation de la borroménnéïsation –qui est de faire passer au-dessus de celui qui est au-dessus et en-dessous de celui qui est en-dessous.

Pierre Coërchon : C’est la même propriété qu’avec les cercles dans le nœud borroméen à 3.

H. C.L. : Exactement. C’est ça.

Ce que Lacan nous propose là, c’est de tracer un nœud de trèfle en suivant la règle à chaque étape de l’au‑dessus de celui qui est au-dessus et de l’en-dessous de celui qui est en-dessous.

Là aussi, je n’ai pas trouvé tout de suite ; d’ailleurs je ne sais pas si j’ai trouvé quelque chose…, on va voir. J’avais commencé à faire les dessus/dessous ici, c’est-à-dire par dessiner un nœud de trèfle vert et puis dessous un nœud de trèfle rouge en faisant à peu près la même erreur de point de vue que j’avais imaginé au départ. Et pourquoi ça posait problème ça ?

A cause du « à chaque étape ».

Les étapes, ici, elles sont clairement visibles dans le tracé final. Nous avons bien vu que quand on a fait le trait vert, on a fait une étape, une deuxième étape et une troisième étape qui vient coudre les deux premières étapes.

Les étapes, ce sont précisément les moments où va se décider un dessus ou un dessous.

Eh bien, si nous regardons cette figure, ce que nous pouvons repérer, c’est, précisément, que nous avons ici une bande. Imaginons un instant que ce soit une bande. On pourrait très bien, quasiment, la transformer au niveau du dessin par un jeu d’ombre par exemple, en un nœud de trèfle qui serait alors représenté par une surface, la surface de cette bande qui passe dessus/dessous. Sauf que vous voyez aux les bordures, il y aurait conflit, entre décider si on passe au-dessus ou en-dessous.

Mais néanmoins nous avons là une aire dans laquelle on peut se tracer un troisième nœud de trèfle : c’est « l’aire » comprise entre le rond vert et le rond rouge dans le schéma repris ci-dessous :

Aire entre les deux nœuds de trèfle

 

Aire entre les deux nœuds de trèfle

C’est donc ce que je vous propose ; que nous tracions le troisième nœud de trèfle dans cette aire-là en interrogeant à chaque étape la question du dessus-dessous. Cette aire n’a pas d’existence topologique. Elle n’est là que pour servir de support à notre imagination toujours trop gourmande et qu’il nous faut bien nourrir de temps en temps ne serait-ce que pour endormir la lancinante question du sens. On verra à l’arrivée que cette « aire » ne présente aucune nécessité : on pourrait aussi bien faire sans.

Il s’agit de passer sous celui qui est sous-jacent et sur celui qui est sur-jacent.
Prenons un point de départ  ici. Le premier geste de traçage de la première oreille sera la première étape.
Donc, ici on trace cette oreille, sachant qu’on est parti sous celui qui est sous-jacent.
Si je suis en-dessous, je passe ici en-dessous : je dois lever le trait pour indiquer que je suis en-dessous du sous-jacent. Et ici, je vais passer sur celui qui est sur-jacent : donc, voilà, je passe sur celui qui est sur-jacent. Ici, il y a un arrêt que je dois faire, qui marque cette première étape au titre du nœud de trèfle que je suis en train de tracer (fin de la première oreille) : donc il y a là une coupure. Et je continue : étant passé sur celui qui est sur-jacent, je passe maintenant sous celui qui est sous-jacent : alors, voilà.
Une fois qu’on a compris ça, il suffit de continuer le tracé.
Donc là, je passe où ? Dessus ou dessous ?
En dessous, puisque je dois être sous celui qui est sous-jacent, voilà, et puis je continue et ici, sur celui qui est sur-jacent. Je passe sur.
Voilà, pour aller vers (fin de la deuxième oreille) le troisième temps : je passe sur celui qui est sur-jacent. Et le troisième temps… eh bien c'est la rencontre de là où j'étais tout à l’heure, et maintenant je continue… et là on passe sous celui qui est sous-jacent.
Là, sur…, enfin, c’est au titre du nœud de trèfle que je suis en train de tracer. Là, on passe au-dessus…
Donc, on passe au-dessus de celui qui est sur-jacent et on arrive ici.
On passe au-dessus de celui qui est sur-jacent et en-dessous celui qui est sous-jacent.

Trois nœuds de trèfle liés borroméennement

Trois nœuds de trèfle liés borroméennement

Si nous ne regardons que le nœud bleu avec un œil qui filtrerait les couleurs, nous avons bien là un nœud de trèfle.

Ce nœud de trèfle est tricoté de telle manière que il ne rend plus possible de retirer le rond rouge. C’est vrai pour les autres : nous obtenons un nœud de nature borroméenne.

V. H. : Eh bien, bravo.

H. C.L. : Alors, bon, ça…, je dirai qu’à ce stade, soit vous le travaillez par des dessins, soit à l’aide de brins. Avec les brins vous avez cet avantage que à un moment donné on voit bien si ça continue de tenir ou pas. Ça pourrait se faire aussi en lisant simplement la figure.

Voilà ce travail sur l’articulation dont Lacan a fait la trouvaille. C’est intéressant – au-delà de la topologie – de se poser la question de savoir pourquoi il a cherché à articuler borroméennement trois nœuds de trèfle.

Est-ce que vous avez des questions sur le travail qu’on vient de faire ?

_ _ _

Élisabeth Olla-La Selve : Moi, je me demandais... pour faire le troisième, comment vous avez déterminé un point de départ ?

H. C.L. : Ah !, ça c’est très bien : une très bonne question.

Eh bien le point de départ, ça se détermine, je dirais dans cette topologie-là à peu près exactement comme le point de départ d’une analyse, c’est-à-dire que le point de départ d’une analyse il est contingent. Que ce soit ce point-là ou celui-là, le travail qui est fait dans l’analyse c’est précisément un travail de repérage de structure. La topologie nous enseigne que le point de départ – en termes de topologie – n’a pas d’importance spécifique. Ce qui est important c’est qu’à un moment donné il y ait un retour sur ce point de départ puisque c’est là, à ce moment-là que quelque chose de la structure va pouvoir s’articuler.
Donc, le point de départ je l’ai pris là, je dirais par faiblesse, enfin… je ne sais pas, je l’ai mis là, je n’ose pas dire par hasard, on sait bien que c’est jamais ça, mais voilà, il est là. Il est là… parce que je suis droitier, voilà.

V. H. : Une toute petite remarque, c’est-à-dire que tu pars avec une méthode dans l’écriture du nœud de trèfle avec les trois oreilles. Pour moi c’est fondamental, je n’avais… bon, si…, parce qu’il y a cette façon de s’y prendre avec l’écriture qui rend possible toute la construction après. Puis ce que je vois c’est que par rapport au nœud borroméen – si on le compare avec le nœud borroméen – on a beaucoup plus de champs, d’aires dans chaque coincement… l’aire centrale dans cette écriture est bordée par une seule couleur, la tripartite disons, ou alors c’est les trois, trois consistances tout le temps qui borderaient ce champ central. Et puis apparaissent ces espèces d’étroits tissages parce que c’est vraiment des tissages dans chaque coincement – ce sont les plans des tissages, ça – qui ajoutent des nouvelles surfaces, des nouvelles aires. Si on pense au nœud borroméen on aurait le symbolique, l'imaginaire et les jouissances etc. Là c’est…, je ne sais pas, je me demande comment… est-ce que chaque coincement, chaque petite aire dans le coincement nous renverrait à quelque chose, on peut…, tu vois..?

H. C.L. : Eh bien, c’est une question qui peut être… une question de recherche, tout à fait.

Je dirai deux choses dans ce que j’entends dans ta question.

La première c’est le repérage des étapes. J’aimerais employer à ce propos le terme de lettre. J’écris une lettre. Et puis, il y a un mot qui finalement s’écrit… qui est le nœud de trèfle.

Ça veut effectivement dire que pour analyser, il est souhaitable de repérer quelque chose de la lettre qui travaille là. Je préfère le dire comme cela plutôt que de parler de méthode.

Ce n’est pas venu comme ça, je veux dire, c’est… en dessinant, en voyant les impasses qu’à un moment donné, ça se présente sous une forme lisible. C’est donc qu’il y a un repérage de quelque chose de l’ordre de la lettre.

Ça c’est une chose. L’autre c’est de remplir les surfaces.

Remplir les surfaces, comme le fait Lacan, les jouissances, le phallus, etc., c’est une écriture. C'est quelque chose qui relève d’une énonciation, c’est-à-dire que ça engage Lacan, et tous ceux qui veulent bien le lire comme cela, mais ça ne relève pas de la topologie. C’est simplement qu’il y a là, je dirais des concepts freudiens, lacaniens que Lacan choisit d’écrire sur cette topologie, mais ça ne se déduit pas de la topologie elle-même, si ce n’est que la topologie a cet intérêt de nous montrer des impossibles. C’est en ce sens là que ça touche à du réel.

J’étais récemment dans une petite réunion d'un laboratoire qui s’appelle interdisciplinaire et il y a un spécialiste qui nous présentait l’histoire des mathématiques. Il avait cette question au départ de dire que la physique c’est la science du mouvement, la biologie c’est la science du vivant, etc. et il demandait de quoi les mathématiques sont la science ? Il a déployé ça à propos du mathématicien français Evariste Galois, c’était extrêmement intéressant. J’ai évidemment, rappelé à la fin que, pour Lacan, les mathématiques c’est la science du Réel. Dans ce milieu scientifique le Réel est tout de suite confondu avec la réalité et je sens qu’il va y avoir – et c’est intéressant, ces espaces d’échanges – un travail à faire pour arriver à faire entendre le Réel de Lacan, à commencer par le « Réel c’est l’impossible », ce qui va, je l’espère, questionner aussi les physiciens.

Ce qui est intéressant dans la topologie c’est qu’elle fait ressortir justement des impossibles, c’est-à-dire qu’on ne peut plus dire n’importe quoi… en prenant cela comme un dessin qui serait justement un gribouillage ; non. Il y a les articulations que nous permet la topologie. Et c’est l’intérêt de travailler la topologie pour nous, c’est de rencontrer des structures. Et les structures, les structures d’un patient aussi bien, sont constituées d’impossibles qui confirment cette articulation de structures.

Y : Juste une remarque, je trouve que le geste de dessiner que vous venez de faire n'est pas du tout le même que celui de tresser… au fond on ne s’y prend pas de la même façon.

H. C.L : Oui, il y en a un qui est clairement du côté de l'écriture. Et il y a l'autre qui est du côté du... tissage, je n’ai pas de meilleur mot.

J. Brini : C’est une remarque. C'est que ce dessin est admirable, parce que Lacan le dit mais il ne le fait pas, et c'est formidable. Alors je voulais simplement dire une chose. Par ce dessin, Lacan ne résout pas le problème "comment nouer borroméennement trois nœuds de trèfle".

V. H. : Pourquoi, tu dis...

J. Brini : Parce que le problème "comment nouer borroméennement trois nœuds de trèfle", c'est un problème très simple, beaucoup plus simple que ça. Parce qu’il suffit de tirer une boucle de chacun des trois et puis de les articuler borroméennement. Et ça va faire un petit nœud borroméen avec les trois nœuds de trèfle rejetés à l'extérieur. C'est-à-dire qu'on peut nouer borroméennement à condition de couper et de renouer, n'importe quel nœud avec n'importe quel nœud. Il suffit de tirer une boucle de chacun des nœuds.

V.H. : Oui

J. B. : Et ça c'est pratiquement évident, imaginairement. Lacan résout ici quelque chose... Mais à ce moment-là ce qu'on aurait c'est trois nœuds de trèfle plus une partie borroméenne. Ce qu'il résout ici c'est comment nouer borroméennement trois nœuds de trèfle, qui chacun ont leurs lieux de coinçage de telle façon que ces lieux de coinçage coïncident. Et ça c'est beaucoup plus coton. C'est-à-dire que chaque nœud de trèfle a un centre, un centre qui est un triskel qui coince, exactement comme un nœud borroméen. Ici les trois centres des trois nœuds de trèfle coïncident. Et donc le problème que résout Lacan avec ce dessin que nous a fait Henri, est un problème qui peut s'énoncer de la façon suivante : comment nouer, borroméennement trois nœuds de trèfle de telle façon que leurs centres coïncident ? Et ça, c'est la deuxième remarque que je voulais te faire. ça rejoint de façon formidable, ça résonne de façon formidable la question que Michel Jeanvoine a abordée aux Journées d'été l'an dernier, qui était grosso modo, je résume très grossièrement : l'apologue des trois prisonniers est un problème borroméen, est un tressage borroméen, est une opération borroméenne. Et c’est ce qu’illustre ce dessin qui me fait dire ça, me semble-t-il, mais il faudrait aller dans les détails, c'est que très précisément ce qui se déroule au rythme de la danse des trois prisonniers c'est la mise en place d'un seul objet. Ils sortent à trois, d'un seul coup. Et c'est ça, me semble-t-il, le dessin qui correspond au discours de Michel Jeanvoine l'an dernier. Voilà mes deux remarques.

H. C.L. : Merci.

V. H. : Cette écriture-là, on ne va pas parler de dessin, elle est simplifiable. Il y a des croisements qui ne sont pas nécessaires. Et je me demande si, simplifiant cette construction, c'est une construction, on n'arriverait pas à ce que tu dis ? Faut vérifier. Je ne sais pas non plus. Mais tu vois toute la boucle bleue en haut, on peut la descendre, les deux croisements n'en deviendraient qu'un seul, tu vois? La boucle bleue en bas à gauche aussi... c'est-à-dire que c’est... on peut diminuer le nombre de…

J. B. : Alors là c'est un problème vraiment très, très rude que tu poses, c’est : les deux dessins sont-ils équivalents ?

V. H. : Voilà, c'est ça la question. Mais il faut le faire…

J. B. : Le dessin de droite, celui de Henri, il a 3x9, 27 points d'intersections.

V. H. : Mais, il y en a qui sont superfétatoires. Voilà.

J. B. : ça c'est vraiment un très gros problème d'établir ou de ne pas établir l'équivalence des deux.

V. H. : Regarde le bleu, là et là, ça veut dire que tu peux les descendre, là et là, hein.

J. B. : Oui mais ça c’est un problème…On ne va pas le résoudre aujourd'hui Virginia !

V. H. : Le vert aussi, on peut les déplacer là. Je veux dire on peut les simplifier à moins de croisements.

J. B. : On peut diminuer le nombre de points d'intersection, on peut faire du Reidemeister sur le dessin de Henri, avec l'espoir d'arriver au dessin d... mais c'est pas évident.

H. C.L. : D'ailleurs la simplification, parfois, déplace en fait la complexité.

V. H. : Mais oui...

H. C.L. : Oui ?

Elsa Caruelle : Moi quand j'entends ça, la question que j'ai est toujours... uniquement... si l'écriture c'est plus la même, est-ce qu'on a encore affaire à, est-ce que si on réduit, enfin, à quelque chose de... est-ce que pour autant cliniquement on a encore affaire à la même chose ? Moi j'ai tendance à dire que si on a deux écritures différentes, on n'a pas affaire à la même chose dans la clinique.

H. C.L. : C'est une question tout à fait intéressante. Et on pourrait travailler ça.

J. B. : Je peux donner un petit élément de réponse ? On a travaillé avant-hier soir en groupe le texte de Patronymies concernant les amnésies d'identité. Et on a travaillé sur des représentations nodales de cet événement, une amnésie d'identité, qui a ceci de particulier qu'elle régresse spontanément. ça veut dire qu'il y a deux états. Que l'un peut se transformer dans l'autre. Le nœud fondamentalement ne change pas. Son écriture n'est pas la même et cliniquement ça fait quelque chose de différent. C'est une petite bribe de réponse possible. Il y a des choses qui sont accessibles par simple glissement du même nœud et qui sont cliniquement différentes, que nous pouvons différencier. Et d'autres qui sont littéralement inaccessibles à un sujet tant que son nœud est constitué de telle ou de telle manière. C'est une hypothèse, c'est une hypothèse de travail. Bon, ceux qui étaient au groupe peuvent dire qu’il y avait quelque chose de plausible dans cette formulation-là. Je n'irai pas plus loin.

H. C.L. : Très bien, on peut peut-être arrêter là. Merci beaucoup.

Transcription de la Mathinée lacanienne du 8 février 2014 : Georges SchmitRelecture : Monique de Lagontrie

 


[1] Jacques Lacan, Le Sinthome, séminaire 1975-1976, nouvelle transcription, A.L.I., Publication hors commerce, 2012, Leçon du 9 décembre 1975, p. 40-41

[2] Les mathématiciens appellent un nœud, une seule consistance par exemple le nœud de trèfle ou le nœud en huit ; on devrait parler de chaîne borroméenne, mais c’est notre façon de dire et on va l’adopter bien sûr.

[3] Quatre Nœuds à 3

L'ex-sistence de Dieu selon le noeud borroméen, Valentin Nusinovoci

 

L’ex-sistence de Dieu selon le nœud borroméen

 

V. Nusinovici

 

Lacan parle souvent de l’existence de Dieu. Il parle même de la prouver. On peut s’étonner que ce soit là affaire de psychanalyste.

Mais on entrevoit pourquoi si on retient que la véritable formule de l’athéisme est que Dieu est inconscient, comme il le dit dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse.

Reste à préciser ce qu’il y a à entendre par « Dieu ».

La question de l’existence de Dieu

Le problème est posé dans une conférence du 19 juin 1968 (publiée en annexe au séminaire L’Acte analytique).

On a installé dans l’Autre, dit Lacan, quelque chose qui y est encore pour la plupart et qui s’appelle Dieu : Il vecchio con la barba. Grâce à la bulle (la bulle est la structure de l’Autre, structure moebienne) on peut faire comme si Dieu n’était pas là pour traiter de sa place.

Mais le point essentiel est de savoir s’il existe ou pas. Les psychanalystes n’ont pas ajouté grand chose à cette question.

Tant que ce ou sera maintenu il sera là.

 

Il s’agit de trancher quant à l’existence de Dieu, c‘est-à-dire ne pas en rester à une position de type kantien qui maintient le « ou » puisque l’absence de preuve de l’existence de Dieu ne permet pas d’exclure qu’il existe.

Trancher dans quel but ? c’est clairement dit : pour que le Dieu qui est installé dans l’Autre, n’y soit plus.

Lacan ne dit pas que Dieu sera là tant qu’on n’aura pas prouvé qu’il n’existe pas.

Il dit qu’il faut sortir du « ou », autrement dit – c’est ce qui peut d’abord étonner - si la question de son existence était résolue positivement, il n’y serait plus.

Le Dieu qui est dans l’Autre, qu’on a installé dans l’Autre, n’appartient pas à la structure.

Toute la question est de savoir si existe – en tant que fait de structure – ce qui peut être qualifié de Dieu.

Le point important est donc la distinction entre être là et exister c’est-à-dire être hors : ex-sister.

Lacan écrit ex-sistence pour en faire valoir le fondement topologique, ou parfois ek-sistence, comme Heidegger qui veut en retrouver l’origine dans l’Ektasis et écrit Eksistenz.

 

 

Quelques mois plus tard, au début du séminaire D’Un autre à l’autre, la question revient ainsi:

Dieu est, ça ne fait aucune espèce de doute, ça ne prouve absolument pas qu’il existe (8 janvier 1969).

Dieu est. C’est-à-dire qu’installer Dieu dans l’Autre revient à lui conférer l’être, qu’il prenne figure ou qu’il s’agisse du Dieu des philosophes, mais aussi bien, comme ce séminaire le précisera, qu’il s’agisse du sujet supposé savoir.

ça ne prouve absolument pas qu’il existe à quoi Lacan, qui va entreprendre l’analyse du Pari de Pascal, ajoute : mais il faut savoir si Je existe.

La question de l’ex-sistence de Dieu apparaît ainsi liée à celle de l’ex-sistence du Je, qui est dans ce séminaire le lieu d’ancrage du sujet dans la jouissance.

 

Ex-sistence de Dieu, ex-sistence du sujet

 

L’ex-sistence du sujet comme l’ex-sistence de Dieu dépendent du dire.

Il n’y a de sujet que d’un dire, de ce dire il est l’effet, la dépendance. (D’un Autre à l’autre 4 décembre 1968). Lacan ajoute : c’est là ce que nous avons à serrer correctement pour n’en point détacher le sujet ( avec RSI on verra que ce serrage n’est pas métaphorique).

Pour un rien le dire ça fait Dieu, aussi longtemps que se dira quelque chose l’hypothèse Dieu sera là. (Encore 16 janvier 1973).

L’hypothèse Dieu ne sort pas de l’imaginaire, de la contemplation de la nature, de son harmonie et de sa perfection supposées. Elle naît de la parole, de ce qu’il y a, derrière ce qui se dit, un dire. Pour un rien (soit à partir de ce qui fait qu’il n’y a pas d’Univers, l’objet a) le dire ça fait Dieu.

A cette hypothèse on ne demande qu’à y croire. Y croire, dit Lacan dans RSI c’est fondamentalement croire qu’il pourrait parler (21 janvier 1975). De là à l’aimer, à lui prêter l’être, dans l’assurance qu’il y a bien un univers, le pas est vite franchi.

 

L’existence de Dieu avait été abordée l’année précédant Encore (Le Savoir du psychanalyste et Ou pire…) par la voie logique, celle du quantificateur existentiel il existe un x, un x qui fait exception d’être hors castration et qui par là fonde l’universel, le tout x soumis à la castration.

L’existence de ce x non phi de x était d’abord qualifiée de problématique (Dieu existe mais pas plus que vous,ça va pas loin).

Elle était ensuite rapportée à un dire, un dire que non à la castration. L’au-moins-un qui dit non à la castration devient ainsi le support logique du Père, et du même coup de Dieu.

Mais ce Dieu que Lacan a défini comme inconscient se réduit-il à l’au-moins-un ? Est-il strictement Un comme le dit la religion ?

Dans Encore Lacan annonce qu’il va montrer en quoi Dieu existe, en précisant que le mode sous lequel il existe ne plaira pas aux théologiens plus forts que lui à se passer de son existence. Mais n’étant pas dans la même position, il a affaire à l’Autre, l’Autre qui doit bien avoir quelque rapport avec ce qui apparaît de l’Autre sexe. (Encore 20 février 1973).

A la fin de la même leçon, s’appuyant sur l’expérience des mystiques, il dit que c’est la jouissance féminine qui nous met sur la voie de l’existence.

Ainsi y a deux faces de Dieu : l’une correspond à la fonction du père, l’autre à la jouissance féminine qui est une jouissance supplémentaire, du coup ça ne fait pas deux Dieux, mais ça n’en fait pas non plus un seul.

 

Avant d’en arriver à RSI où la question de l’ex-sistence est traitée par le nœud borroméen, il faut citer la fin du séminaire précédent:

Ce qu’on appelle le transfert (qui est l’amour courant) c’est pas tout à fait pareil que ce qui se produit quand émerge la jouissance de la femme (Les non-dupes errent 11 juin 1974) .

L’amour de transfert c’est l’amour pour le sujet supposé savoir, pour le Dieu qui est. Avec la jouissance féminine on entre dans un autre champ, un champ de l’ex-sistence. Lacan annonce qu’il traitera cela l’année suivante.

 

Tout ce séminaire a montré qu’il faut être dupe, dupe de la structure, dupe du réel, pour ne pas errer. Cette dernière leçon ouvre une perspective inattendue. Elle dit que ce qui a permis à de grands savants de ne pas errer, c’était d’aimer leur savoir inconscient - à leur insu. Ils postulaient un savoir dans le réel, le savoir de Dieu, alors que c’était l’amour de leur inconscient, l’amour de transfert, qui soutenait leur travail.

Le nouveau, dit Lacan, c’est que nous savons maintenant que l’inconscient est un savoir emmerdant. Faut-il continuer à l’aimer, ou bien poursuivre sur son erre (comme un bateau quand s’interrompt la force qui l’a propulsé) pour accéder à un peu plus de réel ?

 

 

L’ex-sistence du savoir de Dieu

 

Dans première leçon de RSI (10 décembre 1974) Lacan dit : le savoir de Dieu c’est certain qu’il ex-siste. Qu’en dit-il?

Nous avons assez de peine à nous donner pour l’épeler : c’est un savoir littéral.

Il siste peut-être mais on ne sait pas où, ce qui consiste n’en donne nul témoignage : on ne sait pas où il se tient, en tout cas pas dans un des ronds.

Il est à lire entre les lignes, ailleurs que la façon dont le symbolique s’écrit : il surgit entre les lignes de ce qui est dit et lu.

C’est donc le refoulé secondaire qui fait retour qu’il nomme savoir de Dieu.

Dans ce séminaire, comme dans le précedent, il s’emploie à montrer qu’il n’y a pas dans le réel, contrairement à ce que supposent le croyant ou le déiste (Voltaire), et en fait tout un chacun à son insu, de savoir qui fasse marcher l’univers, de savoir de Dieu entendu au sens habituel.

Il qualifie de savoir de Dieu celui qui surgit dans le retour du refoulé, un savoir indubitable, immaitrisé et qui nous mène.

Qu’en est-il alors de l’ex-sistence de Dieu ?

 

 

La vérité de la religion

 

Pour commencer à dire ce qu’est l’ex-sistence de Dieu, Lacan s’appuie sur la religion, où il trouve la distinction entre ex-sister et être.

La religion est vraie là où elle dit que Dieu ex-siste, et pas seulement qu’il est ( 17 décembre 1974).

Elle est alors plus vraie que la névrose pour laquelle Dieu seulement est. Effectivement le Père mort de la névrose, le père imaginaire, est solidement installé dans l’Autre.

La religion parle (aussi) de Dieu comme caché, il est l’ex-sistence par excellence, dit Lacan qui traduit : la personne supposée au refoulement.

Il ajoute que Dieu n’est autre que ce qui fait qu’à partir du langage il ne saurait s’établir de rapport entre sexués (1)

et encore que Dieu comporte l’ensemble des effets de langage, y compris les effets psychanalytiques.

En bref le Dieu ex-sistant de la religion c’est le phallus, le refoulé premier (2).

Il est Un. Comme toute vérité c’est un mi-dit (3).

 

Lacan appuie son athéisme sur la vérité de la religion, ce qui est encore plus ébouriffant c’est qu’il le fasse contre l’athéisme de Freud lequel, dit-il, soutient la religion ( dans ce qu’elle a de tradition conne, terme qui viendra la 11 mars).

 

Freud a toujours défendu l’athéisme. Il l’a argumenté en présentant le monothéisme comme la conséquence du meurtre de Moïse, et Dieu comme le père divinisé. Il ne croit pas en Dieu, dit Lacan, il opère dans sa ligne à lui et il nous enmoïse. Ainsi il perpétue la religion et la consacre comme névrose idéale.

 

Qu’est-ce qu’un véritable athéisme ? Lacan a dit que c’est une ascèse, il a pointé qu’il s’agit de se débarrasser du fantasme du Tout-Puissant et d’affronter la mise en question du sujet supposé savoir.

Après Encore on voit que cela passe par la prise en compte de l’autre face de Dieu qu’est la jouissance féminine. C’est le point d’arrêt de Freud.

Il ne peut pas faire autrement parce que c’est impossible, c’est-à-dire qu’il est dupe, de la bonne façon, celle qui n’erre pas. Il semblerait que Freud soit dupe de son amour de l’inconscient qui fait obstacle à la prise en compte de la jouissance féminine et l’arrête sur la jouissance phallique devant quoi, dit Lacan, il se prosterne.

C’est pas comme moi, dit-il, je ne peux que témoigner que j’erre, j’erre dans ces intervalles que j’essaie de vous situer (il s’agit du sens, de la jouissance phallique et de la jouissance de l’Autre).

Cette deuxième leçon de RSI a commencé avec l’exemple de Maupertuis qui n’est pas dupe dans la mesure où il ne s’en tient pas strictement à ce qui lui est fourni de connaissances à son époque concernant la reproduction sexuée, et qui va émettre une idée prématurée et non une erre. Conclusion : S’il était plus dupe il errerait moins. Ici erre et errer sont distingués conformément à l’usage reçu.

Mais quand Lacan dit qu’il erre dans ces intervalles, c’est parce qu’il est non-dupe. Il introduit dans le verbe errer une équivoque. Le verbe qui a eu le sens de voyager avant de prendre celui de se tromper, prend encore ici celui de poursuivre sur son erre.

Il semble qu’il soit indiqué que pour errer ainsi (pour poursuivre dans son avancée après avoir été lancé) il faut d’abord avoir été dupe, des connaissances de son époque et/ou de son amour de l’inconscient. Mais l’équivoque fait entendre que cela ne lève pas le risque d’erreur ou d’errance. Pour le restreindre Lacan se fait dupe du nœud et recommande d’en faire autant.

 

La connerie de la religion

 

D’être vraie, n’empêche pas la religion d’être conne, puisqu’une tradition est toujours conne (11 mars et aussi Introduction à la publication de RSI dans Ornicar ).

La connerie a l’intérêt d’être indicative de la jouissance. C’est le point de mirage constitué par la jouissance inaccessible du phallus qui fait croire en Dieu.

Ce qui retient surtout l’attention de Lacan c’est le pouvoir de nomination attribué à Dieu : le Père nommant qui sort du livre de la Genèse. C’est Lui qui a appris au parlêtre à faire nom pour chaque chose.

Que dit le texte de Genèse 2, 19 ? que Dieu, ayant formé les animaux à partir de la terre, les amène à Adam pour voir comment il va les nommer.

Un an avant Lacan avait cité le passage en restant près du texte, disant c’est tout à fait clair que c’est l’homme qui invente le langage et en commençant par la dénomination (congrès de Montpellier novembre 1973).

Peu avant le début de RSI il dit: Dieu a appris à Adam à nommer les choses (conférence à Rome 29 octobre 1974) c’est ce qu’il reprend ici.

Il lit donc le passage ainsi: si Dieu veut voir comment l’homme nomme les animaux, c’est (sauf à admettre qu’il veut l’apprendre de l’homme) qu’Il lui fait réciter ce qu’Il lui a appris.

La leçon de cette lecture c’est, me semble-t-il, que nous ne mesurons pas que le pouvoir de nomination a été placé dans le Père.

Il s’en suit sans doute que nous ne savons pas que, quand nous nommons, nous le faisons pour Lui montrer comme nous récitons bien.

 

Avec ce truc émergé de la Bible le Père devient celui qui donne nom aux choses. Le pouvoir de nomination est individualisé, situé en un lieu distinct. En termes de nœud ce Père nommant est un quatrième rond venant nouer les ronds RS et I, alors qu’il ne serait pas indispensable à leur nouage.

A quoi Lacan oppose que dans la structure le donner-nom fait partie du symbolique, et que ce qui nomme les choses pour le parlêtre c’est l’inconscient (inconscient qu’il va rabattre sur le symbolique).

Il laisse entendre à la fin du séminaire que le père ne donne pas nom aux choses mais qu’il   doit être interrogé en tant que père au niveau du réel.

 

 

 

 

 

 

Prouver l’ex-sistence de Dieu

 

S’il est vrai que Dieu existe (vérité de la religion), il reste à le prouver. C’est ce qu’aborde la leçon du 8 avril 1975.

Lacan répète qu’il suit à la trace le refoulement premier. La trace la plus manifeste de ce trou s’énonce : « il n’y a pas de rapport sexuel ».

Il ne faut pas en être dupe dit-il. Dire qu’il n’y a pas de rapport sexuel pour signifier que c’est un raté de la création, et ainsi tenir pour résolue, par la négative, la question de l’ex-sistence de Dieu, c’est se fier à quelque chose qui probablement nous dupe. Dire qu’il n’y a pas de rapport sexuel ne signifie pas qu’on ait cessé de croire à l’harmonie ou au Tout-puissant, la déception fige une croyance qui reste méconnue.

Ici il faut ne pas être dupe du transfert, mais essuyer les plâtres du non-dupe, d’où l’erre qui est la seule chance de fixer le nœud dans son ex-sistence.

Il y a un jeu de l’erre, un jeu de l’ex-sistence, selon qu’une consistance s’ouvre en droite infinie ou se boucle en cycle. Fixer le nœud dans son ex-sistence c’est, semble-t-il, ce que produit la droite infinie quand elle se boucle en bordant les champs de l’ex-sistence, en les individualisant : jouissance phallique, jouissance de l’Autre, sens.

 

Plus loin dans cette leçon il est dit que la psychanalyse a de bons effets, mais qui ne durent qu’un temps (sans doute les effets de l’amour de transfert). C’est embêtant, un embêtant contre quoi on pourrait essayer d’aller malgré le courant dit Lacan, parce que c’est malgré tout de nature à prouver l’ex-sistence de Dieu lui-même.

Prouver l’ex-sistence de Dieu implique de ne pas se laisser emporter par le courant qui va vers le Père (Dieu est père-vers). La preuve peut être faite, semble-t-il, par l’erre dans les trois champs d’ex-sistence, et leurs interrelations,

(c’est autre chose que de prouver qu’on croit en Dieu, cela Lacan affirme pouvoir le prouver à chacun, probablement à partir de ce qui se démontre comme amour de transfert).

 

 

 

Qu’est-ce qui est en jeu dans cette preuve de l’ex-sistence de Dieu ?

Sous une forme paradoxale et provocante ( prouver que « Dieu » ex-siste pour ne pas y croire, ne pas croire à son être) il y a la visée d’un athéisme conséquent.

Il concerne, semble-t-il, l’ex-sistence du sujet. Elle dépend de Dieu dans la tradition philosophique ou religieuse, ce qui motive la croyance. Il ne suffit pas d’ôter le terme Dieu et dire que c’est de l’Autre que dépend l’ex-sistence du sujet. Il s’agit de dégager ce qui, dans la structure, la détermine.

La coexis-sistence du sujet et de « Dieu » dans ses diverses faces de jouissance, est d’autant plus probante dans le nœud borroméen qu’une des affirmations de RSI est que le dire fait nœud. Alors qu’avant le nœud l’ancrage du sujet dans la jouissance était formalisé par le trou de l’objet a (D’un autre à l’Autre) le nœud situe l’objet a comme condition des jouissances (La Troisième).

La preuve dont parle Lacan n’est sans doute pas une démonstration théorique visant à convaincre, mais l’épreuve, dans la cure, que le sujet a son ancrage dans la jouissance qui ne se décline pas seulement comme phallique.

 

Notes

 

1 Le diagnostic rigoureux de D.H. Lawrence (Le serpent à plumes chapitre 16 ):

« Les hommes et les femmes devraient savoir qu’ils ne peuvent jamais s’unir absolument en ce monde. Dans l’étreinte la plus serrée, dans la caresse la plus tendre il y a ce petit fossé qui pour étroit qu’il soit, n’en existe pas moins. »

Sa conclusion : « ils doivent s’incliner devant ce fossé et se soumettre avec révérence…. Essayer de le combler est une violation, c’est là le péché contre l’Esprit-Saint. »

Même diagnostic chez Lacan mais conclusion divergente. Tout en disant qu’il n’est pas assez bête pour avoir le moindre espoir d’un résultat, il évoque le remplacement de la disproportion fondamentale du rapport dit sexuel par une autre formule, par quelque chose qui ne peut se concevoir que comme un détour voué à l’erre, mais à une erre limitée par un nœud (8 avril 1975).

 

2 Le refoulement originaire se marque par un trou réel. Le15 avril 1975 Lacan en se référant à la réponse de Dieu - Ehéié ascher éhéié, Je serai que Je serai –dit que les Juifs placent Dieu en un point de trou.

 

3 Je précise, à la suite de la conférence de C. Landman, que Lacan en mars 75, quand débute la publication de RSI dans Ornicar, ajoute une note intitulée « A la lecture du 17 décembre » ( en annexe à l’édition ALI de RSI) où il écrit que Dieu est le pas-tout qu’il (le christianisme) a le mérite de distinguer, en se refusant à le confondre avec l’idée imbécile de l’univers.

Estimait-il que le 17 décembre il avait trop accentué Dieu comme Un ce qui risquait d’être entendu comme le Tout-Un ? on peut le penser.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Pourquoi Lacan avec Joyce

Pourquoi Lacan avec Joyce ?

C’est peut-être reprendre le titre en l’inversant d’une publication Navarin qui date de 87, mais pour à l’inverse de cette publication accentuer qu’à partir du Sinthome le cheminement de Lacan se fait sur ce qui s’impose à lui de la lecture de Joyce.

Il s’agit de Joyce le Symptôme à entendre, dit-il, comme Jésus la caille : c’est son nom. Il le nomme et le surnomme le Symptôme, comme le Symptôme par excellence.

Comment spécifier ce symptôme ? Hellénisons comme Joyce. Revenons au grec. Sumptoma, ça signifie affaissement, d’où coïncidence, rencontre, puis chez Aristote évènement fortuit, qui donne évènement malheureux, malheur, et enfin symptôme au sens ordinaire du terme comme ce qui signifie autre chose chez Platon. Ptoma, c’est la chute, du substantif pipto qui signifie tomber. Nul doute que dans l’esprit de Lacan soit présent cette équivoque du symptôme pour Joyce : chute, coïncidence, évènement fortuit, manifestation d’autre chose.

Comment cela se traduit-il chez Joyce ? Par son art, un savoir-faire, dit Lacan, son art-gueil, ce dont il n’était pas peu fier à vouloir que les universitaires s’exténuent à son commentaire durant au moins 300 ans, et les psychanalystes à leur suite.

Au service de quoi cet art ? Au service de l’eaubscène, à écrire e a u b scène, pour souligner que c’est en cela que le beau consiste- Lacan le dit dés l’Ethique de la Psychanalyse en ceci que le Beau touche au réel, donc à l’obscène. Mais pourquoi faire ? Pour monter sur l’hessecabeau du beau : « Hissecroibeau à écrire comme l’hessecabeau sans lequel hihanappat qui soit ding ! d’nom d’hom. » Cette phrase joycienne de Lacan, que dit-elle ? Elle dit de façon ramassée que c’est en faisant de son œuvre l’escabeau d’une certaine beauté formelle sur lequel il monte, lui Joyce, il finit par se croire beau, d’être revêtu d’un Ego sans cesse confirmé par la précision du commentaire qui est réservé au tissage formel de la lettre, à la complexité formelle de l’œuvre.

Pour être quoi ? Pour être dingue, ou digne, c’est selon, de nom d’homme. Le but est d’être un homme parmi les hommes, le but du symptôme, fut-ce au prix d’y faire exception d’une dignité qui pourrait être entendue comme une dinguerie.

Escabeau, avec quelle conséquence sur le corps ? Cela concerne dans cette opération la difficulté d’avoir un corps, psychique, topologique. Relisez la conférence de Lacan faite pour le colloque de Jacques Aubert. Lacan y pointe déjà un an avant la solution de son nœud cette interrogation joycienne présente dans l’épisode de la raclée et de la pelure et ailleurs. D’où vient qu’on ait un corps ?

« S’il Henrycane, le Bloom de sa fantaisie, c’est pour démontrer qu’à s’affairer de la spatule publicitaire, ce qu’il a enfin, de l’obtenir ainsi, ne vaut pas cher, à faire trop bon marché de son corps même, il démontre que LOM a un corps ne veut rien dire, s’il n’en fait pas payer à tous les autres la dîme. »

Lacan évoque alors la charité pour l’ordre des Frères Mendiants. Pourquoi continuons nous de payer la dîme pour un corps qui sinon se désaccorderait ? Nous faisons partie du processus même du symptôme. C’est que nous perpétuons le symptôme pour qu’un corps puisse s’avoir s’ avoir, c’est-à-dire advenir dans le temps d’un symptôme dont l’impossible cesserait, de s’écrire, du fait de s’écrire.

Pourquoi je dis cela ?

C’est la façon qui m’a été contesté dont je lis la première leçon du séminaire à propos de cette faille qui s’agrandit toujours, si d’aventure la castration comme possible ne la fait pas cesser.

Pour certains la gueule de l’Autre se trouve barrée par la castration, mais pour d’autres ? Pour Joyce en particulier, il était tout autrement. Il était lui aussi tributaire de cette faille, c’est le tissu de son symptôme, qui ne cessait pas de s’agrandir en une jouissance singulière. Comment cela s’inscrit-il dans le dernier nœud de Joyce ? A mon sens c’est cette façon dont l’inconscient, et non pas le symbolique, car Joyce n’en relevait pas, se noue olympiquement au réel, sans l’imaginaire puisse y être tissé.

C’est étrange, nous avons ce nœud final, et Lacan quelques mois auparavant dit que Joyce était désabonné de l’inconscient. Comment l’entendre ?

C’est que, comme Lacan l’explique très bien, il y a dans notre rapport à l’inconscient la recherche au-delà de l’équivoque d’un sens sexuel dont l’élément inconditionné dans la réalité psychique est le Nom du Père. Ce qui justifie une analyse n’a d’autre chance de parvenir à résoudre la jouissance hors sens que nous rencontrons du fait de l’Autre qu’à se faire la dupe du père. En est-il ainsi pour Joyce ?

C’est précisément ce dont il fait l’économie par son symptôme. Ce père n’est ni repérable chez lui au niveau d’un symbolique qui n’existe pas, ni d’un rond quatrième comme nomination symbolique. Alors comment se débrouille-t-il ?

Le symptôme est ce qui conditionne lalangue, Joyce la porte à la puissance du langage, pour autant qu’il fait de lalangue la structure même du langage, ce qui ne va pas de soi. Car la structure du langage est supposée excéder la matière de lalangue. Sa lecture nous laisse interdit. C’est le cas de Finnegans Wake. Car avec lui il n’y a en fait que la jouissance que nous puissions attraper au mépris de l’équivoque habituel du signifiant et des nominations qu’elle suppose.

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Pourquoi cette liberté de la jouissance hors sens qui trouve son acmê dans Finnegans Wake ? Parce que du côté du Nom du Père, c’est le vide. Vous vous en souvenez, toutes les indications que Lacan va chercher chez les biographes de Joyce, vont dans le sens d’une radicale défaillance du père, soulographe, SDF, ruiné, nationaliste nostalgique d’un héros déchu, Parnell, et avec pour conséquence chez Joyce sa queue un peu lâche (au passage, ce n’est pas frappant dans sa correspondance avec Nora). Mais en tout cas cette défaillance au niveau d’un symptôme ordinairement partagé par les névrosés, cette défaillance du Nom du Père, l’oriente vers un Sinthome, à entendre comme la réparation d’une erreur, d’une erreur de nouage.

Lecture de la Troisième avec Jean Brini

Mathinées lacaniennes

Samedi 14 décembre 2013 : 9 h : Lecture de La Troisième (suite)

Jean Brini : Virginia a des impératifs familiaux qui ont fait qu’elle n’a pas pu venir ce matin, sans gravité, mais impératifs quand même. Et donc elle m’a demandé de poursuivre avec vous la lecture de La Troisième. Je ferai ce que je pourrai, je n'ai pas préparé spécialement l’affaire. Je vous propose donc qu’on continue, la seule question c’est que je ne suis pas tout à fait sûr du point où nous nous sommes arrêtés la dernière fois.

Voilà, on en était à Kant (p. 10 dans la transcription du site ELP, p. 12 dans la version de Virginia avec le suivi de modifications).

Je voudrais reprendre aux 3 questions de Kant, c'est-à-dire les 3 questions que Jacques-Alain Miller avait posées à Lacan lors de l'entretien Télévision qui étaient :

« … que puis-je savoir, que m’est-il permis d'espérer […] et que dois-je faire ? »

Il nous dit :

« C'est quand même très curieux qu'on en soit là. Non pas bien sûr que je considère que la foi, l'espérance et la charité soit les premiers symptômes à mettre sur la sellette. Ce n'est pas de mauvais symptômes ».

Alors ça déjà je pose la question : ah bon, il y a des bons symptômes et il y a des mauvais symptômes. C'est quoi ça ? Je mets une petite interrogation en marge parce qu'il y aurait des symptômes à mettre sur la sellette, c'est-à-dire à interroger et puis il y aurait des bons symptômes auxquels il n'est pas besoin de toucher pour le moment, comme la foi, l'espérance et la charité. Voyez, il y a tout un monde de sous-entendus là-dedans, notamment que foi, espérance et charité sont des symptômes, que ce sont des pas trop mauvais symptômes, que nous avons à mettre dans notre travail certains symptômes sur la sellette ou non. Et bon, quand il dit ce n'est pas de mauvais symptômes :

« mais enfin ça entretient tout à fait bien la névrose universelle »…

Ah ! Il y a une névrose universelle, tiens, voilà, intéressant ! Oui, nous le savons, c’est-à-dire que dans la psychanalyse on ne fait pas beaucoup de différence entre névrosés et puis non- névrosés, différencier les névrosés des non-névrosés, – je dis les non-névrosés pour pas dire les normaux –, parce que c'est encore une autre affaire la normalité. Mais les névrosés et les non-névrosés, c'est une différenciation qu'on trouve du côté de la psychiatrie, mais pas au sein de la psychanalyse. Donc la névrose universelle, c'est un concept, enfin c'est un signifiant que nous pouvons légitimement accepter, accueillir, mais c'est quand même étonnant, parce que quand Lacan utilise le mot universelle” il nous renvoie quand même à Aristote, c'est-à-dire aux propositions universelles : tout, tous les hommes sont névrosés.

… : Est-ce que ça ne peut pas s'entendre comme tout névrosé parce qu'il parle ?

Jean Brini : Sans doute oui. La névrose universelle serait le résultat du fait que nous sommes contaminés par le langage et donc que nous parlons. Oui, mais ça signifie, comme il dit parlêtre, c’est-à-dire celui qui est du fait qu'il parle, que être et être névrosé, bien on ne voit plus très bien pourquoi on les différencierait. Mais bon, en même temps, cette histoire de l'être, Hubert Ricard n'est pas là, sinon il nous éclairerait certainement sur comment il faut l'entendre, dans ce contexte particulier. Bon enfin, je vous livre comme ça les points d'interrogation qui viennent quand on prend le texte pas à pas, donc névrose universelle :

« … ça entretient tout à fait bien la névrose universelle, c'est-à-dire qu'en fin de compte les choses n'aillent pas trop mal et qu'on soit tous soumis au principe de réalité, c'est-à-dire au fantasme. »

Là encore, il y a une fausse évidence qui est, être soumis au principe de réalité, c’est, ce serait, d'après ce qu’il nous dit, identique à être soumis au fantasme. Dire que le fantasme, quand nous le renvoyons à S barré poinçon petit a, c'est cette espèce de formule magique qui est : de la coupure signifiante, émerge un sujet barré, divisé, et il y a un reste, l'objet petit a, qui chute dans l'opération, c'est l'acte de naissance du sujet. Or là, c'est être soumis au principe de réalité. Intéressant, c’est-à-dire que si on n'est pas soumis au principe de réalité, est-ce qu'il y a encore un sujet, ou non ? L'équivalence “être soumis au principe de réalité” et “être soumis au fantasme”, en plus on est soumis, – supposé peut-être ? – au fantasme. Enfin bon.

Et il conclut :

« Mais enfin l'Église quand même est là qui veille… »

Ah ! Donc on revient à foi, espérance et charité et, il rajoute ça :

« et une rationalisation délirante comme celle de Kant, ça c'est quand même ce qu'elle tamponne. »

Alors là il y a plein de choses mais il y a déjà : ah bon ! Kant c'est une rationalisation délirante aux yeux de Lacan ! Ça c'est un sujet de thèse. Est-ce une rationalisation délirante ? en quoi ? pourquoi ? Parce que Kant, à ma connaissance, n'a jamais eu de manifestation délirante, enfin je ne connais pas suffisamment la biographie de Kant, mais qualifier ses œuvres de rationalisation délirante, c'est quand même quelque chose ! Et puis en plus, il y a cette histoire de « tamponner », et là, je reste coi, parce que qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire que l'Église tamponne ? Et que s'il y a une rationalisation délirante qui est, comment dire, reconnue internationalement, qui prend une importance de théorie philosophique, comme l'affaire de Kant, qui dure depuis des siècles, eh bien l'Église va tamponner ça. Ça a besoin d'être tamponné. Et là bon, l'image qui nous vient c’est quoi ? c'est le coton dans lequel on va… Alors il y a le tampon tamponné, c'est-à-dire, mettre un amortisseur, c'est-à-dire mettre du coton autour pour que ça fasse pas trop d'éclat ; et il y a aussi, comme vous dites, « je tamponne », c'est-à-dire je dis OK, imprimatur.

Bon voilà ce que j'avais à dire pour cette question de ce dernier paragraphe qu'on avait déjà vu la dernière fois. Alors ensuite il continue :

« J'ai pris cet exemple, comme ça, pour ne pas m'empêtrer dans ce que j'avais commencé d'abord pour vous donner comme jeu, comme exemple, de ce qu'il faut pour traiter un symptôme, quand j'ai dit que l'interprétation, ça doit toujours être, comme on l'a dit, Dieu merci, ici et pas plus tard qu'hier, à savoir Tostain, le ready-made, Marcel Duchamp, qu'au moins vous en entendiez quelque chose, l'essentiel qu'il y a dans le jeu de mots, c’est là que doit viser notre interprétation pour n'être pas celle qui nourrit le symptôme de sens. »

Alors là, je demande de l'aide, Tostain, Marcel Duchamp, j'ai téléphoné à Virginia hier soir, elle n'en sait rien, elle ne sait pas ce que ça vient faire ici, donc si vous avez quelque éclairage à me donner, Tostain c'est probablement un psychanalyste qui est intervenu la veille mais qui a parlé de ready-made, qu'est-ce que ça vient faire ici ? En tant que l'interprétation ça devrait être du ready-made, du tout prêt, du tout fait, et du prêt à porter. Et puis, Marcel Duchamp, que je ne connais que de nom, que vient-il faire là-dedans ? Je ne sais pas. Alors…

… : Le ready-made, c'est Duchamp.

Jean Brini : Alors expliquez-moi parce que justement je ne connais pas Duchamp justement. Je sais que c'est un artiste célèbre mais… alors, qu’est-ce qu’il a… ?

… : ... de Dada, le ready-made c'est l’urinoir de Duchamp, c’est ces objets manufacturés qu'il érige en œuvre d'art, en manifestation… qu’il conçoit comme une création de sa part, c’est le regard qui crée…, ce que fait Duchamp à partir d’un objet industriel, cet urinoir qu'il montre et qu’il prend comme œuvre d’art.

Jean Brini : Alors c'est intéressant parce qu’il dit l'interprétation ça doit être comme ça !

… : c'est un petit peu plus que ça parce que le vrai nom du ready-made tel que Duchamp l'appelle, c'est le ready-made aidé, et donc il explique Duchamp que c'est prendre de la production industrielle un objet et du fait que lui artiste l'érige en œuvre d'art, ça devient une œuvre d'art donc ça change, ça en modifie la perception.

Jean Brini : D'accord. C'est-à-dire que quand je fais une interprétation, du fait que c'est moi sujet supposé savoir qui la fais, elle peut être d'une banalité épouvantable, ça peut être un mot complètement sans relief, du fait que c'est dit par telle personne à tel moment, ça prend un relief spécial. C'est comme ça qu'on peut entendre cette phrase, c’est-à-dire…

… : … et que de par le du sujet supposé savoir que ça ait valeur d'interprétation aussi, si on reprend ce qu'il dit Duchamp, c’est-à-dire qu’il faut que ça soit lui qui décide que.

Jean Brini : C'est celui qui est en face de l'œuvre qui va consentir ou non à ce que ce soit…

… : … non, il y a aussi l'artiste qui décide «  je décide que ça, ça va être une œuvre »

… : C'est le premier qui a pris un objet usuel pour en faire une œuvre.

Jean Brini : D'accord

… : ou bien est-ce que c'est parce que c'est déjà dans la parole de l'analysant, c'est du matériel… il semble, qui est déjà là, enfin...

Jean Brini : Voilà ! Alors ça revient à, ça renvoie à l'affaire comme quoi l'interprétation c'est « citation et énigme », je ne sais plus dans quel séminaire mais c'est une chose que j'ai retenue, que Martine Lerude à l'époque avait attiré notre attention sur ce fait que Lacan nous donnait comme indication, comme définition presque, de l'interprétation – « citation et énigme ». Donc la citation, ça voudrait dire que c'est ready-made parce que c'est dans le matériel comme dit Freud que nous a livré le patient. On l'extrait, on en fait choix pour l'ériger en. Donc c'est ce qui en fait une énigme aussi.

Alors il y a aussi cette chose-là c'est qu'il s'agit de ne pas nourrir le symptôme de sens et en même temps, à la même époque en 1975, il nous dit, je ne sais plus dans quelle intervention, à la Grande-Motte je crois : le comble du sens c'est l'énigme. Donc il y a quelque chose d'un petit peu noué entre énigme, sens, interprétation et ready-made. Parce que s'il s'agit de ne pas nourrir le symptôme de sens, si l'interprétation c'est citation et énigme, que citation c'est ready-made parce que c'est prélevé dans le matériel que fournit l'analysant...

Pierre Coërchon (PC) : … c'est-à-dire que là il y a un effet de nomination d'un entretien dans l'interprétation d'un effet de nomination, c'est-à-dire : «  c'est une œuvre ». [Jean Brini : domination ?] nomination [JB : Ah ! nomination, d’accord.] il y a un entretien, dans l’acte de nomination, du sujet supposé en tant que le père comme nommé et le père comme nommant. C'est-à-dire il y a le 4e qui est, donc dans ce que critique Lacan, moi il me semble, le 4e est maintenu dans ce ready-made ? Il y a toujours le 4e de la nomination qui est maintenu, « c'est une œuvre ». Alors que justement l'enjeu de l'interprétation analytique même si ce que l'analyste a à soutenir c'est cette position de sujet supposé au savoir, c'est quand même justement de ne pas boucher, de ne pas combler cette interrogation ouverte sur l'énigme de l'énonciation et de la laisser en place. Tandis que là, quelque part, on a un effet, d'assurance ou de réassurance, enfin qui est toujours référé au religieux quelque part. C'est pareil, à mon avis quand il met en parallèle Kant et l'Église, je me demande s'il n'est pas en train de faire une raillerie là, pour mettre en évidence le côté religieux chez Kant et l’effet concurrentiel qu'il pourrait y avoir entre Kant et l'Église. Voilà. Je me posais cette question-là, moi.

Jean Brini : C'est certainement présent dans ce qu'il nous livre. Enfin bon, on peut rester avec cette…, on n'a pas forcément des réponses à apporter. Mais là il y a une série de pistes liées à cette phrase qui est quand même assez impressionnante.

Alors, il continue… Ah oui ! Je voudrais faire une remarque : je ne sais pas sur quel texte vous travaillez. Je travaille moi sur le texte que Virginia et Monique de Lagontrie ont mis en place. Et il y a quelque chose qui est tout à fait…, et qui est absent des autres textes, c’est les « ouais ». Vous avez fort justement mis en relief, en allant à la ligne, parce qu’on a l’impression que le texte de Lacan, l’énonciation de Lacan, est ponctué(e) par des « ouais ». Vraiment il fait…, alors je ne sais pas quelle est la durée matérielle du silence qui entoure le « ouais », mais en tout cas, il y a vraiment un « à la ligne » où on a l’impression qu’il s’absente, qu’il réfléchit et puis qu’il va revenir. Là, on n’en a pas eus encore, mais vous allez voir et si vous regardez le texte, parce que ça a été très bien mis en relief par la transcription, et tout d’un coup ça m’a sauté aux yeux que c’est comme si ça voulait dire : point, à la ligne, nouveau paragraphe. Quelque chose comme ça. Il y a une scansion. Et qui a été complètement enlevée de la transcription officielle, parce qu’effectivement, ça fait pas…, ça fait pas bien quoi.

Donc là il continue et il dit :

« Et puis je vais tout vous avouer, pourquoi pas ? »

Extraordinaire, avouer, passe encore ! mais « tout » ?

« Ce truc-là, ce glissement de la foi, l'espérance et la charité vers la foire – je dis ça parce qu'il y a eu quelqu'un hier soir à la conférence de presse à trouver que j'allais un peu fort sur ce sujet de la foi et de la foire. C'est un de mes rêves, à moi. J'ai quand même bien le droit, tout comme Freud, de vous faire part de mes rêves. Contrairement à ceux de Freud, ils ne sont pas inspirés par le désir de dormir, c'est plutôt le désir de réveil moi qui m'agite. Mais enfin c'est particulier. »

Bon, tout ce paragraphe, on peut le considérer comme une espèce d'aparté, de petit commentaire, je vous dis ça, et puis on va y revenir, et d'ailleurs ça se termine par :

«  Ouais. »

Alors c'est quoi cette histoire que le rêve de Lacan, qui est le réveil, qui est de se réveiller, alors ça c'est très curieux cette histoire de réveil, parce que « réveil » on trouve ça… à peu près dans tous les enseignements mystiques il est question de réveil, il est question de l'affaire que nous dormons dans notre vie quotidienne et que, eh bien il y aurait des opérations mentales à faire pour accéder enfin à l'Éveil, avec une majuscule de préférence. Vous avez ça à peu près à tous les coins de rue, dans les enseignements dits ésotériques, mystiques ou tout ça. Tout d'un coup Lacan nous parle de « moi ce qui m'intéresse c'est l'Éveil ». Et l’Éveil, c'est quoi ? C'est par un rêve, alors un rêve qui m'éveillerait déjà – en général les rêves qui nous réveillent, c'est les cauchemars. Donc lui il parle de rêve, et un rêve ça serait quoi, ça serait qu'on glisserait de la foi vers la foire. Alors je ne sais pas ce que Lacan entend par foire, mais ce qu'il y a de sûr c'est que ça a une résonance un peu subversive, que nous serions dans un ronron, un ronron comme on dit, un ronron ensommeillé et qu’il y aurait à souhaiter, y aurait à rêver… Alors il y a aussi une ambiguïté, il dit « C'est un de mes rêves » mais bien entendu quand il le dit comme ça, on a l'impression que c'est un de mes rêves, à moi, c'est-à-dire un de mes rêves, comme quand on dit je rêve d'aller un jour à Venise, c'est-à-dire un rêve au sens de vœu. Voilà. Alors que quand on parle des rêves de Freud, c'est le rêve de l'injection à Irma, c'est le rêve de la monographie botanique, c'est-à-dire des "vrais rêves", c'est-à-dire Lacan joue très explicitement sur l'ambiguïté du mot rêve, sur l'équivoque du mot rêve.

… : est-ce qu'on ne peut pas entendre foire comme quelque chose qui foire ? qui rate ?

Jean Brini : Oui, ce n'est pas forcément la foire du Trône ! Je ne sais pas, mais de toute façon rêver que ça foire, c'est pareil, en quoi est-ce que ça me réveillerait quand ça foire ? Ça reste à l'état de question

Pierre Coërchon : Le mot d'esprit, il intègre l'impossible, là, il laisse entendre l’impossible. Dans "foirer", l'impossible il est intégré quelque part. Il y a quelque chose de la foi qui chute, qui trouve son point d'arrêt et qui intègre l'impossible et puis il y a cette notion de grande foire générale dans laquelle on baigne, enfin, dans l'équivoque qu'il manie en acte il y a une réduction du symptôme, de fait, dans la foi, dans le religieux.

Jean Brini : De la foi en tant que symptôme ?

PC : Oui. [JB : D'accord] c'est-à-dire qu'il fait chuter le symptôme en maniant l'équivoque dans le cadre de son enseignement

Jean Brini : C'est-à-dire qu'il nous donne un exemple de ce qu'il vient de dire.

PC : C'est ça, il acte, il pratique ce qu'il dit.

Jean Brini : Il nous donne une illustration in vivo de ce dont il vient de parler. C'est-à-dire le jeu de mots qui n'alimente pas trop le symptôme, qui ne nourrit pas le symptôme de sens. Voilà.

PC : Voilà, donc qui laisse l'énigme ouverte.

Jean Brini : Donc voilà. C'est-à-dire que cette foire ou ce foireux ou ce foiré, eh bien on reste avec ce… voilà. Et alors ?

Elsa Caruelle (EC) : En même temps, c'est pas la première fois que Lacan parle de réveil, il me semble que c'est dans R.S.I. juste après avoir parlé d'Héraclite. Il dit quelque chose autour d'une question de bateau, y a une sorte de bateau et il parle de son (inaudible28’09) Et ça me fait aussi penser que Melman a écrit un article il y a pas mal d'années qui est je crois « la vie est un songe » où il dit quand même qu'en règle générale on dort effectivement, on dort parce qu'on est endormi par notre fantasme, en fait c'est ça. Et moi ça ne me paraît pas anodin que Lacan il amène cette histoire de réveil en faisant allusion à la question d'Héraclite et du tonnerre etc., qui en fait ayant parlé de la question du fantasme juste avant quand même hein ?

Jean Brini : Oui, tout à fait. Et du fantasme et de tamponner.

EC : Et en plus du côté de, ça serait la seule réalité à laquelle on aurait accès, ce serait celle du fantasme, c'est celle qui nous fait dormir quoi, qui nous endort.

Jean Brini : Et qui parle aussi dans cette période-là du bref instant de lucidité au moment où je me réveille le matin et puis ensuite je plonge dans le sommeil habituel qu'on appelle veille

EC. : Peut-être aussi, parce que vous parliez d'éveil, foi/foire, le r-e là, et puis le éveil/réveil, on a aussi…

Jean Brini : Ah oui, oui on peut aller jusqu'à la lettre. Et d'ailleurs :

« Ouais.

Enfin ce signifiant-unité, c'est capital. »

Voyez, on attrape la logique de ce qu'il raconte et du coup dans la suite du texte, on s'aperçoit qu'on n'a pas trop foiré finalement. Donc le signifiant-unité. C'est capital. Alors c'est quoi ce signifiant-unité ? On y reviendra.

« C’est capital, mais ce qu'il y a de sensible c'est que sans ça, c'est manifeste, que le matérialisme moderne lui-même, on peut être sûr qu’il ne serait pas né, si depuis longtemps ça ne tracassait les hommes, et si dans ce tracas, la seule chose qui montrait être à leur portée, c'était toujours la lettre quand Aristote comme n'importe qui enfin se met à donner une idée de l'élément, il faut toujours une série de lettres, rhô, gamma, tau, exactement comme nous. Il n’y a d’ailleurs rien qui donne d'abord l'idée de l'élément, au sens où tout à l'heure je crois que je l'évoquais, du grain de sable – c'est peut-être aussi dans un de ces trucs que j'ai sauté, peu importe – l'idée de l'élément, l'idée dont j'ai dit que cela ne pouvait que se compter, et rien ne nous arrête dans ce genre… Si nombreux qu'ils soient les grains de sable – il y a déjà un Archimède qui l’a dit – si nombreux qu'ils soient, on arrivera toujours à les calibrer. Mais tout ceci ne nous vient qu'à partir de quelque chose qui n'a pas de meilleur support que la lettre. Mais ça veut dire aussi (je donnerai quelques indications après, je voudrais aller jusqu'au bout du paragraphe, c'est-à-dire jusqu'au prochain « ouais ») parce qu'il n'y a pas de lettres sans de lalangue. C'est même le problème, comment est-ce que lalangue, ça peut se précipiter dans la lettre ? On n’a jamais fait rien de bien sérieux sur l'écriture. Mais ça vaut quand même la peine, parce que c'est là tout à fait un joint.

Ouais. »

Bon !

… : Moi, dans la version officielle, j’ai non pas « cela ne pouvait que se compter » mais « cela ne pouvait pas se compter », la version de l'Ali.

JB : Ce point-là n’est pas souligné.

(La dernière relecture de La Troisième, qui devait remplacer la précédente, n'est pas encore disponible dans le site des Mathinées lacaniennes, Jean Brini dit qu’il a la version avec les corrections en bleu.)

… : c'est complété par ce qu’a dit Archimède dans la suite "si nombreux qu'ils soient, on arrivera toujours à les calibrer"

JB : Oui, oui, oui. D'ailleurs à ce propos-là, c'est très marrant, parce que dans ce que je me préparais à vous présenter dans la suite, c'est-à-dire pour l'atelier de topologie, Archimède a fait une estimation du nombre de grains de sable qui pourrait être contenu dans la sphère des fixes. Et pour ça, il a introduit une notation, il faut que je la retrouve, voilà, alors je ne connais pas l'expression en grec mais la traduction en français ça donne :

« une myriade de myriades d'unités, du myriade de myriadième ordre, de la myriade de myriadième période ».

Voilà l'expression et il paraît que ça prend 7 mots grecs pour le dire. Et ça si on le traduit, sachant qu’une myriade[1] c'est 10 000, que donc une « myriade de myriade[2] c’est 10 puissance 8 », eh bien ça donne au total « 10 puissance 8 . 10 puissance 16 ».

left(left(10^8right)^{left(10^8right)}right)^{left(10^8right)}=10^{8cdot 10^{16}}

période

ordre

unités

C'est-à-dire 1, suivi de 8 « puissance 16 zéros ». C'est-à-dire en milliards ça donne : un 1 suivi de 80 millions de milliards de zéros !!!

Bien évidemment, le poids de papier nécessaire pour l'écrire est supérieur à la masse de l'univers, donc c'est même pas la peine d'en parler. Donc Archimède avait déjà introduit une notation, et vous voyez bien, on en parlera tout à l'heure, Lacan est parfaitement au fait du fait que Archimède a introduit cette notation pour calibrer, pour calibrer, si nombreux que soient les grains de sable, on arrivera toujours à les calibrer. Calibrer n'est pas compter. Et ça c'est très important et Lacan est parfaitement au courant de cela.

Marcelo Gryner (MG) : Je crois que la difficulté dans ce passage-là, c'est bien parce que il dit que dans lalangue c'est difficile donc de faire le découpage, sauf de la lettre, la seule chose qu'on peut découper dans lalangue c'est la lettre, parce que sinon il y a de l'homophonie parfois, de l'équivoque ; avec le texte de Joyce, vous pouvez découper à des endroits différents certains passages parce que ce sont pas des mots tels qu'on les trouve dans le dictionnaire, mais au niveau de la lettre il y a un découpage, c'est pour ça je vous demande, est-ce que vous pourriez nous dire ce passage où il dit justement les rapports entre lalangue et la lettre parce que la lettre est le seul élément vraiment discret, le seul élément vraiment discontinu dans lalangue…(inaudible 31’56)

Jean Brini : On déborde sur ce que je voulais vous proposer dans la suite. Mais je vais quand même essayer de retrouver la citation parce que ce que vous dites est extraordinairement lié à la question du continu. Il s'agit d'une citation de Hermann Weyl qui a écrit un bouquin sur le continu au début du XXe siècle et qui contestait le fait que le continu puisse être appréhendé à partir de ses éléments, c'est-à-dire que considérer les nombres réels par exemple mais aussi bien lalangue comme une collection d'éléments c'est-à-dire de considérer lalangue comme quelque chose qui se découpe en lettres et…

MG : … chez Saussure déjà, comment il dit : je la prends et je l'apprends (du verbe apprendre), on voit bien que même dans ces sons-là, on peut le découper de deux manières complètement différentes.

JB : Oui justement, Weyl va beaucoup plus loin que cela. Il dit, il souligne à un autre endroit que la reconstruction mathématique du continu à partir d'unités indivisibles – il appelle ça la conception atomique –, il dit : il y a des lettres, ça veut dire il y a des atomes…

X : C’est la conception de Démocrite. [JB : Hein ?] C'est Démocrite.

JB : … la conception de l'atome c'est-à-dire ce qui ne peut être divisé, au début du paragraphe Lacan nous parle du signifiant-unité. Il ne parle pas d'atome au sens de non, a-tome c'est ce qui ne peut pas être coupé, il ne parle pas de ça mais il parle quand même du signifiant-unité. Sa question, c'est toujours la même, comment ça se fait qu'il y a de l'Un, et comment ça se goupille cette affaire ? Alors, Hermann Weyl dit :

« La reconstruction mathématique du continu à partir d'unités indivisibles, sélectionne dans la bouillie fluante du continu, en quelque sorte, un tas : individuel. Le continu est émietté en éléments isolés et le fait de couler les unes dans les autres, qui est la caractéristique de toutes ses parties, – de couler les unes dans les autres, c'est-à-dire par exemple je l'apprends/ je la prends –, est remplacé par certaines relations conceptuelles qui reposent sur le plus grand plus petit entre ses éléments isolés »,

ça c'est la contestation par Hermann Weyl de la conception d’un continu conçu comme une collection d’éléments : pour lui le continu n'a pas d'éléments mais qui n'a que des parties ; et en fait je pose la question parce qu'on a déjà parlé de cela la dernière fois : quel imaginaire pourrait être relié à ça ? Eh bien c'est très simple, c'est la goutte. Est-ce que, quand j'isole une goutte dans mon verre d'eau, je peux la sortir la goutte, je peux prendre un compte-gouttes, je peux aspirer un peu d'eau et puis j'aurais des gouttes mais puis-je considérer que mon verre d'eau est une collection de gouttes ? Ben non. Puisque quand je remets ma goutte dans l'eau, elle se (comme on dit) dissout, elle disparaît. Et même si c'est une goutte d'encre que je rajoute à mon verre d'eau, eh bien pour la récupérer, ça va être coton, une fois que je l'aurai mise dans le verre d'eau. C’est-à-dire, voilà, une image du continu, c'est-à-dire de ce qui n'a que des parties mais qui n'a pas d'élément. Alors bien entendu, la physique moderne récupère cette affaire, en disant oui mais il y a les molécules d'eau. Et les molécules d'eau précisément c’est des individus que je peux compter, voir Avogadro et Cie. Je peux dire que dans mon verre d'eau, il y a quelque chose comme 10 « puissance 22 molécules ». Les molécules où si je me mêle de les diviser, ce ne sera plus de l’eau, je change la nature, si je me mêle de casser la molécule d'eau c'est-à-dire que je fais quelque chose comme un changement, même pas un changement d'état, pire, un changement de matériel. On peut dire qu'il y a une espèce de balance entre le continu et le discret, dans la physique, mais dans lalangue aussi, et Lacan, là encore c’est étonnant puisqu'il utilise une métaphore d'origine chimique puisqu'il dit que la lettre est un précipité, hein, un précipité !

Stéphane Renard (SR) : Alors si on prend votre exemple chimique, à partir des molécules d'eau, c'est la contiguité des molécules qui fait le continuum, et à ce moment-là la continuité…

JB : … la continuité ou la contiguïté ?

SR : La contiguïté. [JB : Je suis d'accord] Et à ce moment-là on se retrouve avec la structure de l'inconscient et des lettres qui sont contiguës les unes aux autres en formant continuité, continuum et donc avec lalangue.

JB : Alors les lettres sont-elles des gouttes ou sont-elles des molécules ? C'est ça la question qu'on peut se poser. Si c'est des gouttes, ça veut dire que c'est un découpage fluctuant qu'on peut en permanence rediluer et réordonner autrement, si c'est des molécules elles sont, j'allais dire objectivement isolables, sauf que jamais personne a jamais vu une molécule d'eau, c'est une construction.

SR : Encore qu’on peut le prendre dans l'autre sens, c'est-à-dire que les lettres étant contiguës, la contiguïté des lettres dans l'inconscient, c'est ce sur quoi on revient tout le temps, donc la contiguïté à l'intérieur de l'inconscient peut déterminer ce qu'il en est de lalangue et d'une continuité sans chercher à savoir si on focalise la lettre en étant dans une structure, disons moléculaire, ou dans une structure d'éléments, en gardant la lettre pour ce qu'elle est, c'est-à-dire l'élément le plus réel qui soit et dont la contiguïté, dont la somme des…, d’ailleurs on ajoute quelque chose, on complique un tout petit peu, mais dont la contiguïté permet de définir ce qui serait lalangue et ce qui serait l'inconscient. C’est-à-dire en fait la question c'est la question de la contiguïté de la lettre.

JB : Alors la question de la contiguïté de la lettre, là encore il y a toute une équipe qui travaille là-dessus depuis 20 ans, et notamment…, je ne sais plus quel est le nom de cette équipe mais je crois que c'est à Normale sup’ où ils travaillent sur la question de la méréologie, la science des voisinages. Je veux dire que le mot, quand je dis « ces 2 pièces sont contiguës » dans un appartement ou dans un immeuble, on va dire parce qu'elles ont une cloison commune, mais la cloison fait partie de quelle pièce ? Et c'est là que les ennuis commencent. C'est-à-dire que dire que deux lettres sont contiguës dans l'inconscient signifie qu'on les a déjà séparées, en tant que lettres, et c'est très exactement ce que dit Hermann Weyl, quand il dit « on a remplacé la bougie fluante du continu par un tas d'éléments – un tas, éventuellement non dénombrable hein, ça n’empêche, mais un tas éléments – dans lesquels on tente de reconstituer la bouillie fluante avec des relations « plus petit, plus grand ». Il me semble que ce que vous proposiez pour lalangue, à propos de la contiguïté des lettres, c'est très exactement ça. Pour pouvoir dire ces 2 lettres sont contiguës, il faut déjà les avoir différenciées. Et le continu précisément pour Hermann Weyl, c'est « on ne peut pas les différencier »

Lenoir : À l'époque de Weyl, au début du 20e, fin 19e, il y avait 2 courants en physique qui s'opposaient très violemment, c'est l'énergétisme et c'était l'atomisme. Donc il y avait des courants tout à fait officiels qui prétendaient qu'il n'y avait pas de parties insécables, qu'il n'y avait pas d'atomes [JB : Tout à fait, oui ?] jusqu'à ce qu'on arrive à isoler l'atome mais ça été relancé par la décomposition de l'atome en différents quarks etc. etc. ce qui fait que cette question de l'énergétisme où il n'y aurait pas de matière et puis les succédanés qu'on peut retrouver maintenant dans la théorie des cordes, la chose n'est toujours pas résolue [JB : absolument] est-ce qu'il y a des grains de matière, est-ce qu'il y a des grains, des particules isolables ou des petits morceaux isolables ou est-ce qu'il y a quelque chose d'un continuum ? La question n'est toujours pas clairement résolue.

Jean Brini : Ce qui est tout à fait extraordinaire c'est que Lacan ne prononce jamais le mot continu et il me semble que ce n'est pas par hasard, c'est-à-dire que quand il parle de lalangue on a très envie de dire que la lettre c'est un découpage et que la lettre c'est du discret que lalangue c'est du continu etc. on a très envie de faire ça et Lacan ne va jamais jusque-là. C'est tout près. Parce qu'un précipité par exemple, un précipité ce n'est pas des grains. Quand on fait une réaction chimique de précipitation, il n'y a pas des grains qui tombent au fond. Il y a juste quelque chose qui est un changement d'état, il y a du solide qui apparaît dans le liquide. Mais le solide n'est pas du tout organisé en grains. Donc la lettre dans ce cas-là, elle n'est pas strictement discrète, bien qu'elle ne puisse apparaître que, alors là je prends un terme de Weyl, dans la bouillie de lalangue. Mais on peut aussi se poser la question, c'est que lalangue elle-même n'est pas une bouillie complète, en ce sens que lalangue anglaise et lalangue française, ce n'est pas la même. Donc déjà dans lalangue il y a quelque chose qui ressemble à une structure sans en être une. Voilà, on n'a pas forcément des réponses.

... : Est-ce que ce n'est pas la clé de l'équivoque ?

PC : Quand même, là, il ne faut peut-être pas oublier à cet endroit, enfin la dimension métonymique aussi du terme précipité.

JB : Le terme métonymie n'apparaît pas là, enfin dans ce paragraphe-là.

PC : Mais le temps, la question du temps, parce que la précipitation dans le jeu de l'équivoque c'est aussi, il l'utilise d'ailleurs souvent comme ça : se hâter / la fonction de la hâte / la précipitation aussi dans la hâte, [JB : Ah bien je n'y avais pas pensé à celle-là ! La précipitation pour moi c'était un précipité chimique mais que ce soit la précipitation temporelle de la hâte, ça c'est…, ah voyez !], avec ces signifiants-là, avec le questionnement permanent de l'articulation au temps aussi, de Lacan, il me semble qu'on ne peut pas non plus dégager, on ne peut pas seulement être…, partir sur la dimension imaginaire de la métaphore, enfin. Il y a aussi la métonymie qui s'articule à ce moment-là dans le jeu de l'équivoque

EC : Ce serait intéressant de se dire que dans le même mot il puisse y avoir à la fois métaphore et métonymie, que ces 2 processus-là soient présents.

PC : Voilà. Dans le nouage et sur son côté écrit, même s'il ne le dit pas comme ça il y a quand même aussi l'articulation métonymique en même temps que la métaphore.

EC : Ça fait penser à comment il écrit l'instance de la lettre où ces 2 processus il les met en œuvre dans son écriture même en fait c'est [JB : Oui] Moi, j'avais une question, sur les lettres proprement dit, c'est toujours la lettre, « Aristote comme n'importe qui enfin se met à donner une idée de l'élément, il faut toujours une série de lettres, rhô, gamma, tau » et moi je me suis dit il y en a 3, et pensant à La lettre volée, je me suis dit pourquoi il n'y en a pas 4 ?

JB : je n'ai pas... Ah ! Si, si, si. C'est tout simplement parce que là où Aristote introduit des lettres, c'est dans le syllogisme, donc il y a homme, il y a mortel, il y a Socrate. Il y en a 3. Tous les A sont B, tous les B sont C, donc tous les A sont C.

Lenoir : Dans la transcription que j'ai, c'est : rhô, sigma, iota. R.S.I., qui nous parlent plus.

JB : Ah oui !

M de L : Ce n'est pas ça qui est dit dans l’enregistrement, c'est rhô, gamma, tau.

JB : Vous persistez sur le fait qu'il dit rhô, gamma, tau. [Oui] D'accord.

Je ne me souviens plus des lettres qu'emploie Aristote, je pense que c'est dans Les Premiers analytiques, quand il introduit des lettres, il me semble, comme il cite Aristote à la ligne précédente, comme Aristote quand il se met à donner une idée de l'élément, il lui faut toujours une série de lettres, il me semble que la référence c'est ça, est aux Premiers analytiques, et du coup, c'est pour ça qu'il y en a 3. Je ne vois pas d'autres possibilités mais bon. Enfin voyez, la question à laquelle on n'a pas accès plus loin, c'est-à-dire, bon là maintenant on est obligé, comment dire, de se retourner vers les gens qui réfléchissent à ça depuis des siècles, c'est la question entre le discret le continu et la question de lalangue, les signifiants, les lettres. Voilà. Sachant que dans le cas particulier ce qu'il dit c'est quand même important, c'est, bon, pour pouvoir dire, tel ensemble, je ne sais pas, par exemple l'ensemble des jours de la semaine a 7 éléments, il faut au préalable que nous ayons déjà accès à la lettre. Eh bien pour ça, il faut au préalable que nous ayons accès à la lettre, non pas à des lettres mais à la notion de lettre.

PC : mais c'est pour ça que la partie pour le tout, ça, ça vient bien articuler la question métonymique, même s'il ne le situe pas expressément à cet endroit-là, nous nôtre symptôme justement, mais c'est ça l'enjeu de l'écriture c'est peut-être qu'elle raccroche du côté de la métonymie parce que notre symptôme du côté de la métaphore c'est de partir sur le défilé des métaphores et des images, de la physique et de la chimie. Mais justement dans ce qu'il articule de la question de l'écriture, il y a quelque chose qui rabat logiquement sur la dimension métonymique et sur l'écriture même parce que c'est du nœud dont il nous parle et c'est de l'écriture du nouage aussi, le joint dont il parle avec la lettre c'est aussi la question du (?48’42) de l'objet, enfin c'est tout ça dont il nous parle.

JB : Est-ce que tu serais d'accord pour dire que, j'essaie de retrouver c'est dans La science et la vérité, où il y a la vérité comme cause et il y a les 4 causes d’Aristote et la psychanalyse serait du côté de la vérité comme cause matérielle, est-ce que tu serais d'accord pour dire que la métonymie serait du côté de la cause matérielle, c'est-à-dire de quelque chose qu'il appelle la matérialité stupide du signifiant par opposition à ce qui serait du côté de la métaphore avec un déploiement imaginaire. Est-ce que tu serais d'accord pour dire ça ? que la cause matérielle serait du côté de la métonymie, plutôt.

PC : Oui, du côté de la substance un peu.

JB : Voilà. Ce que Freud disait à sa façon quand il écrivait à Fliess "bon, il faut que je retourne au garde-manger", et ce qu'il appelait le garde-manger, c'est-à-dire l'armoire à provisions, c'était les rêves, l'inconscient, dans lequel il allait puiser ce qu’il appelait du matériel, du matériel au sens de matériau. Et là encore matériau, à nouveau, pour que je puisse aller le chercher, m'en emparer en tant que sujet il faut qu'il soit précipité en lettres, parce que de lalangue je ne peux rien m'emparer, au sens d'une jouissance juridique, je peux en jouir, j'ai la jouissance de cet appartement, j'ai la jouissance de cette lettre et donc je peux aller chercher cette lettre en tant que matériel, dans l'inconscient, dans l'armoire à provisions. Enfin bon c'est comme ça que je le voyais. On a encore 5 minutes.

« Ouais.

Donc que le signifiant soit posé par moi comme représentant un sujet auprès d'un autre signifiant, c'est la fonction qui s'avère de ceci, comme quelqu'un aussi l'a remarqué tout à l'heure, faisant quelque sorte frayage à ce que je puis vous dire, c'est la fonction qui ne s'avère qu'au déchiffrage qui est tel, que nécessairement c'est au chiffre qu'on retourne, et que c'est ça le seul exorcisme dont soit capable la psychanalyse, c'est que le déchiffrage se résume à ce qui fait le chiffre, à ce qui fait que le symptôme, c'est quelque chose qui avant tout ne cesse pas de s'écrire du réel, et qu'aller à l'apprivoiser jusqu'au point où le langage en puisse faire équivoque, c'est là par quoi le terrain est gagné qui sépare le symptôme de ce que je vais vous montrer sur mes petits dessins, sans que le symptôme se réduise à la jouissance phallique. »

Ça fait beaucoup de choses, c'est une seule phrase, je n'ai pas pu m'arrêter avant parce que c'est une seule phrase mais quand même, il me semble que ce paragraphe-là entre deux "Ouais", il sera nécessaire d'y revenir, en ce sens que le déchiffrage, dit-il, alors là, bon, représenter un sujet pour un autre signifiant c'est une fonction qui s'avère, et vous entendez la vérité, qui s'avère, c'est-à-dire qu'une fonction pourrait être parfaitement imaginaire, illusoire ; elle s'avère en ce sens qu'elle est vérifiable, quand il utilise le mot "avère" il renvoie à la vérité de sa formule. « C'est la fonction qui ne s'avère qu'au déchiffrage qui est tel, que nécessairement c'est au chiffre qu'on retourne », et ça c'est quelque chose qui est tout à fait connecté à la démarche de Freud dans Le mot d'esprit, en ce sens que, le mot d'esprit est divisé en 2 parties, partie analytique et partie synthétique, ensuite il y a la partie théorique. L'analytique, c'est quoi ? C'est : je veux savoir qu'est-ce que c'est un mot d'esprit, qu'est-ce que fait qu'un mot d'esprit en est un ? Pour faire ça, je vais procéder à la décomposition de ce mot d’esprit, jusqu'à ce que ça n'en soit plus un. Je vais l'expliciter, je vais mettre à plat, "famillionnaire", je vais regarder la technique, regardez l'intention. Je vais tout mettre à plat jusqu'à ce que ma mise à plat fasse disparaître le caractère de mot esprit. Et quand ça aura disparu, j'aurai peut-être réussi à attraper ce qui fait le mot d'esprit. Ça c'est la partie analytique, c'est-à-dire le déchiffrage, le dé-chiffrage, parce que le point de départ c'est quand même qu'un mot d'esprit, comme un rêve, comme un lapsus, c'est d'abord chiffré. Chiffré, il faut l'entendre au sens cryptographique hein ! C’est-à-dire, chiffré, au sens où il y a un code, il y a une mécanique, et une combinatoire qui a organisé la chose d'une matière littérale, une combinatoire littérale qui va organiser les choses, cette combinatoire littérale il faut que je la déchiffre pour arriver à faire valoir ce qui du mot d'esprit en fait un.

Mais ensuite, ensuite il y a la partie synthétique, c’est-à-dire la question : quel est le moteur du mot d'esprit ? Comment est-ce que ça se chiffre ? Qu'est-ce qui est à l'œuvre dans ce qu'il faut bien appeler un acte, qu'est-ce qui est à l'œuvre dans ce qu'il faut bien appeler "je fais un mot d'esprit" , il y a quelqu'un qui s'engage. Et c'est là que s'avère que le signifiant est ce qui représente un sujet, et c’est là qu'on aperçoit le sujet. Ce n'est pas dans le déchiffrage qui n'est rien d'autre qu'une mécanique combinatoire qu'on met au jour, qui détruit le mot d'esprit, il le dit lui-même, quand j'explicite le mot d'esprit, quand je le mets à plat, je ne sais plus quel est le terme exact qu'il utilise, mais il y a un aspect de dissociation, de défaire, de dénouer, dans l'espoir que dans le cours de ce dénouage j'aperçoive la quintessence. Mais ensuite, le signifiant c'est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant, le sujet, il est là, non pas au moment du déchiffrage, mais au moment du chiffrage. C'est ce sujet-là qui m'intéresse, celui par lequel jaillit le famillionnaire. Quelle idée géniale ! C'est pas sidération et lumière parce que ça c'est la tierce personne, la sidération et la lumière c'est celui qui entend le mot d'esprit, qui dit c'est quoi qui me raconte ? Ah bien oui, d'accord ! Et rire.

Mais celui qui chiffre c'est encore autre chose. Et c'est ce sujet-là qui est notre sujet, le sujet de l'inconscient. Voilà une première chose de la manière dont je l'entends, en ce sens qu'il dit c'est pour ça qu'il dit que le déchiffrage se résume à ce qui fait le chiffre, et le chiffre c'est ce qui fait le symptôme. Alors ensuite, je vais m'arrêter là parce qu'il est 10 heures, il y a l'autre partie qui concerne le nœud, « c'est que le déchiffrage se résume à ce qui fait le chiffre, à ce qui fait le symptôme, c'est quelque chose qui est avant tout ne cesse pas de s'écrire du réel ». Alors là on va avoir vous savez le schéma avec les cornes et où on voit que le symptôme dans le schéma de La Troisième, c'est ce qui, du réel, vient s'inscrire dans le champ du symbolique. On s'arrête et ensuite atelier de topologie, analyse non standard. Ça existe l'analyse non standard. Ça n'a rien à voir avec l'analyse.

Transcription : M. de Lagontrie

Relecture : Jean Brini

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[1] myriade (104) = 10 000

[2] une myriade de myriades, soit

Groupe de travail sur la Troisième: résumé de la première moitié

Je pense donc je suis. je pense donc se jouit.

Voilà le franchissement traversé dans la Troisième.

Le je suis du nobliau, Lacan l’attribue à l’enseignement des jésuites. Signalons l’importance des jésuites qui apparaissent ici associés à Descartes, mais qui plus tard sera aussi une influence majeur chez Joyce, sans oublier que Lacan lui même a été au collège Stanislas.

 

Ce «je» du je suis c’est «mon sujet à moi, le «je» de la psychanalyse. Et c’est un symptôme, que Lacan interprète en jouant sur l’équivocité. A quoi il pense avant de conclure qu’il suit?  «Il suit» la musique de l’être. Il pense du savoir de l’école de ses maîtres, les jésuites. Ce savoir ne va pas très loin. Il y a de l’eau dans le gaz... parce que ce je suis est aussi paumé que quiconque du fait de parler de lalangue, du fait d’avoir un Inconscient.

 

L’être n’a rien de suprême, le «je suis», qui vise une conjonction de l’être avec la connaissance, est à rejeter et en tant que tel, ça reparait dans le Réel. (le mot rejet insistera plus loin, avec un autre sens)

 

La question serait alors: comment ce je souis «forclos» - c’est le terme qu’emploie Lacan comme synonyme de rejet - reparaît-t-il dans le Réel comme Jouissance ?

 

La contrepèterie, «je souis => se jouit» en est une réponse? Est-ce que «se jouit» interprète la vérité du «je souis»?

 

Passons vite fait sur le conjugaisons du verbe être dans ses différents temps:

Fui: phonétiquement rien à voir, on entend «fuir»

De même que stat: estar, en espagnol

Le verbe être a une fonction de «copule» dans les langues indo-européennes, dit Lacan en s’appuyant sur l’emploi du est, e-s-t, en logique:

 

Wiki:  Les syllogismes sont constitués de propositions, ou affirmations faites d'un sujet (S) relié par une copule à un prédicat (P). La copule est introduit un rapport entre les deux concepts S et P. Ce rapport doit être appréhendé sous l'angle de la compréhension (désigne en logique l'ensemble des qualités et des caractéristiques propres à un ensemble, ou classe, d'objets) et de l'extension (l'ensemble des objets qui possèdent ces qualités et propriétés en commun)

 

Ainsi, ce verbe «être» préfigure le verbe incarné, que son texte fait apparaître avec le subjonctif: qu’il soit! Qu’il soit le Dieu du dire, le Dieure, qui fait être la vérité.

 

 

 

Lacan pose ensuite le Un comme étant le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel,  pris dans ce sens (SIR, IRS, RSI).

 

Après avoir décalé l’être du «je souis», il passe au «je pense», c’est-à-dire, à la pensée.

Une phrase pour le moins étrange la définit:

La pensée consiste dans le fait que des mots introduisent quelques représentations imbéciles dans le corps. C’est l’Imaginaire qui du coup redégueule ensuite une vérité.

Si le sens se loge dans le corps (I), cela donne les deux autres (S et R) comme sens. Il y dénonce l’idéalisme philosophique qui soulage tout le monde en agitant le grelot du sens.

 

La philosophie aurait fait entrer dans la tête des mots qui du fait d’être entrés dans la tête deviennent des représentations imbéciles.

La pensée n’est concevable que si on détache les mots du sens philosophique habituel. Ils pourraient rentrer ailleurs dans le corps, dans les peauciers du front par exemple, qui font qu’on se roule ensuite en boule comme un hérisson. On peut aussi penser avec les pieds. C’est là que je voudrais que ça entre: l’I, le S et le R sont faits pour aider les analystes à frayer leur chemin.

 

Après le dégagement du je pense donc je suis cartésien, Lacan enchaine avec le noeud et l’objet a. Il dira:

Il s’agit chez les analystes de laisser quelque chose dans le noeud, d’y laisser cet objet insensé qu’est l’objet a.

C’est ça qui s’attrape au coincement.

C’est à l’attraper juste que vous pouvez répondre à votre fonction: l’offrir comme cause de son désir à votre analysant.

 

Si le «je souis» est rejeté, il s’ensuit ce qu’il faut être: il faut être le noeud. Il faut l’être, hurle Lacan.

Et ensuite, il passe indistinctement à la notion d’être, non pas le noeud mais le semblant de l’objet a. Comme si les deux, noeud et objet a, s’impliquaient réciproquement? On pourrait alors dire: l’analyste en étant le noeud, il désigne la place de a. Et en étant le semblant de a, il montre l’efficace du noeud.

 

La difficulté étant qu’il s’agit d’être le semblant de quelque chose dont on n’a pas d’idée. C’est la définition de l’objet a. En tout cas, Lacan dit clairement qu’avant qu’il l’ait inventé, qu’il l’ait écrit, ce n’était qu’un trou. Maintenant, l’objet a s’écrit et ce trou, ce n’est pas n’importe quel trou. Il ne suffit pas de faire l’éloge du trou. Nous avons affaire à un trou structuré, bordé par RSI. C’est cela qui opère dans l’analyse. Et RSI, les trois catégories, ne peuvent émerger qu’au sein du DA.

Et ils ont émergé parce que Lacan «n’a eu qu’à suivre», comme Descartes a suivi la musique de l’être, Lacan aurait suivi les indices qui lui ont permis d’écrire «objet a».

 

Une fois posé de DA, Lacan avance qu’il éclaire les autres discours, mais il ne les invalide pas. L’Hystérique, le Maître, l’Universitaire continuent d’exister. Le maître, par exemple, veut que ça roule, que les choses aillent au pas de tout le monde. Mais le Réel, il entrave cette marche. Le Réel découvre la place du semblant en jeu. Place qui est à définir mathématiquement pour ne pas l’imaginariser. Lacan définit alors le Réel comme la modalité logique de l’impossible, notion chère et nécessaire aux scientifiques.

 

Les choses roulent tant qu’elles se soutiennent du semblant.

 

Mais Lacan nous dit que pendant des  siècles on a cru «tout possible». Dieu avait fait de son mieux, il fallait que les choses soient possibles ensemble. J’ajouterais: il fallait que toutes les choses soient possibles ensemble. Possibilité assurée par Dieu justement.

Dieu le voulait ainsi, et ça soulageait tout le monde que le verbe de la copule  fasse rapport.

 

Remarquons cette phrase: que tout soit possible ensemble. Cet ensemble total implique l’idée de l’existence d’un monde. Or l’analyse nous montre que le monde est imaginaire.

C’est ici qu’il revient sur la phrase étrange du début:

Par le DA nous savons que le monde est imaginaire parce que ce discours permet de réduire la fonction de la représentation, en la mettant là où elle est: dans le corps. (notion déjà avancée dans le séminaire sur l’Angoisse)

Et Lacan revient ici sur l’idéalisme philosophique à situer à une époque où il n’y avait pas encore de science. On sous-entend, qui vienne justement introduite l’existence d’un Réel.

 

Il n’y a pas de monde contenant un tout qui soit possible. Il y a le Réel qui n’est pas universel. Il n’est tout qu’au sens stricte de ce que chacun de ses éléments soit identique à soi-même, mais à ne pouvoir se dire pantes. Il n’y a pas «de tous les éléments», il n’y a que des ensembles à déterminer dans chaque cas.

Ceci n’a le sens que de ponctuer ce n’importe quoi le signifiant-lettreS1 sans aucun effet de sens, homologue de l’objet a.

Et S1, agent du DM devient homologue de l’objet a.

 

Lacan s’autocritique d’avoir voulu les marier, établir le rapport entre S1 et a, indiquant par là la vanité de tout coït avec le monde, ou de coït avec la connaissance. (Rappelons nous de la «conjonction de l’être avec la connaissance» du début qui caractérise le je suis quand il n’est pas rejeté).

 

Suit une autre phrase, je ne dirai pas étrange, mais fondatrice:

 

Il n’y a rien de plus dans le monde qu’un objet a, chiure ou regard, voix ou tétine qui refend le sujet et le grime en ce déchet qui lui au corps ex-siste.

(Il n’y a dans le monde que l’objet a

qui divise le sujet

et le maquille en une ordure, un reste (on a envie de dire: qui grimace)

qui ex-siste au corps.)

 

C’est un reste du corps, un morceau qui se détache du corps et qui donc lui ex-siste, qui prend cette fonction d’objet a.

 

 

 

Est-ce que la psychanalyse est un symptôme?

Un symptôme est ce qui vient du Réel, un bec vorace qui ne se referme qu’à se mettre du sens sous la dent.

De deux choses l’une: ou bien ce sens le fait proliférer ou bien il en crève.

Comment faire pour que le Réel du symptôme crève?

Il faudra définir le sens du symptôme autrement. Ce n’est pas celui qui le fait proliférer ou crever. Le sens du symptôme c’est le Réel. Le même qui entrave le discours du Maître. (Et ce n’est pas l’esclave qui s’y accommodait très bien, il était chrétien avant terme.)

 

Le sens du symptôme dépend de l’avenir du Réel, et donc, de la réussite de la psychanalyse. On demande au DA de nous débarrasser et du Réel et du symptôme. Si elle réussit, on peut s’attendre au retour de la vraie religion, qui sanctifie tous les espoirs. Mais si elle réussit, on l’oubliera, comme n’importe quelle vérité. Tout dépend de l’insistance du Réel. S’il insiste, elle échoue. Et au symptôme de se multiplier.

 

Est-ce que la psychanalyse est un symptôme social?

Il n’y a qu’un seul symptôme social: chaque individu est un prolétaire, et du coup il n’a aucun discours pour faire lien social, ou semblant. Voir Marx.

 

La psychanalyse a une autre consistance que les autres discours: elle est un lien à deux, en quoi elle se trouve à la place du manque de rapport sexuel,  qui manque dans toutes les formes de sociétés, et qui est lié à la vérité qui fait structure de tout discours. Pas de véritable société fondé sur le DA.

 

L’avénement du Réel ne dépend pas de l’analyste. L’analyste a pour mission de le contrer.

Mais le Réel pourrait s’emballer, voire la science qui risque de produire une bactérie qui pourrait finir avec la vie du parlêtre.

Ce qui réduit la vie à l’infection qu’elle est. Or la mort est à localiser à ce qui dans lalangue en fait signe. (signe de vie ou de mort? Plus loin, seuls les linguistes pensent que lalangue est animée)

 

Lalangue fait homophonie de voeux et veux, deux et d’eux, non et nom.

Ce qu’il faut concevoir c’est qu’on a affaire à des dépôts, des alluvions, des pétrifications qui résultent de l’usage, du maniement par un groupe de son expérience inconsciente.

 

Lalangue véhicule la mort du signe.

-l’Ics est structuré comme un langage

-lalangue joue contre son jouir

-elle s’est faite de ce jouir même.

 

Le savoir supposé de l’analyste n’est pas supposé à tort s’il sait:

que l’Ics consiste en un savoir qui s’articule de lalangue,

que le corps ne s’y noue que par le Réel dont il «se jouit».

 

Mais le corps est à comprendre au naturel comme dénoué, séparé de ce Réel, qui ainsi ex-siste en faisant sa jouissance, tout en lui restant opaque.

 

Le Réel est ici l’abîme moins remarqué, que ce soit lalangue qui cette jouissance la civilise, la développe, qui fait que le corps jouit de l’objet a. De coup, dans DA, il devient le noyau élaborable de la J, mais il ne tient (l’objet a) qu’à l’existence du noeud, au trois consistances qui le constituent.

 

Il sera question dans la suite du texte des trois jouissances.

 

La jouissance du corps est jouissance de la vie. Elle est séparée par l’objet a de la jouissance phallique. Celle-ci étant qualifiée d’anomalique à la jouissance du corps.

La jouissance phallique est hors-corps. La première masturbation crève l’écran dit Lacan en se référant à Saint Sébastien. (dans le séminaire sur l’Angoisse, Lacan fait du phallus un quant à soi que le sujet ne projette pas dans l’image spéculaire)

 

Le corps n’entre dans l’économie de la J qu’à partir de l’image du corps.

Le rapport de l’homme avec son corps est imaginaire, voire la portée que prend l’image au départ. La raison est réelle: la prématuration à la naissance.

L’image anticipe la maturation du corps. Cela comporte nécessairement l’impression que le semblable prend sa place. Il le vomit donc.

L’homme est plus proche à lui-même dans son être que dans son image.

Voir ici l’emploi du mot être, après un long retour qui l’a nettoyé de sa signification imaginaire.  Voir ici, être le noeud comme seule façon de concevoir ce dont il s’agit?

En tout cas, il y a une fente entre le semblant et le prochain. Le sujet hait son semblable, qui lui prend sa place, celle qui occupe l’image, sa propre image. Or, Lacan introduit ici la notion d’être et de prochain qui s’y différentie.

 

Quelle serait la jouissance de l’animal?

Et celle des plantes?

Le nouveau testament se trompe: la plante jouit de tisser et filer. Le monde végétal c’est du filage.

Peut-on alors affirmer que la vie implique jouissance? Si elle est douteuse pour la plante, elle ne l’est pas pour la parole: La jouissance fait dépôt dans lalangue, en la mortifiant. Elle se présente comme du bois mort, ce qui témoigne que la vie est de l’ordre du végétal, dont le langage fait rejet. (rejet: pousse végétale)

 

On fait dire n’importe quel sens à n’importe quel mot.

 

Sur les trois vertus théologales: foi, espérance et charité: ces femmes expriment le Réel: elles sont pas toutes.

Les jeux de mots de Lacan foire, laisse-espère-ogne, et archiraté c’est une incidence plus effective que les questions de Kant pour le symptôme. L’aborder à partir de l’équivoque est plus porteur que les rationalisations de Kant qui entretiennent en tant que telle la névrose universelle soumis au principe de réalité, au fantasme. La rationalisation délirante de Kant voile le fait que l’Eglise veille.

 

L’interprétation doit viser le jeu de mots pour ne pas nourrir le symptôme de sens.

 

 

Le Signifiant unité est à voir dans la lettre depuis Aristote. C’est de là qui découle l’idée d’élément. Et la lettre en est le meilleur support. Il n’y a pas de lettre sans lalangue. Comment lalangue peut-elle se précipiter dans la lettre?

Les épiphanies de Joyce, conférence d'Esther Tellermann

Les épiphanies de Joyce

Esther Tellermann

 

Comme celle d’Antonin Artaud, l’œuvre de Joyce joue de l’illisible. Aux limites du hors sens, de la désarticulation de la langue, le poète crée une langue nouvelle, lui donne un autre usage.

Artaud dans les œuvres ultimes que sont  Suppôts et Suppliciations(1) de 1947 et  les Cahiers d’Ivry (2) (ensemble de plus de deux mille pages de cahiers, de dessins composés dans la Maison de santé d’Ivry de 1947 à 1948), Joyce dans son « Finnigan’s Wake ».

 

Se donner ici un corps écrit n’a rien d’une pratique surréaliste, cadavres exquis ou associations libres. C’est faire affleurer lalangue, ce qui ne cesse de s’écrire, c’est aller dans les deux cas, là où seul le pervers se risque, selon le parallèle que fait Lacan entre perversion et sublimation dans son Séminaire L’Éthique. C’est aller au–delà du centre de la vacuole figurant le principe de plaisir, de la limite où s’arrête la jouissance, mais à y laisser parler le babil qui nous constitue, la lettre et son irruption, à témoigner de cette transgression par une œuvre –que nous ne cesserons de commenter... De cette expérience, les Épiphanies de Joyce semblent donner des restes comme c’est son procès qu’Artaud dévoile, dans sa violence.

Notre fascination tient sans doute à cet espace « au-delà » où nous promène ces deux œuvres mais un « au-delà » qui va devenir à partir, à cause de Joyce, « sinthome » dans l’élaboration de Lacan : là où le symptôme de Joyce n’accroche rien de son inconscient, son écriture en fait la structure même de l’homme… Zone de l’entre-deux–morts, disait Lacan dans l’Éthique, espace du tragique, de la cure, espace dans lequel se meut le psychotique, à situer entre la mort que chacun appelle (dans la répétition, le symptôme) et celle de l’extinction radicale de la race sans reste mémoriel.

 

C’est là l’expérience d’Artaud et ses glossolalies, celle d’une pure jouissance de la lettre et de son irruption, dans une quête recommencée de faire barrage à la néantisation subjective en se créant un corps d’écriture. Mais est-ce comme l’indique Charles Melman dans sa lecture d’Antonin Artaud, pour apurer le langage du UN, de son sens sexuel, afin d’éradiquer l’existence de cet objet qui nous divise, de l’expulser de la langue, faire de cette dernière un terrain nettoyé de toute érotisation de la lettre ? Pourrions-nous ajouter de tout amour, de toute signification amoureuse, pour nous laisser en son écrit un cri où s’entend « l’extinction du sujet dans son appel ultime », ce texte ultime, lalangue à laquelle chacun de nous a affaire, avant que la sexualité vienne le corrompre ? De cette œuvre nettoyée de toute représentation, nous ne sortons pas indemne...

 

L’univers joycien si nous y entrons par le biais de «Portrait de l’artiste en jeune homme », œuvre de jeunesse, ouvre lui au monde de l’amour, un monde féminin pour autant qu’il « outrepasse l’humain » à la manière du « Paradis » de Dante, dans une matière sonore, verbale, phonématique, syntaxique, qui va venir faire apparaître l’objet du désir, présentifier la chose perdue. Portée par la signification amoureuse la nouvelle langue joycienne semble ne cesser d’écrire La Femme, incarnée plus tard en Molly, sa jouissance, son épiphanie.

 

Différence radicale de ces deux œuvres donc, orientées cependant vers le dit du même objet, pour autant que l’une nous en présentifie l’horreur, l’autre l’extase, la beauté. Voilà les deux faces de l’objet, de « l’achose freudienne », pour autant qu’elle intéresse le psychanalyste.

 

Remarquons au passage l’inutilité de toute psychobiographie, de toute psychanalyse appliquée pour approcher la littérature. L’approche du « cas » Artaud ou Joyce ne nous serait d’aucun secours pour approcher l’œuvre, plutôt l’œuvre peut éclairer le discours psychanalytique si nous suivons Lacan dans ses interrogations sur Joyce à partir de 1975.

 

Lacan aborde ces questions dans une Conférence donnée dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne le 16 juin 1975 (3), dans « Joyce le symptôme  » (4) dans les leçons de son Séminaire Le Sinthome du 18 novembre 1975 et du 20 janvier 1976.(5)

 

Joyce incarnerait le symptôme, en tant qu’il est symptôme pur, c’est-à-dire qu’il n’accroche rien de l’équivoque mais nous émeut par sa joy, son rapport à la jouissance de la langue.

 

C’est entre 1901 et 1904 que l’écrivain compose un ensemble appelé Épiphanies (6) qui compte parmi ses premiers textes de prose. Cet ensemble de quarante courts fragments est fait le plus souvent de bribes de dialogues. Insérés dans les œuvres ultérieures que sont Stephen le héros, Portrait de l’artiste en jeune homme et Ulysse, ces épiphanies ne furent jamais publiées comme telles du vivant de l’auteur malgré le désir parfois exprimé dans sa correspondance à Stanislaus, et l’assurance qu’elles assureraient pour la postérité son génie. Jacques Aubert dans les notes qui accompagnent leur collection et traduction en français indique leur statut particulier : leur importance dans l’esthétique joycienne, comme leur caractère ambigu de n’avoir jamais été rassemblées comme telles par Joyce mais reprises, remaniées(7). A lire donc une à une, ici comme dans leur contextualisation ultérieure.

 

Lisons donc l’épiphanie XXIII (8) nous interrogeant de savoir s’il s’agit de la danse de David devant l’Arche de l’Alliance comme le fait Jacques Aubert, ou du rapport de l’expérience mystique au corps, stase, traversée de la forme par le sens , sens sacré qui va dire l’éclat au-delà, la claritas. Selon saint Thomas d’Aquin, le resplendissement du Beau, comme clé de voûte de son esthétique.

 

La claritas comme manifestation spirituelle correspond selon Saint Thomas à la troisième qualité du Beau. Reprise par Joyce, elle révélerait la « quiddité de l’objet », son essence, ce qui fait qu’elle est ce qu’elle est. Ainsi dit Stephen à Cranly, dans Stephen le héros : « Tu sais ce que dit Thomas d’Aquin : la beauté requiert trois choses : intégrité, symétrie, rayonnement. Je développerai quelque jour cette formule sous forme de traité. Observe le comportement de ton esprit à toi en présence d’un objet hypothétiquement beau. Pour appréhender cet objet, ton esprit divise l’univers entier en deux parts : l’objet et le vide qui n’est pas l’objet. Pour l’appréhender, tu sépares nécessairement cet objet de tout le reste et tu perçois alors que c’est une chose intégrale, une chose. Tu reconnais son intégrité. »(9)

Voici la première qualité du Beau, selon Saint Thomas, reprise par Joyce, où nous entendons que pour saisir la Chose en sa beauté, c’est son vide, le vide de la chose qui est là saisi..

La conversation esthétique se poursuit dans les rues de Dublin à propos de la deuxième et la troisième qualité du Beau selon Saint Thomas, la deuxième étant l’équilibre, la symétrie de l’objet.

« Claritas c’est quidditas » (10) dit Stephen. Joyce, théoricien, donne par le truchement de son personnage sa propre définition de l’épiphanie…

 

Par la troisième qualité du beau , l’objet apparaît dans sa choséité , son caractère de chose mais qui en fait à la fois un particulier et un général, une chose et « la »   chose , son essence - qui ne réside en rien d’autre que son être de chose- non plus sa partie utilitaire, le vêtement de son apparence, mais ce qui fera pour Heidegger le « Kunstart ».En terme heideggérien , l’être là de la chose , son essence qui ne réside en rien d’autre que son être de chose, va nous apparaître au-delà du souci, de la préoccupation, de sa technè comme de sa temporalité à venir.

.

Autre chose vient là apparaître, non plus la res, mais aliquid, tout ce qui n’est pas rien, ce qui est susceptible d'être pensé, sa présence plus que ses propriétés. Où nous entendons un réel inappréhendable, le réel de la chose mais dans ce que le langage en saisit, le réel en tant que son irreprésentable vient tout à coup à être représenté dans un moment d’extase - la rencontre dans le regard du dehors et du dedans- moment d’une symbolisation aussi lumineuse que fugitive. Moment de coupure où le réel emprunte au symbolique et où le symbolique emprunte au réel.

 

Voilà l’épiphanie et c’est pourquoi nous pourrions dire après Lacan que toute l’écriture de Joyce est épiphanie. C’est dire que le sujet y est pris. Il est pris par cette jouissance qui fait la fascination qu’exerce l’écriture de Joyce. Ca mouille dit Lacan. L’amour Joyce n’est pas passion, cette passion -Artaud comme autre face de l’objet.

Voilà qui nous emporte dans la cogitation de l’œuvre d’art qui a mené Heidegger dans ses Conférences sur l’origine de l’Art et son analyse des souliers de Van Gogh : « Une paire de soulier et pourtant ». Ceci veut dire l’angoisse de sa naissance imminente, l’angoisse attachée à l’œuvre d’art : Kunstwerh …Ce moment où le rapport à autrui vient à disparaître, pour laisser place à la singularisation, l’individuation de l’objet, peut être rapproché de l’épiphanie, l’apparition de la chose freudienne, soudain accrochée dans un trou de la représentation, mais où l’artiste vient en dire, en écrire, en peindre quelque chose.

 

L’œuvre d’art serait-elle en ce sens «  sinthome » ? Un bout de réel qui vient à être symbolisé, hors corps, hors de toute imaginarisation possible ? Jouissance Autre dès lors mais qui d’être écrite fait Nom du père.

Sans passer par la révélation mystique, un exemple peut en être trouvé dans notre psychopathologie quotidienne. Pensons à l’aura dont nous revêtons la vendeuse d’un produit de luxe que nous convoitons, leur prêtant la même érotisation. Pensez à cette même femme, passant dans la rue un jour et que nous reconnaissons à peine. Elle est venue au moment de l’impossibilité de l ‘acquisition de l’objet convoité, ou de la transgression de cet impossible, incarner la Chose en sa jouissance, l’essence de l’objet qui manque pour assurer votre plénitude…

 

Ce petit détour a son importance dans l’approche de ce que Joyce nomme épiphanie. Des bribes de dialogues, des épisodes banals deviennent épiphanies dans une individuation qui les porte à hauteur de leur essence. L’universel d’une structure vient là s’incarner dans une présence singulière. De cela Lord Chandos témoigne dans le texte de Hugo Von Hofmannsthal(11). Dans une lettre fictive il explique pourquoi il renonce à toute activité littéraire. Ayant fait soudain l’expérience du pur présent, il a perçu choses, objets hors de tout contexte, dans leur existence brute. « Voilà où toute langue usuelle défaille à dire ».Voilà où il faudrait pour faire parler les choses muettes inventer une nouvelle langue …L’épiphanie passe de son versant d’extase à celui de l’angoisse dans l’instant d’apparition de la quiddité de la Chose freudienne où s’abolit sa distanciation, sa représentation, dans la perte de la limite du corps qui la perçoit.

 

Quant aux épiphanies de Joyce rassemblées et traduites par Jacques Aubert, elles frappent par le caractère lacunaire de ces bribes de conversations mais aussi l’évocation, prégnante, lancinante d’un « Elle », « un être qu’il n’a jamais vu, cette jeune fille qui l’entoure de ses bras sans penser à mal, offrant son amour simple, généreux, elle qui entend son âme et lui répond, il ne sait comment. ».

 

Épiphanie II : présence et absence d’elle.

Épiphanie III : « bien des fois elle monte sur ma marche et puis redescend, entre nos phrases, et une ou deux fois, elle reste près de moi, oubliant de redescendre et puis redescend. Laissons faire, laissons faire… »(12) Viens une évocation étrange, ceinture, bas noirs, plaisir, où la lecture accroche une érotique.

Épiphanie V : apparition dans l’encadrement d’une fenêtre d’une tête de mort, un singe, une créature attirée par le feu : Mary Ellen, Elisa, Jim ?

Épiphanie VI : apparition de formes confuses dans les herbes, « mi-homme mi-chèvre »..

Epiphanie VII : « Je vous salue Sainte reine, Mère de Miséricorde, notre vie, notre douceur et notre espoir ! »Plus loin : « et oh, le beau soleil qui luit dans l’avenue et, oh, le soleil qui luit dans mon cœur ! »(13)

 

Quarante épiphanies pas si triviales que les pense Catherine Millot dans son article (14) mais très énigmatiques, près de ne rien dire à personne car il ne s’agit pas de paroles mais d’écriture..

Bouts de récit, fragments de dialogues, de scènes étranges, se donnent déjà avant les romans comme symptôme, jouissance pure de l’écriture. A nous d’y glisser, et c’est là la force, le génie de Joyce, une signification.

 

Car le texte de Joyce à ceci de commun avec celui de Dante, qu’il est un texte amoureux, une poésie amoureuse, et c’est l’amour ici, l’amour de la langue, qui glisse dans son chiffrage, cette jouissance pure de l’écriture, une signification induite par l’amour, en tant que ce dernier érotise la langue, produit une chute : trou dans la syntaxe, dans le récit, chute de lettre qui ne permet pas l’imaginaire mais fait passer au sinthome :ce qu’il y a de plus singulier en un sujet d’être réduit à une structure dans son appréhension ici du Beau, de son épiphanie, là où ça mouille…(« et, oh le beau soleil qui luit dans l’avenue, et oh, le soleil qui luit dans mon cœur ! »

 

Tout en Joyce « épiphanise », dialogues banals entrecoupés, sans sens, un animal arctique qui parle (épiphanie XVI) les étoiles, le trou….« Le trou que nous avons tous ici, elle montre » (épiphanie XIX).

«  Qu’ c’est beau » s’exclame Lacan dans sa conférence : Joyce vit de l’être, il vide l’être de l’objet a. Joyce, c’est Nora qu’il écrit, Molly…

 

« Par épiphanie, il entendait une soudaine manifestation spirituelle se traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste, ou bien par quelque phrase mémorable de l’esprit même »dit le narrateur de  Stephen le héros.

Les épiphanies valaient pour Joyce comme expérience inaugurale sur laquelle il fondait la certitude de sa vocation. L’épiphanie, manifestation spirituelle où apparaît l’objet du désir, pourrait être la métaphore de l’ensemble de l’écriture de Joyce où le sujet va rejouer son nom, renouer l’Imaginaire au Réel et au Symbolique, se faire un nom..

 

Fragments, petits poèmes en prose pourraient bien être ici une poétique au fondement de l’œuvre entière.. Ainsi L’épiphanie XXII reprise au chapitre XXII de Stephen le héros maintient l’ambiguïté entre scène réelle ou imaginaire quand elle ne pourrait être que pur plaisir de son apparition dans l’écriture.

Les scènes ne sont pas hors sens comme le pense Catherine Millot mais leur caractère énigmatique tient à leur statut poétique. Elles ne sont hors sens que pour autant que le poème dans son semblant de hors sens appelle la signification, appelle « l’Autre ». Nervalienne, rimbaldienne, les épiphanies XXVI et XXVII se tendent dans leur fulgurance vers l’attente d’une vision, d’un son qui à leur acmé les ferait disparaître : jeune fille qui danse, échappe, son qui fend la nuit, devient lumière…

 

L’écriture joycienne fait croire à une écriture féminine, oui s’il y avait une ce serait celle-là, car c’est celle de l’amour, de la jouissance autre qui nous fait croire à la beauté, au rapport sexuel réussi. Quelque chose y brille comme les sabots du cheval dans l’épiphanie XXVII. Le poème est correspondance, du son, de la lumière, accroche dans ses trous, un bout de réel, l’insensé de l’amour.

Il est illuminations, claritas, un réel soudain irradié d’une puissance hallucinatoire par sa mise en mots. Mais il faudra y inclure le regard, la lecture de l’Autre, qui donne une signification amoureuse à cet insensé..

Et c’est là l’humanité de Joyce de mettre en son écriture le trou où nous aurons à nous laisser prendre, à ne cesser de jaspiner..

Épiphanie XXIV : « Son bras se pose un instant sur mes genoux puis se retire, et ses yeux l’ont révélée secrète, vigilante, un jardin clos-en un instant. » (15)

 

Instant d’infinie douceur où se donne le sens de ce qui est à jamais perdu, « un jardin clos », éden lointain et proche qui se dit dans le corps, mouvement du bras, caresse, émoi de l’instant déjà éteint qui se fait regard. Révélation du mystère de la jouissance en sa liturgie dans une lalangue débordant le langage .Une lalalangue « secrète, vigilante » débordant en un instant « le jardin clos ». Voilà où le sens jouit…Où l’esthétique joycienne ne cesse de s’écrire, « grappes de diamants », « exhalaison de terres noires », « blanc rosaire des heures ».

L’évocation joycienne est surgissement de la grâce, fiançailles infinies, suspens infini de l’apnée,  « sabots qui brillent comme des diamants parmi la nuit lourde, se hâtant par delà les marais gris, silencieux vers quel terme de leur course quel cœur portant quel message ? »

 

Voilà ce qui nous émeut ce non sens tendu vers un sens neuf. Joyce, le pauvre hérétique joue les sinthomadaquin, fait claritas, splendeur de l’être d’un objet, d’un personnage, d’un geste, d’un son, claritas du mot qui surgit, signifiant qui vient épingler un réel innommable : celui de l’étreinte, d’une origine dérobée.

« Tout peut-être épiphanie dit Joyce, même l’horloge de service du port, après tout n’est que an item in the Catalogue of Dublin street furnitures  ».

Tout objet peut-être transfiguré par la grâce de l’affleurement de lalangue en tant qu’elle parle le sujet, qu’elle noue au langage la parenté.

Au croisement de lalangue et du langage viendra ce sens nouveau donné par l’écrit joycien, qui élit la rencontre de l’objet, puis le porte à son essence, son vide, son réel soudain rempli d’une incandescence, celle même du mot qui illumine sa pure béance .Voici La Femme, le Vorstelungrepresentanz, signifiant du manque, « images de rois fabuleux, enchâssées dans la pierre », « bras blancs des routes, leurs promesses d’étreintes serrées ».

 

Présence, mouvement de l’indicible, dans le mouvement des reins des femmes , des jeunes filles silencieuses affairées dans le bruissement de leur robe, toujours au bord où leur parfum pourrait basculer dans la douce odeur des langes, quand de la nuit des autels sombres des cathédrales, surgit l’instant où le verbe se fait chair -la présence pure de lalangue - portée à l’incandescence de la signature joycienne.

 

 

Esther Tellermann

 

 

 

NOTES

 

(1) Antonin Artaud, Suppôts et suppliciations, éd. Evelyne Grossman, coll. Poésie Gallimard, 2006

(2) Cahiers d’Ivry, édités par Evelyne Grossman, février 1947-mars1948, t.1, t.2, Gallimard 2011

(3) « Joyce le Symptôme I », in Joyce avec Lacan, Bibliothèque des Analytica, sous la direction de Jacques Aubert, Navarin, 1987, pp.20-28

(4) in Joyce et Paris, Presses universitaires de Lille et éd. du CNRS, 1979

(5) Jacques Lacan, Le sinthome, ed. de l’ALI, pp.5-18 et pp.61-83

(6) James Joyce,  Épiphanies, in Œuvres I, édition établie par Jacques Aubert, Bibliothèque de la Pléiade, éd. Gallimard, 1982

(7) Ibid, pp.96-97

(8) James Joyce, Stephen le Héros, Ibid, chap.XXIV, p.513

(10) Ibid, p.513

(11) Hugo Von Hofmannsthal, Lettre à Lord Chandos et autres textes sur la poésie, traduction de l’allemand par Albert Kohn et Jean-Claude Schneider, collection Poésie/Gallimard, Gallimard , 1992

(12) Épiphanies, ibid, pp.88-89

(13) Ibid,P.90

(14) Catherine Millot, « Épiphanies », in Joyce avec Lacan, ibid, pp.87-94

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(15) James Joyce, Épiphanies, ibid, p.97

Lecture de la Troisième (suite), par Jean Brini

Mathinées lacaniennes

Samedi 14 décembre 2013 : 9 h : Lecture de La Troisième (suite)

Jean Brini : Virginia a des impératifs familiaux qui ont fait qu’elle n’a pas pu venir ce matin, sans gravité, mais impératifs quand même. Et donc elle m’a demandé de poursuivre avec vous la lecture de La Troisième. Je ferai ce que je pourrai, je n'ai pas préparé spécialement l’affaire. Je vous propose donc qu’on continue, la seule question c’est que je ne suis pas tout à fait sûr du point où nous nous sommes arrêtés la dernière fois.

Voilà, on en était à Kant (p. 10 dans la transcription du site ELP, p. 12 dans la version de Virginia avec le suivi de modifications).

Je voudrais reprendre aux 3 questions de Kant, c'est-à-dire les 3 questions que Jacques-Alain Miller avait posées à Lacan lors de l'entretien Télévision qui étaient :

« … que puis-je savoir, que m’est-il permis d'espérer […] et que dois-je faire ? »

Il nous dit :

« C'est quand même très curieux qu'on en soit là. Non pas bien sûr que je considère que la foi, l'espérance et la charité soit les premiers symptômes à mettre sur la sellette. Ce n'est pas de mauvais symptômes ».

Alors ça déjà je pose la question : ah bon, il y a des bons symptômes et il y a des mauvais symptômes. C'est quoi ça ? Je mets une petite interrogation en marge parce qu'il y aurait des symptômes à mettre sur la sellette, c'est-à-dire à interroger et puis il y aurait des bons symptômes auxquels il n'est pas besoin de toucher pour le moment, comme la foi, l'espérance et la charité. Voyez, il y a tout un monde de sous-entendus là-dedans, notamment que foi, espérance et charité sont des symptômes, que ce sont des pas trop mauvais symptômes, que nous avons à mettre dans notre travail certains symptômes sur la sellette ou non. Et bon, quand il dit ce n'est pas de mauvais symptômes :

« mais enfin ça entretient tout à fait bien la névrose universelle »…

Ah ! Il y a une névrose universelle, tiens, voilà, intéressant ! Oui, nous le savons, c’est-à-dire que dans la psychanalyse on ne fait pas beaucoup de différence entre névrosés et puis non- névrosés, différencier les névrosés des non-névrosés, – je dis les non-névrosés pour pas dire les normaux –, parce que c'est encore une autre affaire la normalité. Mais les névrosés et les non-névrosés, c'est une différenciation qu'on trouve du côté de la psychiatrie, mais pas au sein de la psychanalyse. Donc la névrose universelle, c'est un concept, enfin c'est un signifiant que nous pouvons légitimement accepter, accueillir, mais c'est quand même étonnant, parce que quand Lacan utilise le mot universelle” il nous renvoie quand même à Aristote, c'est-à-dire aux propositions universelles : tout, tous les hommes sont névrosés.

… : Est-ce que ça ne peut pas s'entendre comme tout névrosé parce qu'il parle ?

Jean Brini : Sans doute oui. La névrose universelle serait le résultat du fait que nous sommes contaminés par le langage et donc que nous parlons. Oui, mais ça signifie, comme il dit parlêtre, c’est-à-dire celui qui est du fait qu'il parle, que être et être névrosé, bien on ne voit plus très bien pourquoi on les différencierait. Mais bon, en même temps, cette histoire de l'être, Hubert Ricard n'est pas là, sinon il nous éclairerait certainement sur comment il faut l'entendre, dans ce contexte particulier. Bon enfin, je vous livre comme ça les points d'interrogation qui viennent quand on prend le texte pas à pas, donc névrose universelle :

« … ça entretient tout à fait bien la névrose universelle, c'est-à-dire qu'en fin de compte les choses n'aillent pas trop mal et qu'on soit tous soumis au principe de réalité, c'est-à-dire au fantasme. »

Là encore, il y a une fausse évidence qui est, être soumis au principe de réalité, c’est, ce serait, d'après ce qu’il nous dit, identique à être soumis au fantasme. Dire que le fantasme, quand nous le renvoyons à S barré poinçon petit a, c'est cette espèce de formule magique qui est : de la coupure signifiante, émerge un sujet barré, divisé, et il y a un reste, l'objet petit a, qui chute dans l'opération, c'est l'acte de naissance du sujet. Or là, c'est être soumis au principe de réalité. Intéressant, c’est-à-dire que si on n'est pas soumis au principe de réalité, est-ce qu'il y a encore un sujet, ou non ? L'équivalence “être soumis au principe de réalité” et “être soumis au fantasme”, en plus on est soumis, – supposé peut-être ? – au fantasme. Enfin bon.

Et il conclut :

« Mais enfin l'Église quand même est là qui veille… »

Ah ! Donc on revient à foi, espérance et charité et, il rajoute ça :

« et une rationalisation délirante comme celle de Kant, ça c'est quand même ce qu'elle tamponne. »

Alors là il y a plein de choses mais il y a déjà : ah bon ! Kant c'est une rationalisation délirante aux yeux de Lacan ! Ça c'est un sujet de thèse. Est-ce une rationalisation délirante ? en quoi ? pourquoi ? Parce que Kant, à ma connaissance, n'a jamais eu de manifestation délirante, enfin je ne connais pas suffisamment la biographie de Kant, mais qualifier ses œuvres de rationalisation délirante, c'est quand même quelque chose ! Et puis en plus, il y a cette histoire de « tamponner », et là, je reste coi, parce que qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire que l'Église tamponne ? Et que s'il y a une rationalisation délirante qui est, comment dire, reconnue internationalement, qui prend une importance de théorie philosophique, comme l'affaire de Kant, qui dure depuis des siècles, eh bien l'Église va tamponner ça. Ça a besoin d'être tamponné. Et là bon, l'image qui nous vient c’est quoi ? c'est le coton dans lequel on va… Alors il y a le tampon tamponné, c'est-à-dire, mettre un amortisseur, c'est-à-dire mettre du coton autour pour que ça fasse pas trop d'éclat ; et il y a aussi, comme vous dites, « je tamponne », c'est-à-dire je dis OK, imprimatur.

Bon voilà ce que j'avais à dire pour cette question de ce dernier paragraphe qu'on avait déjà vu la dernière fois. Alors ensuite il continue :

« J'ai pris cet exemple, comme ça, pour ne pas m'empêtrer dans ce que j'avais commencé d'abord pour vous donner comme jeu, comme exemple, de ce qu'il faut pour traiter un symptôme, quand j'ai dit que l'interprétation, ça doit toujours être, comme on l'a dit, Dieu merci, ici et pas plus tard qu'hier, à savoir Tostain, le ready-made, Marcel Duchamp, qu'au moins vous en entendiez quelque chose, l'essentiel qu'il y a dans le jeu de mots, c’est là que doit viser notre interprétation pour n'être pas celle qui nourrit le symptôme de sens. »

Alors là, je demande de l'aide, Tostain, Marcel Duchamp, j'ai téléphoné à Virginia hier soir, elle n'en sait rien, elle ne sait pas ce que ça vient faire ici, donc si vous avez quelque éclairage à me donner, Tostain c'est probablement un psychanalyste qui est intervenu la veille mais qui a parlé de ready-made, qu'est-ce que ça vient faire ici ? En tant que l'interprétation ça devrait être du ready-made, du tout prêt, du tout fait, et du prêt à porter. Et puis, Marcel Duchamp, que je ne connais que de nom, que vient-il faire là-dedans ? Je ne sais pas. Alors…

… : Le ready-made, c'est Duchamp.

Jean Brini : Alors expliquez-moi parce que justement je ne connais pas Duchamp justement. Je sais que c'est un artiste célèbre mais… alors, qu’est-ce qu’il a… ?

… : ... de Dada, le ready-made c'est l’urinoir de Duchamp, c’est ces objets manufacturés qu'il érige en œuvre d'art, en manifestation… qu’il conçoit comme une création de sa part, c’est le regard qui crée…, ce que fait Duchamp à partir d’un objet industriel, cet urinoir qu'il montre et qu’il prend comme œuvre d’art.

Jean Brini : Alors c'est intéressant parce qu’il dit l'interprétation ça doit être comme ça !

… : c'est un petit peu plus que ça parce que le vrai nom du ready-made tel que Duchamp l'appelle, c'est le ready-made aidé, et donc il explique Duchamp que c'est prendre de la production industrielle un objet et du fait que lui artiste l'érige en œuvre d'art, ça devient une œuvre d'art donc ça change, ça en modifie la perception.

Jean Brini : D'accord. C'est-à-dire que quand je fais une interprétation, du fait que c'est moi sujet supposé savoir qui la fais, elle peut être d'une banalité épouvantable, ça peut être un mot complètement sans relief, du fait que c'est dit par telle personne à tel moment, ça prend un relief spécial. C'est comme ça qu'on peut entendre cette phrase, c’est-à-dire…

… : … et que de par le du sujet supposé savoir que ça ait valeur d'interprétation aussi, si on reprend ce qu'il dit Duchamp, c’est-à-dire qu’il faut que ça soit lui qui décide que.

Jean Brini : C'est celui qui est en face de l'œuvre qui va consentir ou non à ce que ce soit…

… : … non, il y a aussi l'artiste qui décide «  je décide que ça, ça va être une œuvre »

… : C'est le premier qui a pris un objet usuel pour en faire une œuvre.

Jean Brini : D'accord

… : ou bien est-ce que c'est parce que c'est déjà dans la parole de l'analysant, c'est du matériel… il semble, qui est déjà là, enfin...

Jean Brini : Voilà ! Alors ça revient à, ça renvoie à l'affaire comme quoi l'interprétation c'est « citation et énigme », je ne sais plus dans quel séminaire mais c'est une chose que j'ai retenue, que Martine Lerude à l'époque avait attiré notre attention sur ce fait que Lacan nous donnait comme indication, comme définition presque, de l'interprétation – « citation et énigme ». Donc la citation, ça voudrait dire que c'est ready-made parce que c'est dans le matériel comme dit Freud que nous a livré le patient. On l'extrait, on en fait choix pour l'ériger en. Donc c'est ce qui en fait une énigme aussi.

Alors il y a aussi cette chose-là c'est qu'il s'agit de ne pas nourrir le symptôme de sens et en même temps, à la même époque en 1975, il nous dit, je ne sais plus dans quelle intervention, à la Grande-Motte je crois : le comble du sens c'est l'énigme. Donc il y a quelque chose d'un petit peu noué entre énigme, sens, interprétation et ready-made. Parce que s'il s'agit de ne pas nourrir le symptôme de sens, si l'interprétation c'est citation et énigme, que citation c'est ready-made parce que c'est prélevé dans le matériel que fournit l'analysant...

Pierre Coërchon (PC) : … c'est-à-dire que là il y a un effet de nomination d'un entretien dans l'interprétation d'un effet de nomination, c'est-à-dire : «  c'est une œuvre ». [Jean Brini : domination ?] nomination [JB : Ah ! nomination, d’accord.] il y a un entretien, dans l’acte de nomination, du sujet supposé en tant que le père comme nommé et le père comme nommant. C'est-à-dire il y a le 4e qui est, donc dans ce que critique Lacan, moi il me semble, le 4e est maintenu dans ce ready-made ? Il y a toujours le 4e de la nomination qui est maintenu, « c'est une œuvre ». Alors que justement l'enjeu de l'interprétation analytique même si ce que l'analyste a à soutenir c'est cette position de sujet supposé au savoir, c'est quand même justement de ne pas boucher, de ne pas combler cette interrogation ouverte sur l'énigme de l'énonciation et de la laisser en place. Tandis que là, quelque part, on a un effet, d'assurance ou de réassurance, enfin qui est toujours référé au religieux quelque part. C'est pareil, à mon avis quand il met en parallèle Kant et l'Église, je me demande s'il n'est pas en train de faire une raillerie là, pour mettre en évidence le côté religieux chez Kant et l’effet concurrentiel qu'il pourrait y avoir entre Kant et l'Église. Voilà. Je me posais cette question-là, moi.

Jean Brini : C'est certainement présent dans ce qu'il nous livre. Enfin bon, on peut rester avec cette…, on n'a pas forcément des réponses à apporter. Mais là il y a une série de pistes liées à cette phrase qui est quand même assez impressionnante.

Alors, il continue… Ah oui ! Je voudrais faire une remarque : je ne sais pas sur quel texte vous travaillez. Je travaille moi sur le texte que Virginia et Monique de Lagontrie ont mis en place. Et il y a quelque chose qui est tout à fait…, et qui est absent des autres textes, c’est les « ouais ». Vous avez fort justement mis en relief, en allant à la ligne, parce qu’on a l’impression que le texte de Lacan, l’énonciation de Lacan, est ponctué(e) par des « ouais ». Vraiment il fait…, alors je ne sais pas quelle est la durée matérielle du silence qui entoure le « ouais », mais en tout cas, il y a vraiment un « à la ligne » où on a l’impression qu’il s’absente, qu’il réfléchit et puis qu’il va revenir. Là, on n’en a pas eus encore, mais vous allez voir et si vous regardez le texte, parce que ça a été très bien mis en relief par la transcription, et tout d’un coup ça m’a sauté aux yeux que c’est comme si ça voulait dire : point, à la ligne, nouveau paragraphe. Quelque chose comme ça. Il y a une scansion. Et qui a été complètement enlevée de la transcription officielle, parce qu’effectivement, ça fait pas…, ça fait pas bien quoi.

Donc là il continue et il dit :

« Et puis je vais tout vous avouer, pourquoi pas ? »

Extraordinaire, avouer, passe encore ! mais « tout » ?

« Ce truc-là, ce glissement de la foi, l'espérance et la charité vers la foire – je dis ça parce qu'il y a eu quelqu'un hier soir à la conférence de presse à trouver que j'allais un peu fort sur ce sujet de la foi et de la foire. C'est un de mes rêves, à moi. J'ai quand même bien le droit, tout comme Freud, de vous faire part de mes rêves. Contrairement à ceux de Freud, ils ne sont pas inspirés par le désir de dormir, c'est plutôt le désir de réveil moi qui m'agite. Mais enfin c'est particulier. »

Bon, tout ce paragraphe, on peut le considérer comme une espèce d'aparté, de petit commentaire, je vous dis ça, et puis on va y revenir, et d'ailleurs ça se termine par :

«  Ouais. »

Alors c'est quoi cette histoire que le rêve de Lacan, qui est le réveil, qui est de se réveiller, alors ça c'est très curieux cette histoire de réveil, parce que « réveil » on trouve ça… à peu près dans tous les enseignements mystiques il est question de réveil, il est question de l'affaire que nous dormons dans notre vie quotidienne et que, eh bien il y aurait des opérations mentales à faire pour accéder enfin à l'Éveil, avec une majuscule de préférence. Vous avez ça à peu près à tous les coins de rue, dans les enseignements dits ésotériques, mystiques ou tout ça. Tout d'un coup Lacan nous parle de « moi ce qui m'intéresse c'est l'Éveil ». Et l’Éveil, c'est quoi ? C'est par un rêve, alors un rêve qui m'éveillerait déjà – en général les rêves qui nous réveillent, c'est les cauchemars. Donc lui il parle de rêve, et un rêve ça serait quoi, ça serait qu'on glisserait de la foi vers la foire. Alors je ne sais pas ce que Lacan entend par foire, mais ce qu'il y a de sûr c'est que ça a une résonance un peu subversive, que nous serions dans un ronron, un ronron comme on dit, un ronron ensommeillé et qu’il y aurait à souhaiter, y aurait à rêver… Alors il y a aussi une ambiguïté, il dit « C'est un de mes rêves » mais bien entendu quand il le dit comme ça, on a l'impression que c'est un de mes rêves, à moi, c'est-à-dire un de mes rêves, comme quand on dit je rêve d'aller un jour à Venise, c'est-à-dire un rêve au sens de vœu. Voilà. Alors que quand on parle des rêves de Freud, c'est le rêve de l'injection à Irma, c'est le rêve de la monographie botanique, c'est-à-dire des "vrais rêves", c'est-à-dire Lacan joue très explicitement sur l'ambiguïté du mot rêve, sur l'équivoque du mot rêve.

… : est-ce qu'on ne peut pas entendre foire comme quelque chose qui foire ? qui rate ?

Jean Brini : Oui, ce n'est pas forcément la foire du Trône ! Je ne sais pas, mais de toute façon rêver que ça foire, c'est pareil, en quoi est-ce que ça me réveillerait quand ça foire ? Ça reste à l'état de question

Pierre Coërchon : Le mot d'esprit, il intègre l'impossible, là, il laisse entendre l’impossible. Dans "foirer", l'impossible il est intégré quelque part. Il y a quelque chose de la foi qui chute, qui trouve son point d'arrêt et qui intègre l'impossible et puis il y a cette notion de grande foire générale dans laquelle on baigne, enfin, dans l'équivoque qu'il manie en acte il y a une réduction du symptôme, de fait, dans la foi, dans le religieux.

Jean Brini : De la foi en tant que symptôme ?

PC : Oui. [JB : D'accord] c'est-à-dire qu'il fait chuter le symptôme en maniant l'équivoque dans le cadre de son enseignement

Jean Brini : C'est-à-dire qu'il nous donne un exemple de ce qu'il vient de dire.

PC : C'est ça, il acte, il pratique ce qu'il dit.

Jean Brini : Il nous donne une illustration in vivo de ce dont il vient de parler. C'est-à-dire le jeu de mots qui n'alimente pas trop le symptôme, qui ne nourrit pas le symptôme de sens. Voilà.

PC : Voilà, donc qui laisse l'énigme ouverte.

Jean Brini : Donc voilà. C'est-à-dire que cette foire ou ce foireux ou ce foiré, eh bien on reste avec ce… voilà. Et alors ?

Elsa Caruelle (EC) : En même temps, c'est pas la première fois que Lacan parle de réveil, il me semble que c'est dans R.S.I. juste après avoir parlé d'Héraclite. Il dit quelque chose autour d'une question de bateau, y a une sorte de bateau et il parle de son (inaudible28’09) Et ça me fait aussi penser que Melman a écrit un article il y a pas mal d'années qui est je crois « la vie est un songe » où il dit quand même qu'en règle générale on dort effectivement, on dort parce qu'on est endormi par notre fantasme, en fait c'est ça. Et moi ça ne me paraît pas anodin que Lacan il amène cette histoire de réveil en faisant allusion à la question d'Héraclite et du tonnerre etc., qui en fait ayant parlé de la question du fantasme juste avant quand même hein ?

Jean Brini : Oui, tout à fait. Et du fantasme et de tamponner.

EC : Et en plus du côté de, ça serait la seule réalité à laquelle on aurait accès, ce serait celle du fantasme, c'est celle qui nous fait dormir quoi, qui nous endort.

Jean Brini : Et qui parle aussi dans cette période-là du bref instant de lucidité au moment où je me réveille le matin et puis ensuite je plonge dans le sommeil habituel qu'on appelle veille

EC. : Peut-être aussi, parce que vous parliez d'éveil, foi/foire, le r-e là, et puis le éveil/réveil, on a aussi…

Jean Brini : Ah oui, oui on peut aller jusqu'à la lettre. Et d'ailleurs :

« Ouais.

Enfin ce signifiant-unité, c'est capital. »

Voyez, on attrape la logique de ce qu'il raconte et du coup dans la suite du texte, on s'aperçoit qu'on n'a pas trop foiré finalement. Donc le signifiant-unité. C'est capital. Alors c'est quoi ce signifiant-unité ? On y reviendra.

« C’est capital, mais ce qu'il y a de sensible c'est que sans ça, c'est manifeste, que le matérialisme moderne lui-même, on peut être sûr qu’il ne serait pas né, si depuis longtemps ça ne tracassait les hommes, et si dans ce tracas, la seule chose qui montrait être à leur portée, c'était toujours la lettre quand Aristote comme n'importe qui enfin se met à donner une idée de l'élément, il faut toujours une série de lettres, rhô, gamma, tau, exactement comme nous. Il n’y a d’ailleurs rien qui donne d'abord l'idée de l'élément, au sens où tout à l'heure je crois que je l'évoquais, du grain de sable – c'est peut-être aussi dans un de ces trucs que j'ai sauté, peu importe – l'idée de l'élément, l'idée dont j'ai dit que cela ne pouvait que se compter, et rien ne nous arrête dans ce genre… Si nombreux qu'ils soient les grains de sable – il y a déjà un Archimède qui l’a dit – si nombreux qu'ils soient, on arrivera toujours à les calibrer. Mais tout ceci ne nous vient qu'à partir de quelque chose qui n'a pas de meilleur support que la lettre. Mais ça veut dire aussi (je donnerai quelques indications après, je voudrais aller jusqu'au bout du paragraphe, c'est-à-dire jusqu'au prochain « ouais ») parce qu'il n'y a pas de lettres sans de lalangue. C'est même le problème, comment est-ce que lalangue, ça peut se précipiter dans la lettre ? On n’a jamais fait rien de bien sérieux sur l'écriture. Mais ça vaut quand même la peine, parce que c'est là tout à fait un joint.

Ouais. »

Bon !

… : Moi, dans la version officielle, j’ai non pas « cela ne pouvait que se compter » mais « cela ne pouvait pas se compter », la version de l'Ali.

JB : Ce point-là n’est pas souligné.

(La dernière relecture de La Troisième, qui devait remplacer la précédente, n'est pas encore disponible dans le site des Mathinées lacaniennes, Jean Brini dit qu’il a la version avec les corrections en bleu.)

… : c'est complété par ce qu’a dit Archimède dans la suite "si nombreux qu'ils soient, on arrivera toujours à les calibrer"

JB : Oui, oui, oui. D'ailleurs à ce propos-là, c'est très marrant, parce que dans ce que je me préparais à vous présenter dans la suite, c'est-à-dire pour l'atelier de topologie, Archimède a fait une estimation du nombre de grains de sable qui pourrait être contenu dans la sphère des fixes. Et pour ça, il a introduit une notation, il faut que je la retrouve, voilà, alors je ne connais pas l'expression en grec mais la traduction en français ça donne :

« une myriade de myriades d'unités, du myriade de myriadième ordre, de la myriade de myriadième période ».

Voilà l'expression et il paraît que ça prend 7 mots grecs pour le dire. Et ça si on le traduit, sachant qu’une myriade[1] c'est 10 000, que donc une « myriade de myriade[2] c’est 10 puissance 8 », eh bien ça donne au total « 10 puissance 8 . 10 puissance 16 ».

left(left(10^8right)^{left(10^8right)}right)^{left(10^8right)}=10^{8cdot 10^{16}}

période

ordre

unités

C'est-à-dire 1, suivi de 8 « puissance 16 zéros ». C'est-à-dire en milliards ça donne : un 1 suivi de 80 millions de milliards de zéros !!!

Bien évidemment, le poids de papier nécessaire pour l'écrire est supérieur à la masse de l'univers, donc c'est même pas la peine d'en parler. Donc Archimède avait déjà introduit une notation, et vous voyez bien, on en parlera tout à l'heure, Lacan est parfaitement au fait du fait que Archimède a introduit cette notation pour calibrer, pour calibrer, si nombreux que soient les grains de sable, on arrivera toujours à les calibrer. Calibrer n'est pas compter. Et ça c'est très important et Lacan est parfaitement au courant de cela.

Marcelo Gryner (MG) : Je crois que la difficulté dans ce passage-là, c'est bien parce que il dit que dans lalangue c'est difficile donc de faire le découpage, sauf de la lettre, la seule chose qu'on peut découper dans lalangue c'est la lettre, parce que sinon il y a de l'homophonie parfois, de l'équivoque ; avec le texte de Joyce, vous pouvez découper à des endroits différents certains passages parce que ce sont pas des mots tels qu'on les trouve dans le dictionnaire, mais au niveau de la lettre il y a un découpage, c'est pour ça je vous demande, est-ce que vous pourriez nous dire ce passage où il dit justement les rapports entre lalangue et la lettre parce que la lettre est le seul élément vraiment discret, le seul élément vraiment discontinu dans lalangue…(inaudible 31’56)

Jean Brini : On déborde sur ce que je voulais vous proposer dans la suite. Mais je vais quand même essayer de retrouver la citation parce que ce que vous dites est extraordinairement lié à la question du continu. Il s'agit d'une citation de Hermann Weyl qui a écrit un bouquin sur le continu au début du XXe siècle et qui contestait le fait que le continu puisse être appréhendé à partir de ses éléments, c'est-à-dire que considérer les nombres réels par exemple mais aussi bien lalangue comme une collection d'éléments c'est-à-dire de considérer lalangue comme quelque chose qui se découpe en lettres et…

MG : … chez Saussure déjà, comment il dit : je la prends et je l'apprends (du verbe apprendre), on voit bien que même dans ces sons-là, on peut le découper de deux manières complètement différentes.

JB : Oui justement, Weyl va beaucoup plus loin que cela. Il dit, il souligne à un autre endroit que la reconstruction mathématique du continu à partir d'unités indivisibles – il appelle ça la conception atomique –, il dit : il y a des lettres, ça veut dire il y a des atomes…

X : C’est la conception de Démocrite. [JB : Hein ?] C'est Démocrite.

JB : … la conception de l'atome c'est-à-dire ce qui ne peut être divisé, au début du paragraphe Lacan nous parle du signifiant-unité. Il ne parle pas d'atome au sens de non, a-tome c'est ce qui ne peut pas être coupé, il ne parle pas de ça mais il parle quand même du signifiant-unité. Sa question, c'est toujours la même, comment ça se fait qu'il y a de l'Un, et comment ça se goupille cette affaire ? Alors, Hermann Weyl dit :

« La reconstruction mathématique du continu à partir d'unités indivisibles, sélectionne dans la bouillie fluante du continu, en quelque sorte, un tas : individuel. Le continu est émietté en éléments isolés et le fait de couler les unes dans les autres, qui est la caractéristique de toutes ses parties, – de couler les unes dans les autres, c'est-à-dire par exemple je l'apprends/ je la prends –, est remplacé par certaines relations conceptuelles qui reposent sur le plus grand plus petit entre ses éléments isolés »,

ça c'est la contestation par Hermann Weyl de la conception d’un continu conçu comme une collection d’éléments : pour lui le continu n'a pas d'éléments mais qui n'a que des parties ; et en fait je pose la question parce qu'on a déjà parlé de cela la dernière fois : quel imaginaire pourrait être relié à ça ? Eh bien c'est très simple, c'est la goutte. Est-ce que, quand j'isole une goutte dans mon verre d'eau, je peux la sortir la goutte, je peux prendre un compte-gouttes, je peux aspirer un peu d'eau et puis j'aurais des gouttes mais puis-je considérer que mon verre d'eau est une collection de gouttes ? Ben non. Puisque quand je remets ma goutte dans l'eau, elle se (comme on dit) dissout, elle disparaît. Et même si c'est une goutte d'encre que je rajoute à mon verre d'eau, eh bien pour la récupérer, ça va être coton, une fois que je l'aurai mise dans le verre d'eau. C’est-à-dire, voilà, une image du continu, c'est-à-dire de ce qui n'a que des parties mais qui n'a pas d'élément. Alors bien entendu, la physique moderne récupère cette affaire, en disant oui mais il y a les molécules d'eau. Et les molécules d'eau précisément c’est des individus que je peux compter, voir Avogadro et Cie. Je peux dire que dans mon verre d'eau, il y a quelque chose comme 10 « puissance 22 molécules ». Les molécules où si je me mêle de les diviser, ce ne sera plus de l’eau, je change la nature, si je me mêle de casser la molécule d'eau c'est-à-dire que je fais quelque chose comme un changement, même pas un changement d'état, pire, un changement de matériel. On peut dire qu'il y a une espèce de balance entre le continu et le discret, dans la physique, mais dans lalangue aussi, et Lacan, là encore c’est étonnant puisqu'il utilise une métaphore d'origine chimique puisqu'il dit que la lettre est un précipité, hein, un précipité !

Stéphane Renard (SR) : Alors si on prend votre exemple chimique, à partir des molécules d'eau, c'est la contiguité des molécules qui fait le continuum, et à ce moment-là la continuité…

JB : … la continuité ou la contiguïté ?

SR : La contiguïté. [JB : Je suis d'accord] Et à ce moment-là on se retrouve avec la structure de l'inconscient et des lettres qui sont contiguës les unes aux autres en formant continuité, continuum et donc avec lalangue.

JB : Alors les lettres sont-elles des gouttes ou sont-elles des molécules ? C'est ça la question qu'on peut se poser. Si c'est des gouttes, ça veut dire que c'est un découpage fluctuant qu'on peut en permanence rediluer et réordonner autrement, si c'est des molécules elles sont, j'allais dire objectivement isolables, sauf que jamais personne a jamais vu une molécule d'eau, c'est une construction.

SR : Encore qu’on peut le prendre dans l'autre sens, c'est-à-dire que les lettres étant contiguës, la contiguïté des lettres dans l'inconscient, c'est ce sur quoi on revient tout le temps, donc la contiguïté à l'intérieur de l'inconscient peut déterminer ce qu'il en est de lalangue et d'une continuité sans chercher à savoir si on focalise la lettre en étant dans une structure, disons moléculaire, ou dans une structure d'éléments, en gardant la lettre pour ce qu'elle est, c'est-à-dire l'élément le plus réel qui soit et dont la contiguïté, dont la somme des…, d’ailleurs on ajoute quelque chose, on complique un tout petit peu, mais dont la contiguïté permet de définir ce qui serait lalangue et ce qui serait l'inconscient. C’est-à-dire en fait la question c'est la question de la contiguïté de la lettre.

JB : Alors la question de la contiguïté de la lettre, là encore il y a toute une équipe qui travaille là-dessus depuis 20 ans, et notamment…, je ne sais plus quel est le nom de cette équipe mais je crois que c'est à Normale sup’ où ils travaillent sur la question de la méréologie, la science des voisinages. Je veux dire que le mot, quand je dis « ces 2 pièces sont contiguës » dans un appartement ou dans un immeuble, on va dire parce qu'elles ont une cloison commune, mais la cloison fait partie de quelle pièce ? Et c'est là que les ennuis commencent. C'est-à-dire que dire que deux lettres sont contiguës dans l'inconscient signifie qu'on les a déjà séparées, en tant que lettres, et c'est très exactement ce que dit Hermann Weyl, quand il dit « on a remplacé la bougie fluante du continu par un tas d'éléments – un tas, éventuellement non dénombrable hein, ça n’empêche, mais un tas éléments – dans lesquels on tente de reconstituer la bouillie fluante avec des relations « plus petit, plus grand ». Il me semble que ce que vous proposiez pour lalangue, à propos de la contiguïté des lettres, c'est très exactement ça. Pour pouvoir dire ces 2 lettres sont contiguës, il faut déjà les avoir différenciées. Et le continu précisément pour Hermann Weyl, c'est « on ne peut pas les différencier »

Lenoir : À l'époque de Weyl, au début du 20e, fin 19e, il y avait 2 courants en physique qui s'opposaient très violemment, c'est l'énergétisme et c'était l'atomisme. Donc il y avait des courants tout à fait officiels qui prétendaient qu'il n'y avait pas de parties insécables, qu'il n'y avait pas d'atomes [JB : Tout à fait, oui ?] jusqu'à ce qu'on arrive à isoler l'atome mais ça été relancé par la décomposition de l'atome en différents quarks etc. etc. ce qui fait que cette question de l'énergétisme où il n'y aurait pas de matière et puis les succédanés qu'on peut retrouver maintenant dans la théorie des cordes, la chose n'est toujours pas résolue [JB : absolument] est-ce qu'il y a des grains de matière, est-ce qu'il y a des grains, des particules isolables ou des petits morceaux isolables ou est-ce qu'il y a quelque chose d'un continuum ? La question n'est toujours pas clairement résolue.

Jean Brini : Ce qui est tout à fait extraordinaire c'est que Lacan ne prononce jamais le mot continu et il me semble que ce n'est pas par hasard, c'est-à-dire que quand il parle de lalangue on a très envie de dire que la lettre c'est un découpage et que la lettre c'est du discret que lalangue c'est du continu etc. on a très envie de faire ça et Lacan ne va jamais jusque-là. C'est tout près. Parce qu'un précipité par exemple, un précipité ce n'est pas des grains. Quand on fait une réaction chimique de précipitation, il n'y a pas des grains qui tombent au fond. Il y a juste quelque chose qui est un changement d'état, il y a du solide qui apparaît dans le liquide. Mais le solide n'est pas du tout organisé en grains. Donc la lettre dans ce cas-là, elle n'est pas strictement discrète, bien qu'elle ne puisse apparaître que, alors là je prends un terme de Weyl, dans la bouillie de lalangue. Mais on peut aussi se poser la question, c'est que lalangue elle-même n'est pas une bouillie complète, en ce sens que lalangue anglaise et lalangue française, ce n'est pas la même. Donc déjà dans lalangue il y a quelque chose qui ressemble à une structure sans en être une. Voilà, on n'a pas forcément des réponses.

... : Est-ce que ce n'est pas la clé de l'équivoque ?

PC : Quand même, là, il ne faut peut-être pas oublier à cet endroit, enfin la dimension métonymique aussi du terme précipité.

JB : Le terme métonymie n'apparaît pas là, enfin dans ce paragraphe-là.

PC : Mais le temps, la question du temps, parce que la précipitation dans le jeu de l'équivoque c'est aussi, il l'utilise d'ailleurs souvent comme ça : se hâter / la fonction de la hâte / la précipitation aussi dans la hâte, [JB : Ah bien je n'y avais pas pensé à celle-là ! La précipitation pour moi c'était un précipité chimique mais que ce soit la précipitation temporelle de la hâte, ça c'est…, ah voyez !], avec ces signifiants-là, avec le questionnement permanent de l'articulation au temps aussi, de Lacan, il me semble qu'on ne peut pas non plus dégager, on ne peut pas seulement être…, partir sur la dimension imaginaire de la métaphore, enfin. Il y a aussi la métonymie qui s'articule à ce moment-là dans le jeu de l'équivoque

EC : Ce serait intéressant de se dire que dans le même mot il puisse y avoir à la fois métaphore et métonymie, que ces 2 processus-là soient présents.

PC : Voilà. Dans le nouage et sur son côté écrit, même s'il ne le dit pas comme ça il y a quand même aussi l'articulation métonymique en même temps que la métaphore.

EC : Ça fait penser à comment il écrit l'instance de la lettre où ces 2 processus il les met en œuvre dans son écriture même en fait c'est [JB : Oui] Moi, j'avais une question, sur les lettres proprement dit, c'est toujours la lettre, « Aristote comme n'importe qui enfin se met à donner une idée de l'élément, il faut toujours une série de lettres, rhô, gamma, tau » et moi je me suis dit il y en a 3, et pensant à La lettre volée, je me suis dit pourquoi il n'y en a pas 4 ?

JB : je n'ai pas... Ah ! Si, si, si. C'est tout simplement parce que là où Aristote introduit des lettres, c'est dans le syllogisme, donc il y a homme, il y a mortel, il y a Socrate. Il y en a 3. Tous les A sont B, tous les B sont C, donc tous les A sont C.

Lenoir : Dans la transcription que j'ai, c'est : rhô, sigma, iota. R.S.I., qui nous parlent plus.

JB : Ah oui !

M de L : Ce n'est pas ça qui est dit dans l’enregistrement, c'est rhô, gamma, tau.

JB : Vous persistez sur le fait qu'il dit rhô, gamma, tau. [Oui] D'accord.

Je ne me souviens plus des lettres qu'emploie Aristote, je pense que c'est dans Les Premiers analytiques, quand il introduit des lettres, il me semble, comme il cite Aristote à la ligne précédente, comme Aristote quand il se met à donner une idée de l'élément, il lui faut toujours une série de lettres, il me semble que la référence c'est ça, est aux Premiers analytiques, et du coup, c'est pour ça qu'il y en a 3. Je ne vois pas d'autres possibilités mais bon. Enfin voyez, la question à laquelle on n'a pas accès plus loin, c'est-à-dire, bon là maintenant on est obligé, comment dire, de se retourner vers les gens qui réfléchissent à ça depuis des siècles, c'est la question entre le discret le continu et la question de lalangue, les signifiants, les lettres. Voilà. Sachant que dans le cas particulier ce qu'il dit c'est quand même important, c'est, bon, pour pouvoir dire, tel ensemble, je ne sais pas, par exemple l'ensemble des jours de la semaine a 7 éléments, il faut au préalable que nous ayons déjà accès à la lettre. Eh bien pour ça, il faut au préalable que nous ayons accès à la lettre, non pas à des lettres mais à la notion de lettre.

PC : mais c'est pour ça que la partie pour le tout, ça, ça vient bien articuler la question métonymique, même s'il ne le situe pas expressément à cet endroit-là, nous nôtre symptôme justement, mais c'est ça l'enjeu de l'écriture c'est peut-être qu'elle raccroche du côté de la métonymie parce que notre symptôme du côté de la métaphore c'est de partir sur le défilé des métaphores et des images, de la physique et de la chimie. Mais justement dans ce qu'il articule de la question de l'écriture, il y a quelque chose qui rabat logiquement sur la dimension métonymique et sur l'écriture même parce que c'est du nœud dont il nous parle et c'est de l'écriture du nouage aussi, le joint dont il parle avec la lettre c'est aussi la question du (?48’42) de l'objet, enfin c'est tout ça dont il nous parle.

JB : Est-ce que tu serais d'accord pour dire que, j'essaie de retrouver c'est dans La science et la vérité, où il y a la vérité comme cause et il y a les 4 causes d’Aristote et la psychanalyse serait du côté de la vérité comme cause matérielle, est-ce que tu serais d'accord pour dire que la métonymie serait du côté de la cause matérielle, c'est-à-dire de quelque chose qu'il appelle la matérialité stupide du signifiant par opposition à ce qui serait du côté de la métaphore avec un déploiement imaginaire. Est-ce que tu serais d'accord pour dire ça ? que la cause matérielle serait du côté de la métonymie, plutôt.

PC : Oui, du côté de la substance un peu.

JB : Voilà. Ce que Freud disait à sa façon quand il écrivait à Fliess "bon, il faut que je retourne au garde-manger", et ce qu'il appelait le garde-manger, c'est-à-dire l'armoire à provisions, c'était les rêves, l'inconscient, dans lequel il allait puiser ce qu’il appelait du matériel, du matériel au sens de matériau. Et là encore matériau, à nouveau, pour que je puisse aller le chercher, m'en emparer en tant que sujet il faut qu'il soit précipité en lettres, parce que de lalangue je ne peux rien m'emparer, au sens d'une jouissance juridique, je peux en jouir, j'ai la jouissance de cet appartement, j'ai la jouissance de cette lettre et donc je peux aller chercher cette lettre en tant que matériel, dans l'inconscient, dans l'armoire à provisions. Enfin bon c'est comme ça que je le voyais. On a encore 5 minutes.

« Ouais.

Donc que le signifiant soit posé par moi comme représentant un sujet auprès d'un autre signifiant, c'est la fonction qui s'avère de ceci, comme quelqu'un aussi l'a remarqué tout à l'heure, faisant quelque sorte frayage à ce que je puis vous dire, c'est la fonction qui ne s'avère qu'au déchiffrage qui est tel, que nécessairement c'est au chiffre qu'on retourne, et que c'est ça le seul exorcisme dont soit capable la psychanalyse, c'est que le déchiffrage se résume à ce qui fait le chiffre, à ce qui fait que le symptôme, c'est quelque chose qui avant tout ne cesse pas de s'écrire du réel, et qu'aller à l'apprivoiser jusqu'au point où le langage en puisse faire équivoque, c'est là par quoi le terrain est gagné qui sépare le symptôme de ce que je vais vous montrer sur mes petits dessins, sans que le symptôme se réduise à la jouissance phallique. »

Ça fait beaucoup de choses, c'est une seule phrase, je n'ai pas pu m'arrêter avant parce que c'est une seule phrase mais quand même, il me semble que ce paragraphe-là entre deux "Ouais", il sera nécessaire d'y revenir, en ce sens que le déchiffrage, dit-il, alors là, bon, représenter un sujet pour un autre signifiant c'est une fonction qui s'avère, et vous entendez la vérité, qui s'avère, c'est-à-dire qu'une fonction pourrait être parfaitement imaginaire, illusoire ; elle s'avère en ce sens qu'elle est vérifiable, quand il utilise le mot "avère" il renvoie à la vérité de sa formule. « C'est la fonction qui ne s'avère qu'au déchiffrage qui est tel, que nécessairement c'est au chiffre qu'on retourne », et ça c'est quelque chose qui est tout à fait connecté à la démarche de Freud dans Le mot d'esprit, en ce sens que, le mot d'esprit est divisé en 2 parties, partie analytique et partie synthétique, ensuite il y a la partie théorique. L'analytique, c'est quoi ? C'est : je veux savoir qu'est-ce que c'est un mot d'esprit, qu'est-ce que fait qu'un mot d'esprit en est un ? Pour faire ça, je vais procéder à la décomposition de ce mot d’esprit, jusqu'à ce que ça n'en soit plus un. Je vais l'expliciter, je vais mettre à plat, "famillionnaire", je vais regarder la technique, regardez l'intention. Je vais tout mettre à plat jusqu'à ce que ma mise à plat fasse disparaître le caractère de mot esprit. Et quand ça aura disparu, j'aurai peut-être réussi à attraper ce qui fait le mot d'esprit. Ça c'est la partie analytique, c'est-à-dire le déchiffrage, le dé-chiffrage, parce que le point de départ c'est quand même qu'un mot d'esprit, comme un rêve, comme un lapsus, c'est d'abord chiffré. Chiffré, il faut l'entendre au sens cryptographique hein ! C’est-à-dire, chiffré, au sens où il y a un code, il y a une mécanique, et une combinatoire qui a organisé la chose d'une matière littérale, une combinatoire littérale qui va organiser les choses, cette combinatoire littérale il faut que je la déchiffre pour arriver à faire valoir ce qui du mot d'esprit en fait un.

Mais ensuite, ensuite il y a la partie synthétique, c’est-à-dire la question : quel est le moteur du mot d'esprit ? Comment est-ce que ça se chiffre ? Qu'est-ce qui est à l'œuvre dans ce qu'il faut bien appeler un acte, qu'est-ce qui est à l'œuvre dans ce qu'il faut bien appeler "je fais un mot d'esprit" , il y a quelqu'un qui s'engage. Et c'est là que s'avère que le signifiant est ce qui représente un sujet, et c’est là qu'on aperçoit le sujet. Ce n'est pas dans le déchiffrage qui n'est rien d'autre qu'une mécanique combinatoire qu'on met au jour, qui détruit le mot d'esprit, il le dit lui-même, quand j'explicite le mot d'esprit, quand je le mets à plat, je ne sais plus quel est le terme exact qu'il utilise, mais il y a un aspect de dissociation, de défaire, de dénouer, dans l'espoir que dans le cours de ce dénouage j'aperçoive la quintessence. Mais ensuite, le signifiant c'est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant, le sujet, il est là, non pas au moment du déchiffrage, mais au moment du chiffrage. C'est ce sujet-là qui m'intéresse, celui par lequel jaillit le famillionnaire. Quelle idée géniale ! C'est pas sidération et lumière parce que ça c'est la tierce personne, la sidération et la lumière c'est celui qui entend le mot d'esprit, qui dit c'est quoi qui me raconte ? Ah bien oui, d'accord ! Et rire.

Mais celui qui chiffre c'est encore autre chose. Et c'est ce sujet-là qui est notre sujet, le sujet de l'inconscient. Voilà une première chose de la manière dont je l'entends, en ce sens qu'il dit c'est pour ça qu'il dit que le déchiffrage se résume à ce qui fait le chiffre, et le chiffre c'est ce qui fait le symptôme. Alors ensuite, je vais m'arrêter là parce qu'il est 10 heures, il y a l'autre partie qui concerne le nœud, « c'est que le déchiffrage se résume à ce qui fait le chiffre, à ce qui fait le symptôme, c'est quelque chose qui est avant tout ne cesse pas de s'écrire du réel ». Alors là on va avoir vous savez le schéma avec les cornes et où on voit que le symptôme dans le schéma de La Troisième, c'est ce qui, du réel, vient s'inscrire dans le champ du symbolique. On s'arrête et ensuite atelier de topologie, analyse non standard. Ça existe l'analyse non standard. Ça n'a rien à voir avec l'analyse.

Transcription : M. de Lagontrie

Relecture : Jean Brini

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[1] myriade (104) = 10 000

[2] une myriade de myriades, soit

Topoésie, conférence de Claude Landman

 

Topoésie

Claude Landman

Mathinées lacaniennes, 8 mars 2014

Lorsque Virginia m’a invité à venir parler dans le cadre du cycle de conférences-débats préparatoire au séminaire d’été, cette année Le Sinthome, un titre s’est imposé à moi, Topoésie. Je remercie les responsables des Mathinées lacaniennes d’avoir pensé que ma contribution pourrait constituer, au titre de ce qu’ils organisent, un apport. Ils en jugeront, vous en jugerez vous-mêmes tout à l’heure.

Je vous disais que pour cette conférence, le mot-valise, le néologisme Topoésie, s’était littéralement imposé à moi, au sens où Lacan, dans ce séminaire, évoque le phénomène des paroles imposées, aussi bien pour le cas d’un sujet qu’il avait examiné dans le cadre de sa présentation de malades et qui se qualifiait de télépathe émetteur, que pour Joyce, qu’il s’agisse de la relation  télépathique qu’il entretenait avec sa fille Lucia, ou de l’ensemble de son œuvre :

Il est difficile dans son cas de ne pas évoquer, de ne pas évoquer mon propre patient tel que chez lui ça avait commencé, c’est à savoir qu’à l’endroit de la parole, on ne peut pas dire que quelque chose n’était pas à Joyce imposé. Je veux dire que dans le progrès en quelque sorte continu qu’a constitué son art, à savoir cette parole, parole qui vient à être écrite, de la briser, de la démantibuler, de faire qu’à la fin ce qui, à le lire, paraît un progrès continu ; depuis l’effort qu’il faisait dans ses premiers écrits critiques, puis ensuite, dans le Portrait de l’Artiste, et enfin dans Ulysses pour terminer par Finnegans wake ; il est difficile de ne pas voir qu’un certain rapport à la parole lui est de plus en plus imposé, imposé au point qu’il finit par dissoudre le langage même , comme l’a fort bien noté Philippe Sollers, je vous ai dit ça au début de l’année, imposer au langage même une sorte de brisure, de décomposition qui fait que il n’y a plus d’identité phonatoire.
Sans doute y a-t-il là une réflexion au niveau de l’écriture. Je veux dire que c’est par l’intermédiaire de l’écriture que la parole se décompose en s’imposant.

Et Lacan ajoute tout de suite ceci qui me paraît très important en vue de ce que je souhaite essayer de vous dire aujourd’hui concernant le statut de l’interprétation psychanalytique :

En s’imposant comme telle, à savoir dans une déformation dont reste ambigu de savoir si c’est de se libérer du parasite, du parasite parolier dont je parlais tout à l’heure, qu’il s’agit, ou au contraire de quelque chose qui se laisse envahir par les propriétés essentiellement phonémiques de la parole, par la polyphonie de la parole.

Pour ce qui concerne le néologisme Topoésie, tel qu’il s’est imposé à moi, il me semble qu’il relève, pour ce que j’ai pu en repérer, d’une triple détermination.

La première, par identification ou en hommage à Joyce et  à la lecture plus que lacunaire, au point où j’en suis, que j’ai faite de ses écrits. Mais la lecture de Finnegans Wake, avec la pullulation des néologismes et mots-valises aux interprétations multiples et emboîtées qu’il contient, ne reste-t-elle pas toujours lacunaire ? Une autre question mérite d’être posée à propos de Finnegans Wake : celle de savoir si ce texte possède ou pas, une dimension poétique ? Si l’on s’en tient avec Lacan, à poser que la poésie se fonde, comme le Witz et l’interprétation psychanalytique, sur le sens double du signifiant, supporté par l’écriture du S2, S indice 2, il paraît possible de répondre par l’affirmative, d’autant que les allitérations et les assonances parsèment l’ensemble du texte. Il suffit pour s’en convaincre de s’en tenir par exemple à la dernière phrase du livre qui comme vous le savez, se continue avec la première :

A way a lone a last a loved a long the (fin du livre)

riverrun, past Eve and Adam’s, from swerve of shore to bend of bay, brings us by a commodius vicus of recirculation back to Howth Castle and Environs. (début du livre)

Je n’essaierai pas de vous traduire cette phrase, mais vous entendez facilement les double sens, les allitérations et les assonances. Ainsi riverrun s’entend-il comme la rivière qui court, qui coule, qui coule à Dublin, la Liffey, et qui passe devant l’église Adam et Êve, mais également comme la rivière des runes, en référence à l’alphabet celtique, c’est-à-dire la rivière de l’écriture. Riverrun assone aussi avec reverend en anglais, révérend. La difficulté qu’il y a néanmoins à accorder au texte joycien une dimension poétique est que les effets de sens qu’il produit ne nous affectent pas, ils ne consonnent pas, ils ne résonnent pas, le corps n’y est pas sensible. Alors que c’est le cas lorsque vous entendez par exemple le début du poème d’Apollinaire qui se trouve dans Alcools, Le pont Mirabeau :

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Et nos amours

Faut-il qu’il m’en souvienne

La joie venait toujours après la peine

Je vous renvoie sur ce point à un article que vous trouverez sur le site de l’A.L.I, intitulé L’acte poétique et le nœud borroméen, dû à notre regrettée collègue et amie Josée Lapeyrère, que certains ici ont connu et qui a publié plusieurs recueils de poésie. Elle y montre notamment comment il suffit d’une simple inversion de la position des trois segments signifiants que sont le sujet, le verbe et le complément, pour passer de la phrase, La Seine coule sous le pont Mirabeau, ayant seulement une signification, phrase informative, emploi élémentaire du discours qui dessert l’universel reportage, ainsi que le souligne Mallarmé dans Crise de vers pour désigner ce qu’il appelle le premier état de la parole, brut, immédiat, comparable à une monnaie usée qui se passe de main en main ; passage donc de la phrase La Seine coule sous le pont Mirabeau, à la phrase Sous le pont Mirabeau coule la Seine, qui produit un effet de sens, appelle la suite du poème et constitue le second état de la parole que Mallarmé désigne comme essentiel.

Il serait à cet égard intéressant et instructif de comparer la théorie esthétique de Mallarmé avec celle de Joyce, qui s’opposent nettement, en particulier sur la place accordée au référent dans le mécanisme de transposition poétique d’un fait de nature ou d’un objet quelconque. Je n’aurai pas le temps de développer ce point mais je vous fais juste remarquer que chez Mallarmé, dans l’acte de transposition poétique, le référent disparaît :

Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets.

Alors que Joyce prend appui sur Thomas d’Aquin, pour développer dans Stephen le Héros et Portrait de l’Artiste en jeune homme, une toute autre conception du référent. En effet, le troisième état de l’appréhension esthétique de l’objet, sa Claritas, son rayonnement, son éclat, et il prend en exemple, sur le versant du regard, des objets triviaux, l’horloge d’un bâtiment, un simple panier, mais cela peut être, du côté de la voix, une conversation banale entendue dans la rue. Ainsi, l’éclat de l’objet, loin d’être rapporté à une lumière venue d’un autre monde, à la marque du divin, constitue sa quiddité, son essence, la chose qu’il est. Ainsi, dans Stephen le Héros, je cite, c’est à la page 513 et 514 dans La Plëiade :

Passons à la troisième qualité. J’ai mis longtemps à comprendre ce que Thomas d’Aquin voulait dire. Il emploie ici (chose rare de sa part), un mot au sens figuré. Mais j’ai déchiffré l’expression Claritas, c’est quidditas. Après l’analyse qui dévoile la deuxième qualité, l’esprit établit la seule synthèse logiquement possible et découvre la troisième qualité. C’est l’instant que j’appelle épiphanie. Nous reconnaissons d’abord que l’objet est une chose intégrale (Integritas, intégrité) ; nous reconnaissons ensuite qu’il présente une structure composite et organisée (Consonantia, symétrie), qu’il est, effectivement, une chose : enfin, lorsque les rapports entre ses parties sont bien établis, lorsque les détails sont conformes à l’intention particulière, nous reconnaissons que cet objet est la chose qu’il est. Son âme, sa quiddité se dégage d’un bond devant nous du vêtement de son apparence. L’âme de l’objet dont la structure est ainsi mise au point prend un rayonnement à nos yeux. L’objet accomplit son épiphanie.

Mallarmé quant à lui, insisterait plutôt sur la Consonantia, la consonance, sur ce qui consonne au sens du sonore, du signifiant, de la parole. Toujours dans Crise de vers :

À quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant ; si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure.

Autrement dit, si nous nous référons à nos trois catégories, R,S,I, nous pourrions considérer que l’art de Mallarmé et de la poésie en général consiste à imaginer le symbolique, alors que celui de Joyce viserait à réaliser le symbolique. Le symbolique inclus dans le réel, le réellement symbolique, c’est ce que Lacan appelle le mensonge, mais c’est également la place de la corne du symptôme dans le nœud borroméen. Alors que ce qui imagine le symbolique, l’imaginairement symbolique est ce qui définit pour Lacan, la poésie. Poésie qui serait alors homologue à l’inhibition. L’impossibilité d’achever ce qui aurait été Le Livre chez Mallarmé et les accès d’aboulie chez Baudelaire iraient plutôt dans ce sens. Alors que Joyce, même s’il lui a fallu 17 ans, a réussi à publier Finnegans Wake. Tout ce que j’avance là se prête évidemment à la discussion.

La deuxième détermination à l’origine du mot forgé de topoésie, me semble pouvoir être mise en rapport avec la difficulté que nous avons rencontrée, justement, pour situer de manière précise, dans le cadre de mon séminaire  de cette année: Études sur la fonction du signifiant et de la lettre en psychanalyse, la distinction entre la signification et le sens. Difficulté qui nous a conduit, en nous appuyant notamment sur le recueil de textes de Jakobson intitulé Questions de Poétique et sur le fameux texte de Mallarmé que je viens de citer, Crise de vers, à travailler certaines poésies, de Baudelaire, de Pouchkine et d’Apollinaire en particulier. Cette orientation du travail du séminaire, la référence au tour de force que constitue la violence faite à l’usage de la langue par le poète, qui comme le souligne Lacan après Freud, précède toujours le psychanalyste qui a à en apprendre, cette orientation donc du travail est à mettre en rapport avec la question suivante : quelles sont les conséquences sur la fonction du signifiant et de la lettre en psychanalyse, de leur relation, si l’on s’en tient à ce que Lacan avance dans la leçon du 11 mai 1976 ? Je cite :

Une écriture, donc, est un faire qui donne support à la pensée. À vrai dire, le nœud bo en question change complètement le sens de l’écriture.

Ça donne – à la dite écriture – ça donne une autonomie.

Et c’est une autonomie d’autant plus remarquable qu’il y a une autre écriture qui est celle sur laquelle Derrida a insisté, c’est à savoir celle qui résulte de ce qu’on pourrait appeler une précipitation du signifiant ; Derrida a insisté, mais il est tout à fait clair que je lui ai montré la voie, parce que le fait que je n’ai pas trouvé d’autre façon de supporter le signifiant que de l’écrire grand S, est déjà une suffisante indication.

Mais ce qui reste, ajoute Lacan, c’est que le signifiant, c’est-à-dire ce qui se module dans la voix, n’a rien à faire avec l’écriture.

C’est en tout cas ce que démontre parfaitement mon nœud bo. Ça change le sens de l’écriture.

Comment entendre ce changement du sens de l’écriture qu’évoque Lacan ? Là non plus, je n’aurai pas le temps de développer suffisamment mon propos, mais il me semble nécessaire, afin de tenter d’appréhender ce changement de sens de l’écriture que produit le nœud borroméen, de prendre en compte une dimension qui est celle de la temporalité. Je distinguerai schématiquement trois étapes.

La première étape est celle de la mise en circulation de la lettre alphabétique cursive et de son point d’aboutissement : l’alphabet latin. Sans la lettre alphabétique latine, aucune écriture logico-mathématique n’aurait pu voir le jour.
La deuxième étape consisterait dans la subversion de la fonction de la lettre et de son usage mathématique, lorsqu’elle opère, grâce à Lacan, dans le registre du discours analytique, sous la forme de l’écriture de mathèmes qui lui sont propres. Cette écriture met en effet en évidence un réel qui était jusque là méconnu et même forclos par l’écriture logico- mathématique : l’impossibilité d’écrire le rapport sexuel. Impossibilité d’écrire le rapport sexuel qui rend compte, entre autres, des fameux paradoxes de Russell et de la vérité qui sous-tend le théorème de Gödel. Freud a bien entendu été le premier à approcher cette impossibilité, mais à s’en tenir à la seule dimension du concept, il n’a pas été en mesure de la formuler rigoureusement. Ainsi, pour ne prendre qu’un seul exemple, qui se trouve dans le séminaire Encore, Lacan nous dit que son écriture de la lettre
ϕ se distingue, je cite :

de la fonction seulement signifiante qui se promeut dans la théorie analytique, du terme de phallus.

J’ai avancé ϕ comme constituant quelque chose d’original, quelque chose que je spécifie, ici aujourd’hui, d’être précisé dans son relief par l’écrit même.

La troisième étape, l’écriture du nœud borroméen, serait peut-être ce qui permettrait de faire un pas de plus par rapport à l’écriture des mathèmes. Cette dernière montre bien en effet que l’inconsistance de toute suite logico-mathématique tient à l’impossibilité d’écrire le rapport sexuel, alors que le nœud borroméen donnerait sa place, dans son écriture même, à ce réel du non-rapport sexuel et permettrait ainsi de déplacer l’agencement du symptôme qui est éminemment lié au Nom-du-Père, voire même de l’éteindre.

Enfin, la troisième détermination qui me paraît avoir produit le néologisme imposé, Topoésie, est intimement liée aux deux précédentes, puisqu’elle se rapporte à la tentative de prendre en compte les conséquences de la topologie du nœud borroméen, sur le statut de l’interprétation psychanalytique. Je ferai rapidement état de la façon dont Lacan aborde le statut topologique de l’interprétation dans Le Sinthome, me contentant d’évoquer l’insistance qui est la sienne, dans le séminaire qui suit : L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, à considérer, à considérer qu’il n’y a que la poésie qui permette l’interprétation. Mais ce, à condition, nous dit-il, que la dimension poétique de l’interprétation ait non seulement un effet de sens, mais également un effet de trou. Double effet dont il rend compte par une démonstration topologique difficile fondée sur le trouage d’un tore et de son complémentaire. Nous aurons certainement l’occasion de développer cette démonstration si nous mettons ce séminaire à l’étude pour l’été 2015.

J’en viens donc maintenant au séminaire Le Sinthome, dans lequel j’isolerai le passage où Lacan tente de rendre compte des effets possibles sur le symptôme, à partir d’une double épissure, d’une double mise en continuité sur le nœud à trois, produite par la coupure de l’interprétation. La première épissure met en continuité l’imaginaire et le symbolique. La coupure de l’interprétation interviendrait sur le champ de recouvrement de l’imaginaire par le symbolique, sur le champ du sens. La seconde épissure, conséquence de la coupure interprétative, produirait la mise en continuité du réel et du symbolique, au niveau donc de la jouissance phallique. C’est à la page 83 de notre édition, où Lacan nous dit ceci :

Il faut bien que nous fassions quelque part le nœud, le nœud de l’Imaginaire et du savoir inconscient, que nous fassions ici quelque part, une épissure. Tout ça pour obtenir un sens, ce qui est l’objet de la réponse de l’analyste à l’exposé, par l’analysant, tout au long de son symptôme.

Quand nous faisons cette épissure, nous en faisons du même coup une autre, celle ici, entre précisément ce qui est symptôme et le Réel, c’est-à-dire que par quelque côté, nous lui apprenons à épisser, avec deux s, à faire épissure entre son sinthome et le Réel parasite de la jouissance ; et ce qui est caractéristique de notre opération, rendre cette jouissance possible, c’est la même chose que ce que j’écrirai j’ouïs-sens. C’est la même chose que d’ouïr un sens.

C’est de suture et d’épissure qu’il s’agit dans l’analyse. Mais il faut dire que les instances, nous devons les considérer comme séparés réellement : Imaginaire, Symbolique et Réel ne se confondent pas.

Trouver un sens implique de savoir quel est le nœud, et de bien le rabouter grâce à un artifice.

Dans la transcription officielle du séminaire, ainsi que dans une autre transcription de bonne qualité, les deux épissures sont indiquées sur le nœud borroméen à trois lévogyre, c’est-à-dire habituel, par deux cercles, comme vous pouvez le constater sur le schéma 1. Ces épissures interviendraient chacune, selon la terminologie que Jean Brini utilise dans 12 façons de mettre en continuité 2 consistances, à la périphérie du nœud. Il existe dès lors, selon que l’épissure s’opère de façon tangentielle ou radiale, deux possibilités d’écrire le résultat obtenu. Toujours selon la terminologie utilisée par Jean, elles peuvent être notées respectivement :

SI – P – T + RS – P – T, schéma 2

SI – P – R + RS – P – R, schéma 3

Nous pouvons vérifier que seul le schéma 2 donne à la fois du sens et permettrait que le symptôme se dissolve dans la grande aire figurée sur le schéma 4 et constituée par la mise en continuité du Réel avec le Symbolique et du Symbolique avec l’Imaginaire. Dans le schéma 3 en effet, le sens et la jouissance phallique se vident et disparaissent du nœud.

Dans le séminaire L’insu…, Lacan reviendra sur les effets de l’interprétation, en déplorant qu’il n’arrive plus à la faire tenir dans sa pratique. Et il avance que c’est parce qu’il n’est pas assez poète pour cela, pas pouâte assez.

Heidegger, en 1947, dans un texte intitulé L’expérience de la pensée, qui s’appuie sur la poésie de Hölderlin, écrit ceci qui n’est pas très éloigné du néologisme Topoésie :

Mais la poésie qui pense est en vérité la topologie de l’Être

À celui-ci elle dit le lieu où elle se déploie

Mais avec son pas pouâte assez, Lacan se réfèrera plutôt à Léon-Paul Fargue,au poème intitulé L’air du poète, paru en 1943 et qui sera mis en musique par Erik Satie et chantée par plusieurs sopranes :

Au pays de Papouasie

J’ai caressé la Pouasie…

La grâce que je vous souhaite

C’est de n’être pas Papouète

Écoutez voilà, je ne suis pas sûr du tout de ce que j’ai avancé ce matin, j’ai peut-être commis des erreurs et je vous donne la parole pour des questions des remarques ou des corrections topologiques qui permettront, je l’espère, d’engager la discussion.

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Lalangue dans La Troisième, texte de Jorge Cacho


Lalangue
dans  La Troisième

Jorge Cacho

Peu de temps après avoir entendu le Dr Lacan à Rome nous parler de La Troisième, je m´étais mis à travailler le texte publié dans "Les Lettres de l´Ecole". Mon découragement rendait ma lecture impossible. Tant d´années après je l´ai repris et l´invitation de nos amis Marcel Czermak et Nicolas Dissez à intervenir à l´École de Sainte Anne, le 26 Juin, m´a permis de choisir un point très précis de ce texte, celui de lalangue, en un seul mot.

La question que j´avais choisi répondait en partie à l´énigme  que représentait pour moi le mot lalangue, au point d´avoir pensé qu´il s´agissait d'un lapsus calami. Et aussi l´idée que je pourrais obtenir sans grande difficulté, au moins une définition du mot. Tel ne fut pas le cas. Au fur et à mesure que j´avançais, je trouvais de plus en plus complexe l´affaire. Mais les aveux du Dr Lacan tout au long de son écrit m´ont beaucoup aidés à poursuivre la tâche. Après avoir indiqué  le caractère « tortueux » de son cheminement qui n´avance  qu´à condition de « se tordre », « s´enrouler », « se contourner », et c´est justement pour cette raison, liée au simple fait du lien de la pensée et du langage, qu´il n´y  s´engage «pas   de  « gaité de  cœur. » (p.196)

Onomatopée et lalangue

Lacan distingue les deux, tout en faisant valoir que la première fait partie de lalangue et il s´appuie, en insistant sur le caractère phonique, c´est à dire non sur leurs statuts signifiant mais sur la voix. Et curieusement il  va la disjoindre du bruit. Cela m´est apparu dans un premier moment comme quelque chose d´incongru sinon de contradictoire. Mais il est vrai que lorsqu’il est introduit, cet objet qui ne se trouve pas dans la liste des trois objets pulsionnels freudiens et que Lacan avait isolé dans la clinique des psychoses, plus précisément dans celle de l´Automatisme Mental, il fait partie de l´objet a, objet littéral. Et  en plus il ne faudrait pas oublier que Lacan le dit « aphone ».

Cette voix il va la  libérer de sa substance, la « revider » de l´être et donc du sens, en rendant ainsi « la voie libre ». A partir de ce vidage Le discours de Rome trouvera une nouvelle écriture où les équivoques ne manquent pas : il y en a deux écritures : « disque …ourdrome » et « dis ce que… ourdrome ». Sur ce dernier  mot (?), il reviendra plus tard, au moment où Lacan cherche l´unité du signifiant –S1- et les trois vertus. (p.192) Passage assez drôle dans ses contournements et qui  rend la lecture plus décontractée.

Lalangue, la jouissance du corps et le Réel

Ourdrome va être associé à une autre onomatopée, "ronron", comme signe de la jouissance du corps, mais du corps animal, notamment celle du chat. Et Lacan souligne que, contrairement à celle de l´animal parlant, elle est totale. Tout le corps du chat jouit sans qu´aucune limite la réduise. Cette remarque lui « fait entrer à ce dont je veux partir. » (p.179) Il reprend l´énoncé cartésien pour y opérer une forclusion, un rejet, du « donc », qui ouvre une nouvelle voie où le sujet désubstantivé,  se  noue à la jouissance. Dès  lors Lacan subvertit le « je pense donc je souis » dans « je pense  donc se jouit ». Il y apparaît d´emblée la liaison de la pensée à la jouissance, contrairement à toute la tradition  philosophique qui le précède et qui liait la pensée à l´être. La conséquence, « donc », fait apparaître le surgissement  d’un deuxième  sujet, par la terminaison du verbe  « jouit » et en plus  il prend la forme réflexive « se jouit ».

Comment lire ces transformations ? Nous pouvons dire que le sujet de la pensée, le « je », n´est pas le même que celui de la jouissance à la troisième personne,  que ce dernier est un sujet lié à la réflexivité. Cette dernière connotation nous renvoie au corps constitué au stade du miroir, comme reflet de l´autre. C´est pourquoi Lacan dira plus tard que « le corps s´introduit dans l´économie de la Jouissance - c´est de là que je suis parti - par l´image du corps. »(p.191) Et si elle prend une telle ampleur dans l´économie individuelle et collective, elle trouve sa raison dans le Réel, c´est à dire, dans la prématuration qu´elle anticipe. Mais  Lacan affirme, quand il met en rapport le corps « naturel », c´est à dire, « pas tout le corps » : « n´y étant noué (à lalangue) que par le Réel dont il se jouit ». Le corps donc ne peut pas se jouir tout seul ni totalement comme celui de l´animal. Il trouve une limite imposée par le Réel. Mais il reste en suspens une question dans cet énoncé de Lacan. Est-ce le Réel  la cause de la jouissance du corps ou plutôt le lieu d´où il jouit ?

Ce rapport entre corps et jouissance  se trouve indiqué par Lacan dès le début, quand il fait valoir la « jubilation illuminative » de l´enfant  au moment de sa reconnaissance come corps unifié. Il  y a une autre formulation de Lacan qui me semble encore plus énigmatique : « jejouit », en un seul mot, comme lalangue. Elle en fait partie ? Nous y trouvons à nouveau l´enroulement de deux sujets grammaticaux  en principe distincts, mais qui, sous la forme de lalangue, se conjoignent en un seul. Cela voudrait nous indiquer que le « je » n´existe que par l´action de la « dritten Person » ? Qu´ il n´y aurait pas de première sans la troisième ? Ou encore est-ce qu´ils sont les mêmes pour lalangue ? Et pourquoi  le seraient-ils ?

Nous pourrions aussi  considérer cette réflexivité à la manière de l´aller – retour  de la pulsion qui nous indique l´insatisfaction inhérente à toute satisfaction possible.

La question de lalangue apparaît dans sa plus grande complexité dans les pages 188 et 189. Je vais en faire  une lecture que je vous propose. Mais je me suis senti obligé de la diviser en parties différenciées pour essayer d´isoler les éléments, à mon sens décisifs par les conséquences qu´ils  impliquent, si ma lecture n´est pas trop erronée.

Lalangue, l´équivoque interprétation.

Elle apparaît comme « le trésor des équivoques »  qui permet  d´entendre  de manière différente un  même phonème. Lacan propose trois cas qui diffèrent par l´écriture  - vœu-veut ; deux-d´eux et non-nom – mais qui se  prononcent pareillement. Le lien de lalangue et de l´équivoque comporte que « c´est lalangue dont s´opère l´interprétation ». Cette affirmation retient notre attention par l´équivalence qu´elle instaure entre lalangue et l´équivoque, et par les questions qu´elle pose concernant le statut de l´inconscient que je poserais à la fin de ce travail.

Le corps, le  Réel et lalangue

Le Réel pour le corps, où ce dernier s´y jouit, représente une « opacité » et « un abîme ». Mais tous les deux  sont « civilisés », atténués par lalangue au sens où elle porte la jouissance  à son « effet développé ».

De quel développement s´agit-il ? Le texte dit que le corps jouit d´objets du corps, identifiés comme étant éclatés. Cet éclatement suppose donc que l´objet a soit préalablement «  brisé ». Cela implique que le corps ne jouit pas de l´objet a comme tel mais de ses brisures. Mais qui les produit ? Est-ce que c´est lalangue qui aurait cette fonction ?

Un peu plus loin Lacan indique que cette opacité est liée à la mort, quand il écrit que la jouissance fait dépôt dans lalanque « non sans la mortifier, non sans qu´elle ne se présente comme de bois mort. » Mais il ajoute qu´il s´agit « d´une mort localisée. »

Un an plus tard, dans sa conférence à Genève sur le symptôme, Lacan affirme que l´opacité, non plus celle du Réel au corps, mais de la jouissance à ce dernier tient au fait « d´exclure le sens » (Autres Ecrits, p.570). Cette question si importante se complique, d´une certaine manière, mais elle peut aussi s´éclaircir par un de derniers passages sur lalangue dans La Troisième.

Lalangue et le savoir inconscient

Quel rapport Lacan établit-il entre lalangue, le savoir et l´inconscient ? Il part  de la déclaration que lalangue fait le « support » du Symbolique, où s´élabore le savoir. Mais lequel ? Celui qui constitue à proprement parler l´inconscient. Ce savoir que nous avons l´habitude d´appeler savoir « insu ». Lacan pourtant va y introduire une modification nouvelle quand il écrit que ce savoir est « inscrit de lalangue », et souligne qu´il ne sera jamais réduit et donc que le refoulement originaire freudien ne sera jamais interprété (p.200).

Savoir donc « sans  pouvoir » contrairement à celui de la science tout autant qu´à celui du Symbolique. Un savoir de « l´impuissance à savoir » (cf Le savoir du psychanalyste, première séance où Lacan introduit pour la première fois et par un lapsus le terme de lalangue.) Dans le Discours de Genève, déjà cité, il indique une autre version du savoir inconscient comme celui du « savoir-faire avec lalangue » où nous pouvons entendre le R du Réel ou encore celui de l’erre…

Dans Lituraterre Lacan  met à la suite de « savoir en échec », « échec du savoir ». Quelle pourrait être la différence ? Pour ma part je pense que le premier est l´équivalent de l´impuissance du savoir, alors que le deuxième semble faire référence au savoir hégélien et peut être entendu comme si on était dégagé de rendre compte d´aucun savoir.

Sous forme de conclusion à la fin de cette brève recherche je me suis posé quelques questions assez simples.  Celle qui m´intéresse d´avantage : qu´est-ce qui a amené Lacan à écrire lalangue en un seul mot ? Autrement dit : pourquoi n´y a-t-il pas ni division ni séparation ? Et si nous n´oublions pas le lien entre lalangue et l´inconscient déjà indiqué plus haut, quelles conséquences pourrions-nous en tirer sur le statut de l´inconscient ?

Finalement, pouvons-nous continuer à dire que l´inconscient est structuré comme un langage ?

Jorge Cacho

San Sebastián (España),

8.07.2013

P.S. Pour ceux qui voudraient savoir si Lacan a donné une définition de lalangue, ils peuvent la trouver dans la conférence faite à Milan le 30.03.74, juste avant La troisième. Il dit : « Je fais lalangue parce que ça veut dire lalala, la lallation, à savoir, que c´est un fait que très tôt l´être humain fait des lallations comme ça. Il n´y a qu´à voir un bébé, à l´entendre et que peu à peu, il y a une personne, la mère, qui est exactement la même chose que lalangue, à part que c´est quelqu´un d´incarné, qui lui transmet lalangue ». Dans le séminaire Encore : « …(lalangue)…désigne la langue maternelle » (p.126, éd. du Seuil).

Je ne suis pas sûr que ce que Lacan dit aux milanais éclaircissent ni facilitent l´intelligence sur lalangue. Comment saisir la transmission de lalangue par la mère et l´équivalence entre les deux ?

Ce qui semble se déduire de ces derniers textes concerne le caractère « musical » de lalangue de « l´infans », si nous nous nous rappelons de l´origine latine de « lallare », chanter et que, de toute façon, elle concerne l´aspect informel avant que l´enfant ait pu structurer ces sons en langage.

 

Etudes borroméennes, 16 textes de Jean Brini

 

Lien vers les études borroméennes

Nouvelle version du 8 juin 2014.

En suivant ce lien, vous aurez accès aux textes suivants :

2000 10 11 Etude N°1 : Présentation du noeud borroméen
2009 11 06 Etude N°2 : L'optimisme du symbolique - Article
2011 05 18 Etude N°3 : Fins de partie - Intervention -
2011 09 01 Etude N°4 : Tétraèdre des formules de la sexuation
2011 11 07 Etude N°5 : Essai sur les jouissances
2011 12 10 Etude N°6 : Espace, nodalité, phobie - Intervention -
2012 01 05 Etude N°7 : Les 12 Epissures uniques
2012 01 22 Etude N°8 : Les 8 boucles (Oméga 1) du symbolique
2012 04 16 Etude N°9 : Noeud chinois
2012 04 25 Etude N°10 : Premier théorème de Soury et Thomé
2012 05 08 Etude N°11 : Epissures multiples
2012 06 20 Etude N°12 : Essai sur l'entrelac de Hopf
2012 06 23 Etude N°13 : Mises en continuité - Intervention -
2012 07 10 Etude N°14 : Essai sur les tresses
2012 12 07 Etude N°15 : Essai sur les erreurs dessus-dessous
2013 06 22 Etude N°16 : Du trois au trois - Intervention -

 

Scients, sciés... citation de Lacan dans l'Etourdit

Elle (la race) se constitue du mode dont se transmettent par l’ordre d’un discours les places symboliques, celles dont se perpétue la race des maîtres et pas moins des esclaves, des pédants aussi bien, à quoi il faut pour en répondre des pédés, des scients, dirai-je encore à ce qu’ils n’aillent pas sans des sciés.

Je me passe donc parfaitement du temps du cervage, des Barbares rejetés d’où les Grecs se situent, de l’ethnographie des primitifs et du recours aux structures élémentaires, pour assurer ce qu’il en est du racisme des discours en action.

J’aimerais mieux m’appuyer sur le fait que des races, ce que nous tenons de plus sûr est le fait de l’horticulteur, voire des animaux qui vivent de notre domestique, effets de l’art, donc du discours : ces races d’homme, ça s’entretient du même principe que celles de chien et de cheval.

Ceci avant de remarquer que le discours analytique pourtoute ça à contrepente, ce qui se conçoit s’il se trouve en fermer de sa boucle le réel.

L’étourdit

Le nœud, le discours du maître et la colonisation, par Virginia Hasenbalg

"Elle (la race) se constitue du mode dont se transmettent par l’ordre d’un discours les places symboliques, celles dont se perpétue la race des maîtres et pas moins des esclaves, des pédants aussi bien, à quoi il faut pour en répondre des pédés, des scients, dirai-je encore à ce qu’ils n’aillent pas sans des sciés.

Je me passe donc parfaitement du temps du cervage, des Barbares rejetés d’où les Grecs se situent, de l’ethnographie des primitifs et du recours aux structures élémentaires, pour assurer ce qu’il en est du racisme des discours en action.

J’aimerais mieux m’appuyer sur le fait que des races, ce que nous tenons de plus sûr est le fait de l’horticulteur, voire des animaux qui vivent de notre domestique, effets de l’art, donc du discours : ces races d’homme, ça s’entretient du même principe que celles de chien et de cheval.

Ceci avant de remarquer que le discours analytique pourtoute ça à contrepente, ce qui se conçoit s’il se trouve en fermer de sa boucle le Réel."

J. Lacan, L’étourdit

La décolonisation ne met pas un terme à la colonisation puisqu’un lien social a été forgé par le fait colonial et il perdure. Et la clinique en témoigne, autant au cabinet que dans la psychopathologie de la vie quotidienne. La domination continue. L’argent et le pouvoir se chargent de maintenir les lignes de partage dans la société. Des maîtres remplacent les anciens, les places étant déjà là elles ne demandent qu’à être occupés, fut-ce par les anciens dominés. Aujourd’hui en Amérique latine, si vous êtes blanc et si vous appartenez à la classe moyenne, croyez moi, soyez prudent: vous n’avez plus la main.

C’est un effet de discours. Comme dans une pièce de théâtre,  les rôles sont là, peu importe les acteurs. Et ça se répète.

 

Heureusement, tout n’est pas écrit par avance. Si les marques sont indélébiles, le déchiffrage peut changer.

Heureusement le discours analytique permet de questionner, si on s’en donne les moyens, ce qui fonctionne autrement d’une manière automatique, comme Freud nous l’a appris.

La psychanalyse n’a pas pour vocation de modifier un lien social établi, tout au moins elle peut l’éclairer, à partir de l’échelle individuelle qu’offre la clinique.

 

Le noeud borroméen à trois, tel que Lacan semble nous le proposer dans les dernières années de son enseignement, est pour moi un appui résolument nouveau pour penser la colonisation, parce qu’il permet, entre autre, de considérer la ségrégation qui découle du fait colonial comme un symptôme, et pas nécessairement comme un fait de structure inéluctable: et ceci me paraît fondamental tout au moins dans ma pratique. Car la ségrégation  n’est pas une impasse mais une fausse impasse, c’est-à-dire un symptôme qui relève de ce qui est au bout du compte analysable.

 

Le Nom du Père comme quatrième rendrait compte pour moi de l’exclusion qui accompagne régulièrement les phénomènes de domination d’une population par une autre au nom de l’identité nationale fondé sur une certaine conception du père. La gloire d’une lignée s’appuie souvent sur celle d’une transmission biologique, qu’on pourrait dire réelle. En Espagne, elle s’appelait, limpieza de sangre, traduite en français par pureté de sang, un pur-sang. Dans le séminaire unique des Noms du Père, Lacan commente le sacrifice d’Abraham en ces termes:

Ce qu'Elohim désigne pour sacrifice à Abraham à la place d'lsaac, c'est son ancêtre, le dieu de sa race.

Il s’agit de provoquer la chute de l’origine biologique

 

Mon analyse et ma formation analytique ne pouvaient pas éviter l’analyse de certaines marques. Celle de cette domination d’une population par une autre, ainsi que celle du type de féminin qui en découle: les places homme-femme sont dénaturées. Ou bien vous appartenez à la société des dominants, ou alors à celle des dominés. Dans ce dispositif, la sexuation devient secondaire.  Si elle fait partie de la société des maîtres, une femme se trouvera parfaitement légitimée selon la norme mâle.

L’autre facteur à tenir en compte est celui de l’immigration, autant celle de mes ancêtres que la mienne.

Je ne pouvais pas rester sourde à ces questions qui rendent compte d’où je viens, autrement dit d’une subjectivité nécessairement métissée, et qui se met en place dans un certain lien social qui en tant que discours entoure et détermine, peu ou prou, les liens familiaux.

 

Ce type de travail n’est peut-être pas indispensable pour ceux dont le parcours subjectif prend comme une évidence une identité nationale ou religieuse établie dans une continuité historique et géographique, autrement dit, gouvernable par les bienfaits de la civilisation. Parce que quand ça tient, pourquoi s’interroger ?  Pour une raison très simple: la fidélité due au père fondateur à un prix. Si un homme est fidèle au père, il va privilégier le symbolique au détriment du Réel. Et à ce titre il ne peut pas donner à une femme une place pour que le noeud à trois puisse s’écrire.

Il est rendu difficile dans ce contexte que le sujet puisse s’autoriser à exister dans un dire créatif qui fasse acte, dans un dire vrai qui supplée au non-écrit du rapport sexuel. Parce que le noeud à trois est une façon de prendre en compte le Réel et ce dire est la seul façon de « remplir la rainure du non-rapport sexuel» sans faire symptôme.  Devant le Réel de ce qui ne s’écrit pas, de ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire (du non rapport s’entend) le discours analytique démontre, dit Lacan, que le dire vrai peut aboutir à une écriture, contingente, certes. Ca peut cesser de ne pas s’écrire entre deux sujets. (non-dupes 12 février 1974) . Est-ce l’écriture du noeud à trois lui même?

La fidélité au père fondateur entrave le risque qu’implique une parole créative qui pourrait le désavouer malgré les soins déployés, qui pourrait trahir par inadvertance le trait qui réunit le groupe. Ce fonctionnement inhibe ce qui relève de l’invention.

Quand je suis arrivée en France je me rappelle d’avoir  été très étonée en constatant le nombre impressionnant de gens qui portait un patronyme français. Ceci n’est pas étonnant car la feuille d’appel dans ma classe reflétait plutôt une tour de Babel issue de l’immigration massive (6 millions de personnes sont arrivés en un demi-siècle). Comment concevoir le tissage d’un lien social en une ou deux générations entre des personnes d’origines, de langues, de religions différentes?

 

Le noeud à trois, en tant qu’outil dans notre pratique d’analystes, offre une place logique et légitime qui autorise à penser ces phénomènes autrement que comme étant dus à un destin inéluctable ou à une structure inamovible. Cette logique permet de penser la colonisation, la domination d’un homme par un autre, ou l’immigration, en se passant de la position revendicative et hystérique, qui ne fait que perpétuer depuis toujours le discours du maître à l’oeuvre dans la domination qu’elle-même dénonce.

Le noeud à trois est décrit et articulé par Lacan dans des textes d’apparence obscure, sans un fil conducteur apparent. Il n’est pas un maître à penser, il a plutôt le souci de transmettre son dernier mot sur le discours analytique. Et pourquoi pas son souci d’un lien social entre analystes qui ne soit plus régi par un savoir constitué, supposé universel?

Pourquoi quitter le nid douillet d’une maîtrise plus ou moins reconnue que le noeud à quatre légitime avec souvent une solide réputation ?

Mon impression c’est qu’en ne prenant pas en compte le noeud à trois c’est comme s’ils avaient quitté la salle avant la fin du film. Et c’est dommage.

Je crois que Lacan n’a pas été entendu comme il le voulait lors de RSI. Et le Sinthome explique la surdité de l’auditoire au séminaire suivant. Nous, nous avons la possibilité de revoir la copie, d’une grande complexité, mais pleine de promesses.

 

Le noeud me permet d’envisager le fait colonial comme un effet du discours du maître, certes, mais d’un discours du maître qui peut être relativisé, à l’échelle individuelle, certes, mais c’est déjà ça!

Un maître sans l’auréole de l’être mais cerné dans sa capacité de décider, là où une femme dans son rapport plus étroit au Réel a affaire à l’indécidable.

 

En tout cas, le conquistador qui débarqua en Amérique latine fondait son autorité sur la religion catholique. L’idée d’un père commun à tous, prêchée par les communautés religieuses à l’Indien se fondait à son tour sur l’exclusion des autres pères fondateurs. Rappelons brièvement qu’à la suite de la Conquête de Grenade et de l’unification d’Espagne, les juifs et les musulmans furent durement exclus du royaume qui devait se réunir sous un seul père, le Dieu de la religion catholique. Que cette sévérité s’accompagnait de celle de l’Inquisition fondant le socle de l’identité national.

Et pourtant l’acceptation certaine d’une altérité avait eu lieu avant, à Al-Andalous, la péninsule ibérique sous domination musulmane, dans une période d’essor culturel et symbolique où les trois monothéismes ont pu co-exister. Le groupe de Cordoue à l’Ali, a largement interrogé ce phénomène sous la direction tenace de Pierre Christophe qui poursuit son travail avec le noeud à trois.

Je avais constaté moi aussi cette co-existence des trois, à la même époque, dans un petit travail sur le débat des théologiens à la controverse de Valladolid. La question reste ouverte: est-ce le noeud à trois qui faisait lien social à Al Andalous? Si c’était le cas, ce moment fulgurant, fragile, de courte durée démontre qu’il est possible de relativiser la prégnance d’un discours du maître qui exclut d’autres pères fondateurs que le sien propre, ce qui illustre le titre du séminaire unique de Lacan, celui des Noms du Père? Ce pluriel contenant en lui le trois du noeud.

 

Dans le séminaire Le savoir du psychanalyste Lacan dessine une boucle qui relie les quatre formules du tableau de la sexuation. Il introduit une boucle qui fait circuler l’impossible, le réel, l’indécidable qui demeureront néanmoins dans le schéma de la sexuation l’année suivante, dans Encore, du côté femme. Mais dans le séminaire des Non-dupes-errent, un an après, un nouveau tableau rappelle les formules de la sexuation, c’est-à-dire la dissymétrie ordonnée à droite par la négation des quanteurs du côté gauche. Mais dans ce tableau l’impossible, le Réel se trouvera au milieu et non plus à gauche comme auparavant.

Que dit-il du Réel alors? Il est décrit comme ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, p et non p, l’un et l’autre étant invérifiables logiquement. Une erreur dans la version écrite du séminaire a gommé une partie de la phrase, celle qui permet justement de voir que Lacan s’appuie sur l’indécidable, qu’il explicite néanmoins et qui était déjà présent dans la boucle du séminaire du Savoir du psychanalyste, dont je parlais plus haut. L'intérêt de ce terme savant d’indécidable, que nous devons à Gödel, c’est de se différentier de contradiction. Rappelez vous que la contradiction est la logique qui régit côté universel, côté homme. Elle veut dire que si l’un est vrai, l’autre est nécessairement faux. Mon travail sur la logique binaire l’année dernière a essayé d’en dire deux mots.

Dans ce nouveau mathème, qui se situe entre le tableau de la sexuation et le noeud, c’est un indécidable qui apparaît entre les deux formules de l’existence, parce que les deux affirmations, p et non p se présentent en même temps sans qu’on puisse vérifier aucune. Et il dit, c’est ça l’impossible, c’est ça le Réel. Pas de conjonction, mais pas d’exclusion non plus.

 

Le Discours du maître bute sur le Réel. Pas besoin d’une hystérique pour qu’il y échoue. Il y a un moment où les vis et les chevilles ne s’emboîtent pas, ne lui en déplaise. Mais comment le lui faire entendre? Comment lui expliquer l’au-delà du tout phallique où il est enfermé avec son fantasme sans commettre une lèse majesté? Faut-il pour cela faire valoir par la parole, dans un dire, l’espace ouvert des femmes? Faire valoir par un dire cet autre lieu que l’universel, où peut se frayer une contingence, celle grâce à quoi «quelque chose», entre guillemets, peut cesser ne pas s’écrire?

Le noeud à trois me laisse croire que c’est possible.  Il suffit par exemple de regarder le passage qui va du schéma de la sexuation au noeud borroméen pour en avoir un aperçu. L’objet a, le Réel, l’impossible situés avant clairement du côté femme, seront désormais au coe ur du noeud. Ce qui se trouvait en dehors de l’universel, à côté de l’ensemble fermé, est maintenant au centre.

Comment comprendre cela?

Serons nous tous logés à la même enseigne ? Celle d’un Réel dont on a intérêt à en être averti pour ne pas l’exclure en le faisant porter par quelqu’un d’autre.

 

On parlait au début de «Conquête» d’Amérique, mais la reine Isabel la Catholique a imposé la censure de ce signifiant en le remplaçant par celui de «Découverte», qui est le terme consacré depuis. Déjà dans ce glissement on passe de «se rendre maître par la force des armes» (étymologie de conquérir), vers « trouver, rencontrer à l'improviste quelque chose dont l'existence était inconnue, la présence insoupçonnée ». Ce changement de nomination du processus exclut le sens d’un ennemi présent sur les lieux et justifiant les armes, en le remplaçant par une présence insoupçonnée, l’Amérique, souvent représenté par une femme Indienne portant en son sein un enfant du conquistador, mère symbolique des latino-américains.  Cette métaphore d’un rapport sexuel fondateur prend appui sur une exclusion, celle des hommes autochtones.

De conquête à découverte, on efface les traces des natifs, devenus esclaves, disparaissant en tant qu’hommes. On dira qu’ils sont féminisés.  En fait, ils se trouvent exclus de l’universel de la norme phallique qui légitime celui qui est un homme par l’allégeance à un même père fondateur. En réalité, leur féminisation s’explique par leur déplacement par exclusion vers le côté de ceux qui sont censés représenter le Réel.  Le noeud à trois nous oblige à concevoir ce Réel autrement que par un phénomène d’exclusion.

 

 

 

Entre signifiant et lettre, par Stéphane Thibierge

Mathinées lacaniennes du samedi 8 décembre 2012

 

Stéphane Thibierge : Incidences topologiques de la lecture et enjeux analytiques de la distinction entre signifiant et lettre

 

Je vais partir de remarques à partir de ceux qui ont parlé avant, Virginia ou Henri. Mais là, je vais me servir en particulier d'une remarque d’Henri qui va me servir de point de départ. Oui, je me proposais de parler de la lecture et de, assez simplement, essayer de vous montrer et d'articuler aussi pour moi-même parce que c'est une question qui m'intéresse depuis longtemps : pourquoi effectivement la lecture est un enjeu pour les enfants, bien sûr quand ils apprennent à lire, c’est un enjeu très important, mais aussi bien pour nous. C’est-à-dire : comment nous lisons et si nous lisons ?

 

Pourquoi cette question de la lecture est-elle un enjeu considérable, en particulier dans la pratique de l'analyse, mais pas seulement. Pas seulement, dans notre rapport au réel. Et je voudrais essayer de vous montrer en quoi et de quelle façon, par quels exemples, on peut indiquer comment la lecture justement comporte ces enjeux importants, touchant notre rapport au réel, c'est-à-dire ces enjeux topologiques, pourrait-on dire, et aussi de la même façon ces enjeux subjectifs.

 

Je m'appuierai d'abord sur une remarque d'Henri que j'ai trouvée très parlante et très suggestive. Henri, si je ne me trompe pas, tu as dit que tu trouvais que quand on fait de la topologie à l'aide des instruments mathématiques, ça a sa valeur bien entendu, mais tu disais que ce qui te paraissait la topologie la plus fine, la plus authentique... – [Henri Cesbron Lavau — la plus riche] … « la plus riche », oui, alors c'est moi qui explicite ça à ma façon – … c'est l'écriture. C'est l'écriture au sens par exemple d'une lettre qu'on écrit à quelqu'un ou d'un texte qu'on écrit. C'est bien ça que tu disais ? [Henri Cesbron Lavau — Oui, oui, tout à fait.] Alors ça, je trouve que c'est une remarque très éclairante, surtout de la part de quelqu'un comme toi qui as le maniement relativement aisé, en tout cas certainement plus aisé que moi, de la topologie exercée à l'aide des outils mathématiques. Je vais partir de ta remarque. Elle m'a donné l’idée, pas l’idée justement, elle m’a fait remarquer ceci, tout à l'heure, que je vous propose ainsi : qu'il y aurait une manière d'indiquer la différence entre une manière d'entendre le signifiant, d'entendre le langage, d'entendre enfin, pour dire les choses très simplement, une façon d'entendre ce qui se dit, la différence donc entre une manière d'entendre ce qui se dit, qui serait une manière aristotélicienne, puisque que tout à l'heure Jean (Brini) l’évoquait. Une manière aristotélicienne c'est une façon savante de nommer la façon, souvent, dont nous sommes pris dans la compréhension tout simplement. C'est effectivement beaucoup à Aristote qu'on doit ce pli, cette pente qui est la nôtre à la compréhension.

 

Je voudrais commencer donc par distinguer entre une façon d'entendre et une façon de lire. Orientés par la compréhension, c'est-à-dire orientés comme nous sommes quand même le plus souvent orientés, que nous le voulions ou non ! Et puis une manière qui est plus topologique d'entendre, c'est-à-dire plus conforme, plus attentive à cette dimension topologique de l'écriture que mentionnait Henri.

 

Cette différence entre ces deux manières d'entendre, je vais l'illustrer de la façon suivante : il y a une façon d'entendre le langage, d'entendre ce qui se dit, qui est une façon, comme vous le savez, c'est celle qui domine dans notre éducation scolaire et c'est en particulier celle qui domine dans une discipline que je connais parce que j'y ai été formé, c'est comme ça, chacun trouve son énonciation par les chemins qu'il rencontre au début. et puis on ne les choisit pas ses chemins ! Donc il se trouve que cette première façon d'entendre le langage c'est celle qui domine en philosophie, et qui est considérée, à tort ou à raison, peu importe (à mon avis pas à raison), comme étant le modèle de la façon dont il y a lieu d'entendre le langage. Non seulement je pense que ce n'est pas le modèle, mais je pense aussi que c'est un sérieux handicap dans la vie que de partir avec l'idée que c'est le modèle de la façon d'entendre. Mais bon, ça c'est une façon personnelle, motivée cependant, mais qui reste personnelle. Je n'en parlerai pas comme ça si ce n'était pas ma formation. Je sais un tout petit peu de quoi je parle quand je dis que c'est un handicap.

 

Jean Périn : C'est la nôtre aussi, si je te suis bien.

 

C'est la nôtre aussi, oui, tout à fait… simplement en philosophie, on est plus aveuglés à l'endroit de ce handicap.

En quoi ça consiste cette façon d'entendre ce qui se dit ou ce qui s'écrit ?

Ça consiste dans la tentative, et là je vais vous évoquer des choses qu'en principe vous connaissez bien, ça consiste dans l'idée et l'idéal, de toute façon l'idée et l'idéal c'est pratiquement la même chose, quand on cherche des idées c'est qu'on est dans l'idéal.

 

Jean Périn : Ah ! J'aurais une petite réserve.

 

Oui… Quand on cherche des idées la chance qu'on peut avoir c’est de trouver quelque chose mais ce ne sera pas des idées qu’on trouvera. On trouvera autre chose. On trouvera tout ce qu'on trouve quand on cherche des idées. On est dans une espèce de mélasse et tout d'un coup on a la chance de tomber sur quelque chose. Mais ça peut être même un objet qu'on ramasse parce qu'on l'a vu par terre tout en cherchant ses idées. Enfin vous voyez ! Comment dire ?

 

Pierre Gorges : Une invention, on tombe dessus.

 

Voilà ! On tombe dessus. Mais je reviens à mon propos. Donc, on s'imagine que la façon d'entendre correctement, c'est d'entendre à partir du sens des concepts. On va donner à la lecture une certaine orientation. On va l'articuler à des concepts. Et ces concepts on va considérer qu'ils sous-tendent le texte ou l'énoncé qu'on essaye d'entendre, qu'on essaye de piger. Et on va donc, à partir de là, s'engager dans une démarche qui, si on la porte au comble de son effectivité, est la démarche philosophique. Mais c'est aussi bien la démarche que nous apprenons tous à l'école. Cette démarche, elle nous importe quand même, ça m'arrive de temps en temps de dire ça, parce que je trouve que c'est important quand on lit Freud, elle nous importe parce que c'était quand même l'idéal de Freud. Freud était porté par cet idéal d'une réalisation par concept, de l'invention qui était la sienne, et notamment celle de l'inconscient. Et tout le génie de Freud, je trouve, c'est d'être arrivé à tordre en quelque sorte les concepts qu'il utilisait pour arriver à y faire entendre… (presque malgré lui parce qu'il était très soucieux de cet idéal conceptuel) à y faire entendre néanmoins quelque chose qui ne rentrait pas du tout dans les concepts – mais qui est justement ce qui fait un peu le sujet de notre « Mathinée » depuis ce matin je trouve – précisément de quoi parlons-nous quand nous parlons de ce qui nous intéresse dans l'analyse et dans l'existence aussi bien, disons, enfin une façon de le dire : l'objet de notre intérêt, l'objet qui nous intéresse, y compris au sens analytique.

 

Alors la première manière d’entendre que je voulais vous évoquer c’est celle-ci… – mais ce n'est pas celle qui est la plus opératoire pour la psychanalyse, cette façon de vouloir entendre par concepts –, … on va chercher des définitions.

 

Il y a une autre manière qu’Henri évoquait tout à l'heure, en disant, que la topologie, enfin, que l'écriture, c'était « la forme la plus riche de la topologie ». Si vous êtes attentifs, si nous sommes attentifs à cette dimension topologique de la lecture, eh bien nous pouvons l'être de la manière suivante : au lieu de chercher à attraper ce qui est écrit ou ce qui est dit, à travers des notions, c'est-à-dire en supposant que ce qui est écrit ou ce qui est dit est sous-tendu par des concepts, au lieu de faire ça, nous allons prendre ce qui est dit ou ce qui est écrit, en repérant simplement, alors je vais l'écrire comme ça :  a  , imaginez que vous lisez une lettre, que quelqu'un vous a écrite. Vous recevez une lettre, vous la lisez. Vous allez donc vous trouver à faire ce que nous faisons quand nous lisons, c’est-à-dire…

 

J’écris ça :

a b c d e f g (1ère suite) etc.,

et je vais réécrire… n'importe quoi :

a b g e f c g d… (2ème suite).

 

… vous allez lire la lettre (ou tel ou tel texte) et forcément vous allez identifier, vous allez remarquer, on ne peut pas faire autrement, c'est ça la lecture, enfin, on ne peut pas faire autrement mais ça ne veut pas dire qu'on y soit toujours attentifs. Vous pouvez remarquer qu'il y a des éléments qui vont revenir comme ça. Vous pouvez être davantage attentifs au fait qu'il y a des éléments qui reviennent, et que comme ils reviennent, eh bien vous identifiez que ce sont les mêmes, que c’est celui-là ici   a , quand vous le lisez, vous remarquez que vous l'avez déjà lu une première fois, ou vous ne le remarquez pas d'ailleurs, mais ça n'empêche pas que réellement vous le lisez une deuxième fois.

 

On peut aller un petit peu plus loin et dire que vous pouvez porter cette façon de lire jusqu'à son maximum de rigueur et de simplicité, en vous disant : je ne vais pas être attentif aux concepts qui sont censés sous-tendre cette suite de lettres, je ne vais pas m'en occuper des concepts. En tout cas je ne vais pas m'en occuper de façon première. Je vais en revanche m'occuper principalement de repérer correctement les récurrences des lettres qui reviennent dans la suite que forme le texte que je lis. Je vais m'occuper davantage de ces récurrences. Et c'est à partir de ces récurrences, c'est à partir de cette lecture-là, qui ne s'occupe que des lettres et de leurs récurrences, que je vais essayer de produire, moi le lecteur, une énonciation.

 

Si vous cheminez un petit peu, si vous avancez un petit peu dans cette manière de distinguer en les opposant ces deux façons de lire, que je ne simplifie pas, j'insiste un peu sur leur distinction mais je ne crois pas les simplifier, si vous allez un peu au bout de cette opposition que je fais et que je vous propose, vous allez arriver à quelque chose, qu'encore une fois en entendant les remarques d'Henri et aussi du travail que faisait Virginia sur La Troisième, parce que dans La Troisième aussi Lacan évoque ceci, d'une manière moins directe mais quand il parle des éléments comme ça que le langage introduit dans le corps si je puis dire, ces éléments imbéciles de pensée, etc. eh bien si nous sommes attentifs à ce que j'essaye là de mettre un peu en valeur comme façon de lire, nous arrivons tout droit, à un exercice et une pratique que nous connaissons bien, que je dois dire… jusqu'à ce matin je n'étais pas habitué à considérer comme étant vraiment de l'ordre – très purement et de façon très féconde – de la topologie, mais grâce à Henri maintenant je pense pouvoir le dire comme ça.

 

C'est-à-dire, vous arrivez à la poésie pure : un texte de poésie, et en particulier si c'est une poésie riche, féconde, qui justement ne craint pas d'asseoir toute sa puissance évocatrice sur la répétition pure de signifiants,  pas de mots, pas de concepts, mais de signifiants purs. C'est ça la poésie pure : c'est la poésie qui fait des assonances, des résonances, qui ne s'appuie pas du tout sur le sens, qui s'appuie sur le cristal de la langue justement, mais pas sur le sens. Je vous en donne un exemple tout de suite. Je ne citerai pas notre collègue Esther Tellermann dont j'apprécie énormément les travaux, comme c'est une amie je ne vais pas la mettre en valeur, mais je vous renvoie à sa poésie parce qu'elle est très sensible à cet aspect-là de la poésie justement. Elle essaye de travailler ça avec beaucoup à la fois de rigueur et de finesse dans ses productions, mais je vais prendre une référence plus classique que vous connaissez je pense tous. Si vous prenez cet auteur qu'est le très grand poète Gérard de Nerval, si vous prenez en particulier ses sonnets qui ont toujours fait se casser les dents de tous les commentateurs, parce que ce sont des sonnets – ça s'appelle Les Chimères –, qui sont écrits, là on peut le dire, sans aucun référent attrapable. C'est parfaitement visible quand vous essayez de mettre du sens sur ces sonnets et que vous lisez comme ça m'est arrivé de le faire, comme à d'autres, à une époque en tout cas quand j'avais cette idée idiote d'ailleurs qui est véhiculée par notre idéal éducatif et scolaire, c'est une idée vraiment idiote mais nous l'avons tous, cette idée qu’un poème, exactement comme un traité philosophique, devrait avoir un sens. Et puisqu'il devrait en avoir un, il faut le trouver. Donc je me rappelle très bien être allé dans des bibliothèques à une époque où j'étais donc dans cet idéal et avoir cherché les explications des sonnets de Nerval dans Les Chimères. Vous pensez bien que comme c'est très difficile à « comprendre » justement, et tant mieux ! eh bien les commentateurs s'en sont donnés à cœur joie, c'est-à-dire qu'il y a des bibliothèques écrites sur ses poèmes. Et pourquoi pas d'ailleurs ! Si ça fait plaisir je ne vois pas pourquoi on s'en priverait ! Mais en même temps ça bouche complètement l'aspect topologique justement de cette écriture, qui est que, l'aspect topologique c'est ce que fait résonner Nerval et ce que font résonner les poètes, et pas que les poètes, parce que vous avez des traditions de pensée, je dirais plutôt de lecture que de pensée, vous avez des traditions de lecture et des traditions de rapport au sens qui sont extrêmement fines, pas forcément du tout articulées avec les mêmes accents que la nôtre, mais qui font de l'exercice que je suis en train d'évoquer, c'est-à-dire le simple fait de repérer la récurrence du signifiant, la seule élucidation possible de ces signifiants. Je pense à des traditions comme certaines branches du bouddhisme en Extrême-Orient, je pense à la tradition du T’chan (ou : du zen) qui ôtent de leur pratique toute référence à du concept articulé. En revanche, qui mettent tout l'accent sur l'aspect de récurrence du signifiant comme tel c'est-à-dire l'aspect de la lettre, parce que la lettre c'est exactement le signifiant en tant qu'on est attentif à sa récurrence dans un ordre qui ne peut pas être autre que ce qu'il est quand il a été posé, qui ne peut pas être différent. Si vous mettez la suite que j'ai écrite là, une fois que vous mettez la suite : a b c d… ensuite vous ne pouvez pas faire que ça n'ait pas été écrit dans cet ordre-là. La suite sera obligée de tenir compte qu'il y a eu ça à un moment donné. Et si dans l'ordre aléatoire de la suite, il revient à un moment donné : a b c d, eh bien ça va vous faire obligatoirement, là vous ne pouvez pas y échapper, c'est pour ça qu'on est dans la topologie, vous allez vous trouver dans un espace qui va être, pas seulement l'espace linéaire de la feuille de papier, mais qui va être troué littéralement par le fait, par la remarque que vous aviez ici une suite, et puis vous retrouvez là, la suite dans le même ordre. C'est-à-dire la même suite. Eh bien, quand je dis que l'espace à ce moment-là, l'espace intuitif, est troué, ça veut dire que vous allez produire à partir de cette répétition la remarque, je préfère dire ça que la pensée, parce qu'après tout vous pouvez produire cette remarque sans du tout la développer dans une pensée. Vous allez simplement produire la remarque que là où vous avez cette suite, eh bien cette suite renvoie à quelque chose qui manque et qui est la première inscription de cette suite. Et donc cette suite fait résonner un trou. Celle-là, la deuxième, fait référence – c'est une référence – à un objet qui est d'abord et avant tout le manque de la première suite.

 

Virginia Hasenbalg-Corobianu : Pourquoi est-ce que tu parles de manque ?

 

Stéphane Thibierge : Parce que la deuxième ne peut pas être la première, la deuxième fait résonner le fait que la première n'est plus là. C'est ça l'ordre. C'est ça qui fait que l'écriture a  fait tout de suite, dans son opération même, résonner le manque. C'est que là où tu as inscrit… [Virginia H.-C. — S'il est là il n'est plus là-bas] … voilà ! Et si tu le repères ici, tu vas te souvenir que tu l'as déjà repéré ailleurs, mais ce repérage ailleurs c'est l'indice d'un manque. Et donc ce manque est le premier référent de l'écriture, c'est le premier référent de signifiant telle que l'écriture nous apprend à le remarquer ; et la poésie, encore une fois quand vous prenez le début de n'importe quel poème de Nerval par exemple :

 

« La connais-tu, Dafné, cette ancienne romance »

 

Ça ne veut strictement rien dire. Vous lisez la suite, vous ne saurez pas de quelle romance il s'agit. Mais par contre vous allez avoir affaire à ce qu'on évoquait aussi tout à l'heure, à ce cristal de la langue qui va être mis en jeu, même pas au niveau des mots, même pas au niveau des partitions des mots, mais au niveau vraiment des phonèmes de la langue française. C'est ça que vous allez identifier comme se répétant. Et vous allez vous retrouver pris dans cette sorte d'articulation de poésie pure, en étant pris par quelque chose qui ne pourra que faire résonner, pour vous, je veux dire de façon singulière, parce que chacun va lire ça singulièrement, en y laissant résonner les résonances qui lui viendront singulièrement à la lecture de ce texte. Ce n'est absolument pas universalisable. En revanche ça peut être partageable, c'est-à-dire que vous pouvez faire état de ces résonances dans une conversation. Mais là, vous êtes dans un rapport à la lecture qui est un rapport topologique. Et qui est un rapport, j'espère vous l'avoir ainsi souligné, qui fait tout de suite résonner le manque. Et seulement à partir de là, à partir de ce manque, qui va ensuite border, ou aborder tel ou tel objet.

 

Pour revenir à l'exercice de ces traditions qui ne sont pas la nôtre – que nous ne connaissons pas bien, comme le T’chan (ou le zen) qui m'intéresse pour ma part et qui en intéresse certainement d'autres parmi vous – il est remarquable que, quelquefois, dans des formes très pures d'initiation, il y ait un usage du signifiant qui se borne à une seule énonciation. C'est-à-dire qu'on ne peut pas attraper la récurrence. Ça c'est très difficile. Ça s'appelle une éructation. Il y a une, alors on ne peut pas se raccrocher à la récurrence, parce qu'il n'y en a qu'une. Oui ?

 

Intervenant — Ça me fait penser à ce que vous disiez juste avant, vous dites « la séquence première n'est pas là », on pourrait entendre n'est plus là, mais on pourrait entendre aussi que même la première… En fait il y a une référence à l'une… je dirai qui est perdue d’avance. Donc en fait, qui n'est pas là parce qu'elle n'est pas là.

 

Stéphane Thibierge : Absolument. Et votre remarque, je la trouve très bienvenue parce qu'elle me permet de passer à un second point que je voulais vous évoquer, enfin il y en avait quelques-uns mais notamment un second que je vais évoquer tout de suite de la façon suivante, à propos aussi de la lecture. Au fond, c'est le point suivant et vous allez voir qu'il n'est pas sans rapport… enfin, je vais arriver à votre remarque par un chemin à peine détourné, c'est que pour pratiquer la lecture de la façon que j'indique là, que je vous rappelle, il est nécessaire d'arriver à isoler quelque chose que dans notre tradition en tout cas on a mis beaucoup de temps à isoler, et qu'on a isolé depuis assez longtemps, c'est-à-dire, il faut pour pouvoir noter, pour pouvoir écrire les choses… le langage comme ça, il faut arriver à isoler ce que nous appelons le signifiant : c'est-à-dire le langage, mais dans sa valeur pure de signifiant. C'est-à-dire sans aucune référence au sens. Ça, c'est l'invention, dans la tradition qui est la nôtre, de l'alphabet.

 

Je dis bien dans la tradition qui est la nôtre. Ça été fait dans d'autres traditions, en Chine ou bien chez les Égyptiens ou bien partout où on a inventé, fabriqué, une écriture qui était une écriture qui se marquait – puisque la dimension de la lettre elle est présente partout où il y a du langage mais la dimension de la lettre écrite comme vous le savez elle n'est présente que dans les traditions où effectivement on a marqué, isolé une écriture. Eh bien, nous, dans la tradition qui est la nôtre et qui est davantage tributaire de l'alphabet, de l'alphabet – disons grosso modo pour ne pas compliquer – sémitique, et puis l'alphabet grec, l'alphabet grec surtout. Cet alphabet qui a consisté à isoler, à fragmenter le signifiant jusqu'au point où on a pu évoquer encore, on a pu isoler ce qu'on appelle les consonnes. Les consonnes qui se caractérisent d'être une émission sonore, une émission signifiante encore très articulée au corps puisque vous savez qu'une consonne, ce qui la définit c'est qu'à un moment donné elle rencontre un arrêt dans le corps, une limite : soit elle rencontre la gorge, la glotte, le palais, la langue ou tout ce que vous voudrez. Elle rencontre un arrêt qui est du corps réel. Mais on a été plus loin, on a isolé la voyelle. Cela nous l'évoquions avec que Claude Landman au séminaire que nous faisons ici. [Jean Périn : Les Grecs…] Les Grecs ont isolé la voyelle et la voyelle comporte ceci de très énigmatique en soi, c'est qu'elle n'est bornée par rien du corps. Autrement dit la voyelle peut donner l'impression fondée qu'il pourrait y passer, et notamment dans la voix et notamment dans la voix des chanteurs ou des chanteuses, des cantatrices par exemple, qu'il pourrait passer dans la voyelle une jouissance qui ne serait pas bordée par le corps et qui donc pourrait aller questionner…, effectivement, si vous chantez un "a" par exemple, eh bien ce "a" il peut donner l'impression que vous êtes dans quelque chose qui n'est plus bordé par le corps. En réalité, ça l'est, mais ça ne l'est pas de la même façon.

 

Jean Périn : C'est quand même modulé, il y a le "a" moyen et puis…

 

Stéphane Thibierge : Jean, c'est clair que c'est modulé mais ce n'est pas arrêté, alors qu’un "b" par exemple, vous ne pouvez pas le tenir. Donc il y a là l'indice que... Mais c'est juste une remarque comme ça. Ce à quoi je voulais en venir c'est à ceci : c'est que pour isoler comme l'a fait l'alphabet, pour isoler ce signifiant, pour isoler les lettres c'est-à-dire le signifiant comme pur signifiant, il a fallu passer par le déchiffrement de ces inscriptions très spéciales qui sont privées de tout sens et en revanche dont l'ordre ne peut pas être modifié, c'est-à-dire l'inscription d'un nom propre. C'est en déchiffrant les noms propres qu'on a pu progressivement déchiffrer notamment l'écriture par exemple des Égyptiens, par Champollion, c'est-à-dire à arriver à isoler, encore une fois, la lettre – le signifiant comme pur signifiant dans sa valeur pure de signifiant. Il faut passer pour cela nécessairement par le déchiffrement, le déchiffrage de quelque chose qui se présente comme un nom propre. C'est-à-dire exactement comme j'ai écrit ici au tableau, d'une suite donc vous ne pouvez pas modifier l'ordre et une suite purement signifiante qui n'a pas de rapport avec le signifié.

 

J'insiste, vous allez voir tout de suite pourquoi, particulièrement, concernant la topologie de la lecture, sur le fait que toute lecture repose sur la possibilité d'isoler un nom propre. C'est-à-dire la possibilité du signifiant comme pur signifiant. Toute lecture, au sens fort de la lecture que j'évoquais tout à l'heure, au sens topologique.

 

Mais qu'est-ce que ça veut dire ça ? Et là je reviens à la remarque que vous faisiez tout à l'heure Monsieur. Qu'est-ce que ça veut dire que toute lecture, en tant qu'elle isole des signifiants, des lettres – des lettres, c'est-à-dire des signifiants localisés – qu'est-ce que ça veut dire que cette dimension du signifiant pur fait nécessairement référence à un nom propre ? Ça veut dire que toute lecture fait référence à un nom propre, nécessairement, de façon logique et topologique.

 

Mais qu'est-ce que c'est qu'un nom propre ? C'est une énonciation.

 

Un nom propre, quel qu'il soit, que ce soit Pierre, Paul, Jacques, Alexandrie, Paris, quelque nom propre que vous mentionniez, un nom propre c'est une énonciation. Avant d'être inscrit, c'est nécessairement une énonciation. C'est nécessairement l'énonciation de, comme on dit, de quelque "un". Il faut qui il y ait eu énonciation, donc une parole, pour qu'un nom propre, quelque part et de quelque façon qu'on imagine, s'inscrive. C'est quand même une remarque intéressante à faire. Parce que ça nous montre, cette énonciation qui est à jamais perdue, puisque quand on en déchiffre l'inscription, cette énonciation du nom propre, elle renvoie à quoi ? Elle renvoie, et là je ne vais pas le développer mais je le propose comme articulation d'un problème que je ne résoudrai pas mais qui m'intéresse, donc je pense que ça va nourrir l'interrogation que je vous propose, peut-être que ça éveillera chez vous la même, ou en tout cas ça évoquera chez vous quelque chose qui y répond, oui, un nom propre c'est quoi ?

 

Un nom propre, je disais « c'est une énonciation », une énonciation de quoi ?

 

D'un sujet bien sûr — un sujet. Un nom propre renvoie à une énonciation assumée, donc il faut qu'il y ait un sujet derrière un nom propre.

 

Mais en même temps ce nom propre il nomme quoi ?

 

Il nomme quelque chose dont on peut difficilement saisir comment ce ne serait pas l'objet d'un désir. C'est-à-dire qu'en général, une nomination, elle fonde l'assomption d'un désir. Le gars qui fonde une ville et qui dit : « Ici, ça s'appelle Alexandrie », bien il y a son désir qui est en jeu ! Donc c'est le nom d'un désir, énigmatique, parce qu'ensuite le désir, quel était-il, on ne sait pas. Mais le nom propre d'un enfant bien entendu nomme un désir.

 

Donc vous voyez (M. Thibierge se tourne vers le tableau où sont sont inscrites les suites 1 et 2) que dans cette dimension que l'écriture, topologiquement rend sensible comme trou, puisque ce nom propre, – et là je rejoins la remarque que faisait Monsieur tout à l'heure – l'identification des lettres comme intervenant à des places récurrentes, ne se fait que sur leur valeur de purs signifiants. Cette valeur de pur signifiant n'est pas pensable, pas articulable sans la dimension du nom propre, et la dimension du nom propre renvoie nécessairement à l'énonciation qui sera toujours manquante, puisque nous n'en avons que la marque. Nous n'en avons pas évidemment la présence.

 

Donc, ça inscrit effectivement l'écriture, ça inscrit topologiquement le trou comme référent en quelque sorte initial de l'abord de n'importe quel objet.

 

Et c'est là où je reviens à ce que je disais sur la poésie. La poésie dans sa valeur la plus importante, puisqu'effectivement la poésie, ça c'est la grande rigueur des poètes et leur mathématique à eux si je puis dire, qui n'est pas la moins rigoureuse, parce que c'est en prenant appui sur, je crois, cette évidence logique mais qui n'est pas une évidence "évidente" si j'ose dire, c'est en prenant appui là-dessus qu'ils donnent à la poésie son effectivité.

 

Alors, je terminerai, parce que je n'ai pas envie d'être trop long, sur le point suivant, c'est que : la psychanalyse, pourquoi justement cette question de la lecture y est si importante à attraper d'un point de vue topologique, parce qu’il est bien évident qu'on n'écoutera pas un patient de la même façon, en étant un peu, pardonnez-moi, un peu massif dans l'opposition que je faisais tout à l'heure entre l'idéal philosophique de la lecture et puis l'idéal, de ce qui n'est pas un idéal justement, pratique plutôt, poétique ou topologique de la lecture. Il est bien évident qu'on n'entend pas du tout, quand on est attentif seulement à la récurrence d'un signifiant, on ne l'entend pas du tout de la même façon que quand on est en quelque sorte aveuglé par le souci de savoir ce que ça veut dire.

 

Et alors, la question du sens, c'est une question qui peut peut-être se poser à partir de là d'une manière un peu dégagée, mais je ne la poserais pas pour le moment parce que c'est déjà suffisamment complexe comme ça. Donc, merci !

 

Discussion générale

 

Henri Cesbron Lavau : C'était extrêmement intéressant, Stéphane, ça donne à entendre ce qu'il en est de l'écriture dans l'inconscient. C'est de ça dont tu parles. Et sur la finale, ce que ça m'évoquait, c’est ce plaisir que nous avons dans quelque chose qui, a priori, justement est hors sens, mais dans lequel la répétition a un rôle central, c'est tout simplement : la musique. Dans la musique – symphonie, toccata, etc. – on va trouver des thèmes qui vont revenir. On va être attentif à ça et il va y avoir une sorte de plaisir qui va s'installer dans l'ordonnancement de ce qui est pure répétition. Une dimension d'harmonie qui va s'ajouter [Virginia H.-C. — d'euphonie], d'euphonie, qui existe dans ce que tu as cité, dans la poésie qui n'est pas commandée par du sens.

 

Stéphane Thibierge : Oui, mais comment dire, la distinction, c'est que la poésie ne fait pas nécessairement fond de cette euphonie, c'est-à-dire qu'il y a un plaisir dans la musique qui est aussi – et je ne sous-estime pas ce plaisir de la musique – mais dans sa dimension de plaisir et de jouissance justement, il peut faire oublier cette marque d'un manque qui résonne fondamentalement, alors que..., et la poésie d'ailleurs aussi quand elle..., je dirais c'est la différence entre la poésie..., il y a une poésie qui par sa musicalité peut-être de nature justement à faire oublier la résonance propre de la poésie et puis il y a des poètes aussi qui sont attentifs à ne pas faire oublier derrière la musique le manque dont ils font entendre la résonance.

 

Intervenante : Oui, c'est une circulation plutôt.

 

Frank Salvan : Wagner, c'est la lecture par les leitmotiv de ce qui est autre chose que ce qui est dit.

 

Jean Périn : Il faut apprendre à écouter derrière.

 

Henri Cesbron Lavau : Cette recherche-là on la trouve dans ce qu’on appelle la musique contemporaine.

 

Stéphane Thibierge : Oui, tout à fait.

 

Intervenant : C'est ce qu'on retrouve aussi dans la poésie lettriste aussi, cette tentative de détacher complètement, ou même avant ça, chez Schwitters par exemple ou des gens comme ça. Ils énuméraient, ils juxtaposaient toujours des lettres, des voyelles etc., de sortir du sens complètement... et (inaudible 43 :29) c'est contemporain de Lacan quand il a posé toutes ses recherches, dans les années 50 60.

 

Stéphane Thibierge : Tout à fait.

 

Michelle Mayer : Je pense que, enfin pour moi, d'abord la poésie c'est la métaphore, mais ça revient à conforter ce que vous dites, c'est-à-dire que la métaphore c'est basé sur un trou puisqu'il y a un sens qui disparaît, donc il y a un manque aussi je veux dire. Mais je pense que dans la poésie occidentale en tout cas, c'est plutôt du côté de la métaphore et du visuel que du côté de ce que vous avez l'air de dire de la poésie japonaise qui est du côté de l'auditif, plus peut-être, je ne sais pas, je ne la connais pas.

 

Stéphane Thibierge : Je ne sais pas si on peut dire ça.

 

Michelle Mayer : Pour moi, la poésie européenne, française, espagnole et autre, c'est du côté de la métaphore.

 

Virginia Hasenbalg-Corobianu : C'est intéressant, la métaphore, ça renvoie au sujet.

 

Stéphane Thibierge : Oui, oui, c'est du côté de la métaphore, absolument. La seule difficulté que nous pouvons mentionner ici, c'est que la poésie, dans la tradition qui est la nôtre, a eu parfois la plus grande difficulté à se dégager justement de ce privilège, énorme, que nous accordons à l'idéal. Et donc il y a toute une part de la poésie française par exemple, dont on peut dire que c'est une poésie méditative, voire métaphysique, [Jean Périn — ou didactique] ou didactique.

 

Michelle Mayer : Je pensais à Rimbaud et autres…

 

Stéphane Thibierge : Oui, les Rimbaud et autres effectivement ne sont pas dans cette dimension-là !

 

Virginia Hasenbalg-Corobianu : Stéphane, je voulais te faire une remarque par rapport à cette série de lettres qui m'a beaucoup intéressée et qui m'a rappelé un échange que j'ai eu justement hier avec Jean (Brini) au téléphone sur ce que dit Lacan dans Le savoir du psychanalyste sur le « Un » et où Lacan va commenter Cantor, et où en commentant Cantor, il va dire à peu près, je simplifie ce que j'ai compris, c'est qu'avec l'ensemble vide, Cantor a fait valoir un UN qui découle de ce vide. Et que ce UN n'est pas celui qu'on repère habituellement qui est le 1 de la répétition. Et dans ce que tu dis, il me semble que tu réussis à relier les deux, c'est-à-dire le 1 qui découle du zéro, du manque qui est tellement au cœur du nœud borroméen et ce un qu'on peut je pense attribuer à celui du trait unaire qu'on repère dans la répétition. Ça c'est une remarque.

Et par rapport à la même chose mais sur un ordre différent, c'est quand les enfants sont tout petits et qu'ils commencent à parler, on repère une joie – qu'ils ont dans la retrouvaille, dans l'identification, au niveau du signifiant de ces petites séquences – qui là vient capitonner certes un sens dans le rapport à l'autre, mais c'est un moment joyeux qui scande l'accession à la parole d'un enfant. Et avec ce que tu dis, cette joie, peut-être serait en rapport avec quelque chose d'une mise en place, d'une dialectisation de l'absence. Ça vient inscrire quelque chose de l'absence dont l'enfant a besoin.

 

Stéphane Thibierge : Freud ! C'est en partie la bobine. [Virginia H.-C.: Mais oui.]

 

Pierre Gorges : Ça amène justement à dire que, tu as ajouté quelque chose d'entrée de jeu, qu'on est en train d'aborder, qui me semble tout à fait fondamental, c'est : comment nous lisons, si nous lisons. Et là on n’a pas déployé, on est en train de le dire. Si les enfants non lecteurs, on le découvre souvent, n'ont pas envie d'entrer dans le jeu, parce que tout de suite tu as abordé la question du manque, avant qu'il y ait du manque, il y a l'absence de cette première scansion par exemple ou l'absence de ce qui vient avant. De faire de cette absence un manque, il y faut y mettre du sien [S. Thibierge : Tout à fait] ... Donc pour lire c'est : si nous lisons. Donc tout ça ce n'est pas forcément simplement du côté du texte, mais c'est le texte/à son lecteur – c'est ce que tu as abordé et c’est bougrement intéressant –, mais que l'un renvoie à l'autre… Qu'on ne l'oublie pas !

 

Stéphane Thibierge : Tout à fait et c'est vrai que les enfants non lecteurs posent cette question justement de la manière donc pour eux, ce processus que j'ai évoqué là, pose une difficulté qui…

 

Pierre Gorges : Oui ! Selon la référence à la mère : la mère comble, donc y a pas trou ! Donc, y a pas de lecture. Je simplifie mais c’est un peu ça…

 

Stéphane Thibierge : En tout cas il n'y a pas cette mise en place effectivement du trou. Oui Jean !

 

Jean Périn : Deux remarques et puis une question ensuite.

Première remarque pour dire que j'ai eu l'occasion de tenir un discours semblable au tien – puisque j'ai fait du théâtre comme tu le sais – à Philippe Adrien. Je lui ai dit exactement ce que tu as dit, il n'était pas d'accord. Il m'a dit non : c'est quand même du sens qu'on envoie. Je suis allé avec lui au conservatoire  voir comment il faisait, comment il enseignait le théâtre. J'ai même participé à l'Aquarium… C'était ça qui était curieux, pour lui le théâtre c'est quand même du sens qu'on va envoyer au spectateur.

Deuxième remarque, c'est que néanmoins, Lacan – lorsqu'il parle de Chomsky et de la fameuse phrase « D’incolores idées vertes dorment furieusement » – va contre Chomsky. Il dit qu'il y a du sens.

Voilà déjà deux choses qui sont un peu latérales à ton propos, sans doute… mais pas tellement d'ailleurs.

Et puis une question qui concerne carrément la théorie dans ce que tu dis, je partage d’ailleurs tout à fait ce que tu dis, est-ce qu'on n'est pas du côté de l'Autre ? Puisque tu as évacué le concept, donc on va être à ce moment-là du côté de l'Autre, du côté du féminin quoi.

 

Stéphane Thibierge : En tout cas, on est du côté du pas-tout.

 

Jean Périn : Du pas-tout, ben de l'Autre ! [Stéphane Thibierge — Bien sûr.] Ça m'évoque les récitations à l'école quand j'étais gosse. Ce n'était pas mixte. Les gamins, ce n'était pas facile pour eux d'apprendre les poésies. Ils ne se sentaient pas mecs, ils ne se sentaient pas hommes quoi ! Et puis il y avait les trous de mémoire, évidemment ! Alors moi je réussissais assez bien dans ce genre, bon, eh bien j'ai fait une analyse… (Rires)

 

Stéphane Thibierge : Mais Jean pour répondre à tes remarques [Jean Périn — Je suis tout à fait d'accord avec ce que tu dis…], mais tes remarques je les partage tout à fait. Le sens, il ne s'agit pas de l'évacuer. Moi, j'ai été un petit peu prudent c'est-à-dire que j'ai dit à la fin de mon propos exprès [Jean Périn — T’as été un peu trop prudent…] que je n'en parlerai pas cette fois-ci parce que sinon… –  enfin si j'ose dire, j'en parle quand même ! Mais cette énonciation dont j'évoquais la rémanence, cette énonciation première d'un nom propre qu'on ne peut pas mettre de côté structuralement, cette énonciation n'est pas du sens, parce que qui dit désir, dit forcément une orientation par rapport au réel. Et cette orientation c'est le sens le moins idéal qu'on peut donner au sens [Virginia — Oui, c’est ça] c'est-à-dire une orientation par rapport au réel. Et ça c'est vrai que quand on désire, on ne peut pas désirer sans le sens puisqu'on désire à partir d'un corps. Et ce corps se portera dans une direction ou dans une orientation. C'est même tout à fait fondamental à rappeler. Et le théâtre le rappelle puisque le théâtre c'est l'art justement de cette orientation. [Jean Périn —  Tout à fait]. Faire qu'elle ne soit pas trop vulgaire, ou trop commune, ou trop bâclée, mais qu'elle soit attentive à la résonance.

 

Jean Périn : C'est bien de rappeler un peu le théâtre parce qu'on passe vite pour hystérique quand on aime le théâtre. C'est une espèce d'opprobre...

 

Maya Bendayan Malet : J'ai trouvé ça très intéressant ce que tu pouvais nous dire de la lecture, plutôt du côté de la méta-lecture, qu'on pouvait entendre derrière la lecture, mais il me semble qu'on ne peut pas parler du procès de la lecture sans coupure – et c'est ça qui me gêne dans la série que tu poses –, or là dans la série de lettres, pour moi ce n'est pas suffisant. Alors notamment, j'ai trouvé ça très intéressant que ce soit dans la répétition que tu notes l'absence, et non pas justement la présence, la présence prévenant l’absence, mais il faut quand même introduire au départ une coupure.

 

Stéphane Thibierge : Mais la coupure minimale, c'est cette répétition.

 

Maya Bendayan Malet : Alors  justement, est-ce que c'est ça ?

 

Stéphane Thibierge : Mais s'il n'y a pas de coupure, tu n'as pas de répétition. De toute façon...

 

Intervenante : … s’il n’y a pas de coupure il n’y a pas de répétition.

 

Maya Bendayan Malet : Mais est-ce que c'est la répétition qui introduit la coupure. Je ne pense pas. Il y a coupure et il y a éventuellement répétition. Il ne me semble pas qu'on puisse mettre l'un à la place de l'autre.

 

Stéphane Thibierge : Ce sont deux… topologiquement…, alors là il faudrait creuser la question — topologiquement — parce que la coupure et ce sur quoi elle se découpe sont liés topologiquement. Tu ne peux pas séparer l'un de l'autre, sinon forcément tu vas faire de tout ça une histoire. Et du coup ne plus être dans cette topologie. La coupure et la répétition sont l'envers et l'avers, je ne dirais pas d'une même médaille, parce que c'est quand même un petit peu plus compliqué que juste l'envers et l'endroit, mais c'est le même acte qui répète et qui coupe.

 

Maya Bendayan Malet : Là, je voudrais vraiment donner des éclairages topologiques là-dessus parce que…

 

Virginia Hasenbalg-Corobianu : Je crois que le sens, comme étant la première lecture qui consacrerait un sens donné, respecterait les coupures des mots, des phrases, c'est-à-dire ce qui est conventionnel. Mais dans notre travail, quand on repère l'équivocité par exemple, on déplace les césures, c'est-à-dire que la liaison entre des mots peut faire apparaître des signifiants fondamentaux, pour le repérage du sujet dans ses identifications de répétition, mais qui va par-dessus les coupures en mots et en phrases.

 

Maya Bendayan Malet : Oui, mais ce n'est pas de ces coupures-là forcément... Mais il faut quand même une loi, une grammaire, qui introduisent des coupures, autrement il n'y a pas... Et après on peut redécouper autrement.

 

Stéphane Thibierge : Maya, pardonne-moi, mais je ne pense pas que la grammaire soit préexistante à tout ça. Ça fait partie de la tentation, si je puis dire “philosophique” ça. C'est de vouloir que la grammaire commande ça, mais la grammaire ne commande pas...

 

Maya Bendayan Malet : Mais c'est pas uniquement l'alphabet qui fait la langue.

 

Stéphane Thibierge : Ben, « la » lalangue, c'est plus riche que l'alphabet. L'alphabet (ou la grammaire) vient inscrire des choses comme j'ai pu l'inscrire devant vous, mais lalangue elle se passe de l'alphabet pour fonctionner dans une répétition.

 

Maya Bendayan Malet : Oui, mais elle nécessite des coupures.

 

Stéphane Thibierge : Bien sûr.

 

Maya Bendayan Malet : Et c'est cette notion qui me semble manquante dans…

 

Virginia Hasenbalg-Corobianu : Mais non, elle est là la répétition.

 

Maya Bendayan Malet : Justement est-ce que la répétition c'est (mot inaudible 57 :57) de la coupure uniquement ?

 

Stéphane Thibierge : Mais les chaînes de Markov, La lettre volée de Lacan, c'est l'essai vraiment lumineux, pas toujours simple à lire, mais c'est lumineux, la façon dont il montre que par son effectuation même, la découpe… [Maya : c'est elle qui fait la lecture, c'est ce qui fait la lecture] oui mais sans grammaire, par la suite même [Maya : OK, sans grammaire mais il faut une découpe qui se répète] oui, la découpe et la répétition c'est la même chose !

 

Virginia Hasenbalg-Corobianu : Il parle de manque, c'est-à-dire que la répétition introduit un manque. Elle introduit un trou. La césure elle est là. C'est ce qui fait scansion.

 

Intervenant : C'est le repérage des traces ou des trous qui fait que…

 

Virginia Hasenbalg-Corobianu : C'est ce qui fait scansion, coupure, césure.

 

Intervenante X2 : Je crois que tu as dit « on ne peut pas désirer sans le sens », c'est ça qui m'a fait un peu… Tu as bien dit ça ?

 

Stéphane Thibierge : Oui, on ne peut pas désirer sans le sens, mais le sens, à entendre comme ce vers quoi se tourne le corps.

 

Intervenante X2 : Attends, je pose ma question. Je me dis au fond que c'est peut-être plutôt du côté du non-sens qu'on trouve le plus fort du désir. [Virginia — C’est là qu’il se fonde] À savoir par exemple le mot d'esprit… qui a le non-sens et qui agite quelque chose... et la poésie japonaise... et la poésie en Asie aussi. Il s'agit de quelque chose de plus originaire le non-sens au fond. [Stéphane Thibierge — Absolument, mais…] et ça nous ramène aux couches les plus profondes qui font que l'inscription du signifiant dans l'inconscient, ses allers et retours, conscient/inconscient, avec le non-sens, on va au plus loin de l'originaire et de l'inscription et du désir. [Stéphane Thibierge — Tu as tout à fait raison, la seule chose…] Et alors, autre chose que j’allais dire… [Stéphane Thibierge — Pardon !] Jean Brini a dit tout à l'heure a posé cette interrogation : quand on utilise la lettre en mathématique, bon avec un "a"…, avec quoi on va se retrouver à la fin et où on va se retrouver ? Et là moi effectivement je vois un parallèle avec ce qu'on fait dans l'écriture mathématique et l'usage de la lettre. L'écriture mathématique, elle est toujours, quand on pose la lettre, on la pose en relation avec un domaine de définition, on ne la pose jamais dans un abstrait comme ça. Et la lettre aussi — la lettre du langage… et le mot – a toujours un champ sémantique au fond. Et la poésie c'est le croisement des champs sémantiques et l'extension du domaine au fond, des superpositions, des interactions etc. qui sont encore autre chose que le rythme, la musique ou la répétition. [Stéphane Thibierge — Il y a beaucoup de choses dans ce que tu évoques] Et je pense que là on est, dans ces domaines de définition aussi, beaucoup plus près de la surprise et beaucoup plus près de l'originaire. Et c'est tout ce que nous apprend l'Asie, parce que nous nous sommes très dans le linéaire finalement avec notre écriture aussi. Et nous sommes très dans la succession, la répétition, la scansion, la coupure etc. alors que l'Asie est beaucoup plus dans le sensitif au fond et dans le non-sens plus originaire.

 

Stéphane Thibierge : Moi je ne suis pas... Enfin il y a beaucoup de choses dans ce que tu dis... et l'originaire, le plus profond, je pense que c'est une interprétation de la question du sens déjà. Mais le non-sens…, c'est vrai que le désir il nous place devant le non-sens, mais il est justement l'indication d'un sens plus minimal, qui est que le désir indique que le corps se tourne concrètement vers quelque chose. Quand on rencontre l'objet qui cause un désir ou un objet qui cause un désir, ça oriente le corps [Jean Périn — Ah ben ! Le corps désirant, oui, tout à fait] Ça oriente le corps. Ça, c'est du non-sens au sens du signifié ou de la signification, mais c'est une orientation minimale. [Virginia — Et on se met à babiller… à essayer de dire quelque chose.] Et on bafouille à ce moment-là. On fait ce qu'on peut mais on est… [Virginia — On fait de la poésie] On fait de la poésie, si…

 

Jean Périn : D'ailleurs, il y a un texte très intéressant de Philippe Adrien sur le jeu, c'est-à-dire comment le corps est engagé dans un texte qui est dit, vraiment très intéressant. Je dis ça pour appuyer ce que tu dis, parce que c'est fondamental. Comment on engage son corps, même quand on dit une poésie. Il faut l'engager aussi. Il fut un temps où les acteurs ne bougeaient plus, ils ne faisaient que de la diction déclamatoire. Hélas ! On a réagi, Georges Le Roy a réagi là-dessus. À la limite, il n'y avait plus de gestes, il n'y avait plus de corps. Il y a eu une réaction, bon, je ne vais pas refaire l'histoire du théâtre, mais c'est important quoi.

 

Intervenante : Une des dernières traductrices de Joyce expliquait très bien récemment comment elle avait réussi à traduire Joyce à partir du moment où elle avait pu respirer le texte. [Jean Périn — Le théâtre de Joyce ?] Non, le texte, la traduction d’Ulysse par exemple. Et c'est à partir de la respiration qu'elle avait trouvée, qu'elle avait pu le traduire.

 

Virginia Hasenbalg-Corobianu : Il y a beaucoup de choses qu'on retrouve avec la respiration.

 

Pierre Gorges : C’est pour ça que la question de la voyelle là ! Hum…

 

Intervenant : Je pense à l'exemple princeps de Saussure, avec le « si je la prends/si je l'apprends », qui, dans l'émission sonore est oublié et qui dans l'écriture se sépare. Et qu’après on peut relire de la manière qu'on veut aussi bien, puisqu'on le réentend à la lecture, on peut entendre dans l'un ou l'autre sens, parce qu'en fait la lecture, c'est bien de ça dont il s'agit.

 

Henri Cesbron Lavau : De découpage.

 

Virginia Hasenbalg-Corobianu : Merci Stéphane ! Il va falloir continuer cette brèche…

 

Transcription : Monique de Lagontrie

Pour une lecture transversale de la Troisième, par Lydia Schenker

 

Pour une lecture transversale de « La troisième » 1/11/1974, j’ai choisi la question ainsi martelée :

Est-ce que la psychanalyse est un  symptôme ? Et  quel serait son avenir…

SUJET                 COPULE          ATTRIBUT

Cette 3ème adresse de Lacan aux analystes à Rome constitue-t-elle une passe? Le contexte particulier de cette intervention écrite, sera éclairé par la conférence de presse de la veille. Elle se situe en effet, un an après le Congrès de La Grande Motte sur la passe ( 4/11/73) et le séminaire « les non dupes.. », un mois avant le début du séminaire RSI...Les questions de la transmission d’une éthique de sa praxis  à partir du Réel du nœud, celles de l’analys(t)e comme fonction dans la cure et ses conséquences dans les discours du social (psychanalyse comme symptôme, science et religion), puis celles de l’avenir de ce « symptôme », feront le fil de mon propos.

1) Lacan s’adresse aux analystes afin qu’ils puissent entendre ce qu’il veut transmettre de son propre engagement : son « dit-ce-que », dit, écrit qu’il lit, pour  un usage rigoureux du nœud dans la praxis. Depuis son premier discours à Rome en 53  « fonction et champ de la parole et du langage », il ne cesse d’affirmer ses positions dans la psychanalyse, d’interroger la pratique et surtout la difficulté de sa transmission. Dans le second en 67 :« La psychanalyse, raison d’un échec » il déplorait : « je joue la règle du jeu…et n’ai pas à m’étonner de l’échec de mes efforts…après le rien d’enthousiasme (de la publication de ses écrits en 66) où déjà pouvait se lire sous le signe de quel empêtrement psychologisant ils étaient reçus ». Il intitule donc cette conférence « La Troisième », celle qui revient, fait disque par sa répétition, troisième tour qu’il prend là par le bord de la jouissance : le « se jouit » du « je souis » sujet pensant de Descartes…et par le Réel du nœud et du symptôme, qui se boucle à 3,  ou 4 ?...comme productions de son propre engagement (une passe ?).

Cet « ourdrom » était-il un acte de transmission ? Celui de donner le Réel de ce nœud aux analystes : « J’ai été amené à la monstration de ce nœud alors que ce que je cherchais c’était une démonstration d’un faire, le faire du discours analytique » dira-t-il plus tard le 11/03/75 dans RSI(p104). Qu’on puisse se servir de ses termes Imaginaire Symbolique et surtout Réel pour sortir du sens, de la pensée, et de leur emploi philosophique : « Comment vous sortir de la tête l’emploi philosophique de mes termes, c'est-à-dire l’emploi ordurier… il faudrait que vous les pigiez… que ça vous serve à vous apercevoir la topologie que ça définit…à être non dupe de l’autoroute ! » (p261) Et donc, depuis son premier discours de Rome,  la topologie qu’il a élaboré ouvre la voie de l’écriture de ce nœud pour une pratique qu’il spécifiera : tenir la corde du Réel, « le Réel, c’est ce qui ek-siste au sens, l’expulsé du sens…l’impossible comme tel, l’aversion du sens…dans l’anti-sens et l’ante-sens ». (RSI p109)

-A la fin de « la troisième »  il évoquera la raison de cette lecture : la transmission de sa trouvaille, à déchiffrer « c’était peut-être faire que vous pourriez, c’est ce que je souhaite, lire quelque chose. Si vous arriviez à vraiment lire ce qu’il y a dans cette mise à plat du nœud borroméen, je pense que ce serait là dans la main vous toper quelque chose qui peut vous rendre service autant que la simple distinction du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire. »(282)=Par ce nœud, il donne aux analystes la boussole qui indique leur place et  leur fonction dans un discours: « Que ça les aide (les analystes) à frayer le chemin de l’analyse…Il s’agirait  que vous y laissiez cet objet insensé que j’ai spécifié du a. C’est ça qui s’attrape au coincement du Symbolique de l’Imaginaire et du Réel comme nœud. C’est à l’attraper juste, que vous pouvez répondre à ce qui est votre fonction : l’offrir comme cause de son désir à votre analysant. C’est ça qu’il s’agit d’obtenir…ce nœud il faut l’être »

En référence aux « 4 discours » articulés dans l’Envers de la Psychanalyse (69-70), seul le discours analytique place l’objet(a) en position de « semblant », au carrefour des jouissances sur le noeud.* Après la répudiation du « je souis » de la pensée philosophique pour privilégier le « se jouit » des jouissances, Lacan indique en même temps la place que doit occuper l’analyste dans son rapport à l’analysant (262): objet a en place de semblant dans le discours,  être le nœud même…place du Réel ?! Quelle place que celle de l’analyste ? celle du plus-de-jouir au carrefour des 3 jouissances ? (repérable sur le nœud). Il n’y a pas d’être analyste, il n’y a qu’une fonction : celle de la copule, pour un possible déchiffrage du symptôme ?…dont la place va pouvoir, aussi, être situé sur ce nœud…  *(cf. : schéma) « Vous ne pouvez à la fois en être et l’être »…(262)

=Ce bord de l’être comme copule rejoint-il la fonction phallique ? Définie dans (Ecrits p692): « La signification du phallus » (9/05/58 Munich), lorsqu’il souligne la nécessité du désir de l’Autre (d’un Autre barré), pour la mise en place du sujet du désir en tant qu’il a renoncé à s’identifier au phallus…  « le phallus imaginaire doit choir pour que soit institué le phallus symbolique et le signifiant phallique » il donne un repérage ramassé de cette fonction : « Le phallus est le signifiant privilégié de cette marque où la part du logos se conjoint à l’avènement du désir. On peut dire que ce Sa est choisi comme le plus saillant de ce que l’on peut attraper dans le réel de la copulation sexuelle, comme aussi le plus symbolique au sens littéral (typographique) de ce terme, puisqu’il y équivaut à la copule (logique). On peut dire aussi qu’il est par sa turgidité l’image du flux vital en tant qu’il passe dans la génération». Plus tard, le phallus sera la fonction dans les mathèmes  de la sexuation Vx(ɸ)x.

« Qu’est-ce que l’être a de suprême si ce n’est par cette copule ! »Crie-t-il dans la Troisième(260).       -A propos de ce terme de copule : mot qui lie l’attribut au sujet, le plus souvent le verbe être ….        Je reprendrais les propos de Lacan dans la conférence de presse qui précède, où il se réfère à Saint Jean  « Au commencement était le Verbe » mais avant le commencement, où est-ce qu’il était ? c’est ça qui est vraiment impénétrable… c’est un commencement complètement énigmatique…le drame ne commence que quand le Verbe s’incarne…c’est là que ça commence à aller vachement mal pour l’homme moyen …il est ravagé par le verbe» puis, pour argumenter sa praxis, (le parlêtre, c’est une façon d’exprimer l’inconscient, p18-19-21 conf de presse), il poursuit :  « j’ai une certaine expérience de ce métier sordide qui s’appelle être analyste…et là j’en apprends quand même un bout…s’il n’y avait pas le Verbe, qui, il faut bien le dire, les fait jouir, tous ces gens qui viennent me voir, pourquoi est-ce qu’ils reviendraient…si ce n’était pas pour s’en payer une tranche, de Verbe ?...pour l’analyse, c’est vrai, au commencement est le Verbe. » (cf. plus loin : opposition religion et analyse)

= Dans la troisième, il indique ce qui rend la position de l’analyste opérante dans le réel: un nouage de la  lettre avec une jouissance, une écriture:* « Il n’en reste pas moins que de l’être il faut que vous n’en fassiez que le  semblant…c’est d’autant plus calé qu’il ne suffit pas d’en avoir l’idée pour en faire le semblant. N’ vous imaginez pas que j’en ai eu, moi, l’idée. J’ai écrit objet a. C’est tout différent. Ça l’apparente à la logique, c'est-à-dire que ça le rend opérant dans le réel : au titre de l’objet dont justement y a pas d’idée ; ce qui, il faut bien le dire, était un trou jusqu’à présent dans toute théorie quelle qu’elle soit : l’objet dont il n’y a pas d’idée...pas un seul discours où le semblant ne mène le jeu. » (p 262) Plus loin, «  Et c’est seulement par la psychanalyse, c’est en cela que cet objet fait le noyau élaborable de la jouissance. Mais il ne tient qu’à l’existence du nœud, aux trois consistances de tores, de ronds de ficelle, qui le constituent. L’étrange est ce lien qui fait qu’une jouissance, quelle qu’elle soit, le suppose, cet objet, et qu’ainsi le plus-de-jouir, puisque c’est ainsi que j’ai cru pouvoir désigner sa place, soit au regard d’aucune jouissance, sa condition. Voilà ! » (p268- 269)

Il ponctue alors son propos par les schémas qui situent sur le nœud la jouissance du corps qu’il appelle substance jouissante en tant qu’elle est jouissance de la vie, et l’objet a qui sépare cette jouissance du corps, de la jouissance phallique… (Hors corps)…*(cf schémas)

- La place des Jouissances, « là où se loge ce ça jouit » (p274 rectifier le dessin), est située à partir de la mise à plat du nœud, le « se jouit » qui court depuis le début de la conférence,apparaît au champs d’intersection(recouvrement ?) de 2 consistances…Je propose de sortir de l’étendue pour indiquer « la voie du nœud »à partir du point de départ (urverdrangt) de la tresse elle même, non pas d’une seule consistance torique qui me paraît réductrice, mais par 3 vecteurs-tores-copules qui séparent et relient à la fois(façon féminine ?)… indique trois directions à partir du point de nouage.*∞

-Après avoir indiqué la place du plus-de-jouir à l’intersection des jouissances, Lacan va également situer le symptôme « ceci ne va pas sans que vous vous aperceviez de la place, dans ces différents champs, du symptôme » (p278) sur son dernier schéma  où il s’agit, me semble-t-il, d’intersections de trois consistances toriques, qui en fait serait impossible à représenter dans une mise à plat ; présentation d’arêtes projectives qui sera toujours partielle, comme la ligne d’interpénétration sur la BK (de forclusion ?)…pour le définir ainsi :*« Le symptôme est irruption de cette anomalie en quoi consiste la jouissance phallique, pour autant que s’y étale, que s’y épanouit, ce manque fondamental que je qualifie du non-rapport sexuel. C’est en tant que dans l’interprétation c’est uniquement sur le signifiant que porte l’intervention analytique, que quelque chose peut reculer du champ du symptôme ». (p279)

=Il situe ce champ du symptôme (nécessité d’un ne cesse pas de s’écrire du réel (p273) sur le nœud mis à plat : sur la  surface de recouvrement du Symbolique par le Réel….Symptôme à la jonction de bords mouvants, délimitant un Réel qui se déploie en fonction de conjonctures (le social ?) différentes (types jouissances ?) et de la possibilité d’opérer, à partir du Réel, dans le champ du Symbolique sur le signifiant= soit l’acte analytique à partir de l’hypothèse de l’inconscient. Pratique analytique selon différents types d’interprétation et d’effets de sens… Il interroge ici les analystes sur la question de leur acte, dans l’actualité de leur position et de leur devenir dans l’Histoire

2) Ainsi, dans La Troisième, c’est la lecture d’une écriture, celle du nœud, qu’il veut faire entendre ; intervention qui comprend la première où il y avait mis sa « parlance »: fonction de la parole et champ du langage et l’accent sur la lalangue dont s’opère l’interprétation « pas interprétation de sens mais jeu sur l’équivoque ». Au plus près de la lettre et du signifiant, ici, c’est du  Réel qu’il se doit de partir: « il me faut soutenir cette troisième du Réel qu’elle comporte »(264) ; Il pose, dès la 45ème minute de son exposé, la question qu’il veut « sérieusement » mettre à l’épreuve : « est-ce que la psychanalyse est un symptôme ? » pour y donner sa réponse, suivie de tout un argument concernant le symptôme…(Sa nomination4ème ). C. Melman dira « Le symptôme est organisé par la parole, c’est la maison du sujet » On le définit aussi  comme identification d’une coupure, limite à la jouissance, ce qui ne va pas… et il sera ensuite repéré comme nomination symbolique avec le nœud à 4 de Lacan, différencié du nœud à 3 de Freud, dans RSI, 21/01/75 p :26,(présenté par E. Quillin cet été) puis « généralisation du symptôme » qui inclurait aussi l’inhibition et l’angoisse, comme 3 modalités de lien au Réel. Fonction de suture de ces identifications/ copule des nominations? Jalons en attente… (cf.Lettres du symptôme, E.Porge,p140)

L’année précédente (nov. 73)Lacan parlait « de types (cliniques) de symptômes, c'est-à-dire de nœuds,…de l’idée du symptôme comme nœud…et qu’à partir de là, c’est dans la contingence du cesse de ne pas s’écrire, que peuvent se produire les points-nœuds, les points de précipitation qui feraient que le discours analytique ait enfin son fruit. » Pourrait-on dire aussi les S1 ? produits de l’interprétation, comme chiffrage du symptôme ?(en place de production du discours analytique)

J’appelle symptôme ce qui vient du Réel …(p : 264)« Ça veut dire que ça se présente comme  un petit poisson, dont le bec, vorace, ne se referme qu’à se mettre du sens sous la dent. Alors, de deux choses l’une :-ou ça le fait proliférer…(croissez et multipliez-vous, a dit le seigneur, ce qui est quand même quelque chose d’un peu fort, qui devrait nous faire tiquer, cet emploi du terme de multiplication : lui le Seigneur, quand même, sait c’que c’est qu’une multiplication ! c’est pas l’ foisonnement du petit poisson)- ou bien alors il en crève. Ce qui vaudrait mieux, ce  à quoi nous devrions nous efforcer, c’est que le Réel, du symptôme, en crève… E t c’est là la question : comment faire… » (p265 nœud)* Question éthique de la praxis et de sa fonction qu’il se pose depuis toujours :                  « A une époque …où j’essayais de faire comprendre dans des services de médecine ce que c’était que le symptôme, je le disais pas tout à fait comme maintenant, mais quand même, c’est peut-être un Nachtrag,( après coup) je crois que je le savais déjà, même si je n’avais pas encore fait surgir  l’Imaginaire, le Symbolique et le Réel… le sens  du symptôme n’est pas celui dont on le nourrit pour sa prolifération ou extinction, le sens du symptôme c’est le Réel, le Réel en tant qu’il se met en croix pour empêcher que marchent les choses, au sens où elles( se) rendent compte d’elles mêmes de façon satisfaisante… au moins pour le maître…» (La foi-foire l’espérance et la charité-archiraté)

Cette approche du symptôme, à partir du réel, est complexe, mais c’est une nécessité logique:         …Le symptôme c’est ce qui ne cesse pas de s’écrire (logique modale)… du Réel (273).

-Différents niveaux de définition du Réel (p263)ont été dépliés  par Lacan, pour préciser sa place dans l’opération analytique (se démarquer non seulement de l’imaginaire du corps, mais du sens,) avant d’aborder ce qui pourrait en faire un symptôme… dans le rapport de la psychanalyse dans le champ social, comme conséquence de l’acte analytique, par le biais de la contingence du transfert=qui révèle la vérité du « truc » : cesse de pas s’écrire,(p131,les non dupes 19/03/74), rapport du Réel au symptôme et du symptôme au Réel,  qui sera précisé ensuite sur le nœud à plat… puis du Réel à la lettre.

1=ce qui revient toujours à la même place, celle du semblant, (pas du seul imaginaire) pour y prendre  un appui (point de buté réel à l’imaginaire).

2=L’impossible dune modalité logique, c’est ce qui les fait trois (les ronds du nœud bo)=ne se fraye que par l’écrire (12/02/74 cf Aristote : vide de tout sens ses 3 termes du syllogisme en les transformant en lettres : 1er pas de la science du Réel=la logique, qui n’est pas encore l’acte analytique. Différence de ces « dits » manipulés de la logique d’Aristote /du « dire vrai » de la pratique du discours analytique qui réserve la place de la vérité= lorsque « ça cesse de ne pas s’écrire », la contingence de la rencontre= la rainure qui supplée à l’impossibilité d’écrire le rapport sexuel, il y passe quelque chose qui « à l’air de s’écrire »entre deux sujets= soit le S2, le savoir (imprimé quelque part) en tant qu’inconscient, c’est ça qui coule dans la rainure du dire vrai= deux signifiants s’imprimeront sur ce support.=dépôt, sédiment qui se produit chez chacun quand il commence à aborder ce rapport sexuel=il s’agit de quelque chose qui s’écrit et qu’il s’agit de lire en le déchiffrant. (RSI,14/1/75 p 46= « Le Réel est tissé par le nombre…qui lui donne sa consistance…pas naturelle du tout », puis p46 « Il faut qu’une corde soit nouée à un bout pour qu’on puisse s’y tenir ». /Descartes : Bonnes règles pour la direction de l’esprit  « approfondir d’abord les arts les plus simples où l’ordre règne davantage : des artisans qui font de la toile et des tapis, des femmes qui brodent ou font de la dentelle….ainsi que toutes les opérations qui se rapportent à l’arithmétique »Cf écriture S1.

3=n’est pas le monde, aucun espoir de l’atteindre par la représentation.=n’est pas universel, du même coup : « n’est tout, qu’au sens stricte de ce que chacun de ses éléments soit identique à soi-même, mais à ne pouvoir se dire tous (quantés) : y a pas de tous les éléments, y a que des ensembles, à déterminer dans chaque cas ».Pas tout x ɸx..., que des S1 ?(production du discours analytique).

4=s’écrit S1 : sans aucun effet de sens ; homologue de l’objet a. Nécessité de la lettre et de son écriture. Cerner le Réel du nœud avec l’écriture S1, signifiant –lettre « qui n’a le sens que de ponctuer ce n’importe quoi, signifiant qui ne s’écrit que de le faire sans aucun effet de sens » ; signifiant un, « l’homologue en somme si j’ose dire, de l’objet a …qui refend le sujet et le grime en ce déchet, qui, lui, au corps ex-siste» nous dit Lacan, pour cerner l’objet a qui se trouve à la place du semblant dans le discours analytique… il avoue là que son jeu de « tenter de nouer ce S1 et a par le nombre d’or n’était qu’illustration de la vanité de tout coït avec le monde, c'est-à-dire la connaissance ! »Il n’y aura jamais copulation du 1 au a. Et pour en faire semblant, d’être l’objet a, il faut être doué ! (p264)…. Lacan fait alors allusion à la position d’une femme analyste… (Cela dépendrait du bord de la copule sur lequel on se retrouve ?)pour en arriver à la conclusion suivante :

=>Le sens du symptôme dépend de l’avenir du Réel, donc de la réussite de la psychanalyse. Ce qu’on lui demande, c’est de nous débarrasser et du Réel et du symptôme…Si elle a du succès dans cette demande…on peut s’attendre à tout ! À savoir à un retour de la vrai religion par exemple…(265)

Là encore, la conférence de presse de la veille vient éclairer ce propos : « la psychanalyse n’est pas  venue à n’importe quel moment historique ; elle est venue corrélativement à un pas capital, à une certaine avancée du discours de la sciencela psychanalyse est un symptôme, seulement il faut comprendre de quoi…(se référant à Freud dans « Malaise de la civilisation »)…la psychanalyse fait partie de ce malaise dans la civilisation. Alors le plus probable, c’est qu’on n’en restera pas là à s’apercevoir que le symptôme c’est ce qu’il y a de plus réel. On va nous sécréter du sens à en veux-tu en voilà, et ça nourrira non seulement la vraie religion mais un tas de fausses…et la religion triomphera de la psychanalyse…et de beaucoup d’autres choses. »

Ainsi, Lacan poursuit : « Mais si la psychanalyse réussit elle s’éteindra,  de n’être qu’un symptôme oublié. Elle ne doit pas s’en épater : c’est le destin de la vérité telle qu’elle-même le pose au  principe qui dit : la vérité s’oublie. Donc, tout dépend de si le Réel  insiste ; pour ça il faut que la psychanalyse échoue…Il faut reconnaître qu’elle en prend la voie hein ! et qu’elle a donc encore de bonnes chances de rester un symptôme : de croître et de se multiplier. Psychanalystes pas morts, lettre suit ! » ( l’être suis ?)(266)   Mais quand même méfiez vous : c’est peut-être mon message sous forme inversée ! Retournement : Sommes-nous là au point d’impossible ou d’indécidable des effets de la psychanalyse sur le Réel  ou du Réel sur la psychanalyse?

M. Czermak  disait  en parlant du symptôme(Emission sur Lacan en 96,  France culture) : « c’est le pur fruit d’une articulation logique,  pur effet de structure, qui indique la vérité…la psychanalyse c’est un bon symptôme, parce qu’il nous permet de respirer !» rejoignant Lacan à la fin de la conférence de 01/75 à Strasbourg : « un symptôme c’est quelque chose qui a le plus grand rapport avec l’incs…Alors ce que je voudrais, c’est que la psychanalyse tienne le temps qu’il faudra, en tant que symptôme, parce que c’est quand même un symptôme rassurant. »

3) Psychanalyse et religion dans le social: d’une éthique du désir au discours de la science :

-La position intenable de la psychanalyse est rappelée dans la conférence de presse du 29/10/74 où, la veille, il tentait d’expliquer: « c’est quelque chose de très difficile, la psychanalyse. D’abord c’est très difficile d’être psychanalyste, parce qu’il faut se mettre dans une position qui est tout à fait intenable. Freud avait déjà dit ça. (Gouverner, éduquer, qu’il va développer et il y ajoute la position du savant, celle de la science et l’angoisse que cela peut susciter…) C’est une position intenable, celle du psychanalyste. » Et annonçait pour le lendemain: « vous entendrez quelque chose qui se rapporte aux rapports de la psychanalyse avec la religion. Ils ne sont pas très amicaux. C’est en somme ou l’un ou l’autre. Si la religion triomphe, comme c’est le plus probable- je parle de la vraie religion, il n’y en a qu’une seule de vraie- si la religion triomphe, ce sera le signe que la psychanalyse a échoué. » Il indique que la religion va guérir le parlêtre de ce qui ne va pas en le lui faisant oublier.

-Analyste, symptôme et passe : Après avoir précisé à la journaliste qui n’y comprend rien, ce qu’est, selon lui, la « vrai religion », la romaine, chrétienne, qui a toujours des ressources pour « donner du sens », il y oppose l’analyste dans sa fonction: « L’analyste, lui, c’est tout à fait autre chose. Il est dans une espèce de moment de mue. Pendant un petit moment, on a pu s’apercevoir de ce que c’était que l’intrusion du Réel. L’analyste, lui en reste là. Il est là comme un symptôme, et il ne peut durer qu’au titre de symptôme. Mais vous verrez qu’on guérira l’humanité de la psychanalyse. A force de le noyer dans le sens, dans le sens religieux bien entendu, on arrivera à refouler ce symptôme…Est-ce qu’une petite lumière s’est produite dans votre jugeote ? »....puis après : « on a eu un petit instant comme ça un éclair de vérité avec la psychanalyse. Ce n’est pas du tout forcé que ça dure… ! »Allusion à l’échec de la Passe ?et d’une temporalité pour l’être-analyste…

Il souligne ainsi qu’il ne faut pas l’entendre, cette question de la psychanalyse comme symptôme, au sens de penser que la psychanalyse serait un symptôme social. « Il n’y a qu’un seul symptôme social : chaque individu est réellement un prolétaire, c'est-à-dire n’a nul discours de quoi faire lien social, autrement dit semblant… (Pas un seul discours où le semblant ne mène le jeu). C’est à quoi Marx a paré d’une façon incroyable : aussitôt dit aussitôt fait hein,  Ce qu’il a émis implique, qu’il n’y a rien à changer. C’est bien pour ça d’ailleurs que tout continue exactement comme avant »(266). Cependant, les non dupes mettant la transparence à la place du semblant ne vont-ils pas contribuer à ce que j’appelle un « détournement »  des discours en capitalisme prolétariant les un-dividus ? Ainsi, si le non rapport sexuel (pourtant universel) ne fait plus symptôme social, est-ce un effet de la Mondialisation ? (cf : structure des 4 discours)

-« La psychanalyse, socialement, a une autre consistance que les autres discours : Elle est un lien à deux. C’est bien en ça qu’elle se trouve à la place du manque de rapport sexuel. Ça  ne suffit pas du tout à en faire un symptôme social puisque…un rapport sexuel, il manque dans toutes les formes de société. C’est lié à la vérité qui fait structure de tout discours…266 »Lieu qui fait institution et famille ? Il précise alors que c’est bien pour cette raison qu’il n’y a pas de véritable société analytique, mais une école…

Lacan souligne ici comment  la dimension du transfert dans l’analyse, la distingue justement de ce qu’il appelle symptôme social, celui où ce lien manque. Ici le « lien à deux » implique la dimension du discours, de l’adresse à l’Autre, et donc des 4 places de la structure de discours, mais surtout il implique un rapport à une jouissance « l’étrange est ce lien qui fait qu’une jouissance, quelle qu’elle soit, le suppose, cet objet, et qu’ainsi le plus-de-jouir, puisque c’est ainsi que j’ai cru pouvoir désigner sa place, soit au regard d’aucune jouissance, sa condition. Voilà ! »(p269, déjà cité)…ensuite il rappelle encore la dimension de l’interprétation, (avec la distinction du signans=qui nous permet d’opérer dans l’analyse, de l’état d’attention flottante, du fait d’une espèce d’équivoque, équivalence matérielle, entendre un dit qui émerge de lalangue, et du  signantum=le sens, inventé par les stoïciens ;p227 les non dupes)… avant de reprendre la responsabilité de l’analyste dans la structure de ce discours, (il fait allusion à l’exposé de Nasio ? le matin sur Ethique et sexuation):« Dans tout ça, donc, il n’y a pas de problème de pensée. Un psychanalyste sait que la pensée est aberrante de nature, ce qui ne l’empêche pas d’être responsable d’un discours qui soude l’analysant…à quoi ?...il soude l’analysant au couple analysant-analyste. (266-267)

=Responsabilité de l’analyste : produire un discours singulier qui soude l’analysant, dans le transfert, à son rapport de désirant : couple analysant-analyste,  désir de désir : a (a+b), disparité subjective lié à la vérité du manque de rapport sexuel…d’un lien à 2 qui ne fait pas un mais 3, voir 4….En effet, la fonction de l’analyste dans le social, ne serait-elle pas avant tout de ménager la place d’un discours, quel qu’il soit ?, mais qui ne pourrait (se) tenir qu’au prix d’une nomination symptomatique d’une jouissance = 4ème rond, nomination symbolique d’un nom du père pour une jouissance phallique, nomination imaginaire d’une fonction (nommé à),peut-être symptomatique d’un sens à donner?, nomination réelle symptomatique de la jouissance Autre ?…Ce sont des hypothèses à discuter.

Là se pose la question du Discours  de la science ? avant que La boucle se boucle sur l’avenir de la psychanalyse, dit Lacan (p281),  la science (pourtant née des petits rapports de lettre à lettre de Galilée) nous donne des gadgets à nous mettre sous la dent, à la place de ce qui nous manque« C’est ça, la science part de là…et pour ça je mets espoir que, passant au-dessous de tout représentation, nous arriverons peut-être à avoir sur la vie quelques données plus satisfaisantes ». Lacan situe la science sur le nœud : sur la surface de recouvrement du réel par l’imaginaire du corps, dans le champ de la jouissance de l’Autre…c’est à proprement parler le champ où naît la science… hors langage, hors symbolique, cette jouissance de l’Autre, en tant que parasexuée, n’existe pas…car c’est uniquement à partir de la lettre que nous avons accès au Réel.(280). « C’est le phallus qui nous empêche d’avoir un rapport avec quelque chose qui serait notre répondant sexuel. C’est notre répondant parasexué, et chacun sait que le para, ça consiste à ce que chacun reste de son côté, que chacun reste à côté de l’autre. »(281)

-« Le piquant dans tout ça c’est que ce soit le Réel dont dépende l’analyste dans les années qui viennent,  et pas le contraire… »(267) Ainsi, le discours scientifique pourrait faire que le Réel, que doit « contrer » l’analyste, prenne « le mors aux dents »… ça devient drôle quand les savants sont eux même saisis d’une angoisse, symptôme type de tout avènement du Réel, d’où l’accès de responsabilité du biologiste qui s’impose l’embargo d’un traitement de laboratoire des bactéries sous prétexte que si on en fait de trop dures elles pourraient bien glisser sous le pas de la porte et nettoyer au moins toute l’expérience sexuée en nettoyant le parlêtre… le comique est que toute vie réduite à l’infection qu’elle est réellement, selon toute vraisemblance,  ça c’est le comble de l’être pensant !... L’ eu-thanasie ,l’ eugénique etc, nous mettraient enfin dans l’apathie du bien universel… et suppléeraient à l’absence du rapport…Lacan annonce ici de façon magistrale « l’avenir qui nous pends au nez » que nous confirme aujourd’hui  la clinique d’une nouvelle économie psychique…

4) L’avenir de la psychanalyse dépend de ce qu’il adviendra de ce Réel : « à savoir si les gadgets, par exemple, gagneront vraiment à la mainsi nous arriverons à devenir nous-mêmes animés vraiment par les gadgets… »(281) Lacan n’y croit pas en 73…pensant à la stabilité de la structure de discours. Dans la conférence de presse il dit « Le propre du Réel c’est qu’on ne l’imagine pas », Lacan ne pense pas que ce qu’il appelle le triomphe de la vraie religion soit une sorte de schizophrénie collective comme le pose un interlocuteur italien. Il suppose(21) : « on doit pouvoir s’habituer au réel, le seul concevable, le seul auquel nous ayons accès. Au niveau du symptôme, ce n’est pas encore vraiment le réel, c’est la manifestation du réel à notre niveau d’êtres vivants. Comme êtres vivants, nous sommes rongés, mordus par le symptôme, c'est-à-dire en fin de compte, nous sommes malades, c’est tout. L’être parlant est un animal malade. Au commencement était le Verbe, tout ça, ça dit la même chose. Mais le réel auquel nous pouvons accéder, c’est par une voie tout à fait précise, c’est la voie scientifique, c'est-à-dire les petites équations. Et ce réel là, le réel réel, si je puis dire, le vrai réel, c’est celui justement qui nous manque complètement en ce qui nous concerne, car de  ce réel, en ce qui nous concerne, nous en sommes tout à fait séparés….à cause du rapport dont nous ne viendrons jamais à bout…22  ».

=Si ce Réel est toujours « filtré » par un symptôme la psychanalyse en poursuivra sa lecture.

Mais que pouvons-nous dire 40ans plus tard, à l’ère (erre) de la dé-mesure, du nucléaire et de la mondialisation? Cf L’envers de la psychanalyse(69-70) : Si la structure des discours fonctionne à partir du fait que « le désir de l’homme c’est le désir de l’Autre » avec la butée que constituait une jouissance dite phallique… lorsque ce lien du désir est remplacé par un autre type de rapport :une  dis-position sans butée phallique ( rapport réel à l’objet marchand…pour un individu alors dis-pensé de castration) que devient le discours ?

De cette incidence contemporaine du Réel dans le social, j’évoquerai pour conclure quelques hypothèses théoriques et cliniques  à débattre :

-S1-S2 holophrasés ?Je rejoins ici l’hypothèse amenée par René Dupuis il y a bientôt 30 ans (!) sur « symptômes et psychosomatique , Nodal 2, 1985» :  « dans la psychosomatique S1 passerait dans le champs de S2 et se maintiendrait en tant que coupure, mais une coupure qui serait indifférente à toute référence paternelle ou phallique…caractère intermittent de ces manifestations lié à la présence réelle d’un Autre (thérapeute)…Le discours Universitaire qui s’origine du S2, rejoint notre civilisation moderne qui s’organise à partir d’un savoir qui fait commandement. On peut se demander si cette disposition n’est pas responsable de ces manifestations psychosomatiques que sont les maladies dites de civilisation »

Quid de la « fonction phallique » dans de telles conditions ? Qui va « chiffrer » le sujet si l’analyste (comme fonction) disparaît avec son symptôme et comment, dès lors, trouver (produire) les chiffres d’un nouveau savoir, les S1 qui représentent, à mon sens, notre capacité d’invention, sinon d’abord par notre présence réelle?

-Aujourd’hui, qu’en est-t-il du symptôme et qu’en faire ? Symptôme, comme manifestation du Réel, qui nous ronge, comme la télévision dévoreuse, évoqué par Lacan ; depuis, les gadgets donnés par la science, se sont multipliés ; mais ont-ils encore valeur de symptôme ? Le phallus fonctionne-t-il toujours comme « notre répondant para sexué »? Comme l’espérait Lacan à la fin de la conférence... Je me demande comment parler de symptômes à partir des « états », « dys-fonctionnements », « comportements troublés » multiples et variés qui se présentent à nous mais n’ont pas « valeur » de symptôme. Comment faire advenir ce que j’appelle une « nomination symptômatique » dans les institutions et avec les enfants en première ligne…C’est ce que j’appelle « pouvoir intervenir pour préparer le terrain » : faire émerger, d’abord avec notre propre désir, hypothèse et parole…             (Cf travaux en pédopsychiatrie , note de Lacan à J.Aubry 10/69,  interventions de L Sciarra)

Quelle sorte de symptômes que les addictions qui se multiplient aussi : gadgets et pharmacons introduits dans la substance jouissante du corps (cf la psychanalyse est-elle une addiction ?)Quel sens donner à ces états dépressifs chroniques aggravés par des traitements médicamenteux mal adaptés, opérations de multiplications à la place d’une division (du sujet)= résultat :une absence de désir généralisé !  Bien que tout soit fait pour « répondre aux besoins des usagers » ! Lorsqu’il n’y a plus « débat », « plus d’ébats » ajoutait T. Florentin !

=Dans le pseudo discours capitaliste qui règne dans nos sociétés, pas de place pour le semblant, pas de place pour la supposition « l’objet de la supposition n’est pas le genre de l’objet de l’opinion », lecture d’Aristote cité par Lacan12/02/74,p116, qui parlait du « moyen » du symptôme pour articuler la logique « science du Réel » au « dire vrai »…Aujourd’hui, c’est la transparence totale, le Réel s’y révèle dans sa crudité la plus terrible : l’in-dividu glorieux et sans limite s’y précipite dans une adresse au Savoir scientifique et technologique répondant à tout, producteur à l’infini d’objets manufacturés nommés à une vie de plus en plus courte, pour entretenir la plus-value à la place du plus-de-jouir, au prix d’un discrédit du savoir dans l’Autre, ravalant le signifiant par une signification débridée dans un déferlement de sens. Savoir acéphale, sans signifiant maitre pour l’arrimer…(a)et S1 indifférenciés ?

=>Serait-ce un retour au « symptôme social » généralisé ? : serions-nous tous des « prolétaires » délivrés de la contrainte sociale ? (cf : intervention sur « la passe », de Lacan le 3/11/73 à La Grande Motte, p252).

-Dans un social soumis aux normes plutôt qu’à la loi, qui vise à la conformité par des procédures tricheuses on aboutit à un « ordre de fer »(nomination Réelle selon PCCathelineau ?) et on utilise  les apparences : changer de costume en fonction du milieu pour s’adapter au mieux aux exigences du social environnant, c’est la « comédie des apparences » comme disait une patiente pour dénoncer le « politiquement correct » du monde dans lequel elle devait évoluer...C’est la norme qui habille l’imposture (cf « La fabrique des imposteurs » de R. Gori). Glissement vers des fonctionnements pervertissant ?(Qui n’ont rien à voir avec la fonction du « semblant ») Dans « un social assujettissant » devons nous perdre la fonction de la contrainte et  sa nécessité ? (journées en Belgique sur ce sujet).Dans un social en perte d’ins-titution, quelle pratique possible et quel type de transfert ? Quelles fins de cure (et débuts) possible ? Osons-nous en parler vraiment

-Exemple clinique dans un « service » socio-éducatif où je travaille encore comme psychiatre consultant : d’un « travailleur social » qui répond « la folie, ça veut rien dire ! » à un adolescent psychotique lorsque ce dernier commence à se questionner, en ma présence, sur son état…Cet éducateur soutenait le « droit » des parents à interrompre les soins engagés au CMPP pour leur fils au prétexte que « ça ne sert à rien » et « accompagner» les parents « malgré leur déni » !Ne confirme-t-il pas ainsi, par son  désaveu (ou démenti ?) d’un début de soins, le déni contemporain de la folie…ce qui n’a fait qu’accentuer les passages à l’acte violents  de plus en plus dangereux de ce garçon de 13 ans qui ne peut expliquer comment ça lui vient directement de l’Autre :  « Je sais pas pourquoi j’ai fait ça … il est fou M. » ajoutait-t-il en parlant de lui-même à la troisième personne avant d’affirmer dans la foulée « il est super Mohamad Mehra ! »…ce qui me fit très vite poser la question d’un phénomène d’automatisme mental, jamais identifié chez les enfants…

=Lacan espérait un témoignage et une transmission possible de la psychanalyse avec sa proposition de la Passe. Avant « la Troisième » le 2/11/73 il faisait une intervention sur la Passe : « ce couloir, cette faille par laquelle j’ai essayé de faire ma Passe, j’aurai peut-être pu en inventer une plus subtile…s’il y a quelqu’un qui passe son temps à passer la passe c’est moi ! » En juillet 78, il sera déçu  et constate l’échec de la Passe:

« rien ne témoigne que le sujet (supposé savoir) sait guérir une névrose… ».

Il  restera toujours  aussi seul malgré l’importance de son assistance : « chaque psychanalyste sera forcé de réinventer la psychanalyse puisqu’elle reste intransmissible ».       

La fonction de l’analyste serait donc de tenir la rampe du Réel, mais quelle « rampe tenir » ?

Comment tenir dans le champ du social si les institutions, qui assurent  une limite symbolique à la folie ordinaire humaine, disparaissent? Elles sont devenues  des Etablissements puis des Services puis des « pôles »… entreprises acéphales, commandées par la pure économie de marché, broyant des un-dividus… Exit le sujet d’un côté…et de l’autre l’analyste  qui doit « contrer » le Réel…mais si ce réel n’est plus délimité, comment le « coincer » ? Dans quelle sorte d’im-passe sommes-nous ?

Dans le vent d’une société plutôt désarrimée, le nœud bo peut-t-il encore servir de boussole  pour des parlêtres en « dés errance », non arrimés à un S1 ? (comme le souligne Sciara dans son ouvrage sur les Banlieues)  Comment  les désengluer de ce discrédit de la parole et de la castration et sortir des effets de cette « pseudo-suture » ? (récusation du transfert).

Quelle  autre éthique pour l’analyste ? Dans Les non dupes errent (73-74) Lacan proposait de : « nous forger une autre éthique, qui se fonderait sur le refus d’être non dupe » de ce savoir (ics)  pour produire les S1 (signifiants premiers d’un sujet), chiffrage d’une vérité qui ne peut que se mi-dire (leçon2,p31)… Sortir d’une position pessimiste.

la praxis sera donc toujours à réinventer. « C’est quand la psychanalyse aura rendu ses armes devant les impasses croissantes de notre civilisation (malaise que Freud pressentait) que seront reprises par qui ? les indications de mes Ecrits ». (67 : Raison d’un échec).

, Ste Anne le 10/03/2013.

Les chiffres entre parenthèses correspondent aux pages de la transcription de « la troisième » dans l’édition de l’ALI d’aout 2010 en annexe du séminaire « les non-dupes errent » 73-74.

 

Commentaire sur La Troisième, par Jérôme La Selve

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La troisième

J’ai choisi pour présenter ce travail sur La Troisième de repérer les articulations de ce discours puisqu’il s’agit d’un discours prononcé par Lacan à Rome quelques mois après qu’il ait terminé son séminaire Les non dupes errent. Il nous y parle du nœud borroméen et de la place centrale qu’y occupe l’objet petit a.

En introduction, je voudrais vous lire un texte poétique de Jacques Ancet tiré de son recueil Les travaux de l’infime, illustré par Alexandre Hollan, un peintre qui m’a beaucoup inspiré par sa peinture des arbres qui se révèle être une écriture de ces arbres. Ce texte, lorsque je l’ai lu m’est apparu comme une jolie définition de l ‘objet petit a.

On se dit que tous les jours on l’a perdu, que la brume et le temps l’ont effacé. Que le brouhaha a recouvert sa voix. Qu’il ne reste rien de son rire et sa pluie d’éclats étincelants. On se dit que c’est trop tard, toujours trop tard. La lumière laisse ses ombres et s’en va. On s’en va aussi, on ne sait plus où. Toutes les destinations reviennent à la pente étroite du même escalator noir. C’est là, au moment de descendre qu’on le voit monter. On se croise. Son visage est obscur, mais il sourit. Il montre du doigt quelque chose plus haut. Mais on descend, on s’enfonce. Quand on se retourne, on ne voit plus, au dessus, que la bouche de lumière où il disparait.

L’objet petit a est au centre du nœud borroméen, au coincement du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Lacan nous dit que: «c’est à l’attraper juste – à entendre soit comme juste l’attraper, juste le saisir, soit comme l’attraper avec justesse – que vous pouvez répondre à ce qui est votre fonction (d’analyste) : l’offrir à votre analysant ». Cela consiste, me semble t’il, à occuper la place de sujet supposé savoir. Cette place est déterminée dans le discours de l’analyste, c’est celle de l’objet petit a en place d’agent. Le psychanalyste occupe la place de ce qui cause le désir de son analysant. Lacan nous dit : « Le sujet supposé savoir qu’est l’analyste dans le transfert ne l’est, supposé, que de savoir en quoi l’inconscient consiste d’un savoir qui s’articule de la lalangue et que le corps qui là parle n’y est noué que par le réel dont il se jouit. » Cette phrase est particulièrement intéressante parce qu’à lire la formule du discours analytique, on constate que le savoir dont il s’agit, S2, en position de vérité est placé sous petit a dont il est séparé par une barre qui fait que la vérité sur le savoir inconscient ne peut que se mi-dire.  Ce savoir a une limite, l’Urverdrängt freudien c'est-à-dire ce qui de l’inconscient ne sera jamais interprété.

L’intervention analytique, c’est l’interprétation. Elle porte uniquement sur le signifiant. Elle se produit dans le symbolique en tant que c’est la lalangue qui le supporte et que le savoir de la lalangue, savoir inconscient, gagne sur le symptôme. Jean-Jacques Tyszler dans une conférence de l’EPhEP rappelait que Freud appelle interprétation la seule possibilité de lire la littéralité de l’inconscient. Il n’existe que trois types d’interprétation : la scansion où l’arrêt produit un retour, la citation c'est-à-dire la mise au même rang de quelque-chose qui a été dit auparavant et l’équivocité qui est une façon de faire surgir du sexuel à partir d’un propos banal. L’interprétation peut être un jeu de mot,  « c’est un déchiffrage qui se résume à ce qui fait le chiffre, à ce qui fait le symptôme, c’est quelque-chose qui ne cesse pas de s’écrire du réel ».

Je vais l’illustrer par une vignette clinique : je reçois un adolescent en grande difficulté scolaire. Je lui ai demandé au titre de sa participation aux séances de me préparer une phrase ou un petit texte à me remettre. Il est venu avec cette phrase : J’ai du mâl - qu’il écrit m, â, l - à me sentir bien même quand y a pas de problème.

Une des fonctions de l’analyste est d’écouter parler son analysant. Que se passe-t’il dans cette opération ? Il y a l’oreille de l’analyste – mais pas que – qui écoute parler. Parler c’est recevoir son message de l’Autre sous forme inversée, c’est Levi Strauss qui l’a enseigné à Lacan. La question qui se pose est de savoir ce qu’entend l’analyste quand il écoute ? Il entend une voix, celle de celui qui parle. Cette voix est chargée de sens, le sens de la parole, des paroles, paroles creuses, parole vraies d’où surgit un dire. Le dire est porté par la voix ; cette voix , il faut la vider de son sens. Entendre « troisième », c’est entendre aussi le « trois » du nœud borroméen, c’est entendre « treizième » de La Treizième de Gérard de Nerval. Entendre « Le discours de Rome, c’est entendre « le dit-ce-que », « le disk-ourdrome », quelque chose qui tourne en rond.

La lalangue, peut on dire que c’est ce qui se lit (le verbe lire et le verbe lier ont la même étymologie) de l’écriture de l’inconscient ? Lacan dit que la lalangue c’est « le dépôt, l’alluvion, la pétrification qui s’en marque du maniement par un groupe de son expérience inconsciente ». La lalangue n’est pas vivante, elle est en usage – et l’usage en droit est une jouissance. Elle véhicule la mort du signe. Elle n’a pas à jouer contre son jouir puisqu’elle s’est faite de ce jouir même. La lalangue articule le corps et la jouissance, elle civilise la jouissance.

La jouissance ! Les jouissances devrait on dire, elles ont toutes un lien avec l’objet petit a puisqu’il se situe au coincement du triskel. Elles sont trois : le sens, la jouissance phallique et la jouissance Autre.

Le sens se situe dans le nœud borroméen mis à plat au lieu de la superposition du symbolique et de l’imaginaire. Il ek-siste au réel qui le borde. De ce bord surgit un dire porté par la voix. Ainsi, dire, nommer : le réel, le symbolique , l’imaginaire cela prend du sens pour ces trois ronds de ficelle qui ne se distinguent pas les uns des autres. Cela prend sens dans l’imaginaire ce qui du même coup  donne sens aux deux autres.

La jouissance phallique, c’est la jouissance du signifiant. Lacan, dans la mise à plat du nœud constate que la jouissance du corps, jouissance de la vie, qu’il situe dans l’imaginaire est séparée de la jouissance phallique : « la jouissance phallique devient anomalique à la jouissance du corps et c’est quelque-chose qui s’est aperçue 36 fois ». Anomalique, ça marque la différence, ça vient de norme, nomos, anomalie. La jouissance phallique est hors corps. Le corps s’introduit à la jouissance par l’image du corps. C’est donc bien que le rapport de l’homme avec son corps est imaginaire ; l’homme aime à regarder son image c’est comme ça. Henri Cesbron-Lavau, lors des Mathinées lacaniennes, faisait remarquer que dans le stade du miroir se produisait la reconnaissance d’une image dans le regard de la mère : c’est moi et en même temps ce n’est pas moi. Est-ce que, parce que l’objet petit a n’est pas spéculaire, nous ne passons pas notre temps à poser une barre sur cette image, ce que l’on pourrait écrire grand A barré ?

Peut-on dire de l’observation des animaux et des plantes que toute vie implique une jouissance ? La lalangue, dit Lacan, où la jouissance fait dépôt, témoigne que la vie dont un langage fait rejet, nous donne l’idée que c’est quelque-chose de l’ordre du végétal. Le parlêtre est le seul à pouvoir en dire quelque-chose, mais que dit-il en fait puisqu’il est possible de faire dire à une phrase n’importe quel sens ?

Dans le dictionnaire de la psychanalyse, il est écrit que c’est dans le séminaire Encore que Lacan différencie la jouissance masculine de la jouissance féminine. Cela ne se règle pas forcément sur l’anatomie : si tout parlêtre a une relation au phallus et à la castration, cette relation est elle-même différente. Le signifiant est cause de la jouissance comme l’objet petit a est cause du désir. Le signifiant en est aussi le terme de cette jouissance. La jouissance phallique est hors corps, hors imaginaire.

D’être causée par le signifiant, la jouissance phallique est dans le nœud borroméen accessible à une femme. Mais une femme n’est pas toute prise dans la jouissance phallique ; nous le savons depuis l’écriture du tableau de la sexuation. Une femme a accès à la jouissance Autre, une jouissance hors langage, une jouissance de la lettre, hors symbolique «  car c’est à partir du moment où l’on saisit ce qu’il y a de plus vivant ou de plus mort dans le langage, à savoir la lettre, c’est uniquement à partit de là que nous avons accès au réel ». Lacan dit aussi que cette jouissance de l’Autre est impossible : il est impossible de faire un avec l’Autre. Ce que l’on parvient au mieux à faire c’est le serrer fort avec le risque qu’il finisse par en crever. Il n’y a aucune réduction à l’un. S’il y a quelque-chose qui fait l’un c’est le sens de ce qui relève de la mort.

La jouissance Autre dénommée aussi jouissance de l’Autre – de étant un génitif objectif – est supplémentaire à la jouissance phallique. Dès lors il se peut qu’un homme y ait accès. Lacan la situe dans le champ des lettres qui permettent d’attraper un bout de réel. C’est dit-il, là où nait la science c’est-à-dire à partir du moment où Galillée a fait des rapports de lettre à lettre avec une barre dans l’intervalle, c’est-à-dire l’écriture d’un rapport et dont il a déduit les lois de la gravitation. Et ça donne quoi la science ? Quelque chose à nous mettre sous la dent de ce qui nous manque dans le rapport de la connaissance, ce qui se réduit à des gadgets.

Le réel, Lacan en parle tout au long de cette Troisième : « Le symbolique, l’Imaginaire et le Réel, c’est l’énoncé de ce qui opère dans votre parole quand vous vous situez du discours analytique, quand analyste vous l’êtes. » Lacan précise bien que les termes R, S, I, n’émergent que pour et par ce discours et que ça n‘éclaire ni n’invalide les autres discours. « Le discours du maître, sa fin c’est que les choses aillent au pas de tout le monde. Certes, ce n’est pas la même chose que le réel parce que le réel c’est ce qui ne va pas.». Le réel c’est que RSI fassent nœud, nœud borroméen ; le réel c’est le nouage même, il commence avec la corde. Le nœud borroméen commence avec la corde, la corde qui fait nœud autour de la pierre halée par les Egyptiens quand ils construisaient les pyramides, la corde qui est la consistance du nœud, le nœud qui se noue autour de la pierre. Les égyptiens tiraient sur la corde.

Le nœud borroméen est figuré par une corde qui fait cercle, l’imaginaire, qui tourne en rond. Cet imaginaire est traversé par deux autres cordes à l’infini et qui se croisent dans ce cercle. Si l’on réduit le cercle de l’imaginaire à l’infini, il se produit un point, résultat du coincement des trois. Ce point figure de façon résumée l’espace à trois dimensions et définit l’objet petit a. Ce point n’est plus le résultat du croisement de deux droites mais de celui du coincement de trois cordes. C’est la monstration que le nouage par le rond de  l’imaginaire n’est pas moins réel que celui opéré par le rond du symbolique ou le rond du réel.

Le réel n’est pas le monde ; le monde est imaginaire puisque pris par le sens.

Le réel n’est pas universel c'est-à-dire qu’il n’est tout qu’au sens strict de ce que chacun de ses éléments soit identique à soi-même - et le nœud borroméen se constitue de trois rond identiques : ça forme un tout, un ensemble propre à chacun.

La question reste de savoir ce que va devenir le réel, réel dont dépend l’analyste et pas l’inverse, d’autant que le réel a l’appui du discours scientifique. Ce qui est amené avec l’écriture du nœud borroméen, c’est que le réel cesse, de ne pas s’écrire. La conséquence c’est, nous dit Lacan, quand les savants sont saisis d’angoisse ; c’est le symptôme type de tout événement du réel. L’angoisse, ici, c’est la mort de l’espèce parlante, la mort qui fait signe dans la lalangue. Cela constitue-t-il le bouclage d’une révolution, d’un cycle à partir de quoi tout recommencerait ?

Le nœud borroméen ne s’étudie que dans sa mise à plat. A la fin de La Troisième, Lacan se lance dans l’étude d’un nœud  borroméen complexifié par ce qu’il y rattache : L’angoisse, figurée par la corne qui se produit de la consistance du réel dans l’imaginaire ; Lacan la définit comme étant la peur de la peur. La peur est liée au corps, nous avons peur de notre corps dit il.

De l’inhibition, Lacan n’en parle pas dans ce discours. L’inhibition est figurée sur le nœud par la consistance de l’imaginaire dans le symbolique.

Lacan parle surtout du symptôme, ce qui vient du réel dans le symbolique. Il l’illustre par la métaphore du petit poisson vorace de sens : soit il prolifère soit il en crève. Mais, précise Lacan, le sens du symptôme c’est le réel en tant qu’il se met en croix pour empêcher que les choses marchent au sens où elles rendent compte elle-même de façon satisfaisante. Il précise page 265 que le sens du symptôme dépend de l’avenir du réel et donc de la réussite de la psychanalyse à qui l’on demande de nous débarrasser et du réel et du symptôme. Il prédit qu’en cas de succès il faudra s’attendre à un retour de la vraie religion et il ajoute qu’alors, la psychanalyse s’éteindra de n’être qu’un symptôme oublié. Dans les cures, on assiste bien à l’oubli d’un symptôme ; si donc la psychanalyse est un symptôme pourquoi ne s’oublierait-elle pas ? Lacan précise même que l’oubli est le destin de la vérité. Alors est-il possible que le réel insiste ?

Pour autant la psychanalyse n’est pas un symptôme social car de symptôme social il n’y en a qu’un : tout individu est réellement un prolétaire qui n’a nul discours de quoi faire lien social, faire semblant. La psychanalyse socialement a une autre consistance que les autres discours, elle se trouve à la place du manque du rapport sexuel. Le rapport sexuel, il n’y en a dans aucune société, c’est lié à la vérité qui fait structure de tout discours. La vérité c’est qu’il n’y a pas de rapport sexuel inscriptible comme tel, ça pose la question de ce qui se passe aujourd’hui.

Le symptôme, je cite Lacan, est irruption de cette anomalie en quoi consiste la jouissance phallique pour autant que s’y étale, que s’y épanouit ce manque fondamental que je qualifierai de non rapport sexuel. C’est en tant que dans l’interprétation c’est uniquement sur le signifiant que porte l’intervention analytique, que quelque chose peut reculer du champ du symptôme. C’est ici, dans le symbolique, le symbolique en tant que c’est la lalangue qui le supporte, que le savoir inscrit de la lalangue qui constitue à proprement parler l’inconscient s’élabore, gagne sur le symptôme.

Ce paragraphe me semble résumer à lui seul l’enjeu de la cure analytique. Nous y participons en tant qu’analyste. Lacan nous dit dans cette Troisième que le nœud il faut l’être, et de l’être il faut n’en faire que le semblant. Le nœud, son nouage c’et le réel. Lacan nous indique t’il que la position que nous avons à occuper quand analyste nous le sommes, est une place dans le réel, le réel du dire qui surgit de l’inconscient de l’analysant qui parle. Si donc le nœud borroméen représente le grand Autre pour l’analysant qui parle, en tant qu’analyste  nous n’y sommes qu’en en tant que semblant de ce grand Autre. On mesure que d’être à cette place exclut toute pensée de l’analyste quant à ce qui se dit ; l’analyste ne pense pas, il est. Il occupe la place de l’objet petit a de l’analysant et il n’est que semblant du grand Autre à qui il s’adresse.

Bon ! Je m’arrête sur cette question. Je vous remercie.

12/12/2012

Jérôme La Selve

Nomen, tractatus & fama, texte de Jean Périn

Intervention de Jean Périn après la conférence de Tom Datzell aux Mathinées lacaniennes du 6 avril 2013

Jean Périn : J'ai beaucoup apprécié ce que vous avez dit Monsieur sur la renommée. Vous avez beaucoup insisté sur la recherche de la renommée chez Joyce. Or, chez les canonistes, n'est-ce pas, pour cerner l'identification d'une personne, il y avait 3 éléments

- "Nomen" le nom,

- "Tractatus" et

- "Fama", le mot latin, évidemment chez nous ça évoque beaucoup de choses.

En tous les cas, oui il a essayé de se faire une renommée. Et le "tractatus", Marc Darmon vient de nous dire qu'il l'avait, mais "nomen" » il ne l'avait pas. Voilà. Je crois que tu nous as bien développé qu'il n'était pas carent vraiment et que son père l'avait traité en fils. Ça c'est sûr, mais pas avec le nom.

Alors on retrouve les 3 éléments des canonistes, que Joyce connaissait bien.

Tom Datzell : Intéressant.

M. Stoïanoff : Un parallèle avec le cas Van Gogh s'impose.

Jean Périn : Oui, sûrement.

_______________________________

Sainte-Anne, le 17 avril 2013, exposé de Jean Périn :

NOMEN, TRACTATUS & FAMA

Mes chers amis, je suis dans l'incapacité de relire les quelques notes que j'ai. Je vais donc improviser.

Et improviser c'est utiliser la voix et non pas être serf de l'écrit.

Alors, il s'est trouvé aux dernières « Mathinées lacaniennes », le 6 avril, animées par Henri Cesbron Lavau et Virginia Hasenbalg, qu'un collègue irlandais est venu nous parler de Joyce et plus précisément de Finnegans Wake. Cet auteur, j'ai su par la suite qu’il était mariste, c'est-à-dire un « frère mariste », donc un homme en religion. Ça je ne l'ai su qu'après.

Il fait son exposé et puis Virginia donne la parole à Marc. Et Marc fait des remarques tout à fait judicieuses sur le père de Joyce car notre collègue irlandais qui se prénomme Tom, mais j'ai oublié son nom, ah ! Datzell, avec un « z ».

Au cours de son exposé, il a insisté sur le père de Joyce – John Joyce – et que ce père avait été carent et non garant, on entend tout de suite le mot garant derrière… Et il est revenu et ça fait plusieurs fois et Marc aussi..., il est très étonné de cela. Bien sûr le père de Joyce déménageait tout le temps, un vrai exilé, etc., il était couvert de dettes, enfin tout ça évidemment vient concourir à faire de lui un père qui n'est pas à la hauteur, un père qui est carent.

Et alors Marc dit « quand même il n'est pas si carent que cela ! » Parce qu'il a quand même transmis quelque chose, un certain savoir, à son fils. Notamment les jeux de mots, les mots valises, donc un certain sens du phonème, de la phonétisation. Ça c'est sûr et puis donc le chant. Voilà c'est ça : le chant. Autrement dit, Joyce a quand même un bagage qui lui vient de son père.

Marc dit aussi que Lacan n'était pas non plus tellement partisan de ce concept de père « carent » et que dans la métaphore paternelle, dans cette formule, il y a quand même le désir de la mère. C'est-à-dire que la mère est pour quelque chose dans le Nom-du-Père. Voilà en gros. Je résume et il va terminer par le lapsus de nœud et la fin du séminaire Le sinthome avec les trois droites à l'infini et le cercle qui les réunit. Et il dit à la fin du séminaire Le sinthome qu'il retrouve les 4 éléments, les 4 ronds du début.

Voilà en gros ce qu'il a dit. Puis il y a des gens qui ont posé des questions.

Naturellement, au dernier moment, j'interviens, c'est-à-dire en dernier, comme je fais toujours. Mais là je sentais qu'il fallait que je le fasse et j'ai senti que j'étais dans la hâte.

Alors j'ai produit cette intervention, j'ai dit ceci, à l'adresse à la fois de Tom et de Marc.

J'ai dit au collègue irlandais : vous avez parlé de la re-nommée. Il l'a bien dit comme ça : re-nommée. Alors je lui ai dit que c'était un terme latin, de la scolastique, c'est-à-dire des canonistes, de la première scolastique. Il dit d'accord et je dis à Marc « tu as bien raison aussi de nous dire que le père n'était pas tellement carent » car Monsieur Joyce – le père – effectivement il s'est bien occupé de son fils, c'était une façon de le traiter en fils, c'est-à-dire « Tractatus » – le 2e mot de la triade. « Tractatus » c'est le traiter en fils, comme le fils peut traiter son père aussi, ça va ensemble.

Alors je dis « le nom n'est pas passé ». Nomen – le nom – n'est pas passé. Il y a eu « Tractatus » et puis « Fama », la renommée, puisque c'est ça qu'il voulait. Et que bien sûr la renommée, par une sorte de rétroaction, ce serait vraiment à étudier mais c'est quand même assez simple, par une sorte de rétroaction : la renommée se fait « renom », c'est-à-dire va prendre la place du nom. D'où le “Joycien” et le “sinthome” de Joyce.

Voilà donc la question qui est la suivante : mais comment se fait-il qu'un père qui a traité son fils en fils ne laisse pas passer le nom ? Et en fait éventuellement un psychotique !

Voilà la question… Il ne transmet pas le nom. Il n'y a pas de transmission du nom. Mais il est traité vraiment en fils.

Alors bien sûr, pour ça, on peut s'appuyer sur des cas cliniques où effectivement on voit dans la clinique des dispensaires surtout, même en privé, des pères qui traitent leurs fils vraiment en fils. Ils font vraiment un bon boulot mais le fils est psychotique. Voilà. Il y a quelque chose du nom qui n'est pas passé. Voilà.

Alors, Marc, il y a eu une excellente réaction du collègue de Marc, et d'Henri qui m'a téléphoné le lendemain. Marc m’a demandé « Mais où as-tu trouvé ça ? » — C'est ma culture personnelle. « Mais où as-tu parlé de ça ? » Alors j'ai cherché dans tout ce que j'ai pu écrire et le « Nomen, Tractatus et Fama » apparaissent dans les bouquins sur le transsexualisme. Voilà comment j'ai remis le nez dans ces deux bouquins qui sont absolument remarquables, très complets. Trop peut-être ? Mais très bien foutus, très bien organisés. Et c'est là que j'avais parlé de ça et à propos du transsexuel. Je vais en dire deux mots car il faut tout de même après progresser.

J'avais indiqué quelque chose d'important : c’est qu’il y avait bien dans le transsexualisme « Nomen, Tractatus et Fama ». C'est comme ça que j'ai vu le transsexualisme. Et au-dessus, il y avait l'acte de l'État civil. Ça faisait 3 choses plus l'acte. Et le problème du transsexuel, c'était de faire rectifier l'acte. De le faire corriger car il ne correspond plus à son corps, à son apparence corporelle et surtout à son senti. Alors voilà la question.

Le transsexuel demande à l’État civil de corriger une erreur sur le sexe. Lors des procès on remit à l’honneur La Possession d’état qui n’est autre que Nomen, Tractatus et Fama.

Joyce demande à son œuvre et aux commentateurs de corriger une erreur de nœud.

Donc « Nomen, Tractatus & Fama » : j'ai envoyé à Marc des photocopies et il y a une thèse de doctorat là-dessus justement qui a été même publiée. En voici le titre et le nom d'auteur, peut-être la trouverez-vous sur Internet[1]. Ce livre j'ai été le chercher au collège sainte-Barbe, dans lequel sont maintenant les locaux de la bibliothèque d'Histoire du droit et droit romain, la bibliothécaire m'a tout de suite renseigné et j'ai su qu'il y avait une thèse très intéressante, malheureusement il y a beaucoup de termes de droit, il faut une petite culture pour le lire, mais je pense que c’est très lisible par tout le monde. Il y a beaucoup de latin. C'est là une époque où les concepts se forgeaient dans une langue – la langue latine – qui était au fond une langue morte qui renvoie au père mort bien sûr, une langue morte qui s'enseignait et une langue vulgaire qui ne s'enseignait pas… mais qui se parlait.

Alors « Nomen, Tractatus, & Fama », ces 3 termes qui tiennent ensemble, on va voir comment…

Ils tiennent ensemble, Nomen, à quelque chose de la voix. Alors bien sûr ces canonistes écrivaient une langue qui ne se parlait plus – une langue morte. Mais les débats là-dessus étaient très vivants, à l'université, partout on débattait de cela. C'est ça qui est important dans ces trois choses-là, c’est qu’ils vont en quelque sorte faire un ensemble des trois concepts. Ce qu'on voit, nous, en lisant ça, et c'est facile de le voir, c'est que ces trois concepts « Nomen-Tractatus-Fama », c'est ni plus ni moins que le « Nom-du-Père », en trois morceaux. On verra tout à l'heure qu'avec Lacan et Le Sinthome, il y en aura quatre. Alors que peut-on dire ?

On peut dire que plus on va aller dans le temps, plus ça sera l’écrit qui va dominer. Et donc ça va être l'acte de naissance qui va dominer.

Quand vous avez un acte de naissance, on suppose que vous êtes né tel jour, telle heure et que vous êtes du sexe masculin ou féminin. Mais à l'époque où écrivaient ces canonistes, il n'y avait pas d'État civil. Donc les gens parlaient. Ils parlaient en homme ou ils parlaient en femme etc. etc. Autrement dit, pour vous faire comprendre, il y aurait dans l'acte, qui est plat – l'acte de naissance c'est un écrit qui est plat n'est-ce pas –, eh bien on peut dire qu'à ce moment-là si vous êtes déclaré comme garçon ou comme fille, eh bien vous êtes « nommé à ».

Et là j'en profite pour dire enfin ce que ça veut dire le « nommé à », parce qu’on entend ça tout le temps et jamais c'est défini ! On se repasse des concepts dans notre École sans les définir. Et pourquoi pas ! C'est ainsi qu'on utilise les mots. On emploie d'abord les mots avant d'en connaître l'origine et la signification. Donc on peut dire que là il y a quelque chose en effet d'une... Comment ? C'est assez difficile à dire tout cela... Et je dois dire que ça n'est pas sans m'angoisser. [Perla Dupuis : Pourquoi ?] C'est quand même le nom ! Là.

Donc ce qu'ils vont faire, en couchant les choses par écrit, c'est ça, c’est qu’on va tout simplement en quelque sorte les mettre à plat et qu’il n’y aura plus de profondeur ! Voilà.

Au point de vue topologie, c'est très intéressant. C'est-à-dire que le « nommé à », à ce moment-là, voyez, c'est pas quelque chose..., vous avez une dimension en moins. Avec l'écriture de l'État civil vous avez une dimension en moins, alors qu’au Moyen Âge il y avait bien les trois dimensions. Il n'y avait pas d'écrit pour rabattre. C'est ça que je veux dire. Je ne sais pas si je me fais bien entendre. Mais c'est tout à fait important.

Autrement dit ce qu'on va voir c'est une nomination trinitaire. OK ? Tout le monde suit ? C'est une nomination qui est trinitaire et on va retrouver ça dans Le sinthome et à la fin de Les non-dupes errent, cette nomination trine. Alors on va prendre un par un.

Nous avons donc le nom. C'est le nom patronymique aussi bien sûr. Et il s'articule avec autre chose que le nom, c'est le « Tractatus ». Et le « Tractatus » c'est « être traité comme ».

Et puis « Fama », c'est la renommée. Comment va-t-on prouver qu'on est le fils de quelqu'un ? C'est qu'on porte son nom. On est traité comme son fils, les voisins le savent, tout le monde le sait. C'est public. C’est trois éléments qui font une trinité. Du moins chez les clercs, les gens qui ont étudié le nom ont vu dans le nom, dans le « Nomen » quelque chose de trinitaire. C'est ça qui est important.

Ce n'est pas quelque chose qui a été dégagé tout de suite « Nomen, Tractatus et Fama », ça été dégagé petit à petit, d'autant plus que le sexe posait une question c'est-à-dire où est-ce qu'on va mettre le sexe dans cette histoire-là ? Or les canonistes étaient des gens qui n'avaient pas froid aux yeux du tout et qui parlaient de sexe. C'est ça qui est un petit peu gênant, c'est-à-dire que c'est le phallus évidemment qui va être manié par les canonistes, c'est-à-dire que «Nomen-Tractatus-Fama » est absolument lié au phallus. Et ça c'est très clair dans les textes. Donc on a une trilogie.

Alors comment s'organisent ces 3 termes-là ? C'est énoncé comme ça : le nom, le Nom-du-Père, mais le Nom-du-Père c'est aussi ce « Tractatus, c'est aussi traiter le fils en fils, tout le monde le sait, c'est de notoriété publique. Et ces 3 choses-là, ça fait un nom. Un nom est toujours trine. C'est l'État civil moderne basé sur l'écrit qui nous laisse entendre que le nom est "tout seul". On dit quand même le grand nom, le petit nom. Enfin, il y a toujours quelque chose qui laisse entendre que le nom en quelque sorte est un collectif comme ça.

Alors, comment voir ça : « Nomen, Tractatus et Fama » ?

Bien sûr, « Nomen », c'est le nom, le nom propre. À l'époque, il n'y avait pas toujours des noms propres. C'étaient des sobriquets. Petit à petit on a transformé les sobriquets en noms propres. Je vous renvoie à Internet, vous y trouvez un très bon topo là-dessus, je ne voudrais pas insister.

Évidemment, la « Fama » c'est la renommée. Comment va-t-on  prouver au Moyen Âge – et même aux temps modernes – son identité ?

Eh bien, j'ai un père qui se nomme Untel, je porte son nom. Tout le monde le sait dans mon coin. Je suis traité. Je suis traité en fils, « Tractatus », on voit tout de suite que pour nous psychanalystes le « Tractatus » ça va être le trait. Immédiatement on transpose très rapidement cette histoire trinitaire du nom, on la transpose en nœud borroméen. Et la « Fama », c'est très intéressant parce qu'on entend la femme tout de suite et on entend l'objet a. Le latin est une langue admirable, telle qu'elle a été employée par les canonistes. La « Fama », on entend bien tout de suite « la femme " a " », la femme objet petit a, mais… c'est la renommée qui est féminine finalement.

C'est très intéressant de voir dans cet assemblage de concepts qu’il y a du masculin et du féminin, quelque chose qui est très intéressant à étudier dans les textes.

Voilà ce que je voulais vous dire à propos de « Nomen, Tractatus et Fama » et on va voir que ces 3 concepts, qui en fait n'en font qu'un c'est le Nom-du-Père, vont dans les textes médiévaux se chevaucher comme ça. Ils forment un ensemble. Alors on entend bien ce qui est du nom et ce qui est de l'objet, de ce qui est du nom et de l'objet petit a. Je n'insiste pas trop parce qu'il y aurait un séminaire à faire sur plusieurs séances là-dessus.

Que va-t-on en conclure ? Après tout, que « Nomen, Tractatus et Fama », au fond ça ferait 3 ronds : le rond du nom, le rond de la renommée là, parce qu’au fond « Fama » c'est la renommée, c'est fabuleux la langue française et la langue latine parce que je suis toujours renommé. C'est ça. C'est-à-dire : moi : mon identité, Jean Périn, je me nomme mais parce que je suis toujours re-nommé. Ça fait toujours trois, il y a toujours au moins deux temps et même trois. L’acte d'État civil c'est simple à côté, hop ! Je montre… et puis ça y est. Mais s'il y a une contestation ?

J'imagine que quand j'aurai 90 ans, mes voisins auront disparu, je n'aurai plus de famille, je vais me retrouver dans une maison de vieux, je dirai « je m'appelle Jean Périn », « ah oui, moi je m'appelle Machin ». Et alors ! J'ai rien dit. C'est vide. Le nom rencontre le vide. On peut donc faire un nœud borroméen avec. Le Symbolique, ce serait le nom, ce qu'on appelle le nom propre. L'Imaginaire, le renom, la renommée. Et puis le Réel, ce serait le « Tractatus », c'est "traité comme", ce serait un réel. Vous allez me dire « vous allez un peu vite en besogne parce que c'est difficile de nommer les choses comme ça avec les trois ronds ».

C'est pourquoi il en faut un 4e ! Et c'est bien la conclusion de Lacan, à la fin de R.S.I. et du Sinthome. Donc il va falloir bien sûr le 4e rond, celui du « sinthome ». Autrement dit, il va falloir comme il le dit pour Joyce, une réparation. En fait c'est un nœud qui ne tient pas et il va falloir le réparer. C'est ce que dit Lacan. Alors comment cela peut-il se faire ? Il nous l'explique. Là où il y a l'erreur de nœud, il va inscrire une rustine. C'est ça. Ce sera le sinthome. Vous vous reportez à la dernière leçon de R.S.I., vous verrez effectivement comment ça s'organise. Vous voyez le losange avec nomination symbolique (Ns), nomination réelle (Nr), nomination imaginaire (Ni). Et c'est ce que vous allez voir quand vous étudiez les canonistes, ils sont là en train de nommer, ce sont de véritables nominations.

Il y aurait donc ce losange, je ne sais pas si vous le voyez, alors comment va-t-on faire pour ce Nom-du-Père ? C'est obligé d'ajouter une dimension et c'est ça l'apport de Lacan par rapport à la philosophie médiévale, c'est d'avoir ajouté à ces dimensions. C'est-à-dire que là où les gens d'église voyaient Trois – c'est vraiment le Trois de la religion – lui il ajoute ce sinthome, une dimension, si bien qu'on est à 4. Et grâce à ce nœud à 4, on peut très bien écrire les différentes nominations et on verra que pour Joyce, il n'y a pas de nomination symbolique. Ce qu'il va naturellement suppléer par la renommée.

« Nomen » : ça manque chez Joyce,

« Tractatus » : c'est bon chez Joyce. C'est ce que j'ai fait entendre à la « mathinée » de Henri Cesbron Lavau, c'est pour cela que Marc Darmon voulait absolument connaître mes sources.

Le « Tractatus » ça ne manque pas.

Et « Fama », la renommée, qu'on peut dire le renom ; ce n'est pas le prénom.

Ce qui fait que maintenant il faut 4. L'apport de Lacan est considérable dans la nomination des populations. Parce que Nomen, Tractatus et Fama, ils sont 4 et ça permet de jouer, de faire glisser les termes, et ça pour les psychiatres c'est absolument fondamental quand ils parlent à des malades.

Alors, chez Joyce, si vous voulez, le « Nomen », il n'y en a pas. C'est la psychose mais pas nécessairement. Et c'est remplacé, j'ai écrit là « Tractatus » entre les deux, ce n'est pas nécessaire qu'ils se suivent, ce n'est pas un ordre linéaire. Le discursif est aussi récursif.

Notre État civil peut vous sembler être d'un ordre plat et linéaire, mais pas du tout. Quand il y a un procès, c'est épouvantable de prouver l'identité de quelqu'un quand les pièces ont été perdues. Vous n'avez plus d'acte de naissance, qu'est-ce que vous allez faire ? Il faudra prouver votre nom. D'où ça vient etc. Il a « Tractatus », c'est bien ce que je disais aux mathinées, il est traité en fils. Pas de problème.

Et la renommée « Fama », il va l'acquérir Joyce ! C'est son travail, Lacan le montre très bien, c'est cette renommée. Il en fait un renom.

Il peut se traduire ainsi :

C’est le cas de la filiation clandestine coupée de sa renommée. Le trait se couple avec « Nomen ».

Voyez ces 3 termes, ils peuvent jouer entre eux parce que Lacan en a ajouté un 4e. Le rond 4e. Or les canonistes du Moyen Âge étaient dans la Trinité, dans le dogme de la Trinité et dans l’amour de Dieu. Ils n'avaient pas de rond 4e. Ce serait Lacan donc qui a apporté un rond 4e. Alors avec ce rond 4e, vous pouvez faire jouer, il peut y avoir des substitutions mais pas dans n'importe quel ordre. Parce que vous savez que sur les quatre, eh bien vous avez 1 et 2 qui vont aller ensemble, et 3 et 4. Je vous renvoie à la dernière leçon de R.S.I. Donc vous allez avoir plusieurs cas de figure qui peuvent définir des névroses et des psychoses. Quand c'est bien ossifié, quand c'est bien organisé, ça correspond à des troubles.

Voilà, c'est tout ce que j'avais à vous dire aujourd'hui concernant le nom. Car le nom c'est un ensemble. Vous avez perdu vos papiers, « Nomen, Tractatus et Fama », il y aura des enquêtes d’identité. Il vous faudra le plus d'écrits possible qui viendront justifier, des témoins de notoriété etc. et vous savez que pour le droit civil, quand vous n'avez plus de papiers, quand vous êtes inconnu dans la maison, le Code civil se contente d'un commencement de preuves par écrit. Le nom ça se prouve, enfin ça s'éprouve. Voilà ce que j'avais à vous dire sur le nom aujourd'hui.

Perla Dupuis : Merci Jean Périn.



[1] Les actions d'État en droit romano canonique,

mariage et filiation, XIIe-XVe siècles,

Florence Demoulins-Ozary, préface de Anne Lefebvre-Teillard.

 

 

Sur la couleur et le noeud, exposé de Virginia Hasenbalg

Sur la couleur et le noeud

Commentaire de la leçon du 8 juin 1966.

"Le masculin féminin n'est pas une polarité, il est inutile d'essayer de parler de cette différence" (J.L. 8juin66).

A deux reprises Lacan parle, non pas du non rapport mais de la relation sexuelle en s'appuyant sur le nouage des trois registres. Déjà le 8 juin 66, dans le séminaire sur L'objet de la psychanalyse il dira qu'un accord est possible entre les jouissances masculine et féminine. La couleur sera l'outil qui lui permettra d'expliquer ce dont il s'agit.

On voit alors que Lacan s'est intéressé de très près aux propriétés intrinsèques de la couleur. Ces caractéristiques physiques lui permettront d'expliquer rien de moins que la castration, comme condition d'un accord des jouissances.

Je ne me serai pas arrêtée à cette leçon si la même question n'était pas reprise plus tard dans RSI où Lacan décrit "la possibilité du frotti frotta" permise par le nouage des trois consistances du nœud borroméen préalablement nommées, c'est-à-dire clairement distinguées. Même s'il ne fait pas référence explicitement à la couleur, elle est impliquée de manière implicite puisque les trois registres y sont bien distingués.

Ce qui apparaît ici c'est une évolution de l'enseignement de Lacan où la ternarité rendrait possible l'accord des jouissances. La logique de l'absence de rapport sexuel est donc nuancée par la possibilité du frotti frotta à cette condition près: la castration doit être mise en place d'une façon correcte.

J'essaierai dans ce que va suivre de vous faire part de ma lecture de ce passage dont le moins qu'on puisse dire c'est qu'il est haut en couleurs...

La mère d'une patiente lui disait souvent à ses filles "Faites des ensembles". Sa remarque ne concernait pas les mathématiques cantoriennes mais plutôt le vestimentaire puisqu'il s'agissait de la constitution d'un garde robe. Quelle femme n'a pas au fond de son armoire un chemisier ou une paire de chaussures qu'elle a acheté sur un coup de cœur mais jamais porté faute de pouvoir l'accorder dans un ensemble? C'est souvent un problème de teinte ou de couleur.

Sa mère transmettait à ses filles le souci d'harmonie de couleurs comme condition pour faire tenir l'ensemble, pour faire tenir l'image que ses filles devaient donner en tant que femmes.

Je vous rappelle que tenir ensemble c'est le sens même du mot consistance si présent dans l'enseignement de Lacan sur le nœud.

Dois-je insister sur la fragilité de la consistance de sa propre image pour une femme? Elle qui est si exposée au corps morcelé? C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le regard d'un homme prend pour la femme une place si importante. Il suffit que l'homme lui montre qu'elle est désirable et qu'elle en tienne compte, pour que ça tienne, un peu mieux. Comme le dit Lacan dans la leçon de L'objet de la psychanalyse que je vais commenter, il faut pour cela que son désir à lui soit son objet à elle.

C'est ainsi que je m'explique ce passage où Lacan dit que si bien il est inutile de parler de la différence entre un homme et une femme, il y a un seul truchement: c'est que dans la jouissance féminine peut entrer, comme objet, le désir de l'homme comme tel.

Pour illustrer la portée de cette phrase, je me rappelle de ce qu'une  amie qui venait de perdre son homme me disait, en plein deuil, et au titre d'un hommage posthume improvisé: il m'a désirée jusqu'au bout.

L'image qu'une femme peut avoir d'elle-même comme objet pour son partenaire n'est jamais ce qu'elle s'imagine. Si elle ne tient pas compte du désir de son homme comme objet, comme nous invite à le penser Lacan, ce n'est pas sans conséquences...

Et une femme qui prendrait en charge elle-même, toute seule, l'image de l'objet qu'elle suppose que l'autre-homme désire, s'expose aux déconvenues de tous les excès.

Il suffit de voir les ravages de la chirurgie esthétique surtout quand un chirurgien est un homme et n'a pas le courage de dire non. Quand il pense que l'oblativité tant décriée par Lacan, y compris dans la leçon que je vais commenter, suffit pour la contenter. Certes, l'argent y est aussi pour quelque chose dans cette fuite en avant vers la "perfection". Cela ouvre malheureusement la voie à l'infinie retouche du défaut, du trou qui se déplace sans cesse dans le miroir.

On entend souvent en clinique les avatars du rapport que les femmes entretiennent avec leurs images dans le miroir, et très souvent, pour ne pas dire toujours, il y a quelque chose qui ne va pas.

Est-ce l'expression de ce qui fait trou dans l'image spéculaire et que seul le regard d'un homme désirant peut le nouer à l'objet a?

Dans le séminaire sur l'Angoisse, Lacan semble distribuer les places du masculin et du féminin selon le stade du miroir, ou plutôt sa reprise dans le schéma optique. Ce qui caractérise la reprise dans le schéma optique c'est que le lieu de l'Autre n'est plus celui de la légitimation du regard de l'Autre en dehors de l'image spéculaire. C'est le miroir lui-même qui devient lieu de l'Autre. Ce déplacement viendra ajouter au dispositif l'espace qui se trouve au-delà du miroir, que Lacan décrit comme étant un espace éminemment symbolique et auquel le sujet aurait accès à la fin de la cure.

Dans ce face à face devant le miroir, "pas toute" la libido du sujet investit l'image spéculaire. Il y aura une partie qui restera du côté du sujet, en tant que réservoir du narcissisme primaire. Cette libido qui reste du côté du sujet est articulée au phallus, elle met en place le moins phi, qui du côté de l'image fera trou. C'est donc la partie de la libido qui n'investit pas l'image spéculaire qui fera trou dans celle-ci, ce trou désignant la place de l'objet a.

Il est intéressant de constater que déjà à cette époque Lacan mettait en place un imaginaire troué par ou pour l'objet a. Comme construction se rapprochant ainsi des consistances trouées du nœud borroméen.

Ce à quoi je veux en venir c'est que cette réserve de libido qui reste du côté du sujet est, dit Lacan, destinée à devenir l'instrument de la satisfaction. L'image spéculaire, quant à elle, relèvera de la séduction. Et derrière cette image, un accès symbolique au lieu de l'Autre.

Il me semble que Lacan essaie dans le séminaire sur l'Angoisse de situer les positions féminine et masculine, dans le sens où l'un a l'instrument de la satisfaction: difficile de ne pas l'associer au phallus. Et de l'autre coté, une image au lieu de l'Autre, qui sera vouée à la séduction, tout en portant le trou en rapport avec quelque chose de non-spécularisable, qu'il nommera plus loin objet a.

Ce dispositif date d'une époque où l'objet a est articulé à une coupure. Et vous savez qu'une des nouveautés du nœud (parce qu'il y en a beaucoup et la difficulté est d'en saisir l'ensemble) c'est que l'objet a ne résulte pas d'une coupure mais d'un coincement. Il n'empêche que tout ceci nous permet d'approcher la question du trou, et avec lui, d'essayer de cerner ce qu'il en est d'un concept nécessaire et très présent dans les deux passages que je commente, celui de la castration et du Penis-Neid.

La castration apparaît dans les deux passages que j'évoque, ceux où la relation sexuelle est abordée à partir du "trinaire". On peut parler de relation sexuelle seulement à partir de la distinction des trois registres en tant que Noms du Père (au pluriel), c'est-à-dire, les ronds du Réel, du Symbolique et de l'Imaginaire noués et nommés. Cette idée apparaît clairement dans RSI, mais déjà dans L'objet de la psychanalyse apparaît la notion d'un trio pour cerner ce qu'il en est de la castration. Et ce trio est amené en s'appuyant sur les principes de base de la colorimétrie.

Il est communément admis que le sujet cherche l'objet de son désir dans l'espace qu'a forgé son rapport à sa propre image dans le miroir au temps de sa constitution. Et la seule manière de ne pas être piégé par son image spéculaire c'est de faire valoir ce qui ne se projette pas dans l'image, ce qui reste comme limite à condition bien entendu que le phallus puisse accéder à sa fonction dans la parole. Autrement dit, que la castration soit effective. Percevoir l'altérité, voilà l'enjeu. Et ce n'est pas une mince affaire comme toute la clinique le prouve, d'où l'embarras "l'embarras du sujet", l'embarras devant la jouissance de l'Autre, expression consacrée de Lacan dans le séminaire sur l'Angoisse.

Puisque nous partons d'une question posée par Freud de la jouissance des femmes, premier temps, répétons que la jouissance s'ouvre pour la première fois comme question, en tant que le sujet en est barré. Embarrassé il est, le sujet, devant cette jouissance. Et cette barrière qui l'embarrasse, c'est très précisément le désir lui-même.

Le désir ferait-il donc barrière? Serait-il une défense contre la jouissance?

C'est apparemment la réponse de Lacan qui soulignait qu'en ce qui concerne la castration, la dialectique avec l'Autre ne répond ni à la demande ni au désir, mais à la jouissance.

En quoi la jouissance de l'Autre féminin barre-t-elle le sujet, embarrasse-t-elle le sujet ? Est-ce par la perception de l'altérité?

La clinique de l'impuissance masculine irait plutôt dans ce sens.

Dans le séminaire sur l'Angoisse Lacan présentait son mathème,

A I S        jouissance

S/I A/       angoisse

a              désir

rendant compte des rapports entre la jouissance, l'angoisse et le désir, ce dernier rendant compte à son tour de l'inscription du sujet dans la loi. L'accès au désir semblant être la fin du parcours.

Pourquoi alors revenir sur la jouissance?

Déjà dans le séminaire sur L'identification, en 1961, Lacan avait décrit ce temps premier de la jouissance, posé comme préalable au surgissement du sujet dans les termes d'un « rapport essentiel de ce quelque chose que nous cherchons comme étant le sujet avant qu’il se nomme, à l’usage qu’il peut faire de son nom tout simplement pour être le signifiant de ce qu’il y a à signifier. »  J. Lacan, L'identification, 10 janvier 1962

A cette époque là, Lacan se sert de racine de moins un, un nombre très spécial, pour situer ce qu'il en est du sujet avant la barre, dans son rapport à l'Autre et à la jouissance. Comme dans La Troisième où les assises sans l'être du Je suis est balayée par le se-jouit, il commente le Cogito dans les termes suivants:

« l'identification au trait unaire, c'est le Un du je pense ». Et il se demande s'il suffit à supporter « ce point impensable et impossible du je pense, au moins sous sa forme de différence radicale ? »

« Si c’est par 1 que nous le figurons, ce je pense (...) il ne nous intéresse que pour autant qu’il a rapport avec ce qui se passe à l’origine de la nomination en tant que c’est ce qui intéresse la naissance du sujet (...) Si nommer c’est d’abord quelque chose qui a affaire avec une lecture du trait Un désignant la différence absolue, nous pouvons nous demander comment chiffrer la sorte de je suis qui ici se constitue, en quelque sorte rétroactivement, simplement de la réprojection de ce qui se constitue comme signifié du je pense, à savoir la même chose, l’inconnu [i] de ce qui est à l’origine sous la forme du sujet. »

Après cette digression, revenons à la lecture du texte du 8 juin 1966. Nous avons laissé le sujet embarrassé devant la jouissance de l'Autre féminin. Et cette barrière qui l'embarrasse c'est très précisément le désir lui-même. Comment ça?

Voici la suite, écoutez bien:

C'est pour cela qu'il projette dans l'Autre, dans cet Autre dont Freud nous repère le mannequin sous la forme de ce père tué où il est facile de reconnaître le maître de Hegel, en tant qu'il se substitue au maître absolu.

Et il ajoute:

Le père est à la place de la mort, et il est supposé avoir été capable de soutenir toute la jouissance.

Je continue, parce qu'il faut arriver enfin à la question de la castration dans son rapport à la couleur.

Ce que dit Freud relève du mirage, l'expression est de Lacan. Le mirage d'un père tout-puissant, qui n'est pas barré face à la jouissance féminine. Sur la dialectique avec l'Autre, tel que l'avance Hegel, Lacan affirmera une fois de plus que c'est une erreur. Le maître, contrairement à ce Hegel croit, ne garde pas le privilège de la jouissance. C'est du côté de l'esclave qu'elle le restera. C'est parce que le maître dresse son désir qu'il vient buter sur les marges de la jouissance.

Et il ajoute: le ciment de la société de maîtres est la solution homosexuelle, comme désir de ne pas subir la castration, moyennant quoi les maîtres sont homosexuels.

Comme vous le voyez, c'est un énoncé prémonitoire qui date de 1966.

Et il continue, le départ de la société c'est le lien homosexuel, précisément dans son rapport à l'interdiction de la jouissance, la jouissance de l'Autre en tant qu'elle est ce dont il s'agit dans la jouissance sexuelle, à savoir l'autre féminin. Et il ajoute, c'est la partie masquée du discours de Freud.

Si le sujet projette dans l'Autre le mannequin du père comme figure hegelienne du maître absolu, capable de soutenir toute la jouissance, on peut repérer que la question de la jouissance de l'Autre, comme Autre féminin dans la relation sexuelle, soit renvoyée aux calendes grecques. Le sujet se défausse dans le sens littéral, à savoir: se dessaisir d'une ou de plusieurs cartes jugée(s) sans intérêt pour son propre jeu, ou trop dangereuse(s) pour être conservée(s).

Continuons.

On a raconté beaucoup de conneries, dixit Lacan, sur l'union sexuelle entre un homme et une femme, dont celle de l'oblativité; c'est le point où l'analyse a joué un rôle que Lacan nomme d'obscurantisme furieux.

il s'agit du problème de l'extrême obstacle à ce que dans l'union intersexuelle, l'union de l'homme et de la femme, le désir s'accorde.

Le seul truchement, c'est que dans la jouissance féminine peut entrer comme objet, le désir de l'homme comme tel.

Mais cela fait que la question du fantasme puisse se poser pour une femme. Et le fait que le désir et le fantasme soient précisément des barrières à la jouissance, les choses se compliquent.

Nous sommes donc dans le rapport du désir à la jouissance en tant qu'il intéresse le sexe opposé. Il ne s'agit pas d'un objet interdit, interdit qui va depuis celui qui est porté sur la main du petit garçon ou de la fille jusqu'à la formation que vous recevez à l'Université!

"Il s'agit d'une autre fonction de la castration".

On arrive au cœur de notre question.

La transcription du passage restitue difficilement ce que Lacan a dit.

C'est ce par quoi, si un accord est possible (un accord entendez-le à la façon dont je peux essayer de faire un échantillon de couleur, ce qui reproduira à coté de celle-ci quelque chose qui aura la même teinte)

(retenez que le mot teinte renvoie à un mélange de couleurs, ce n'est pas une couleur pure)

c'est grâce au fait que cet objet qui est le pénis (mais que nous sommes forcés de porter à la fonction d'être épinglé de phallus) e(s)t traité(e) d'une façon telle que celle (la couleur) qui est là,

(même que) quand on se livre à cet exercice de l'accord

(mais c'est d'un) dans un autre registre que celui du visuel et du regard

avec n'importe quel crayon de couleur on peut faire un petit mélange qui reproduit n'importe quel autre,

sauf à ce qu'on se permette quand ça ne marche pas de se servir d'une des couleurs du trio pour le soustraire sur l'échantillon de l'autre côté.

J'en ai vu de toutes les couleurs pour avoir une idée à peu près claire sur cette soustraction dont parle Lacan. Je ne sais pas si c'est une résistance qui m'est propre, mais il m'a été extrêmement difficile de saisir ce qu'il en est d'une soustraction dans l'enjeu de trois couleurs.

Certains diront qu'il n'est pas exclu que ce soit à cause justement de mon rapport à la castration ou au penis-neid.

Ce qui est surprenant c'est que Lacan se sert des propriétés de la couleur pour introduire la négativisation du phallus dans une logique ternaire, en annonçant son travail ultérieur avec le nœud. Ceci la distingue, à mon avis, de celle tout imaginaire ou purement spéculaire qui fait d'une femme un homme sans pénis!

Ainsi, pour Lacan il est question de la fonction de la castration, qui annule l'enjeu d'un père idéal celui qui assumerait sans souci la jouissance de toutes les femmes et qui sert d'alibi au névrosé. Le mot mannequin qu'introduit Lacan ainsi que la définition de la société de maîtres comme homosexuelle semblent indiquer que le vrai enjeu de la castration serait la possibilité de la mise en place d'une altérité.

Il existe une cohérence entre cette lecture et celle des collègues quant aux enjeux du nœud borroméen. La relativisation du discours du maître sur lequel Lacan avait auparavant fondé la structure même des discours, ainsi que le dépassement possible des impasses liés à la figure du père comme chef de la horde primitive en sont des exemples.

La dimension imaginaire de ces enjeux est pourtant très actuelle dans le lien entre analystes: quel est le sort du transfert après la fin de l'analyse? Le transfert de travail suffit-il? Ce transfert de travail devrait nous permettre  d'entretenir ce qu'il en est du rapport de chacun au trou, à celui sur lequel se fonde notre pratique sous les espèces de l'objet a que l'on doit offrir à notre analysant comme cause de son désir. Vous avez reconnu ici la Troisième.

Il me semble la lecture de cette leçon de 66 demeure cohérente aussi avec la mise en avant par Lacan des questions liées à la jouissance, et au réel. Le nœud est réel, ayant de ce fait les mêmes titres de noblesse que le symbolique et l'imaginaire, donnant ainsi une place centrale dans la structure à l'impossible.

Il ne serait plus nécessaire de projeter au lieu de l'Autre la figure d'un père qui sait tout, puisque grâce au nœud, et au droit de cité donné au réel, l'inconscient peut être posé comme un savoir impossible à rejoindre par le sujet. A ce titre le savoir est troué par l'Urverdrangt.

C'est ce que le nœud permettrait, mais que la société de maîtres  comme vous le constatez au quotidien, a du mal à admettre (ad-maître?).

La restauration du père chez James Joyce, exposé de Tom Dalzell

 

La restauration du père chez James Joyce

Tom Dalzell

Bonjour à tous et merci pour m’avoir invité à vous adresser la parole aujourd’hui. Le thème de ma présentation est : la restauration du père chez James Joyce, surtout dans Finnegans Wake.[1]

Le 16 juin 1975, ici à Paris, à l’occasion de l’ouverture du cinquième Symposium International sur James Joyce, Lacan a dit : « Lisez Finnegans Wake ». Il faisait référence aux jeux de mots réalisés par l’auteur dans ce livre, non seulement à chaque ligne, mais à chaque mot. Bien qu’il sache que le calembour était déjà assimilé au mot-valise chez Lewis Carroll, il maintenait que personne n’avait jamais écrit avec une telle plume.[2] Il entendait ceci en fonction de la jouissance de celui qui écrivait, et pourtant, il réalisait aussi que le signifiant « fin » était présent dans le titre du livre – Finnegans Wake. Et alors que le Nom-du-Père devait nouer le Réel, le Symbolique, et l’Imaginaire, Lacan a promis, s’appuyant sur le texte de Joyce, d’introduire un nouvel et quatrième élément dans l’année à venir, le « sinthome », qui mettrait une limite, une fin, à ce qu’il avait découvert chez Joyce.

Si le roman Ulysses présentait l’histoire mythologique d’une journée, le texte dédaléen Finnegans Wake – que l’auteur avait écrit pendant dix-sept années comme un « Work in Progress », et que, vers la fin, il rédigea de nuit – représente le déploiement d’un drame nocturne et rêveur. Joyce confia à Jacques Mercanton qu’il utilisait de nombreux langages qu’il ne connaissait pas, afin de capturer l'état de rêve. Et il exprima l'espoir de voir sa fille Lucia guérie, une fois débarrassée de cette « nuit noire ».[3] Le rêve en question, comme vous le savez, prend la forme du fleuve de Dublin, Anna Liffey, suivant son cours, son « riverrun », et retournant à sa source dans le chapitre IV, qui correspond au ricorso de Vico, lorsque la nuit laisse place au jour, après s’être mêlée à l’eau salée de la baie de Dublin.

En tant que tel, le texte présente une série de déplacements et de condensations où les personnages vont et viennent, et se transforment en d’autres. Le conflit et l’inceste, l’histoire et le mythe, le crime et la sanction d’un certain Humphrey Chimpden Earwicker, « HCE », sont tous emportés, avant le réveil final du cauchemar. Les thèmes du sommeil et du réveil, de la mort et de la naissance, prennent leur élan à partir des activités centrales menées par le mari d’Anna Livia, HCE, mais, comme Katie Wales l’a affirmé, HCE n’est pas seulement un personnage dans le sens conventionnel du mot. Il s’agit d’une ensemble de lettres, d’initiales, complétées par plus de soixante variations, à commencer par le premier paragraphe du livre : « Howth Castle and Environs », « here comes everybody », « haveth childers everywhere » ; et cette répétition constante renvoie aux cycles du fleuve.[4]

Le livre s’inspire de la résurrection de Tim Finnegan, un maçon New Yorkais-Irlandais, de la ballade « Tim Finnegan’s Wake » (avec apostrophe) : « Whack folthe dah, dance to your partner; Welt the Rure, yer trotters shake; Wasn’t it the truth I told you; Lots of fun at Finnegan’s wake ». Finn renvoie aussi au personnage légendaire de Finn McCool, qui serait ressuscité d’entre les morts, comme le roi Arthur. Tim Finnegan est tombé d’un escabaut, parce qu’il avait trop bu, et Joyce fait allusion à cet épisode dans son texte avec les chutes d’Adam et Eve, Humpty Dumpty, de Charles Stewart Parnell, un  parlementaire qui était pour le Home Rule, et qui dut son échec politique à la relation qu’il entretenait avec Madame Kitty O’Shea, et puis, finalement, d’Earwicker lui-meme. Toutefois, après que le whiskey se fut répandu sur le défunt, alors que la veillée était devenue une rixe bien arrosé, Finnegan ressuscita, et la résurrection de Finnegan est reprise à la fin du livre de Joyce, avec le retour du fleuve à sa source, lorsque le réveil met un terme au rêve.

Dans Séminaire XXIII. Le sinthome, pendant sa leçon du 13 janvier 1976,  Lacan affirme que le père de Joyce était un père indigne, un père « carent », c’est-à-dire un père déficient. En fait, la ballade « Tim Finnegan’s Wake » était une des favorites de son père. Selon Gordon Bowker, l’auteur de la nouvelle biographie de Joyce, seul le fils de John Joyce aurait pu écrire le livre Finnegans Wake. Si la place de son père n’avait été si grande dans sa vie, il n’aurait jamais pu imaginer et créer les personnages d’Earwicker et de sa famille, Anna Livia, Issy, et Shem et Shaun. Bowker corrobore en cela l’avis de Louis Gillet, selon qui, la relation particulière, unissant ce père et ce fils, était un élément central dans la vie de Joyce, le fondement de son travail.[5] Bien sûr, la question que nous devons nous poser est : était-il un père, John Joyce? A-t-il accompli son devoir paternel ? A-t-il montré à Joyce la « consubstantialité du père et du fils », comme l’a exprimé Charles Melman ?

Le mot sinthome inclut le mot anglais « sin », péché, le péché originel, la première faute, la Chute. Mais, comme l’affirme Lacan dans le Séminaire VIII, il n’y a  nul besoin de remonter à Adam pour donner du sens au désir d’un sujet ; trois générations suffisent. Le grand-père de Joyce, James Augustine Joyce, est né à Cork en 1826. Il était maquignon et il avait perdu beaucoup d’argent dans les jeux de hasard. Quand il avait dû mettre la clé sous la porte, il était devenu inspecteur de fiacres.[6]

Son fils, John Stanislaus Joyce, le père de Joyce, est né en 1849. Il a fait un bref passage au Saint Colman’s College, dans la ville de Fermoy, en County Cork – une école dirigée par des prêtres – même si plus tard, il est devenu anti-clérical. John Joyce était un bon chanteur à l’école et il adorait non seulement de grands airs d’opéra, mais aussi les ballades irlandaises, une passion qu’il a transmis à son fils James, avec celle des promenades dans Dublin. À l’université, le Queen’s College Cork, John s’adonna au sport, et à la boisson, et il chantait souvent des chansons humoristiques lors de concerts, dont « Tim Finnegan’s Wake ».[7]

Cependant, ayant raté les examens de deuxième année, il quitta l’université sans diplôme. Après avoir travaillé comme comptable, il devint secrétaire dans une distillerie qui fit faillite. Il travaillait alors comme secrétaire auprès de l’United Liberal Club, et il commença à s’impliquer dans la politique ; selon les rumeurs, il était même en train d'obtenir un siège au parlement. Mais il se retrouva bientôt sans travail, et il eut la chance d’être nommé percepteur à Dublin, malgré les accusations de détournement de fonds portées contre lui[8]. Après la chute du politicien Parnell, John commenca à boire davantage. Lorsque la plupart de ses collègues furent mis à la retraite, sa fortune s’effondra violemment. Dépensier, il s’endetta, et la famille fut vite contrainte de mener une vie de gitans, déménageant la nuit d’une adresse à l’autre afin d’éviter de payer les factures. John était devenu – comme le disait le frère cadet de Joyce, Stanislaus – un médecin raté, et un acteur, chanteur et secrétaire commercial ratés.[9] Tandis que Stanislaus détestait son père ouvertement, James ne rendait pas les échecs de son père responsables du déclin de la fortune familiale, et de sa sortie de l’école prestigieuse jésuite, Clongowes, pour Belvedere. Dans une lettre à Harriet Shaw Weaver, sa bienfaitrice, il rejetait la faute sur la société irlandaise paralysée.[10] D’autre part, dans l’histoire « Grace », dans Dubliners, Joyce décrivait son père comme un ivrogne terrible. Lorsque John mourut en 1932, Joyce confia à Harriet que, pécheur lui aussi, il aimait encore le vieil homme, qui lui avait légué un mode de vie licencieux et extravagant, la source de son talent.[11] La prière à la fin de A Portrait of the Artist as a Young Man s’adresse à son père : « Old father, old artificer, stand me now and ever in good stead ». Cependant, dans Ulysses, il ne trouvera pas le père qu’il recherche, car, selon Lacan, il « en avait soupé » ; il en avait eu assez ; il ne voulait plus de père.[12] Ce n’est donc pas par hasard que, malgré le remords qu’il éprouvait de ne pas avoir rendu visite à son père durant vingt ans, Joyce ne se rendit pas à ses funérailles.

Quel effet a-t-il eu ce père, ce médecin raté, cet acteur, chanteur et secrétaire commercial ratés, ce « père carent », sur son fils ? Dans Portrait of the Artist, Simon Dedalus, le père de Stephen, confie que son père avait été davantage un frère qu’un père pour lui. Et lorsque Simon et Stephen visitent l’amphithéâtre d’anatomie de l’école de médecine de Cork, à la recherche d’initiales qu’y avait un jour gravé Simon, Stephen y découvre le mot « fœtus », ni plus ni moins, une découverte qui lui coupa le souffle. Selon le texte, il était choqué de trouver dans le monde extérieur une trace de ce qu’il avait jusqu’alors considéré comme « a brutish and individual malady of his own mind ».[13] Fœtus, pas né, pas nommé. D’où la remarque de Flavia Goian,[14] que la volonté de Joyce, de voir son œuvre survivre dans les universités pour trois cents ans, signifiait son envie d’être connu, qu’il cherchait la renommé, à être re-nommé. Pour Lacan, Joyce essayait de pallier un manque : ce que son père ne lui avait pas donné. Mais ce n’était pas une question de savoir universitaire, malgré ce que Lacan a dit: que le père de Joyce ne lui avait rien appris.

Qu’est-ce que John Joyce n’avait pas appris à son fils ? Ou plutôt, qu’est-ce qu’il ne lui avait pas transmis ? Dans le Séminaire XXIII, Lacan affirme qu’on n’aurait pu prendre un moins bon départ que Joyce.[15] Il explique que l’organe masculin n’était pas suffisant pour l’engendrer comme un fils, et, puisque son organe était de toute façon un peu veule, son art a compensé ses portées phalliques et restauré son nœud afin de combler la Chute. Selon Lacan, le problème chez Joyce, c’est que la trinité Réel- Symbolique-Imaginaire n’est pas convenablement nouée. Dans le sujet névrosé, le Nom-du-Père constitue un élément, qui tient les trois ensemble. Mais, comme vous le savez, dans Portrait of the Artist, Stephen est passé à tabac et il ne réagit pas. Ce n’est pas simplement parce que sa relation au corps est fautive, mais, selon Lacan, parce que son Imaginaire n’est pas noué au Réel et au Symbolique. C’est pourquoi un quatrième rond est nécessaire, afin de compenser le vide laissé par son père déficient : un sinthome, qui peut réparer le péché originel du père, qu’était un péché d’omission.

Si Lacan affirme que le père de Joyce ne lui a rien appris, qu’était-il censé donc lui enseigner ?  On en a une idée, grâce au père de Schreber, cet éducateur allemand renommé, qui, selon les dossiers médicaux de Schreber, a fait l’expérience d’idées compulsives et d’impulsions meurtrières. Selon Charles Melman, le père de Schreber ne savait pas ce que signifiait le Nom-du-Père. Il ne cherchait pas l’autorité auprès du père décédé, mais de lui-même, en tant qu’éducateur, comme celui qui transmet un savoir plutôt qu’une connaissance dont l’enfant a besoin.[16] Schreber a perçu son père éducateur, et a forclos le Nom-du-Père.

Le père de Joyce ne lui a rien appris, sauf peut-être à chanter des chansons populaires. Charles Melman, qui connaît très bien les Irlandais, et qui nous a aidé beaucoup, croit que les Irlandais savent très bien, dans leur chair, ce que veut dire le Nom-du-Père. Ils savent, que le Nom-du-Père est un nom, un signifiant, et que, à cause du manque de ce signifiant, les Irlandais ne pourraient pas être reconnus dans le réel ; que cela émasculait leurs hommes et déshonorait leurs femmes ; et que, peut-être plus fondamentalement, que cela les obligeait à abandonner leur langue originale, l’irlandais.[17] Le père de Joyce, John Joyce, voulait le Home Rule pour l’Irlande, mais il a accepté cette situation. Le recensement de 1901, réalisé par lui en tant que chef de la maison au « number 8 Royal Terrace, Clontarf », au côté nord de Dublin, indique que seuls ses fils, James et Stanislaus, pouvaient comprendre la langue irlandaise.[18] La langue irlandaise avait beaucoup souffert à cause de la grande famine. Mais elle était déjà proscrite dans les écoles maternelles, qui ont été créées dans les années 1830, et les enfants, surpris à l’utiliser, étaient battus par les enseignants. Dans Portrait of the Artist, Stephen affirme : « Mes ancêtres ont renié leur langue pour en adopter une autre…. Ils se sont laissés assujettir par une poignée d’étrangers. Crois-tu que je vais payer, de ma vie et de ma personne, les dettes qu’ils ont contractées ? ».[19] Mais en réalité, Joyce payait ces dettes.

À la naissance de Joyce en 1882, l’Irlande était un pays qui vivait dans l’ombre d’un autre, un étranger parlant une langue étrangère, qui avait supplanté la langue native. Selon Bowker, en renversant la « langue anglaise intrusive », Joyce voulait établir l’Irlande sur la carte littéraire. Joyce, il est vrai, tenait à s’affranchir de l’emprise des Anglais, dont il empruntait la langue pour écrire, mais pas pour penser. D’où cette affirmation à Stefan Zweig, lorsqu’il était en exil à Zürich : « Je ne puis pas m’exprimer en anglais sans m’enfermer du même coup dans une tradition ».[20] Dans Finnegans Wake, il attaque la langue anglaise. Il n’écrit pas en anglais, mais en ce que Charles Melman a appelé « le Joycien ».[21] Mais Joyce n’est pas un William Butler Yeats. Il n’est pas facile de catégoriser Joyce comme adhérent au « Celtic Revival » qui revendiquait, parmi d’autres choses, la restauration de la langue irlandaise. Il a essayé d’améliorer sa connaissance de la langue, mais l’a abandonné très vite. Mais surtout, Joyce n’essayait pas d’établir l’Irlande sur la carte. Il essayait de s’y trouver une place pour lui-même, en tant que sujet, après le mauvais départ que sa vie avait pris.

Joyce, était-il psychotique ? Si tel fut le cas, il n’était pas un Schreber. Ida Macalpine et Richard Hunter pouvaient dire, qu’ils avaient rencontré de nombreux Schrebers depuis qu’ils avaient traduit son Denkwürdigkeiten. Mais, après Lacan, il n’y a pas de « tous psychotiques », et Joyce n’était pas un autre Schreber. Chez Schreber, le rond de l’Imaginaire était à l’avant-plan – ce qui lui permettait de continuer à avancer si loin avant sa maladie. En termes de nœuds, le Réel a glissé une fois sur et sous l’Imaginaire de Schreber, de sorte que le Symbolique en était détaché. Comme l’a expliqué Marc Darmon, qui comprend ces choses beaucoup mieux que moi, cela signifie que, chez Schreber, le Symbolique disparut, en même temps que la jouissance phallique et le sens, ne laissant que « la jouissance Autre ».[22] Au contraire chez Joyce, c’est l’Imaginaire qui est détaché, comme l’indique l’incident dans Portrait of the Artist. Par conséquent, Joyce n’était pas dans la même situation que Schreber. Cependant, dans le Séminaire XXIII, Lacan parle d’une « forclusion » chez Joyce, une Verwerfung de fait, Verwerfung étant le mécanisme de psychose dans le Séminaire III et la « Question préliminaire ».[23] Bien que Lacan semble laisser en suspens la question de la folie de Joyce, l’usage du mot Verwerfung indique une structure psychotique latente, même si la psychose de Joyce ne fut pas précipitée. Cependant, le fait qu’il parle de Verwerfung de fait, une forclusion de facto, une Verwerfung en pratique, rend Joyce différent de Schreber. Non pas que Joyce ait lui-même rejeté le Nom-du-Père. Ceci a été exclu de sa réalité psychique à cause du péché de son père, et du père de son père.

Néanmoins, Carl Gustav Jung, qui, comme son patron, Eugen Bleuler, considérait que Schreber souffrait de schizophrénie, a diagnostiqué cette pathologie non seulement chez la fille de Joyce, Lucia, mais aussi comme latente en Joyce lui-même. Après avoir passé une semaine en septembre 1934 au Burghölzli, l’hôpital de Bleuler à Zürich appelé par Joyce : « Zurich’s Bedlam », Lucia avait été mutée à la clinique privée à Küsnacht, où travaillait Jung. Mais Joyce lui-même était hostile à la psychanalyse ; il appelait Jung et Freud : « Tweedledum et Tweedledee ». Et Jung, faisant référence à la fille et au père, s’est plus tard exprimé en ces termes :

« Si vous connaissez un peu ma théorie de l’anima, Joyce et sa fille en sont un exemple classique. Nul doute qu’elle ait été sa « femme inspiratrice », ce qui explique la dénégation opiniâtre qu’il a opposée à un mandat d’internement psychiatrique pour elle. Sa propre anima (de Joyce), c’est-à-dire sa psyché inconsciente, était si indissolublement identifiée à elle, qu’accepter une telle attestation aurait signifié aussi reconnaître sa propre psychose latente. C’est pourquoi on comprendra la raison pour laquelle il ne pouvait pas céder. Son style ‹psychologique› est sans aucun doute schizophrène, à ceci près, il est vrai, que le patient ordinaire n’y peut rien s’il parle et pense comme cela, alors que Joyce voulait consciemment ce style et lui a donné forme avec toute sa force créatrice. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi il n’a pas franchi lui-même la limite. Mais sa fille l’a franchie, parce qu’elle n’était pas comme son père un génie, mais seulement une victime de cette maladie ».[24]

La raison que donne Jung au refus obstiné de Joyce d’accepter la folie de Lucia est bien expliquée par Richard Ellmann, le biographe de Joyce : Joyce se sentait responsable de l’état de Lucia ; il pensait que son esprit était pareil au sien, et il se refusa à tout diagnostic qui ne promettait pas un résultat optimiste.[25] Roberto Harari a lié cela au filioque,[26] le dogme occidental qui apparaît dans Finnegans Wake, dans le sens où les troubles de Lucia procèdent ex patre et filio, du père et du fils, de son grand-père, John Joyce, et de son père, James. L’entêtement de Joyce à défendre Lucia, plutôt que à essayer de trouver une solution, et son discours sur sa télépathie – le même discours que Lacan trouve  chez Joyce lui-même, et comprend en fonction d’un discours imposé – sont interprétés par Lacan non seulement comme une défaillance de Joyce en tant que père, mais aussi d’être en raison de l’échec de son propre père.[27]

Il me semble que Joyce aurait souffert de la schizophrénie (pas la paranoïa) sans son sinthome. Schreber qui était paranoïaque, avait son Imaginaire ; il avait ses relations imaginaires depuis le stade du miroir. Mais Joyce, n’avait pas d’Imaginaire unifiant. Sans son sinthome, il n’y aurait eu rien que la fragmentation qu’on trouve dans la schizophrénie. Mais comment se fait-il donc que la psychose de Joyce n’ait pas été précipitée, comme l’exprimait Jung ? Lacan affirme dans le Séminaire XXIII « qu’il n’y a pas trace dans toute son œuvre de quelque chose qui ressemble un nœud borroméen ». Il reconnaît toutefois que le texte de Joyce est fait tout à fait comme un tel nœud. Il pense même que le manque de référence explicite « est plutôt un signe d’authenticité ».[28] En d’autres mots, Finnegans Wake suit la structure du nœud borroméen. Lacan savait que les symboles du cercle et de la croix apparaissent partout dans Finnegans Wake. Et, comme il le disait au début du Symposium international en 1975, « certains d’entre vous savent, que c’est avec ce cercle et cette croix que je dessine le nœud borroméen ».[29]

Clive Hart a rendue claire l’importance accordée par Joyce au cercle et à la croix, vu l’utilisation qu’il fait du symbole du mandala, un cercle croisé, dans le manuscrit pour le passage de Finnegans Wake qui traite des motifs des cercles.[30] C’est pourquoi, dans la liste des symboles qu’il confia à Harriet pour expliquer les personnages principaux, un cercle aurait été plus approprié qu’un carré, avec lequel il désignait le titre inconnu du livre.[31] Lacan connaissait bien sûr le livre Structure and Motif in Finnegans Wake de Hart. L’auteur y démontre la structure cyclique du texte, d’après Vico. Dans les sections I, II, et III, qui correspondent aux trois cycles de Vico : naissance, mariage, et mort, il y a quatre cycles de quatre chapitres, qui culminent dans la section IV.[32] Par ailleurs, les personnages du livre eux-mêmes suivent des chemins circulaires : Earwicker pédale autour du jardin d’Eden ; Anna se tourne dans la courbe du fleuve; et les jumeaux Shaun et Shem naviguent tout autour du globe. Shaun voyage de l’Est vers l’Ouest, tandis que Shem avance du Nord vers le Sud, et leurs cercles respectifs se rejoignent à Dublin et en Australie, deux cotés opposés du globe.[33]

Par ailleurs, des croix apparaissent fréquemment, et elles reproduisent les deux croix centrales créées par les intersections des orbites de Shem et Shaun. La croix des Quatre vieux hommes, un quincunx – le cinquième point représentant l’âne qui les porte, comme l’âne, avec le signe de la croix sur le dos, qui transporta Jésus à Jérusalem – en est un exemple saillant. Le mot « quincunx » renvoie à la page Tunc du Livre de Kells, the Book of Kells, le livre des Évangiles produit par les moines irlandais à la fin du VIIIe siècle. Dans les illustrations du livre, les lignes formant les lettres s’entrelacent entre elles. La page Tunc doit son nom à la version Vulgate de l’évangile de St. Matthieu abordant la crucifixion et une crux decussata – « Tunc crucifixerant Christum cum eo duos latrones (alors ils crucifièrent avec lui, le Christ, deux voleurs » : Matthieu 27: 38). Dans Finnegans Wake, la série de signifiants « Pitchcap and triangle, noose and tinctunc » renvoie respectivement à Shaun, à Anna Livia Plurabelle, aux Douze, et aux Quatre.[34] Mais le « tinctunc » associé aux Quatre, est clairement un jeu de mot avec « quincunx ». De plus, Hart et Atherton reconnaissent tous les deux que Joyce renvoie à la page Tunc pour identifier la  « chute » du Christ sur la croix, non seulement avec la chute d’Adam, mais aussi la chute de Dieu le Père.[35] Ce qui nous ramène au sinthome utilisé par Joyce pour compenser la chute de son père, John Joyce.

Comme nous avons vu, le mot « sinthome » comprend le signifiant anglais « sin » (péché), et Lacan fait le lien avec le péché originel, la première faute, de la doctrine chrétienne.[36] Dans l’œuvre de Joyce, la faute en question, le péché en question est celui du père. Son père carent, John Joyce, a suivi la même chute qu’Adam et Ève, et le sinthome de Joyce, sans la ptoma, sans la chute, compense l’erreur de son père. Dans le nœud borroméen, qui noue le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire, et donc doit limiter la jouissance, et réguler le sens, la séquence pour chaque rond est au-dessus, puis en dessous, et encore au-dessus, et en dessous. Par exemple, le Réel passe sur le Symbolique, sous l’Imaginaire, et encore sur le Symbolique, et puis sous l’Imaginaire. C’est à dire, le Réel doit surmonter le Symbolique deux fois. Mais, dans le cas de Joyce, le Réel ne surmonte le Symbolique qu’une seule fois.[37] Le Réel et le Symbolique sont liés, mais pas noués. C’est pourquoi les lignes de Finnegans Wake s’écoulent avec jouissance. Mais, puisque le Symbolique n’est surmonté par le Réel qu’une seule fois, l’Imaginaire est complètement détaché. Il n’est pas noué au Réel et au Symbolique, comme nous l’avons vu dans la relation au corps de Stephen dans Portrait of the Artist.[38] En outre, le sens tombe aussi, et donc, dans Finnegans Wake, on trouve un constant glissement de sens. Peut-être les fables des Mookse (représentés par Shaun) et des Gripes (représentés par Shem) font allusion à ce lapsus de nœud. Ils relatent les conflits théologiques entre les Églises occidentales et orientales.[39] Joyce expliqua dans une lettre adressée à Frank Budgen, que tous les mots sont russes ou grecs pour les trois dogmes principaux qui séparent Shem de Shaun. Lorsqu’il obtient A et B,  C s’en va ; et lorsqu’il a C et A,  il perd le B, ou selon les termes de Joyce, « il lâche B » (en Anglais : « looses », au lieu de « loses »).[40]

Qu’est-ce qui pallie ce lapsus de nœud chez Joyce, ce manque de nœud borroméen ? Selon Lacan, Joyce se sauve en introduisant un quatrième rond par son écriture. Son artifice est un remède, une compensation à un père qui n’a pas été un père, à un père qui ne lui a rien appris, à la résignation paternelle qui causa en lui la « Verwerfung de fait ».[41] La création d’un nouveau rond, pour résoudre l’erreur de son nœud subjectif, permet à Joyce d’achever sa propre rédemption.[42] Son ego, en passant sur et sous, sur et sous, sur le Symbolique deux fois, et sous le Réel deux fois, corrige le nœud qui ne se nouait pas à la façon borroméenne.[43] Il noue le Réel et le Symbolique d’une telle façon, que l’Imaginaire aussi devient bien noué. C’est-à-dire qu’il restaure la fonction paternelle pour Joyce, après son père l’avait laissé tomber.

Voilà ce que je voulais dire aujourd’hui à propos de la restauration du père chez James Joyce. Merci pour votre attention.



[1] Joyce, The Restored Finnegans Wake. Eds. Danis Rose, John O’Hanlon, London: Penguin Classics 2012.

[2] Lacan, « Joyce le symptôme I » dans Jacques Aubert (ed.), Joyce avec Lacan (Paris: Navarin, 1987) 21-29 à 25.

[3] Mercanton dans Willard Potts (ed.), Portraits of the Artist in Exile (Dublin: Wolfhound, 1979) 213-214.

[4] Wales, The Language of James Joyce (London: Macmillan, 1992) 141-143.

[5] Bowker, James Joyce. A Biography (London: Weidenfeld & Nicolson, 2011) 427-28; Gillet dans Potts, op. cit., 189.

[6] John Wyse Jackson, Peter Costello, John Stanislaus Joyce (London: Fourth Estate, 1997) 28.

[7] Bowker, op. cit., 14.

[8] Ibid., 29.

[9] Stanislaus Joyce, My Brother’s Keeper (London: Faber and Faber, 1958) 29.

[10] Joyce, Letters of James Joyce I. Ed. Stuart Gilbert (New York: Viking, 1952) 312.

[11] ibid.

[12] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 1975-1976. Leçon IV (13 janvier 1976). (Paris: Éditions de l’Association lacanienne internationale, 2012) 77.

[13] Joyce, A Portrait of the Artist as a Young Man (London: Knopf, 1991) 109.

[14] Goian, “L'écriture de Joyce est-elle borroméenne ? Le cercle et la croix (I)”,  4 à http://www.freud-lacan.com/Data/pdf/L_ecriture_de_Joyce_est_elle_borromeenne_I_.pdf

[15] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 1975-1976. Leçon I (18 novembre 1975) 22.

[16] Melman, “Inside and Outside in the Case of President Schreber”, The Letter. Irish Journal for Lacanian Psychoanalysis 48 (2011) 1-7 à 6.

[17] Melman, “Schreber’s Lack of Lack”, The Letter 40 (2009) 83-91 à 83.

[18] http://www.census.nationalarchives.ie/pages/1901/Dublin/Clontarf_West/Royal_Terrace/1271356/

[19] Joyce, Portrait of the Artist, 220.

[20] Zweig, The World of Yesterday (New York: Viking, 1943) 225.

[21] Melman, “Comment les trois peuvent-ils tenir ensemble?”, Le Trimestre Psychanalytique 2 (1992) 165-178 à 172.

[22] Darmon, Essais sur la topologie Lacanienne (Paris: Éditions de l’Association lacanienne internationale, 2004) 372.

[23] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 1975-1976. Leçon VI (10 février 1976) 128.

[24] Patricia Hutchins, James Joyce’s World (London: Methuen, 1957) 184-185.

[25] Ellmann, Selected Letters of James Joyce (New York: Viking, 1975) 263.

[26] Harari, How James Joyce made his Name. A Reading of the Final Lacan (New York: Other, 2002) 195-196.

[27] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 1975-1976. Leçon VII (17 février 1976) 133-134; Le Séminaire. Livre III 1955-56. Les Psychoses (Paris: Seuil, 1981) 284.

[28] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 1975-76. Leçon XI (11 mai 1976) 197.

[29] Lacan, “Joyce le symptôme I”, 28.

[30] Joyce, Finnegans Wake, I.6, question 9; Hart, Structure and Motif in Finnegans Wake (London: Faber and Faber, 1962) 110.

[31] Joyce, Letters of James Joyce I. Ed. Stuart Gilbert (New York: Viking, 1957) 213.

[32] Hart, op cit., 46-52.

[33] Ibid., 117.

[34] Joyce, The Restored Finnegans Wake, 216.

[35] James S. Atherton, The Books at the Wake (Carbondale: Southern Illinois University Press, 2009) 30-31; Hart, op. cit., 140-141.

[36] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 1975-1976. Leçon I (18 novembre 1975) 19.

[37] Lacan, RSI. Séminaire 1974-1975. Leçon III (14 janvier 1975); Le Sinthome. Séminaire 1975-76. Leçon 11 (11 mai 1976) 196; 199; Melman, “Comment les trois peuvent-ils tenir ensemble?”, 171.

[38] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 1975-76. Leçon XI (11 mai 1976) 192-193.

[39] Joyce, The Restored Finnegans Wake, 121f.

[40] Ellmann, Selected Letters of James Joyce, 367; Budgen, James Joyce and the Making of 'Ulysses' and other Writings (Oxford: Oxford University Press, 1972) 351.

[41] Lacan, Le Sinthome. Séminaire 1975-76. Leçon VI (10 février 1976) 128.

[42] Ibid. Leçon VII (17 février 1976) 136.

[43] Ibid. Leçon XI (11 mai 1976) 196.

 

Sens et nomination, exposé d'Hubert Ricard


Sens et nomination
Hubert Ricard
J’avais prévu une intervention en deux parties, mais j’en resterai ce soir à la première : je parlerai du sens. Je justifie néanmoins l’association des deux notions.
On peut dans le Séminaire RSI distinguer deux étapes assez nettement marquées, la première centrée sur le sens, la seconde sur la nomination ; mais on ne peut exclure un certain recoupement. Cf RSI 11/03 p102 :  « le propre du sens, c’est qu’on y nomme quelque chose. Et ceci fait surgir la dit-mansion justement de cette chose vague qu’on appelle les choses, qui ne prennent leur assise que du Réel ». Et donner nom à chacun des 3 ronds, dit Lacan plus loin, c’est bien leur donner un sens.
La difficulté, c’est qu’on est pour le sens dans la référence à une métaphore créatrice – coupée du référent – il est vrai qu’elle est“corrigée“ par l’articulation de l’interprétation fournie par Lacan dans ses derniers Séminaires qui, elle, ramène au réel, - tandis que la nomination évoquerait un temps plus originaire, celui du name et du naming, que Lacan oppose souvent avec l’anglais au noun (le substantif), le name, qu’il soit verbal aussi bien que substantif, impliquant un rapport direct à la chose, au réel, tout à l’opposé de la métaphore. Réel qu’on peut sans doute par rapport au sens situer dans le nœud mis à plat - mais comme exclusion ou expulsion du sens.
Ce soir, j’en resterai donc à  la première étape, celle du sens.
Lacan se sépare radicalement de la conception philosophique du sens, d’abord parce que son objet est différent puisqu’il concerne avant tout les formations de l’inconscient, mais il se situe aussi dans une perspective générale. En fait sa question, depuis le Séminaire des Problèmes Cruciaux, n’est pas “qu’est-ce qui fait sens ?“, “qu’est-ce qui différencie sens et non sens ?“, ce qui seraient plutôt les questions de Wittgenstein, mais “comment émerge le sens ?“, ce qui suppose une articulation du sens et du non sens comme on le voit dans les Problèmes cruciaux, et qui s’exprime dans la théorie de la métaphore. Même si dans RSI Lacan insiste sur d’autres aspects notamment l’articulation Symbolique – Imaginaire, il y a sans doute un élargissement du champ du sens que Martine a analysé, mais peut-être pas un changement de conception.
Pour entendre l’originalité de Lacan on peut se référer à la conception logiciste qui constitue une sorte d’aboutissement de la réflexion philosophique classique – Leibniz en est le grand précurseur - , d’autant plus que dans ce séminaire des Pb cruciaux Lacan se réfère à Frege, bien peu connu à l’époque de la plupart des philosophes français.
Dans cette perspective la notion de sens est construite de façon rigoureuse pour échapper à toute équivoque ou à tout ce qui perturberait la totalité ordonnée de la proposition significative. Je me réfère à Russell (Signification et Vérité ch12 Trad fr p184-185) « Chaque phrase composée selon les règles de la syntaxe, à l’aide de mots ayant une signification, est pourvue de sens. »
La philosophie logique fait de la question du sens un préalable à l’examen de la question de la vérité. Et l’entreprise de Frege est exemplaire sur ce point.
Elle isole le sens à la fois
1 de la Bedeutung, (je traduis par dénotation même si, nous allons le voir, Lacan utilise le terme signification)
2 mais aussi de la représentation que le sujet se fait du sens qu’il est en train de penser.
1 Si on appelle nom propre au sens philosophique tout signe ou groupe de signes désignant un objet déterminé, Frege nous dit que « le sens d’un nom propre est donné à quiconque connaît suffisamment la langue ou l’ensemble des désignations dont il fait partie. » Ce qui n’est pas le cas pour la dénotation, le mode de donation de l’objet, son caractère réel. L’énoncé « le corps céleste le plus éloigné de la terre » a manifestement un sens, mais il n’a pas de dénotation : si on suppose par exemple un espace infini, on ne peut montrer aucun objet qui lui corresponde.
Et on peut établir une même distinction pour une proposition, un groupement de signes pourvu de sens, pour laquelle on parlera de pensée. Là encore le sens de la pensée se distingue de la dénotation. C’est l’exemple célèbre de l’ « étoile du matin » et de l’ « étoile du soir illuminées par le soleil », deux propositions-pensées qui n’ont pas le même sens, de sorte que celui qui ignorerait qu’elles ont même dénotation et qu’il s’agit d’un même objet – la planète Vénus – pourrait penser à tort que l’une est vraie et que l’autre est fausse. De même l’énoncé « Ulysse fut déposé sur le sol d’Ithaque dans un profond sommeil » est parfait au pont de vue du sens qui est explicite et clair, mais il ne correspond à rien de réel, il n’a pas  de dénotation , ne peut être vrai ou faux, puisqu’Ulysse, personnage de la mythologie, n’a pas de dénotation, n’ayant jamais existé.
Cette première distinction entre sens et dénotation qui semble relever de la philosophie logique, n’en est pas moins présente aux yeux de Lacan comme nous allons le voir quand il oppose sens et Bedeutung dans les Problèmes cruciaux.
La seconde distinction de Frege entre sens ou pensée d’une part, et représentation d’autre part, est essentielle au point de vue logique, même si elle intéresse moins directement la psychanalyse. Il s’agit de poser le caractère objectif des énoncés logiques en laissant de côté le sujet de la pensée qui se les représente « La représentation associée à un signe doit, dit Frege, être distinguée de la dénotation et du sens de ce signe » de sorte qu’ « il n’y a pas d’obstacle à ce que plusieurs individus saisissent le même sens ; mais ils ne peuvent avoir la même représentation. » On voit que cette élimination du sujet éloigne évidemment la logique du discours de la psychanalyse – la logique procède à une forclusion du sujet, et pour la vérité, il ne reste plus, comme vous le savez, que les deux lettres V et F ; mais il y a aussi dans ce texte de Frege, je le signale, une référence à l’idée de transmission intégrale du contenu de pensée, qui fait partie de l’idéal logico-mathématique auquel se réfère sans cesse Lacan : là bien sûr, il n’y a pas à s’en inquiéter, puisqu’il suffit d’écrire un énoncé logico- mathématique pur qu’il soit immédiatement compréhensible aux divers sujets qui se les représentent, même s’ils n’ont pas de langue parlée en commun.
C’est au contraire en prenant en compte l’inclusion du sujet dans le sens que Lacan élabore la théorie de l’émergence du sens dans le texte bien connu des Pb cruciaux, avec l’analyse de la phrase « colourless green ideas sleep furiously » (Des idées vertes sans couleur dorment furieusement) et ce non sans une référence logique implicite. Chomsky pensait avoir donné là un exemple typique d’énoncé dépourvu de signification. Ce que conteste Lacan  « Assurément la signification s’éteint tout à fait là où il n’y a pas grammaire. Mais là où il y a grammaire…, construction grammaticale ressentie, assumée par le sujet, le sujet interrogé, qui là est appelé en juge, au lieu, à la place de l’Autre… en référence,…peut-on dire qu’il n’y a pas de signification ? » Mais Lacan  ajoute : « est-ce bien de signification qu’il s’agit ? ». Un éclaircissement est nécessaire, qui va donner lieu à la distinction entre signification et sens.
La signification, terme par lequel il traduit la Bedeutung de Frege, implique en effet un rapport au contexte, au référent, à l’objet de la Bedeutung. Pensez à l’expression “signification du phallus“.
Le signifié est ainsi à distinguer du sens ; il relève de la signification et de ce rapport au référent. Je suis Lacan pas à pas : « Qu’est-ce alors que le signifié ? Le signifié n’est point à concevoir seulement dans le rapport au sujet. Le rapport du signifiant au sujet, en tant qu’il intéresse la fonction de la signification, passe par un référent. Le référent, ça veut dire le réel…» Or « En parlant de contexte, en parlant de dialogue, je laisse disparaître, s’évanouir, vaciller ce dont il s’agit, la fonction du sens. »
Comment comprendre cette opposition du signifié et du sens ?
D’un côté, nous venons de le voir, c’est « par l’intermédiaire du rapport du signifiant au référent que nous voyons surgir le signifié. Il n’y a pas d’instance valable de la signification, qui ne fasse circuit, détour, par quelque référent… »
Mais il y a aussi  « … cet autre effet du signifiant en quoi le signifiant ne fait que représenter le sujet. Et le sujet, tout à l’heure, je vous l’ai incarné dans ce que je vous ai appelé le sens, où il s’évanouit comme sujet. »
D’où la distinction entre les deux fonctions de la barre, « La barre, donc, n’est pas … la simple existence, en quelque sorte tombée du ciel, de l’obstacle, ici entifié, elle est d’abord point d’interrogation sur le circuit de retour » c’est-à-dire circuit, retour, par quelque référent – Mais elle n’est pas simplement cela,  « au niveau de la barre se produit l’effet de sens… »,  un effet de sens qui est, comme l’indique Lacan à la fois représentation et évanouissement du sujet et qui est coupé du référent et du Réel. C’est justement ce qui nous est présenté dans RSI avec le nœud mis à plat par l’extériorité du sens par rapport au rond du Réel. Sauf qu’ensuite l’interprétation telle qu’elle va nous être présentée ensuite dans RSI nous amène, avec l’effet de l’équivoque à repasser du côté du Réel.
Impossible en tout cas de ne pas voir là l’influence de l’opposition de Frege entre Sinn et Bedeutung.
Mais l’aspect le plus original du texte des Problèmes cruciaux est la référence au non sens, dont Lacan remarque qu’elle sépare radicalement le psychanalyste du logicien.
Pour revenir brièvement au pas-de-sens, disons que l’émergence du sens, produite par le franchissement de la barre dans le « pas-de-sens », quand un signifiant d’une chaîne, tombé dans les dessous, se voit substituer un signifiant qui fait pavé dans la mare du sens (peut-être vaudrait-il mieux parler ici de signifié ) – « ça n’a pas de sens », dit-on, de parler d’ idées vertes sans couleur qui dorment furieusement, de nuit éternelle, de gerbe avare ou haineuse, et pourtant l’effet de sens poétique propre à la métaphore n’est guère contestable dans les exemples d’Andromaque ou de Booz endormi : le pas n’est pas seulement négation mais aussi franchissement de la barre. Comme Lacan le dit à la fin du séminaire des Problèmes cruciaux (Journée du 16 Juin) « Le Sinn est foncièrement marqué de la fissure de l’Unsinn, et c’est là qu’il surgit dans sa plus grande pureté… ».
J’évoque ici brièvement Wittgenstein. Celui-ci montre que la délimitation entre sens et non sens, tout en étant beaucoup moins déterminée qu’on ne le croit, constitue le cadre essentiel de la tâche  philosophique : la philosophie (de Wittgenstein) manifeste le non sens d’une expression que l’on utilise comme si elle avait du sens, elle détruit les châteaux de sable de la métaphysique, elle consiste « … dans la découverte d’un quelconque simple non-sens, et dans les bosses que l’entendement s’est faites en se cognant dans les limites du langage. » (RP119). Mais une fois que le non sens est manifesté sa tâche de clarification qui, à cet égard en fait bien un discours du Maître, est achevée : la philosophie doit maintenir une frontière infranchissable entre sens et non sens.
C’est pourquoi Lacan a pu, dans sa théorie de la métaphore créatrice de sens, dégager une articulation du sens et du non sens qui ne pouvait ainsi qu’échapper au discours philosophique, d’autant plus qu’il pouvait s’appuyer sur un matériau spécifique découvert par Freud, celui des formations de l’inconscient.
Il y a donc dans ce pas de sens émergence d’un sens nouveau. Sans doute on peut lui opposer le sens ou la signification déjà présents, mais Lacan suggère que c’est le même procédé qui les a déjà fait surgir dans le passé. Cf  les métaphores usées : le temps coule ne mérite plus pour nous d’explicitation alors que Cicéron éprouvait encore le besoin d’ajouter “comme un fleuve“).
Lacan n’est pas le premier à donner ainsi à la métaphore une portée générale. On peut aussi évoquer un texte étonnant de Nietzsche, l’Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge (in Le Livre du Philosophe), où Nietzsche construit le sens à partir d’une multitude de métaphores, (il va même jusqu’à construire ainsi le concept). Mais Nietzsche ne disposait pas du merveilleux instrument linguistique que possède Lacan, la référence au signifiant et au signifié et l’articulation de la substitution signifiante, et on en reste à un programme général de philosophe.
J’ai donc terminé ce que j’avais à dire sur ce texte de base des Problèmes Cruciaux, présent dans ma mémoire,  dont je ne pouvais pas me dissocier pour lire RSI.
J’ajoute que je ne crois pas qu’il faille exagérer les ruptures dans la théorisation de Lacan. Il y a peu de penseurs qui ont été en recherche comme lui, - quelques philosophes peut-être, je pense à Platon ou à Fichte -, mais s’il ne cesse de proposer de nouvelles articulations, il ne faut pas considérer celles-ci un démenti pour les précédentes : elle les prolongent, et elles les confirment le plus souvent.
Le sens dans RSI
Je passe maintenant au sens dans RSI : on a incontestablement si on considère le nœud mis à plat, extériorité du sens et du réel (du moins tant qu’on n’aborde pas la question de l’interprétation). Il y a à la fois ex-sistence du Réel par rapport au sens, lequel se définit comme articulation du Symbolique et de l’Imaginaire : « le réel, c’est ce qui ex-siste au sens, assure Lacan, en tant que je le définis par l’effet de lalangue » (l’ex-sistence du Symbolique si l’on veut) « sur l’idée, soit sur l’Imaginaire supposé par Platon à l’animal parlêtre »
On retrouve ici le thème de la constitution du sens excluant la référence que nous venons de repérer dans les Problèmes Cruciaux. Et on peut trouver des définitions du Réel – toujours dans la première moitié du Séminaire – qui vont dans cette direction ; par exemple « le Réel, c’est l’expulsé du sens, c’est l’impossible comme tel. C’est l’aversion du sens… » et dans la Journée du 18 Mars : « Seul ce sens en tant qu’évanouissant donne sens au terme au Réel. » Autrement dit ce qui donne sens au terme Réel, c’est l’évanouissement du sens.
Quant à l’articulation du Symbolique et de l’Imaginaire elle est beaucoup évoquée vers le milieu de RSI. En quoi consiste ce coincement des deux registres ? « On est habitué dit Lacan à ce que l’effet de sens se véhicule par des mots » - c’est l’aspect symbolique du sens – « et ne soit pas sans réflexion, sans ondulation imaginaire » : on est tout à fait ici dans le registre de la métaphore poétique, particulièrement hugolienne, le « pâtre promontoire au chapeau de nuées », les « moutons sinistres de la mer », la « faucille d’or dans le champ des étoiles ». Et à partir de cet énoncé on peut saisir en quoi l’effet de sens se situe au joint de l’Imaginaire et du Symbolique.
Petite remarque sur ce point : j’ai lu dans ma jeunesse beaucoup de textes de Bachelard sur la poétique de l’imaginaire : sa thèse, c’est qu’il y a une dynamique propre à l’Imaginaire ; mais comment l’entendre si on ne fait pas référence à l’élément symbolique fourni par le langage ? Dans la mesure où Lacan nous fournit la référence à la substitution signifiante , il éclaircit beaucoup ces moments de  dynamisme de l’Imaginaire qui autrement resteraient flous dans une mise en place théorique.
L’imaginaire n’a pas d’ailleurs seulement cette fonction d’ondulation ; on voit aussi que quelque chose se boucle avec le sens et met fin à ce qui serait un pur jeu de  l’articulation symbolique. Quand il oppose l’équivoque et le sens à propos de l’interprétation analytique, Lacan déclare que « le sens, c’est ce par quoi répond quelque chose, qui est autre que le Symbolique, et ce quelque chose, il n’y a pas moyen de le supporter autrement que de l’Imaginaire. » On peut penser à un comblement de ce qu’ouvre l’articulation symbolique, à la mise en place d’une consistance stable. Et c’est la référence à l’Imaginaire qui, me semble-t-il, permet seule de comprendre qu’il y ait « parenté de la bonne forme avec le sens ». L’ordre du sens se configure, si l’on peut dire, naturellement de ce que cette forme du cercle désigne.
Peut-être est ce là qu’il faut situer l’effet de fascination propre à ce qu’on appelle généralement la beauté…
Mais l’objet de Lacan n’est pas seulement une théorie générale du sens, comme je viens de l’évoquer, c’est bien sûr sa pratique de l’analyse qui est en cause, et, dans ce séminaire, plus précisément, l’interprétation.  Quand on dit que Lacan ne parle que de sa pratique, c’est vrai au sens où il trouve toutes les réponses aux questions théoriques qu’il se pose dans sa pratique ; il va même jusqu’à dire qu’il a les réponses avant les questions. Mais il fait bien une théorie de sa pratique, avec les règles de la théorie, il travaille sur des articulations théoriques préalables, et il ne fait nullement une récollection empirique.
En outre il y a peu d’exemples dans ses Séminaires de références directes à la pratique, mais justement il y a en a une dans RSI qui est particulièrement manifeste -  Martine l’a très bien pointée - : il déclare que le Séminaire est fait pour répondre à la question du réel de l’effet de sens qu’induit l’interprétation analytique.
Or l’élément peut-être le plus décisif de ce qu’apporte la psychanalyse me paraît se situer du côté de la question de l’interprétation, en tant qu’elle peut s’inscrire dans l’articulation subjective et y avoir un effet.
Qu’est ce donc que le réel de l’effet de sens ? Là j’ai essayé de me repérer un peu.
En tout cas l’interprétation analytique n’est pas une herméneutique qui prétendrait découvrir sous des sens de surface un sens caché plus profond, un autre sens. Ceci est plutôt l’affaire des théologiens contemporains du christianisme et du judaïsme qui sont intarissables sur ce sujet : ils savent fort bien repérer ce qui fait Réel dans les limites du discours commun pour y projeter un sujet divin déterminable à l’infini dans d’innombrables effets de sens …
La psychanalyse, elle aussi, opère dans le sens mais elle tend à le réduire. Elle implique ainsi une bascule dans l’ordre de l’effet de sens.
Je paraphrase Lacan : l’effet de sens exigible du Discours analytique n’est ni imaginaire, ni symbolique, il faut qu’il soit réel. Et  un objet essentiel du Séminaire RSI est de serrer de près ce que peut être le Réel de l’effet de sens autrement dit l’effet de l’interprétation
C’est la considération de l’équivoque qui permet de concrétiser la référence à la position du sens et du réel dans le nœud mis à plat. « C’est de l’équivoque, fondamentale à ce quelque chose dont il s’agit sous le terme du Symbolique, que toujours vous opérez. » Et cette articulation purement symbolique n’est pas le sens – il dit même dans la Troisième que le Symbolique s’y resserre comporte l’abolition du sens. Et il dira dans le Sinthome que c’est uniquement par l’équivoque que l’interprétation opère. Il faut qu’il y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne. » 
En quoi consiste cette résonance ? Peut-être peut-on entendre ce qu’il dit de la jaculation en rapport avec ce qu’il dit du sème dans Les Non dupes errent (11 Juin) qu’ « il est éveillé à l’ex-sistence quand il est dit comme tel » Jaculation ? Isolation par rapport au sens .
Quel est plus précisément l’effet de l’équivoque que pointe l’analyste ?
Je cite encore les Non dupes errent  (11 Juin): « En l’entendant tout de travers… nous lui permettons (à l’analysant) de s’apercevoir d’où ses pensées, sa sémiotique à lui, d’où elle émerge : elle émerge de rien d’autre que de l’ex-sistence de lalangue. Lalangue ex-siste, ex-siste ailleurs que dans ce qu’il croit être son monde. »
Cette ex-sistence de la langue, dans le fait que le terme équivoque se détache, l’analysant le perçoit comme quelque chose de radicalement neuf, jamais ouï auparavant, on pourrait dire transcendant non pas bien sûr à son monde, mais à ce qu’il croit être son monde, transcendant au moins en tant qu’il n’avait jamais rien entendu de tel alors qu’il s’agit pourtant d’un signifiant tout à fait banal ;  ailleurs dont il sera bien obligé de reconnaître dans l’après-coup qu’il l’anime bien plus que tout ce qu’il peut repérer comme sens dans sa représentation de la réalité.

Lalangue, mise ainsi  en perspective, c’est l’ex-sistence du symbolique. L’effet de sens est réel, non parce qu’il apparaîtrait dans le champ du réel, mais parce qu’il constitue l’émergence d’un ailleurs quasiment perçu comme tel. Je termine par une citation de Lacan qui synthétise ce point : «  L’effet de sens ex-siste et c’est en ce sens qu’il est réel. »

 

Une référence hégélienne, note de Fulvio della Valle

 

Une référence hégélienne de Lacan, note de Fulvio della Valle

En référence à la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, Lacan dit, dans la leçon du 12 décembre 1962 du séminaire l’Angoisse, à une heure 26 minutes du début de la leçon (01:26:51 de l’enregistrement) : «Langage et travail, c’est là que le sujet fait passer son intérieur dans l’extérieur.»

Aussi bien l’édition du Seuil (p. 81) que celle de l’ALI (p. 70) transcrivent: «langage est travail».

Il faut pourtant entendre «langage et travail», car il s’agit moins d’affirmer, en référence à Hegel, que le langage est une forme de travail, que de considérer le langage et le travail comme deux moyens à travers lesquels l’intérieur du sujet passe à l’extérieur.

La transcription «Staferla» apporte à l’appui de cette option la citation du passage de Hegel auquel se réfère Lacan:

G.W.F. Hegel : La phénoménologie de l'Esprit, traduction Jean Hyppolite, éd. Aubier-Montaigne, 1941, t.1, p.259 : « Langage et travail sont des extériorisations dans lesquelles l'individu ne se conserve plus et ne se possède plus en lui-même; mais il laisse aller l'intérieur tout à fait en dehors de soi et l'abandonne à la merci de quelque chose d’Autre.»

22 janvier 2013

 

Recours de l'ALI sur l'autisme: synthèse de Charles Melman

 

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Synthèse de Charles Melman en contribution à la « réplique » de l'ALI dans le recours engagé auprès du Conseil d'État

Auteur : Charles Melman26/02/2013

La HAS a la charge de veiller et de se prononcer sur la santé publique.

Nous entendons montrer que les méthodes suivies et les consultations engagées en matière d’autisme sont inadéquates avec cette pathologie.

1) On attend de la HAS qu’elle applique une méthodologie médicale. Celle-ci repose sur les recherches à l’intérieur de l’organisme des lésions ou des dysfonctionnements responsables de la maladie.

Or dès son origine, Pinel témoigne avec le Traité médico-philosophique que les troubles mentaux relèvent d’une approche où le fonctionnement de l’organisme est subsumé par l’engagement du sujet vis-à-vis du milieu et ce, dans le cadre des conceptions sociales du bien-être et du bonheur.

La HAS défend la primauté de l’organisme dans la détermination – et donc la pathologie – des conduites. Or le biologisme dont elle se réclame à juste titre en somatologie s’est avéré une théorie inefficace en psychiatrie – faute de la mise en évidence de lésions ou de déficits cérébraux spécifiques. L’histoire des rapports de la médecine et de la psychiatrie a toujours été conflictuelle et en 1970 la neuro-psychiatrie a été scindée par le Ministère en neurologie – médicale – et une psychiatrie où, avec la psychanalyse, l’histoire du sujet dans son environnement social doit être prise en compte.

Il convient ainsi que la HAS reconnaisse que le biologisme qu’elle applique est une théorie parmi d’autres, restée invérifiée à ce jour dans le domaine des troubles mentaux et qui ne peut dès lors être acquise comme scientifique.

2) Une preuve en est que la médecine s’est peu ou pas du tout intéressée à l’autisme infantile et que dans les services spécialisés ce sont des psychiatres de formations psychanalytiques qui ont fait avancer le dépistage précoce, la clinique et les tentatives de soin.

Les méthodes modernes d’exploration cérébrale (IRM, camera à positrons) et les progrès de la génétique ont renouvelé l’espoir d’une causalité organique de l’autisme et ce avec l’entier soutien des psychiatres d’inspiration psychanalytique.

Nous demandons que la HAS reconnaisse le manque de réussite probante à ce jour malgré la multiplication de travaux qui à l’examen s’avèrent peu fiables (cf. le travail de Mr Gonon) de ces recherches. Elles n’ont pu malgré la technologie prouver une causalité organique ou génétique. Leur présentation comme scientifique est ainsi hautement présomptueuse.

Retenons encore à ce propos que la projection sur le cerveau humain de résultats acquis en laboratoire sur le rat mériterait à elle seule une critique méthodologique dont on s’étonne qu’elle ne vienne pas à des esprits rigoureux.

3) Le rassemblement remarquable des institutions consultées par la HAS soulève des interrogations. La grande majorité est représentée par les “usagers”, soit dans ce cas des associations de parents. Celles-ci ont vu le jour, facilité par internet, à partir d’un déficit de prise en charge par les pouvoirs publics – et parfois le ressentiment à l’égard de psychiatres psychanalystes qui ont suscité les inquiétudes par des enquêtes sur les conditions du maternage.

On ne voudrait pas penser que la mise à l’index des psychanalystes par la HAS serve à la fois à justifier le manque jusque-là d’un équipement adéquat – qui sera laissé en dernier ressort à la charge des familles – et à valider des méthodes “modernes” porteuses d’espoir.

4) Ces méthodes sont en fait classiques et fondées sur la rééducation de capacités mentales et de fonctions motrices. Il est normal qu’on se réjouisse de voir des autistes acquérir le langage, le calcul, ne plus être parasités par des tics ou des mouvements paradoxaux, voire être capables d’entrer en conversation. Elles sont par ailleurs naturellement prescrites par les psychiatres psychanalystes. Mais si ces résultats sont porteurs d’espoir pour les familles, ils ne peuvent assurer la mise en place d’une subjectivité, d’un engagement stable dans les relations, d’une identité, d’une sexualisation assumée. Pour avoir des capacités – parfois remarquables comme le montre le syndrome d’Asperger – cet organisme reste déshabité. C’est le point qui intéresse en particulier les psychanalystes.

5) Nous disons et démontrons qu’en écartant la psychanalyse des bonnes pratiques la HAS obéit non pas à des règles scientifiques mais à un parti idéologique soutenu auprès des familles par des arguments démagogiques et porteurs de faux espoirs.

Au moment même où elle dépose son rapport, les récents travaux américains sur les méthodes de rééducation conseillées en relativisent les résultats et aboutissent aux conclusions que nous évoquons.

6) Le rapport de la HAS aboutit au licenciement des psychanalystes travaillant en institution puisqu’elles peuvent être accusées de ne pas exercer les bonnes pratiques et être menées en justice.

Enfin il ampute un champ majeur de la recherche, dans un domaine qui semble bien en avoir toujours besoin, par des erreurs de méthode, un parti pris idéologique, un manquement manifeste à la rigueur scientifique.

Ce que nous disons avoir démontré et pour lequel nous demandons réparation.

Charles Melman

Sur la clinique du noeud à trois, présentation de Thatyana Pitavy et discussion

Approche des conséquences théoriques, cliniques et thérapeutiques, voire institutionnelles du nœud borroméen – mardi 26 mars 2013 –

Thatyana Pitavy et Marc Darmon : Sur la clinique du nœud à trois

Thatyana Pitavy : Clinique du trois

Rien n’a changé, Tout a changé, disait récemment une  patiente qui travaille dans la communication… en l’écoutant je me disais que cela était assez juste, qu’effectivement nous sommes toujours des êtres de langage, fort heureusement nous sommes toujours embarrassés et causés par ce langage qui nous habite et débilite…  Qu’on soit dupe ou pas… Qu’on veuille ou pas, c’est ainsi, rien n’a changé. Néanmoins, la question est celle de savoir ce qui a changé mais qui pour autant reste le même ?

En quoi cela a à faire avec la clinique du trois ? Le trois fait-il clinique ? Quoi qu’il en soit, le trois borroméen reste un outil assez intéressant et conséquent pour répondre à certains des impasses éthiques, cliniques et structurelles auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui...

Disons que le plongement du sujet lacanien dans ce monde mouvant, changeant, opère des modifications radicales dans sa vie psychique. Je ne dirais pas des modifications structurelles, car, si l’on suit Lacan à la fin de son enseignement, il me semble que la notion même de structure est celle du trois pour chacun de nous. Structure originaire, minimale, un déjà là… radicalement humain.

Que le départ soit le même pour tout parlêtre, ne veut pas dire que chaque sujet est affecté de la même façon par ce nœud de langage… bien que, il y a ce point crucial sur lequel nous n’insistons pas assez, point qui semble faire « commune mesure » pour l’espèce humaine, c’est cette paranoïa constitutive, organisatrice qui s’inscrit dès le départ dans notre rapport à l’Autre, paranoïa ordinaire, sans doute, notre pente de prédilection…

Clinique du trois ? J’avoue que j’ai le sentiment d’avancer sur un terrain miné, car depuis quelques mois nous sommes tous bien agités autour de cette question… Trois ou quatre ? Pour ou contre ? Comme s’il fallait choisir son camp, prendre parti… Ou bien ce même débat qui se déplace sous cette autre forme : si oui ou non il ek-siste un sujet dit moderne, contemporain, ou bien s’il ek-siste une clinique Autre que celles des névroses, psychoses et perversions…

Il semblerait que le trois vienne réellement nous imposer une sorte d’impasse éthique… Et qui n’est pas tout à fait celui du pour ou du contre… ça serait trop facile… Une chose est certaine, cette histoire ne nous laisse pas indifférent… Si ce n’est qu’elle vient interroger très directement ce qui est pour chacun de nous une fin de cure, une fin de transfert, une faim (f-a-i-m) de transfert… en tout cas comment entendre cette formule lacanienne que dit « s’en passer à condition de pouvoir s’en servir » sans passer justement par la question du trois et du quatre…

Évidemment pour les psychanalystes, cela est très important, voire même symptomatique… le seul souci c’est de supposer qu’il y aurait une nodalité meilleure que l’autre… un modèle à suivre, une finalité quoi… Ceci dit, c’est clair que le choix radical du trois ou celui du quatre n’organise pas un sujet de la même façon… encore moins un analyste, incontestablement, il s’agit là d’un choix qui oriente… Alors qu’il suffirait de creuser un peu, pour vite se rendre compte que nous sommes tous, quand même, dans le même trou… que ça soit celui de la structure ou celui de la vie. Ce n’est pas rien de localiser la vie dans le trou du réel comme fait Lacan dans La Troisième, la vie qui fait trou, la vie qui est un trou… nous y sommes…

Néanmoins, revenons à l’essentiel, c’est-à-dire, comment répondre aujourd’hui aux effets actuels, localisés, voire même diffus de ce que nous rencontrons dans nos pratiques, car tout cela, constatons-le, bouge à toute vitesse…

Ce que j’observe dans la clinique, qu’elle soit institutionnelle ou libérale, c’est que le trois et le quatre se donnent à lire comme différence pour un même sujet… Vu sous cet angle, ce n’est pas tant une question de choisir entre l’un ou l’autre, trois ou quatre, mais plutôt de s’intéresser à ce qui se met en place entre un et l’autre dans le dispositif de l’analyse. Le transfert étant ce lieu privilégié où s’articule ce dialogue « intérieur », intime, tenu, serré, quelquefois féroce de l’un avec l’autre. Ce qui n’est toujours pas évident c’est la manière de restituer cliniquement ce dialogue… Je vais quand même me risquer à vous en faire ici une lecture en vous proposant ces quelques remarques…

Dans la leçon du 16 décembre 1975 du Sinthome, Lacan pose la question suivante :

« Si le trois est bien le support de toute espèce de sujet, comment l’interroger ? Comment l’interroger de telle sorte que ce soit bien d’un sujet qu’il s’agisse ?

Tout d’abord, je dirais que le trois comme lieu de refoulement se superpose à la notion de structure elle-même. Le trois, Réel, Symbolique et Imaginaire comme support du langage et du sujet est l’écriture de la structure, écriture réelle proposée par Lacan à la fin de son enseignement.

Deuxième point, c’est celui du dénouage… même si cela me semble logique d’affirmer qu’un nœud qui se noue peut se dénouer… Or, comment supposer un parlêtre dénoué de ces trois consistances, RSI ? Même dans les psychopathologies les plus complexes comme l’Autisme, la Mélancolie ou encore dans les états psychotiques dissociatifs aigus où effectivement tout semble dénoué. Mais enfin, que serait-il d’un sujet supposé hors langage, hors structure ? Défait pour le coup…

Je me dis qu'à ce moment-là, nous n’aurions qu’à nous considérer comme un animal parmi d’autres, comme ceux qui ne parlent pas… après tout, on peut faire comme si du langage on pouvait s’en passer, ça serait tellement plus simple de laisser faire la Nature… Seulement, chez nous, c’est radical, ça parle, c’est comme ça.

Je partirais de cette idée que la structure du sujet est radicalement celle du trois et que ce nœud de langage ne se dénoue jamais. Encore, faut-il dire ce qu’on entend par trois, je dirais qu’il peut se montrer par trois temps et par trois modalités distinctes : dans sa forme réduite (le tryskel), dans sa forme homogène (le nœud de trèfle) et dans sa forme généralisée (le nœud borroméen à trois).

Je rappelle que ces trois temps et ces trois modalités sont l’effet d’une série d’opérations de coupure et de raboutage. La coupure n’étant pas ici l’équivalent d’un dénouage, mais on peut néanmoins supposer qu’il s’agit des moments ou des instants délicats pour un sujet, car une opération à nœud ouvert, c’est toujours risqué…

Si le trois est bien le support de toute espèce de sujet, alors le quatre ? Qu’est-ce qu’il vient faire là ? Comment vient-il se rajouter ? Comment vient-il s’attacher ? Il me semble qu’on peut se mettre d’accord pour dire qu’il ek-siste à la structure, cependant je dirais qu’il ek-siste non pas comme une nécessité mais comme une contingence.

Ce quatre qui se rajoute à la structure, dans l’espace temps d’une cure, sous le nom du transfert, est la possibilité pour un sujet de se nommer à… Se nommer « a » implique de pouvoir se servir de ce lieu Autre à fin de border ce triple trou borroméen, pour ensuite pouvoir s’en passer… Dans ce dispositif (de l’analyse), le quatre  viendrait se rajouter de façon purement temporaire.

Dans cette condition-là, il n’est peut-être qu’artifice, un confort pas négligeable quand un sujet décide d’aller vérifier son trou… D’un Autre à l’autre, Grand A en forme de petit a… Bon, laissons la contingence du quatre pour une autre fois, et revenons au trois…

Je me demandais pourquoi aujourd’hui on s’intéresse davantage au trois, au trois borroméen ? Faisons cette hypothèse que c’est parce qu’il se donne à lire plus ouvertement qu’avant. On peut considérer que ce qui se donne à lire et à entendre de façon plus explicite n’est rien d’autre que la structure du trois qui se montre, qui se dévoile en quelque sorte…

En cela rien n’a changé, tout a changé… ce qui change c’est le fait, c’est l’effet de savoir… Ce n’est pas rien de savoir, ce qui n’était pas le cas à l’époque où Lacan a essayé de traiter ces questions…

Constatons qu’il s’agit là d’un des effets de notre modernité, ce qu’on appelle la levée du refoulement semble favoriser un certain type de réveil, une proximité avec le réel qui n’est pas sans prix pour le parlêtre.

Clinique du trois

Une clinique qui se veut sans tabou. Une patiente qui me racontait récemment que sa fille de 18 ans lui a annoncé qu’elle allait faire un film porno (pour briser les tabous !) Voici comme on peut être vite pris dans une confusion… Car sans tabou ne veut pas dire dénoué d’interdit et d’impossible. L’interdit de l’inceste et l’impossible du réel sont toujours là à veiller sur notre humanité… Sans tabou, veut dire qu’il y aurait un accès plus direct entre le sujet et son inconscient, entre le sujet et ses pulsions, un accès plus direct à l’originaire, disons que l’inconscient n’est pas à ciel ouvert mais curieusement, il se donne à lire ouvertement.

À ce propos j’évoquerais le cas d’une jeune patiente de 17 ans qui vient interroger le symptôme suivant : un jour sur l’autoroute, de retour des vacances, elle se réveille d’une sieste dans la voiture de ses parents saisie par une angoisse terrible qui s’est traduite à ce moment-là par : «  j’ai besoin d’aller aux toilettes », immédiatement, une phrase s’est construite dans sa pensée : « j’ai peur de ne pas pouvoir me retenir ». Depuis un an, elle souffre de cette pensée : « j’ai peur de ne pas pouvoir me retenir », c’est la panique et l’angoisse quand dans ses trajets et dans ses sorties elle se trouve en panne des toilettes.

« Peur de ne pas pouvoir se retenir »

Il faut dire que je n’ai même pas eu le temps de lui annoncer la règle fondamentale de l’association libre : dire tout ce que lui passe par la tête car dès les entretiens préliminaires elle y était déjà ! Sans tabou et sans retenue, elle parlait de ses pulsions jalouses, agressives, incestueuses, tout était là posé d’emblée.

Elle a peur de ne pas pouvoir se contrôler. « Il faut que ça sorte, c’est une envie de me soulager, dit-elle. Les toilettes c’est le seul endroit où je peux me libérer, où je suis seule, c’est toujours un soulagement. »

« Être seule » aux toilettes, c’est aussi l’occasion d’éviter le regard de l’Autre. Le regard étant pour elle un objet plutôt envahissant au point même de l’aspirer des fois… Ses envies pressantes et angoissantes se manifestent à chaque fois qu’il y a rencontre avec la foule (concert, boîte de nuit, métro, etc.) ou bien dans les endroits étroits (long trajet en voiture, ascenseur, etc.) Très nettement, quand il y a trop de proximité avec le corps, avec le regard de l’autre…

Actuellement, elle dit qu’il y a trop de pression autour d’elle, ses parents, ses amies ne comprennent pas que le symptôme n’a pas encore cédé depuis le temps qu’elle vient me voir (à peine six mois), bref... « Ce qu’ils ne comprennent pas, dit elle, c’est que ça me fait du bien de vous parler, qu’ici je n’ai pas besoin de me retenir, je dis tout ce qui me passe par la tête et ça me soulage »

Voici que le lieu de transfert n’est rien d’autre que les chiottes! Ceci dit, cela n’est pas une nouveauté… Mais on peut faire cette hypothèse que le symptôme actuel lui impose une certaine retenue à l’endroit de son inconscient, parce que du contraire, elle est plutôt explosive, agressive et directe dans son rapport à l’autre. C’est d’ailleurs de ce côté-là que les choses sont en train de se calmer…

Mais d’où lui vient la peur de ne pas pouvoir se retenir… de dire ? De ne pas pouvoir se retenir de faire ? Comme si à tout instant elle pouvait perdre contrôle, comme si à tout instant elle pouvait être irrésistiblement saisie par l’automatisme du dire et du faire…

Dans le transfert elle vient tout d’abord chercher un lieu de soulagement, puis elle vient aussi vérifier et interroger la norme, la normale… Me posant souvent la question si « cela est normal de faire ci, de faire ça ou de dire ci, de dire ça » ?  Récemment, elle s’est arrêtée sur une question fort intéressante. Elle me demande :

« C’est quoi de faire semblant ?

« Pour en faire semblant, il faut être doué. C’est particulièrement difficile, dit Lacan dans La Troisième quand il se réfère au discours analytique. Et voici où je voulais en venir ce soir, c’est que la clinique du trois n’est pas dénouée du discours de l’analyste.

« Le symbolique, l’imaginaire, et le réel, c’est l’énoncé de ce qui opère effectivement dans votre parole quand vous vous situez du discours analytique, quand analyste vous l’êtes. Mais ils n’émergent ces termes, vraiment que pour et par ce discours »

La clinique du trois n’est pas dénouée du trois de l’analyste à ceci près que ce qui est méconnu par l’un est la fonction de l’autre. Ce que j’identifie pour cette jeune femme c’est ce hiatus à l’endroit du semblant, du faire semblant, c’est-à-dire, qu’elle y baigne dedans sans le savoir. Elle le sent, mais elle ne sait pas pourquoi c’est comme ça… Alors elle a sans cesse ce souci de transparence, de vérité, il faut tout dire à l’autre… car l’autre peut lire en moi… Il y a souvent cette confusion entre semblant et farce… « Je ne sais pas mentir, ça se voit toute suite » me dit-elle.

Ceci dit, c’est quand même incroyable de voir ces jeunes sujets arriver, on a ce sentiment qu’ils commencent leur analyse par la fin, une analyse à l’envers, subversive, comme s’ils avaient déjà tout compris, tout dit, parfois même tout fait… c’est pas faux… c’est vrai, on dirait qu’ils ont compris la structure du monde, ils ont des fois un réveil déconcertant…  mais il reste pour eux ce point aveugle, plus exactement, ce trou noir, avec lequel ils ne savent pas vraiment y faire… parce qu’« il ne suffit pas d’en avoir l’idée pour en faire le semblant » dit Lacan.

S’ils viennent chercher une analyse c’est parce qu’ils se rendent compte qu’il y a un trou dans la structure, qu’il y a un automatisme dans le langage. Seulement ils ne savent pas pourquoi c’est comme ça… ils ne savent pas que c’est ce trou-là qui les cause… qui est la cause… s’ils viennent c’est pour opérer ce hiatus entre savoir et jouissance, entre semblant et vérité. Se nommer « a », c’est tout un art… se nommer « a » ne suffit pas pour autant pour être analyste, d’autant plus qu’ils ne demandent pas à être… Mais comme tout un chacun qui demande une analyse, ils veulent aussi savoir ce qui ne va pas.                                  Texte de l’auteur

Discussion générale (transcrite par Monique de Lagontrie)

Marc Darmon : Merci Thatyana. Il y a plusieurs axes dans cet exposé. J’en retiendrai un premier qui est la question du choix – du choix de trois ou quatre – tu poses la question ici. Alors est-ce qu'on choisit…

 

Thatyana Pitavy : Je pense que oui.

 

Marc Darmon : C'est toute la question. Le choix de la névrose classique… Est-ce qu'on choisit son nœud ? Ça reste une question ouverte à mon sens. Dans une certaine mesure il y a un choix. Dans une autre mesure, c'est quelque chose qui s'impose. Donc ça reste en suspens d'autant plus que la logique du nœud nous sort un peu de la logique du tiers exclu. Ce n'est pas blanc ou noir. Par contre il y a un choix, c'est le choix de l'analyste : est-ce qu'il va analyser avec dans la tête le trois ou le quatre ? Là, il y a un choix éthique de l'analyste.

 

Thatyana Pitavy : Qui oriente tout le reste.

 

Marc Darmon : Qui oriente comme tous les choix de l'analyse peuvent orienter la cure et la question de la fin de la cure. On voit bien comment la référence au Nom-du-Père, à la castration, est déterminante dans le déroulement d'une cure, à tout moment, et comment le choix du nœud à 3 peut orienter les choses autrement. Ensuite il y a la question de la contingence que tu as abordée. C'est-à-dire que, si j'ai bien compris, le temps d'une analyse serait le temps d'un quatrième dont on pourrait se passer ?

 

Thatyana Pitavy : Oui, et avec lequel on dialogue, avec lequel on se met dans un type de dialogue qui est celui du sujet avec lui-même parce que le transfert c'est le petit (a) dans le grand Autre, c'est toujours avec nous-même que ce dialogue s'opère, même si l'analyste est là, on parle seul, on parle tout seul.

 

Marc Darmon : Oui, il y a un grand Autre qui serait nodal en quelque sorte [T. P. : Qui ferait fonction...] qui ferait fonction de quatrième [T. P. : Dans un moment ... Oui] dans un moment de la cure, dans un passage dessus dessous du réel sur le symbolique par exemple qui rendrait ce quatrième contingent, c'est ça ?

 

Thatyana Pitavy : C'est-à-dire que là où j'ai beaucoup de difficulté, c'est d'imaginer que l'on peut… Si je pars de cette idée que le 3, il est là au départ pour tout le monde, je veux dire comme une structure, j'ai beaucoup de mal à imaginer que l'on peut être borroméennement noué à 4. C'est ça ma difficulté, vous voyez.

 

Marc Darmon : Les trois, on va dire, sont là, mais est-ce qu'ils sont noués ?

 

Thatyana Pitavy : Bien je pense que ça ne peut être que noué.

 

Marc Darmon : Ah !

 

Thatyana Pitavy : Ma position, en tout cas, la lecture que je fais : c'est que s'ils ne sont pas noués, eh bien nous sommes des animaux ! Si à un moment donné, le symbolique n'est pas noué borroméennement avec le réel et l'imaginaire, il n'y a rien qui nous différencie d'un animal qui ne parle pas.

 

Julien Maucade : Et pourtant ça existe !

 

Thatyana Pitavy : Mais ce ne sont pas des animaux, parce qu'ils sont quand même plongés dans la culture...

 

Marc Darmon : Même si on dit que le réel, le symbolique et l'imaginaire ne sont pas noués, on parle du symbolique.

 

Thatyana Pitavy : Ben oui.

 

Julien Maucade : Si on pense comme une structure, oui. Ça, je comprends ce questionnement. Mais il y a des moments, vous avez parlé de l'institution, où on voit parfois chez certains patients des moments où ce n'est pas noué du tout.

 

Thatyana Pitavy : Là, ces moments-là où on peut faire une lecture que le sujet n'y est pas, on va le dire comme ça. Quand je parle de ces trois temps de la structure, du triskell, du trèfle et du borroméen, les trois, je l’entends dans ces trois formes distinctes, effectivement il y a des moments, ponctuels, où un sujet peut se trouver dans un triskell où tout est ouvert [J. M. : Voilà] mais qui n'est pas dénoué pour autant, parce que dans le triskell, c'est le cœur quand même du nœud, il est là, le réel... le symbolique... il est là tout le temps.

 

Julien Maucade : C'est pas un triskell, c'est vraiment les ronds qui partent dans tous les sens.

 

Thatyana Pitavy : Je n'arrive pas à concevoir ça.

 

Marc Darmon : C'est le cas dans certaines psychoses.

 

Thatyana Pitavy : Je ne crois pas, mais…

 

Julien Maucade : De nos jours ça a beaucoup changé, ça s'est atténué par les médicaments, si on lit le début de certaines descriptions de folie, on voit bien que ce n'est pas juste un moment, ça pouvait durer. De nos jours, grâce aux médicaments, ces moments sont réduits. En même temps, dans l'institution, la pratique a beaucoup changé : la parole aide. Mais il y a des moments surtout dans l'acte de folie, je pense, ça peut durer deux trois minutes, mais c'est complètement détaché je crois.

 

Marc Darmon : Avec sa proposition sur les nœuds, Lacan nous laisse sur cette question : est-ce qu'un nœud, ça peut se modifier ou pas, est-ce que ça peut se rompre ou pas ? Il semble qu'on ait affaire quand même à certains nœuds solides où le travail de l'analyste va consister, comme je l'ai proposé, à défaire des faux dessus dessous en quelque sorte, on a affaire à un nœud emmêlé et on va le simplifier, ou le réduire pour…

 

Thatyana Pitavy : … pour retrouver le trois ?

 

Marc Darmon : Pour retrouver le 3, ou le 4… s'il s'agit de ça. Mais est-ce qu’il y a des modifications de structure du nœud, comme semble quand même le suggérer Lacan dans Le Sinthome. Dans Le Sinthome, il s'appuie sur un nœud  réparé par l'ego, avec une possibilité d'éclipse de cet ego et de détachement de l'imaginaire. Donc il envisage des transformations dynamiques du nœud où c'est la structure du nœud qui aurait une certaine instabilité, du fait d'une réparation précaire. Bon.

Ensuite : un dernier axe dans ton exposé autour de ce cas clinique. À mon avis qui pose la question de l'objet, dans le nœud à 3. C'est une question qu'on s'était posée avec Bernard et Jean-Jacques un soir : c'est-à-dire quel est l'objet du nœud à 3 ? Est-ce que l'objet du nœud à trois c'est un objet coincé au milieu du nœud ou l'objet du nœud à trois c'est simplement le coincement lui-même, c'est-à-dire le coincement sur un trou. Si on suit la démarche de Lacan, c'est-à-dire en quelque sorte : le Réel, le Symbolique et l'Imaginaire sont là dans le nœud, il n'y a pas d'éléments extérieurs au nœud. Donc, que vient indiquer cette lettre petit a au centre du nœud. Est-ce qu'elle vient indiquer simplement la place ? Ou est-ce qu'elle vient indiquer simplement quelque chose de pris dans le nœud ? Ce qui me semble intéressant, c'est qu'il existe un cas où il y a quelque chose de pris au centre du nœud, c'est dans le nœud à 4 justement, puisque le quatrième – Nom-du-Père ou sinthome – dans une disposition qui ressemble au nœud à trois, le quatrième vient faire un parcours entre les différents trous du nœud. Je ne sais pas si vous avez ce nœud en tête, un parcours dans les différents trous du nœud, c'est-à-dire passant par les trous du Symbolique, de l'Imaginaire et du Réel, par les jouissances – la jouissance de l'Autre, la jouissance phallique et le sens –, et passe par l'objet, par la place de l'objet. C'est-à-dire il existe un cas où quelque chose est coincé au centre du nœud, c'est ce qui relève du Nom-du-Père ou du sinthome dans ses aspects objet, dans son aspect objet. C'est-à-dire dans le cas d'un quatrième, il y a quelque chose effectivement de coincé. Dans le cas du nœud à trois, on a affaire à une place, simplement. Il me semble qu'il y a là une distinction fondamentale entre les deux nœuds.

 

Thatyana Pitavy : Parce que l'idée du quatrième, je veux dire qui viendrait à fixer la structure, pour certains, c'est à supposer que s'il n'est plus là, ça ne tient plus, c'est ça ?

 

Marc Darmon : Oui, mais avec cette idée qu'il y a un objet qui est déterminé par ce quatrième dans le cas du nœud à quatre, alors que dans le cas du nœud à trois, la place est vide.

 

Pierre-Christophe Cathelineau : En tout cas ce que je voulais faire ressortir par rapport à votre intervention, c'est que vous avez pointé quelque chose qui me paraît très important dans ce cas clinique-là, qui est la question du semblant. Vous avez pointé qu'effectivement ce qui caractérise cette jeune fille, c'est qu'elle est dans un rapport au refoulement sans tabou et sans réserve. On va dire qu’il y a une absence de réserve. [T. P. : En tout cas elle est aspirée là-dedans, à chaque fois] Elle est aspirée par une absence de réserve donc une relation qui effectivement met en cause son rapport au semblant. La question que vous posiez, c'était de savoir si effectivement le nœud à 4 fonctionnait dans le transfert. Ce qui semble en tout cas opérer et fonctionner dans le transfert, c'est sans doute quelque chose qui à travers la parole qu'elle vient déposer, quelque chose qui se joue peut-être au niveau de la structure même du nœud à trois, c'est-à-dire non pas le passage du 4 au 3, comme vous pensez le suggérer, mais le passage du 3 au 3, c'est-à-dire une modification, une hypothèse qui paraît plausible par rapport au nœud de Brini ; on voit assez bien comment cette dimension – ce rapport infini au signifiant dans la parole, sans limite – peut être caractérisée ici par une aire de la Jouissance Autre qui en quelque sorte est faite du recouvrement de l'imaginaire et du réel. Et donc l'opération effectivement n'est peut-être pas de mettre en place du quatrième mais de modifier précisément, par la parole, de changer d'écriture tout simplement, c'est-à-dire de modifier par la parole l'écriture du nœud. L'écriture du nœud, comme le disait Marc, se trouve déterminée par une certaine figuration et puis la parole fait en sorte que quelque chose vient s'inscrire différemment et donc s'écrire différemment dans le nœud. Donc, personnellement, je serai assez réservé sur l'hypothèse nécessaire d'un quatrième pour le transfert puisque, là, l'opération même de la parole modifie l'écriture du nœud.

 

Thatyana Pitavy : Oui, mais le quatrième dans ce dialogue qu'est l'analyse, que le dispositif de l'analyse vient mettre en place, je pense que c'est la possibilité de la nomination, c'est de nommer. C'est effectivement d'aller nommer les trous, de ce 3 : la Jouissance Autre, la Jouissance phallique, l'objet. Je crois que ce temps de l'analyse c'est le temps de nommer. On tourne, on tourne autour, et pendant des années et des années, pour nommer, pour mettre des mots dans ce trou qui est le réel de chacun. Je ne crois pas que c'est une nécessité, je pense que c'est un dispositif, c'est une demande. Je ne sais pas comment vous dire. Une personne qui vient s'adresser à l'analyse et demander une analyse, eh bien elle demande ça. Elle demande d'aller dialoguer. Elle demande de venir causer avec quelqu'un. [P.-C. C.: mais le symbolique y suffit] mais c'est pas pareil, de supposer qu'il a ce lieu Autre, même si ce lieu Autre n'existe pas, disons qu'il fait semblant..., je veux dire il y a quelque chose... c'est grand Autre à la place de petit a... Il y a quelque chose qui permet à un sujet de nommer ce qui...

 

Pierre-Christophe Cathelineau : Non, mais c'est une façon d'articuler le nœud à 3 qui ne me paraît pas rigoureusement admissible, je me permets de vous le dire.

 

Marc Darmon : Non, mais quand tu parles du transfert, si on s'en tient aux nœuds, comment présenter ce transfert ? Est-ce qu'il faut faire intervenir un autre nœud ? Est-ce qu'il faut faire intervenir des éléments hétérogènes aux nœuds ? Il ne me semble pas. C'est-à-dire dans le transfert, l'analyste va prendre la place tour à tour des différentes positions, symbolique, imaginaire, réelle [P.-C. C.: Ben voilà !] donc ici, dans ce dispositif, cette jeune fille se réveille dans la voiture de ses parents, angoissée... donc il y a une situation œdipienne réalisée. Elle se retrouve angoissée c'est-à-dire encombrée par un objet qui est bien déterminé là : « Je ne peux pas me retenir ». Bon. Donc ce que tu as aidé à faire dans cette phase de la cure, c'est d'utiliser l'équivoque et la portée métaphorique de « se retenir ». C'est-à-dire, elle est là chez toi, dans un lieu où elle peut se permettre de ne pas se retenir. Voilà. Donc tu as fait en sorte que d'une place imaginaire, en réalisant la portée métaphorique et symbolique de cette phrase, tu as accompli une certaine ouverture. C'est-à-dire, ce lieu central occupé par l'objet – un objet imaginaire – en jouant sur cette phrase, tu as permis de nouveau de retrouver cette place, vide. Enfin, c'est un peu comme ça que je vois ça.

 

Julien Maucade : Enfin, on ne vient pas dans le cabinet du psychanalyste pour pisser quand même !

 

Marc Darmon : Certains. Certains.

 

Thatyana Pitavy : Si, si, c'est systématique, elle arrive, il faut que ça passe par là, oui.

 

Julien Maucade : On pisse à côté, avant ou après.

 

Thatyana Pitavy : Ah non non.

 

Marc Darmon : On vient pisser réellement et symboliquement.

 

Julien Maucade : Symboliquement oui.

 

Thatyana Pitavy : Et réellement aussi, elle ne part pas sans être passée par les toilettes.

 

Marc Darmon : Oui, oui.

 

Valentin Nusinovici : Est-ce que la question de sa difficulté avec le semblant ne tient pas justement au fait que cet objet il est vraiment là [T. P.: Oui] et donc que c'est un effet, justement, de cette rétention. Enfin c'est la question que je me posais : peut-être que ça marche ensemble. Et dans ce cas-là est-ce que c'est un effet d'une clinique tout à fait nouvelle, je ne sais pas. Ce n'est pas sûr.

 

Thatyana Pitavy : Je ne crois pas que c'est une clinique nouvelle. Ce que j'essaie difficilement de vous dire, ma lecture, c’est que le 3, il n'est pas nouveau, le trois il est là, alors qu'est-ce qui fait qu'on le lit aujourd'hui alors qu'on le lisait pas. Il y a un effet aujourd'hui, je veux dire qu'on s'intéresse, qu'on s'intéresse à ce type de structure, ce qui n'était pas le cas il y a si peu de temps. Je pense qu'il y a un intérêt particulier.

 

Marc Darmon : Enfin, qu'aurait fait un analyste lacanien, classique, surtout dans un cas pareil ? Qu'est-ce qu'il aurait fait ?

 

Martine Lerude : Ou simplement le Lacan d'avant les nœuds.

 

Marc Darmon : Qu'est-ce qu'il aurait fait Martine ?

 

Martine Lerude : Il aurait fait ce qu'elle a fait Thatyana. Il aurait joué sur l'équivocité du signifiant.

 

Marc Darmon : Non, il aurait cherché ce qui s'est passé pendant la phase anale.

 

Martine Lerude : Non, l'ante-lacanien tu veux dire ?

 

Marc Darmon : Oui, oui oui. [M. L. : Le psychanalyste, le Lacan d'avant les nœuds il aurait joué sur l'équivocité] mais je caricature... le Lacan d'avant les nœuds, il était déjà sensibilisé aux nœuds. [M. L. : Bon, d'accord] Il y a des formulations chez Lacan de très, très… [M. L. : Oui, rapport de Rome. Je sais, je peux les citer aussi bien que toi. [Rires Mais là, il aurait travaillé avec le signifiant] Oui. [M. L. : Bon !]

 

Julien Maucade : Mais c'est le cas du signifiant là, parce qu'il y a une phrase, une pensée, juste avant, qui est « je veux aller aux toilettes[1] » et il y a une phrase, une pensée, juste après, « j'ai peur de ne pas me retenir[2] ». Alors peut-être que c'est dans l'opposition de ces deux phrases, ou dans la première il y a le verbe conjugué au présent « je veux aller » et dans la deuxième il y a un infinitif « j'ai peur de ne pas me retenir ». Peut-être que c'est là-dedans qu'il y a un espace de quelque chose, mais quand vous avez parlé du corps, moi j'ai eu l'impression qu'il n'y a pas, pour cette patiente, de toute façon c'est l'impression que vous donnez en disant, on dirait qu'elle parle comme elle pisse ou elle pisse…, voilà

 

Thatyana Pitavy : Il faut qu'elle se retienne de parler parce que sinon ça sort. C'est ça.

 

Julien Maucade : Voilà. Mais par rapport au nœud à 4, Lacan est clair là-dessus. De toute façon à la fin de la première leçon, il y a une question d’Henri Cesbron Lavau, où il lui dit donc vous dites "s'il n'y a pas le nœud"... Il est là ? [Il est là] [V. N. : Il est encore là !]

Vous lui dites s'il n'y a pas le 4ème nœud, y a pas de nœud et il vous dit "oui c'est exactement ça". Donc sans le quatrième nœud, le nœud n'est pas noué, c'est superposé.

 

Thatyana Pitavy : C'est avec ça que j'ai une très grande difficulté. Je ne peux pas concevoir que l'être humain, que le parlêtre, puisse être inscrit, on va dire comme ça, articulé, sans RSI. Je veux dire noué, puisque "superposé" ça ne veut rien dire, c'est le cas de chacun d'un côté.

 

Julien Maucade : Vous soulevez toute la question du sinthome, c'est-à-dire c'est tout le séminaire.

 

Thatyana Pitavy : C’est-à-dire que Lacan, avec le sinthome, il ne va pas… – le Séminaire je ne l'ai pas étudié comme il faut –, mais je n'ai pas l'impression qu'il va continuer à insister sur le 4, comme il fait avec le sinthome. Le séminaire vers la fin je ne crois pas qu'il va insister sur ce quatrième qui viendrait tenir la structure.

 

Marc Darmon : Mais le sinthome c'est quand même Joyce. [P.-C. C. : La topologie et le temps, c'est une structure à trois.] [Thatyana Pitavy : Oui, mais là c'est très particulier.] Je veux dire que le séminaire du sinthome est construit autour de Joyce.

 

Pierre-Christophe Cathelineau : Et puis reprenons la leçon 1, c'est une leçon qui effectivement pose la question du quatrième et puis tout au long du Sinthome, ce n'est pas la question du quatrième qui est posée c'est la question…

 

Marc Darmon : Ah je ne suis pas d'accord… Je ne suis pas d'accord.

 

Thatyana Pitavy : C'est la suppléance qui va… [P.-C. C. : Évidemment.]

 

Plusieurs : Quoi ? De quoi ? On n'entend pas.

 

Marc Darmon : Alors là. C'est très intéressant justement la question que tu poses sur tout le parcours. Parce que qu'est-ce que nous voyons dans Le Sinthome ? On ne va peut-être pas faire la lecture aujourd'hui. [Thatyana : On la fait un peu là] Pas la lecture suivie… [P.-C. C.: Non, mais enfin bon ! On la fait là] … oui, mais on va en parler quand même.

 

On a un premier nœud, une première proposition, Lacan fait plusieurs propositions pour Joyce. Donc une première proposition, c'est le nœud à 4. Alors il parle de la disposition superposée des ronds en parlant de père-version. Il dit : ce n'est pas le fait qu'ils soient coupés, dénoués qui constitue la perversion, c'est le fait qu'ils soient superposés. Et un quatrième, le sinthome, se substituant au Nom-du-Père, va les nouer borroméennement.

Et ensuite il passe à une autre proposition pour le nœud de Joyce en passant par le trèfle réparé. C'est-à-dire c'est quelque chose d'extrêmement différent. [P.-C. C.: Une structure à deux] Une structure à 2, un nœud de trèfle avec une erreur et une réparation, alors il se pose la question « est-ce que la réparation a lieu à l'endroit même de l'erreur ou aux deux autres points, de deux croisements. Et il découvre que lorsque la réparation par le sinthome se fait dans les autres points de croisement, ça aboutit à un nœud sous forme de huit et d’un cercle réversible. C'est-à-dire, les deux éléments ont une position équivalente. Alors que lorsque la réparation a lieu à l'endroit même de l'erreur, on a deux positions dissymétriques, c'est-à-dire qu'il n'y a pas d'équivalence, donc il le conclut selon sa logique. S'il y a non-équivalence, il y a rapport. Donc il pose le rapport sexuel comme un des éléments de la clinique de Joyce. Donc on est passé d'un nœud à 4 bien pépère, ou pseudo pépère ou le sinthome venait remplacer le pépère, au nœud de trèfle avec une erreur et réparée par le sinthome qui peut prendre le nom de Nora, comme l'a montré Flavia Goïan à Poitiers.

 

Dernière proposition, dans la dernière leçon, un nœud pour Joyce, un nœud fait du rond du Réel, accouplé au rond, alors il ne dit pas « symbolique », il faudrait expliquer pourquoi, mais il dit « le rond de l'inconscient ». Ce qui est curieux parce que par ailleurs il nous dit que Joyce était désabonné de l'inconscient. Là, il s'agit d'un nœud fait du rond du Réel, enchaîné olympiquement au cours de l'inconscient et le troisième, l'Imaginaire, ne tient plus, sauf à être retenu par l'ego. Mais un ego distinct de l'Imaginaire, puisque le rond de l’Imaginaire, c'est ce qu'il faut retenir. C'est un ego particulier, fait on va dire d'écriture. Et c'est cette réparation qui est précaire que j'ai évoquée tout à l'heure pour soutenir qu'il y a des nœuds instables en quelque sorte.

Mais, donc on a affaire avec Joyce à un nœud qui n'est pas borroméen puisqu'il comprend dans sa structure deux ronds noués olympiquement – donc ce n'est pas un nœud borroméen –contrairement au premier nœud à 4 avec le sinthome.

Mais à l'extrême fin de la dernière leçon, nouvelle proposition de Lacan : il ouvre certains ronds en droites et il construit un nœud fait de trois droites et d'un cercle. L'une des droites c'est l'ego, l'autre c'est l'inconscient et le réel, et le cercle restant c'est l'imaginaire. Et il montre également sur ce nœud que lorsque l'ego ne tient pas, l'imaginaire s'en va.

Mais en accomplissant cette opération de transformer les cercles, donc de la dernière proposition pour Joyce, en droites, il y a quelque chose de fondamental d'introduit, c'est que le dernier nœud  proposé, la dernière chaîne proposée, est une chaîne borroméenne. Et il dit le nœud borroméen est reconstitué. Il dit une phrase qui ressemble à ça, mais il le dit très vite comme ça. C'est-à-dire qu'il a fait tout un parcours au cours du séminaire où il part d'un nœud borroméen à 4 avec le sinthome jusqu'à un nœud borroméen à 4 fait de 3 droites et d'un rond.

 

Pierre-Christophe Cathelineau : Oui mais ça, ça n'invalide pas l'idée que le propos n'est pas un propos sur le nœud à 4 comme structure fondamentale mais sur le nœud à quatre en tant que descriptif de ce dont il s'agit à propos de Joyce. Et donc il n'y a pas en quelque sorte une volonté axiomatique de Lacan de montrer la prévalence des nominations pour nouer le nœud, c'est simplement une façon d'introduire une clinique de la psychose, une clinique des psychoses qui fasse référence aux nœuds. C'est-à-dire que je crois qu'il y a là un problème d'interprétation du sinthome.

 

Marc Darmon : Il y a quand même le nœud réparé par le sinthome, qui vient à la place du Nom-du-Père, suppose un nœud à 4 de la névrose fait avec un quatrième Nom-du-Père, mais on a affaire, là, à un nœud – il dit que le père est un sinthome ou un symptôme, comme vous voudrez – à un nœud aussi particulier, avec 1 Nom-du-Père [PCC : C'est un nœud singulier oui ] par opposition au nœud à 3 où il y a 3 Noms-du-Père.

 

Pierre-Christophe Cathelineau : C'est-à-dire que je crois que ce qui est très important, me semble-t-il, c'est comme ça que je lis la succession de R.S.I. avec Le Sinthome, quand il dit dans R.S.I. que le quatrième n'est pas indispensable, il traite ça d'une façon axiomatique et fondamentale pour dire que le 4ème n'est pas indispensable et on le voit puisque le nœud tient à 3. Et donc dire que le quatrième n'est pas indispensable, c'est une dimension à proprement parler axiomatique. Ensuite quand il revient à la fin de R.S.I. sur les nominations et qu'il embraye, à la première leçon du Sinthome sur le quatrième et qu’il finit même sur le quatrième, c'est une façon de traiter un cas particulier. C'est juste une façon de hiérarchiser la façon dont Lacan propose son enseignement, il y a l'aspect axiomatique sur le nœud à 3, qui comme le disait Thatyana, est une structure fondamentale. Et puis il parle de ce cas particulier et qui existe évidemment qui est le nœud à 4 mais sans faire du nœud à 4 le dernier mot sur le nœud à 3. Parce que ça c'est le saut qu'on accomplit systématiquement quand on passe de R.S.I. au Sinthome, mais c'est un saut à mon avis qui n'est pas légitime sauf à invalider complètement ce qu'il a dit dans R.S.I. Ce qui ne me paraît pas légitime.

 

Marc Darmon : Tout à fait d'accord. Effectivement quand il présente le nœud à 4 avec les nominations, il dit en même temps la possibilité de s'en passer.

 

Pierre-Christophe Cathelineau : Exactement. Mais c'est un débat quand même important parce qu'effectivement selon qu'on propose une interprétation, on va dire finalisée par le symptôme, en disant effectivement il commence la leçon 1 par le sinthome, il finit la dernière leçon par le 4ème, on va avoir une lecture qui va nous faire pencher vers "pour penser le nœud à trois il faut passer par la nomination" mais c'est une lecture qui ne tient pas compte de ce qui est dit dans R.S.I. Dans R.S.I. il dit tout à fait le contraire. C'est-à-dire qu'on peut effectivement se passer de la nomination pour aborder le nœud, et le nœud à 3… on peut s'en passer.

 

Thatyana Pitavy : C'est-à-dire que la nomination elle est dans le nœud lui-même.

 

Pierre-Christophe Cathelineau : Elle est interne au nœud.

 

Marc Darmon : Bon. Est-ce qu'on continue la discussion sur le… ?

 

Intervenant : Oui un petit peu.

 

Pierre-Christophe Cathelineau : C'est pour ça qu’évidemment, sans vouloir, que j'ai dit tout à l'heure que le fait de considérer que dans le transfert le 4ème était nécessaire, ça pose problème.

 

Thatyana Pitavy : Ce n'est pas une nécessité. C'est ça que vous n'entendez pas. Ce n'est pas une nécessité, mais quelqu'un qui vient s'adresser à un autre, à ce moment-là, ce n'est pas qu'il fait de ça une nécessité mais il a une demande d'aller parler à cet autre-là, c'est une demande.

 

Pierre-Christophe Cathelineau : Oui mais la réponse qu'on peut faire, c'est que la dimension transférentielle, elle est dans la relation transférentielle interne au nœud à trois, c'est-à-dire que…

 

Thatyana Pitavy : Oui, mais quand je dis grand A à la place de petit a, c'est ça, je veux dire, quand même l'Autre (le grand autre) dans l'analyse, c'est quand même l'objet, c'est avec ça qu'on va le faire [PCC : Voilà !] et qui est dans le nœud. Et quand je parle d'un dialogue, c'est un dialogue intérieur, c'est le sujet avec lui-même. [PCC : Voilà !] C'est pour ça, je ne pense pas que l'analyste vient occuper une place de nommer quoi que ce soit, mais quelqu'un qui demande une analyse, il vient supposer cette place-là mais ça se passe en lui-même, j'ai envie de dire un grand Autre à la place du petit a, c’est ça. C'est cette adresse au grand Autre, qui à la fin c'est son objet, c'est avec son objet qu’il va causer dans une analyse. [PCC : Oui oui] Cette jeune femme, son embarras avec la question du semblant, je pense que ça n'est pas là, elle va se rendre compte de tout ça, mais elle a besoin d'un coup de main. Toute seule, elle ne se débrouille pas là pour l'instant. C'est pour ça qu'elle vient. Ça lui coûte de venir. Mais  elle en a besoin pour l'instant. Après, effectivement, je... Ce qui est très intéressant... J'avais une jeune patiente aussi un peu dans cette modalité et ça faisait déjà un an que je la voyais. Très bien. Et un beau jour je pose la question suivante : « Mais quand vous êtes toute seule, avec qui vous dialoguez ? Avec qui vous parlez ? » C'était un transfert qui était bien posé, bien travaillé. La séance suivante elle me dit « j'ai beaucoup pensé à votre question... mais : à personne », et elle a dit : « je crois que je vais m'arrêter là ». Elle n'est plus jamais revenue. C'est qu'il y a quelque chose qui tient comme ça. Parce qu'on joue de cette place-là de l'autre aussi, de petit autre, dans une demande d’analyse. Mais à un moment donné quand on va vérifier avec l'autre, mais finalement… mais avec qui ?… Elle a bien vu, que ça existait pas, que l'analyste c'est juste un trou, je veux dire que c'est l'objet avec lequel elle cause elle-même. Et puis je pense qu'elle avait fait le travail qu'elle avait besoin de faire et puis c'est parti comme ça. C'est curieux quand même. Oui ?

 

Henri Cesbron Lavau : Je voulais savoir si, à cette patiente, vous lui avez énoncé la règle fondamentale ou pas ?

 

Intervenante : Elle n'a pas eu le temps.

 

Thatyana Pitavy : Ben je n'ai pas eu le temps. C'est-à-dire que c'était d'emblée, c'est venu comme ça [H. C. L. : Oui, bien justement] et puis après je l'ai allongée cette jeune femme et je lui ai annoncée une fois qu'elle était sur le divan.

 

Henri Cesbron Lavau : C'est ça. Parce que je ne voyais pas comment on pouvait justement s'en passer de lui dire.

Thatyana Pitavy : Tout à fait.

 

Thierry Roth : Je voudrais peut-être reprendre ou prolonger un peu ce que Martine disait il y a quelques minutes, où elle disait donc suite à votre remarque, bon, l'analyste pré-lacanien serait allé chercher les fixations, fixations anales etc. Le lacanien d'avant les nœuds, ou le lacanien classique aurait joué, comme Thatyana l'a un petit peu fait, sur l'équivoque etc. sur l'équivoque  du signifiant et le lacanien des nœuds, c'est-à-dire qu'est-ce qui serait vraiment une pratique là-dedans qui tiendrait vraiment compte de cette réflexion par les nœuds ? Et on pourrait presque prolonger la question à laquelle peut-être quelques anciens pourraient répondre : est-ce que Lacan pratiquait, ne serait-ce que dans les présentations de malades, est-ce qu'il recevait les patients différemment dans les années 70 par rapport aux années 60 – pour ceux qui éventuellement ont suivi les présentations pendant tout ce moment-là – est-ce que le travail sur les nœuds a modifié vraiment sa pratique et en tout cas, est-ce que pour nous aujourd'hui ça la modifierait ? Et en quoi ? Puisque tout en parlant des nœuds, j'ai l'impression Thatyana, de la façon dont tu as dit deux trois mots sur la façon dont tu as reçu cette patiente, que c’est assez semblable à ce que beaucoup de psychanalystes lacaniens auraient pu faire, chacun avec ses particularités, mais sans obligatoirement que la théorie des nœuds, pour le dire comme ça, soit centrale dans la pratique. Je ne sais pas s'il y a une réponse.

 

Thatyana Pitavy : Oui, mais ce qui est intéressant, en tout cas, dans la mienne, c’est que avoir ça en tête, avoir en tête la structure du trois ou du quatre, comme on veut, ça nous oriente aussi, de la façon dont on écoute quelqu'un.

 

Marc Darmon : Par exemple, il y a toute une époque où chez les psychanalystes d'enfants, on allait chercher le père. Il fallait absolument ramener le père. Donc on peut dire que ça peut être un effet du 4ème !

Quant à Lacan, je n'ai pas assisté pendant tant de temps à ses présentations… mais quand même, j'ai été frappé par son attention portée au corps. Je me souviens d'une patiente pour laquelle le diagnostic de schizophrénie se posait, eh bien il lui a demandé de marcher. Il examinait sa démarche, pour voir si elle avait une démarche schizo ou pas. Donc on peut dire que l'analyste lacanien des nœuds ne va pas privilégier un des registres ou une des dimensions et va pouvoir jouer entre les différentes dimensions… dans un parcours comme ça.

Alors, qu'un analyste qui se référerait à une théorie d’avant les nœuds va privilégier le symbolique, et l'équivoque et cette dimension, si bien que Lacan, je crois que c'est dans L'insu-que-sait de l'une-bévue…, il parle de la nécessité de faire une deuxième tranche parce qu’on ressort d'une analyse lacanienne comme donnant comme ça une suprématie au symbolique dans un état un peu dingue.

 

Angela Jesuino-Ferretto : Mais je crois que ce serait faux aussi de penser que l'analyste qui travaille avec les nœuds ne travaille pas aussi avec l'équivoque.

 

Marc Darmon : Oui, oui. Bien sûr. C'est une question de privilégier... de penser qu'il y a un des ronds supérieur aux autres.

 

Angela Jesuino-Ferretto : Non non, j'ai bien compris. Mais je pense que c'est un faux débat de vouloir opposer l'équivoque comme étant avant le nœud, comme si l’analyste avec le nœud devait se priver de ça.

 

Marc Darmon : Non non, c'est l'équivoque exclusive.

 

Angela Jesuino-Ferretto : Il y a une question, Thatyana, que je voulais te poser, par rapport à la question du transfert comme quatrième rond, parce que, moi ce que je trouve dans ma clinique parfois, dans ces sujets dits modernes, c'est justement la difficulté de mettre en place un transfert.

 

Thatyana Pitavy : Je ne trouve pas cette difficulté-là, tu vois, j'ai une pratique institutionnelle avec les toxicomanes, on peut supposer qu'ils sont dans un type de jouissance hors langage… c'est faux. C'est faux. Par contre il faut le chercher. Peut-être que c'est ça la différence, c'est qu'il faut le chercher.

 

Angela Jesuino-Ferretto : Je pense que ça suppose un maniement de transfert qui est autre.

 

Thatyana Pitavy : Oui. C'est curieux parce que j'ai l'impression qu'il faut lui parler. Il faut parler. Ce n'est pas parler... supposer à la place de l'autre, mais il faut les chercher là où ils sont. Parfois même sous une modalité assez directe, je trouve, pour que la chose vienne à…

 

Pascale Belot-Fourcade : Balint le disait déjà, quand on voit les grands classiques, Balint parlait tout à fait dans Le défaut fondamental [T. P. : Ah ! mais il faut y aller dans l'axe, directement, oui] d'un positionnement très différent avec les alcooliques, avec... comme ça, il y a un très beau texte de lui qu'a repris...

 

Thatyana Pitavy : Sinon ça ne les intéresse absolument pas, devant eux comme ça, ils nous regardent, on se regarde ! Ils s'en vont. Ils veulent que ça parle.

 

Angela Jesuino-Ferretto : Non, c'est par rapport à la question du 4ème rond comme possibilité de transfert parce que justement on est sur un type de transfert qui est particulier et que je n'inscrirai pas peut-être dans ce nouage à 4.

 

Thatyana Pitavy : Ce que je n'ai pas dit, parce que j'ose à peine, mais je me lâche là [Angela : Allez, il est 10h20 !] [Marc Darmon : Te retiens pas !] (Rires.) Je ne me retiens pas [Muriel Drazien : C'est ça le transfert !] C'est vrai que j'ai une position un peu... Je ne sais pas si c'est radical mais je ne pense même pas que c'est un nouage à 4, je pense que c'est du 3. Disons que si on peut imaginer une petite boucle qui vient s'y coller comme ça au trois, au nom du transfert, on va dire comme ça… [J. M. : Un papillon ?] Pourquoi pas ? juste un rond, un rond trivial. Et après, quand on n'en veut plus, eh bien, écoutez, on passe outre.

 

Marc Darmon : Lacan dit, si je ne me trompe pas, dans Le Sinthome que l'analyste est un symptôme.

 

Thatyana Pitavy : Oui mais là il faut supposer qu'il est noué borroméennement, alors s'il n'y a plus d'analyste… mais je meurs. [X : Oh !] Ce n'est pas possible. Ben oui !

 

Marc Darmon : Non, c'est-à-dire il se colle, en tant que symptôme [T. P. : Ah oui !] il se colle comme tu viens de le dire, au nœud à trois.

 

Thatyana Pitavy : Mais je ne pense même pas que ça vienne s'y coller borroméennement. Ce que je vois c'est que ça fait pince, j'en sais rien, mais je dis ça vient faire… [J. M. : Ce n'est pas un crabe ! Si ?] … pourquoi pas, mais en tout cas un nœud trivial qui vient se rajouter à la structure qui est celle du trois, c'est comme ça que je lis, on s'en sert. Quand on n'en veut plus, on passe à autre chose. Il vaut mieux. Il vaut mieux pouvoir passer à autre chose sinon on ne s’en sort jamais là-dedans.

 

Julien Maucade : Il insiste beaucoup sur l'art et il dit même « j'essaye d'accéder à ce niveau-là de l'art par ma pratique et par mon… » et je pense que ce nouage du psychanalyste comme symptôme c'est aussi de l'art, c'est-à-dire c'est ce qui fait que ça se noue, c’est par l’art de l’analyse. Il ne suffit pas d'être là, on est d'accord, ce n'est pas juste une présence. Mais c'est un art.

 

Thatyana Pitavy : Il a une esthétique dans tout ça. C'est de ça dont il va parler de l’esthétique à un moment donné, évidemment…

 

Valentin Nusinovici : Mais qu'est-ce qu'on fait alors de cette affirmation que le transfert préexiste à l'entrée en analyse, dans la névrose ?    inaudible72 :57 Et justement un transfert qui serait là créé, qui serait surajouté mais qui ne serait pas préexistant?73 :04, qui ne sont pas des cas de névroses disons habituelles. Si on tient sur cette proposition qui est tout à fait lacanienne, de dire que le transfert préexiste, qu’il n'est pas créé de...

 

Thatyana Pitavy : Je pense que tout sujet... On sait qu'on est seul mais on a quand même envie de dialoguer avec l'autre. Le transfert c'est quand même ce dialogue avec l'autre.

 

Valentin Nusinovici : Mais on n'arrête pas. On n'arrête pas de toute façon. À la limite on n'a même pas besoin d'en trouver un, sauf dans les cas particuliers.

 

Thatyana Pitavy : Ma difficulté c'est d'imaginer qu'il y aurait un type de nouage qui, sans ça, je meurs. Sans ça, c'est l'éclatement. C'est là où je trouve très difficile, je suis très intéressée aujourd'hui pour une question… je crois que je laisserai ça pour une autre fois, je ne veux pas tout donner comme ça... Mais en tout cas qui viendrait interroger cette proposition : « Sans l'autre, je meurs. » Sans l'autre, je veux dire : sans cet objet-là, sans se nouage-là, ou sans ce qui m'y articule, je ne peux pas, ou sans mon écriture, ou sans mon art, j'en sais rien, on ne meurt pas comme ça. Après effectivement que tout cela s'organise, organise un sujet, ça remplit, chacun fait comme il veut là-dedans. J'ai beaucoup de mal à articuler un type de nouage où, sans ça, on meurt. [Intervenant : Ça arrive !]

 

Brigitte Le Pivert : Le petit autre, sans le secours de l'autre, il meurt.

 

Thatyana Pitavy : Mais c'est cette croyance-là que je trouve dingue. Voilà. C'est de supposer... on voit ça, des couples... Il y en a un qui meurt, l'autre suit... c'est de supposer qu'on est tellement noué à l'autre, dans un type de dépendance vie/mort, c'est... on ne l'est pas, hein ! Après effectivement il faut peut-être faire une analyse pour pouvoir nommer ces choses-là, pour pouvoir comprendre certaines choses. Mais je ne sais pas…

 

Julien Maucade : C'est très intéressant ce que vous soulevez, surtout dans la clinique des enfants et des adolescents, dans le sens…, à mon sens ce n'est pas « sans l'autre je meurs », mais « sans un objet qui se détache de l'autre, je meurs ». C'est plutôt ça. C'est comme ça que ça se pose pour des enfants, pour des adolescents mêmes. C'est-à-dire sans l'objet voix par exemple, je meurs, ça peut arriver ; sans l'objet regard, je meurs. Ça, ça existe mais ce n'est pas l'autre en tant que quantité, mais c'est cet objet que je peux détacher de l'autre. Effectivement oui je peux tomber malade jusqu'à en périr : ça existe.

 

Thatyana Pitavy : Oui, on voit bien que ça existe. Je sais très bien que ça existe, j'entends et je vois aussi. Mais il y a un petit problème là-dedans. Vous voyez ! Comment ? Qu'est-ce qui... ?

 

Julien Maucade : C'est-à-dire ce n'est pas tellement la question de l'autre, c'est l'objet. Je veux dire que sans cet objet qui soutient quelque chose. Voilà !

 

Marc Darmon : D'autres questions ? Oui ?

 

Brigitte Le Pivert : Quand même je préférerais vous le dire, en relisant le texte de Lacan Propos sur la causalité psychique, qui est quand même un texte ancien, il parlait des nœuds de l'Imaginaire et justement de cette nécess’… inaudible qui préexistent à la venue du symbolique et de l’image      inaudible de l'autre semblable

 

Thatyana Pitavy : Oui j'entends. Je pense qu'on s'invente beaucoup d'histoires pour pouvoir tenir dans cette vie, parce que sinon c'est intenable, c'est tout. Et après on se met à croire des choses…

 

Julien Maucade : On est tous Shéhérazade…



[1] Ce qui a été dit par la patiente est : « J’ai besoin d’aller aux toilettes. »

[2] Idem : « J’ai peur de ne pas pouvoir me retenir. »

 

Sur "Le phallus c'est la consistance du Réel" (J.Lacan, RSI), texte de Virginia Hasenbalg

 

"Le phallus c'est la consistance du Réel" Jacques Lacan, RSI

Virginia Hasenbalg

Il est peut-être inimaginable pour ceux qui ne tricotent pas de se faire une idée de ce que j'appellerai sans détours la jouissance de tricoter.

Ce passe-temps féminin est souvent accueilli avec condescendance de la part de ceux qui assument la nécessaire articulation des concepts. Disons qu’il est toléré à la même enseigne que les soi-disant balivernes que véhiculent la presse dite féminine.

Heureusement Descartes a su à son époque rappeler l’importance du métier d’artisan lorsqu’on se propose d’entrer dans le monde du savoir.

Il y a une cinquantaine d’années, tricoter était utile. Et cette utilité justifiait sa pratique. C’était un moyen de production comme un autre. Les femmes pouvaient  produire un objet à valeur d’usage, sur mesure, de la couleur au choix.

L’industrialisation en premier, et la mondialisation ensuite ont rendu presque caduque cette justification. Le tricot à la main a perdu sa raison d’exister. Et pourtant la pratique n’a pas complètement disparu. Que ce soit au Bon Marché, ou à La Droguerie, pour ne nommer que des magasins prestigieux, la variété et la quantité de laines en pelotes et en écheveaux étonne le néophyte. Pourquoi? Parce que tricoter est une jouissance.

S’agirait-il du vieux motif inconscient évoqué par Freud?

«A la pudeur, qui passe pour une qualité féminine par excellence mais qui est bien plus conventionnelle qu’on ne pourrait le croire, nous attribuons l’intention initiale de masquer le défaut (Defekt) de l’organe génital. (...) On estime que les femmes ont apporté peu de contributions aux découvertes et aux inventions de l’histoire de la culture mais peut-être ont-elles quand même inventé une technique, celle du tressage et du tissage. S’il en est ainsi, on serait tenté de deviner le motif inconscient de cette réalisation. C’est la nature elle-même qui aurait fourni le modèle de cette imitation en faisant pousser, au moment de la puberté, la toison pubienne qui cache les organes génitaux. Le pas qui restait encore à franchir consistait à faire adhérer les unes aux autres les fibres qui, sur le corps, étaient plantées dans la peau et seulement emmêlées les unes avec les autres ».

S.Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Folio essais, p.177.

S’agit-il donc de masquer le défaut, le manque?

En tout cas, Lacan lui aussi, attribue aux femmes un savoir-faire équivalent.

« Je vous ai déjà dit que la femme, (...) que la femme ça n’existe pas, mais une femme,  ça… ça peut se produire, quand il y a nœud, ou plutôt tresse. Chose curieuse, la tresse, elle ne se produit que de ce qu’elle imite l’être parlant mâle, parce que elle peut l’imaginer, elle le voit strangulé par ces trois catégories qui l’étouffent ». Les non dupes errent, leçon du 15 janvier 1974, p.100

Elles tressent mais ce n’est pas sûre qu’elles sachent quel est le bon moment pour s’arrêter:

«...Cette tresse, il n’est pas du tout forcé qu’elle sache que ça ne soit qu’au bout de six que ça tienne le coup pour faire un nœud borroméen ».

J. Lacan, Les non dupes errent, leçon du 15 janvier 1974, p.98

On pourrait alors faire l’hypothèse que si elles ont du mal à s’arrêter, c’est parce que c’est drôlement plaisant. C’est dans ce sens qu’on lit la remarque de J. Scheid et J. Svenbro lorsqu’ils citent des travaux sur le Navahos.

« (Nous sommes restés) fidèles à telle coutume des Indiens Navahos, qui veut que l’on se consacre au tissage avec la plus grande modération et qui prescrit même des cures contre les excès au métier. La même sagesse Navaho recommande d’ailleurs aux tisserandes de ne pas terminer complètement l’ouvrage, mais de laisser quelque part une ouverture ».*

J. Scheid et J. Svenbro, Le métier de Zeus, éditions Errance

*Many women will not weave more than about two hours at a stretch; in old days unmarried girls were not allowed to weave for fear they would overdo, and there is a folk rite for curing the results of excess in this activity. Closely related to this is the fear of completely finishing anything: (...) the weaver leaves a small slit between the threads.

Cl. Kluckhohn et D.  Leighton, The Navaho, éd. revue par L.H.Wales et R. Kluckhohn, The Natural History Library & Doubleday Anchor books, 1962, p. 306)

* «Beaucoup de femmes ne tissaient pas plus qu’à peu près deux heures d’un coup; dans les vieux temps les filles célibataires n’avaient pas la permission de tisser par crainte qu’elles exagèrent, et il y a un rite pour guérir des effets d’un excès dans cette activité. En relation avec ceci, il y avait la crainte de finir complètement quelque chose: (...) le tisserand laissait toujours une petite fente entre les fils».

Mais de quelle jouissance s’agit-il?

Il y a certes l’évocation constante de l’objet aimé et absent. Il est entouré in absentia. On ne tricote pas pour n’importe qui. En attendant le retour d’Ulysse, qu’est-ce qu’elle tricote Penelope? Tricote-elle pour Ulysse? Pas du tout, elle tricote le linceul de son beau-père. Invoque-t-elle par là la mort du père de son homme, comme une promesse de jouissance? Il faudra relire le texte.

Il y a des analystes qui tricotent. Il se peut que l’écoute transforme le flot continue de ce qui est dit en une succession discrète de signifiants, et dans cette transformation, et que le fil consistant du dire du patient fasse «texture». 1+1+1 signifiants ou mailles s’enchaînent.

Et lorsqu’on finit le rang, et que l’on doit retourner le tricot, ne fait-on pas un demi-tour comme celui de la bande Moebius?  On retourne un ouvrage quand on finit de tricoter un rang.

(J’ignore si les gauchers ou gauchères tricotent dans le sens inverse. Cela devrait être tout à fait possible) .

Ce retournement du tricot suggère un petit exercice de topologie:

Supposons que l’on ne puisse pas retourner l’ouvrage. Que pour des raisons x, les aiguilles droite et gauche doivent rester fixes. Est-il possible de continuer l’ouvrage si le tricoteur se déplace dans l’espace en allant de l’autre côté du tricot, un peu comme Alice quand elle se déplace de l’autre côté du miroir?

Est-ce que la main droite va retrouver son aiguille en état de travail, c’est-à-dire vide, afin d’accueillir les mailles qu’elle va une à une tricoter?

Comme tous les exercices de topologie, ce n’est pas «évident» de répondre. La réponse c’est oui.

Cela veut dire qu’en tricotant on fabrique un spin, à l’image de celui de la chaîne de l'ADN. Ca tourne sur lui-même. Et ce spin est strictement équivalent au déplacement du corps dans l’espace en tournant autour du tricot.

Le premier spin est celui du filage: pour fabriquer un fil à partir d’un flocon de laine, de coton, de soie, il faut dégager un bout et le faire tourner sur lui-même. Spin en anglais veut dire «filer» la laine, le coton, etc.

Cet amusement m’a rappelé la notion d’équivalence décrite par Jeanne Granon-Lafont (La topologie ordinaire de Jacques Lacan, éd. Point hors ligne). Et il permet de saisir quelque chose qui m’avait beaucoup intéressée déjà à l’époque de la parution du livre: un objet topologique n’est pas dans l’espace, mais il est l’espace - comme les spins qu’on fait sur le tricot (que le tricoteur perçoit dans l’enroulement des fils à tricoter) seraient équivalents au déplacement autour du tricot s’il était fixe.

Cette distinction est importante par rapport au fantasme impliqué dans la géométrie euclidienne: un espace plus ou moins accueillant y est implicite, comme le sac du Moi de Freud, ou le ventre maternel où macère l’obsessionnel.

Mais ces questions sont dilatoires par rapport à la question centrale de ce topo. Qu’est-ce que la jouissance de tricoter?

Poser cette question est une introduction à une hypothèse de lecture du séminaire RSI où Lacan situe ce qu’il en serait de la consistance réelle du phallus, qui rendrait compte d’une façon très explicite de la jouissance de tricoter.

Il me semble que Lacan aborde d'une façon nouvelle ce qu'il en serait de l'imaginaire. « Il n'y a pas d'imaginaire qui ne suppose une substance, et fait étrange, la question du réel est posée secondement ».  (RSI, éd. ALI, page 31)

Et il avance tout de suite que le nœud fait exception: les trois tiennent ensemble. Le mot consistance vient de consistere en latin qui signifie « se tenir ensemble » (Petit Robert).

Et il me semble que c’est une grande difficulté propre au nœud que de ne pas poser le réel secondement, c’est-à-dire de le poser d’emblée sans l’appui de la substance supposée d’un imaginaire posée au préalable.

Il dira plus loin que « le phallus c'est la consistance du réel, et qu'il serait l'abord premier de la consistance ».

Un autre effort par rapport à la difficulté posée par la consistance comme supposition d’une substance est évoqué par Lacan lorsqu’il dit « tout abord du Réel est tissé par le nombre, il y a dans le nombre une consistance (...) pas naturelle du tout ».

Il dira que sa démarche consiste à faire abstraction de la consistance comme telle. Et il ajoute: « ça ne s’est jamais fait avant ». On a affaire à une consistance réelle. Et curieusement il va la définir comme autre chose que celle qui se définit par la non-contradiction. C’est la démarche de Gödel, qui définit un système consistant lorsqu’il respecte le principe de non-contradiction. Peut-on dire qu’il débusque l’imaginaire dans le fonds même de logique binaire, où le deux serait encore lesté de spéculaire? Les travaux de Gödel avaient amené Lacan à définir le réel comme «l’impossible à écrire p et non-p» dans le séminaire précédent. Il semblerait faire aussi partie de l’imaginaire pour Lacan quand il dit que la consistance réelle n’est pas définie par la non-contradiction. Il décrit la  « figure du nœud comme quelque chose qui a une consistance réelle, puisque c'est ça qui est supposé. C'est une corde, et ça tient ».

Il s’agit d’avoir dans la main, dit-il, « cette corde comme fondement supposé de la consistance », dans ce qui la distingue de la ligne géométrique.

Les mathématiciens ont mis du temps à la concevoir cette ligne comme pouvant être dépourvue d’une quelconque tangente qui viendrait justement lui donner de l’épaisseur. Ils ont mis du temps à la concevoir dans sa continuité, sans épaisseur. Quelque chose de la consistance de la corde s’imposait à eux, malgré eux ?

Il reviendra plus loin sur Gödel, sur la question de la consistance : « Qu’est-ce que peut être supposer, puisque le terme de consistance suppose celui de démonstration, qu’est-ce que peut-être supposer une démonstration dans le Réel ?  Rien d’autre ne le suppose que la consistance dont la corde est le support. La corde est le fondement de l’accord ».

« La corde devient le symptôme de ce en quoi le symbolique consiste ».

Et en évoquant la sortie un peu prématurée de ce signifiant symptôme il dira que le symbolique est ce qui « de la consistance fait métaphore la plus simple » : montrer la corde, tenez bien la corde, etc...

Ces lignes suffisent peut-être à donner une idée de ce que la corde dans le nœud ne renvoie pas tant à sa substance matérielle mais qu’elle est métaphore de la consistance réelle, que Lacan rattachera plus loin au phallus. « Le réel c’est la jouissance qui ek-siste au phallus, à la consistance réelle du phallus ». Autrement dit, ce qui entoure cette corde qu’on peut tenir dans la main.

Avec ces nouveaux frayages, Lacan m’a permis de comprendre pourquoi il y a des femmes qui aiment tant tenir entre leurs doigts ces consistances à filer, tisser, tricoter... et en faire des textures.

La nomination imaginaire, à quoi ça sert? texte d'Angela Jesuino

 

La nomination imaginaire, à quoi ça sert ?

« Trop tard pour les origines il ne reste que l’avenir »

Fabienne Jacob

Je vais essayer d’aller directement au cœur de mon propos et ce d’autant plus que nous avons avec Jeanne Wiltord qui vient d’intervenir,  des point communs et des points de divergences car les différentes colonisations - française aux Antilles, portugaise, au Brésil - ne produisent pas les mêmes effets.

Au fond j’ai deux questions, ce qui me semble être déjà largement suffisant. La première est celle-ci : par quel effet de nouage  une société tient ? Comment on noue réel et symbolique dans les sociétés issues de la colonisation et quel part l’imaginaire prend dans ce nouage ? La deuxième est la conséquence de la première: pour écrire cette clinique subjective et sociale à laquelle nous avons affaire, il nous faut un nœud à trois ou un nœud à quatre ?

Voilà les questions de départ.

Si nous partons du nœud à quatre la question se double de celle-ci : qu’est-ce qui peut venir faire nomination dans ce type de société et avec quels effets pour le nouage Réel, Symbolique, et Imaginaire? Est-ce que la nomination imaginaire proposée par Lacan à la fin de RSI - et pas reprise après - est susceptible de venir éclairer par son écriture, la clinique qui est en jeu ? Quelle est son efficace ? Qu’attrape-t-elle dans son filet ? A quoi ça sert ?

Voilà l’enjeu.

Pour étayer l’hypothèse que la nomination imaginaire est celle qui peut prévaloir dans la clinique de la nomination au Brésil, je vais soulever seulement 2 points :

1- la prévalence du prénom en détriment du nom

2- la prégnance du corps et du corps dans sa jouissance dans le lien social.

En ce qui concerne le Brésil c’est le prénom qui vient faire nomination pour un sujet, voire l’inscrire dans une lignée. On peut trouver dans une même fratrie des prénoms qui commencent avec la même lettre, ou alors des prénoms qui varient à peine d’une lettre, ou encore  des prénoms inventés à partir des bouts des prénoms du père et de la mère et ainsi de suite. On peut aussi avoir le cas de figure où le patronyme se substitue au prénom et fonctionne comme tel. Le prénom prévaut à chaque fois sur le nom. Il y a bien sur des raisons historiques à cela et nous avons déjà consacré quelques séances de travail à la Maison de l’Amérique latine à ces questions qui ont trait entre autres au traitement du nom et sa transmission chez les esclaves et chez les marranes. Je ne pourrais pas reprendre tout ce développement ici aujourd’hui.

Mais prenons un exemple de notre actualité :

Nous avons élu un président de la République en votant pour un sobriquet : LULA qui d’ailleurs a dû être inscrit par la suite dans son nom de famille pour que l’élection puisse avoir valeur légale. Ce sobriquet est d’ailleurs très courant au Brésil pouvant être attribué à tous les Luis, qui est le prénom de l’ex-président.

Nous pouvons mesurer l’impact politique d’une telle modalité de nomination qui a certainement œuvré pour la popularité de Lula en donnant un socle à son charisme. Nous pouvons soulever l’hypothèse que c’est grâce à cette modalité de nomination que  le peuple brésilien a pu se trouver dans une proximité imaginaire avec le chef de la nation et se reconnaitre en lui.

Nous pouvons également mesurer l’impact social de ce  type de nomination.  Le privilège accordé au prénom en détriment de la fonction symbolique du nom balaye du même coup la généalogie, l’origine, l’histoire, le lieu. Cela facilite surement un certain modèle d’intégration qui est le nôtre  et qui ont peut résumer ainsi : « nous sommes tous brésiliens » et ce, je dois dire, dès la première génération. De ce fait, il me semble, nous sommes moins enclins à des revendications communautaires. D’ailleurs on peut faire l’hypothèse que Brasil est somme toute le seul patronyme qui vaille. Et pourquoi pas ? Selon Caetano Veloso, chanteur et grand poète brésilien « Le Brésil est avant tout un nom…Ce nom me parait non seulement  beau mais j’ai de lui depuis toujours une représentation interne une et satisfaisante » Cela explique peut-être notre grande susceptibilité et notre amour de la « brasilianité ». Nous pouvons penser ici à un coup de force de la nomination qui sert à instaurer le Un imaginaire de la nation.

Quid de l’impact pour le sujet ? A quoi ça sert encore une fois ? Ca sert à nouer Réel et Symbolique  par un faux trou imaginaire. Quelles en sont les conséquences ?

Ce qu’il faut savoir pour que cela ne vous paraisse pas trop abstrait, c’est que nous sommes ici dans un champ  clinique qui est celui des identités mouvantes où on peut légitimement se demander où est passé le point fixe. Ce que j’ai envie d’avancer tout de suite quittes à mieux l’argumenter après, c’est qu’ici  le point fixe ne s’annonce pas du côté du signifiant.

La nomination comme le reste, est instable et n’obéit pas à des coordonnées fixes. Elle est mobile comme l’identité et le corps. Nous sommes toujours en quête d’une nouvelle nomination, d’une nouvelle identité, d’un nouveau corps.

Cette quête d’une nouvelle nomination, d’une nouvelle filiation fait l’essor des diverses formes de religion au Brésil. Cet appel incessant au religieux  vient témoigner de l’espoir que nous gardons d’acquérir enfin la filiation qui convient, toujours sous le même modèle : nouvelle nomination en langue étrangère de préférence, nouvelle famille spirituelle, nouveaux ancêtres, nouvel appel à un père imaginaire, avec à la clef la possibilité de voir son corps possédé par la divinité elle-même.  Que ce soit du côté des religions afro-brésiliennes comme le candomblé avec la transe, du côté du pentecôtisme à la brésilienne avec le parler en langues et l’exorcisme pour tous, ou  plus récemment et surprenant encore,  du côté de l’adhésion des brésiliens à l’islam - le schéma se répète.

Cela témoigne certainement de notre mode d’abord du symbolique, autrement dit de nos efforts de l’imaginariser. Effet sans doute de ce que la nomination imaginaire nous propose comme nouage, c'est-à-dire qu’elle viendrait  nouer Réel, Symbolique et Imaginaire sans que le Symbolique vienne mordre sur le Réel, sans qu’une place soit aménagée au manque.

Passons à la question du corps : Pourquoi cette mise en jeu du corps en permanence dans notre culture ?

Nous avons à faire à un corps qui prend toute la place, un corps à tout faire, et qui vient inhiber le symbolique dans sa fonction. Cette inhibition par le corps, cette « intrusion de l’Imaginaire du corps qui vient barrer le fonctionnement symbolique » comme nous précise Marc Darmon, nous parait prévalent. Sinon comment comprendre  que le corps soit élu comme lieu d’inscription de la filiation et  du nom propre  comme nous montrent les tatouages de plus en plus fréquents sur les corps de toutes les classes sociales ?

Mais au fond de quel corps s’agit-il? De quoi est-il fait ? D’une incorporation imaginaire du signifiant ce que je nomme dévoration du signifiant? Le corps serait ici « pas tout » pris dans le langage et de ce fait offert à toutes les transformations, à toutes les chirurgies esthétiques, à toute altération du circuit pulsionnel. Un corps à tout faire, traité comme image et qui servirait lui, dans sa jouissance,  de seul  point fixe ?

Vous voyez que ce nœud à quatre peut bien nous servir. La nomination imaginaire peut nous aider à lire une clinique où de toute évidence l’imaginaire prend le dessus, c’est le cas de le dire.

Mais si nous tenons compte de notre naissance moderne, de notre métissage, de notre polythéisme, de notre syncrétisme, de  notre gout immodéré  pour la dévoration, autrement dit, si nous tenons compte de tous nos déboires déjà à la naissance avec le Un , nous pouvons nous poser la question de savoir si pour rendre compte de ce lien social -  qui non seulement tient et nous tient mais qui également nous promeut à la pointe de la modernité et au devant de la scène économique internationale -  il ne faudrait pas envisager l’écriture d’un nœud à trois.

J’ai essayé d’écrire ce nœud, mais je n’ai pas réussi. Preuve d’une part que le nœud résiste, qu’il est une structure et qu’on ne peut pas faire n’importe quoi avec. Il est vrai qu’avec le nœud nous sommes invités à inventer, mais il ne faut pas confondre invention et imaginarisation du nœud,  fut-ce au prétexte de le faire « coller » à une clinique. D’ailleurs ce nœud à trois je ne sais pas si l’on peut l’écrire, et c’est bien ça la question.

Je vais donc m’appuyer sur le nœud que Jean Brini a proposé lors des dernières journées sur l’invention en topologie pour la clinique :

Je reprends ce nœud car il a plusieurs points d’écriture qui m’intéressent. Ces points concernent notamment les champs des jouissances, le place du sens et aussi le fait que les trois consistances ne sont pas dénouées, elles sont dissociées, ce qui n’est pas la même chose et donc n’ont pas les mêmes conséquences cliniques.

En ce qui concerne le champ de la  jouissance phallique, je cite Brini, « il n’est plus coinçable, il est réduit à un simple enlacement I-R ». Brini précise : « l’absence de rond symbolique du côté de qui reste de la jouissance phallique rend, nous semble-t-il, compte de l’impossibilité d’une inscription qui fasse limite »

En ce qui concerne  le champ de la jouissance Autre, « JA et a sont donc susceptible sans que rien ne vienne faire limite, de recouvrir tout le champ de l’imaginaire à l’exception du champ du sens qui reste intact dans cette opération »

Voilà les points d’écriture de ce nœud qui peuvent rendre compte de certains aspects de la clinique au Brésil comme j’ai essayé de vous rendre sensibles.

Qu’est-ce qui pose problème alors?

Deux points :

1) le fait que dans cette écriture du nœud à trois c’est le rond du Réel qui vient surmonter le rond de l’Imaginaire alors qu’à mon sens en ce qui concerne le lien social et la subjectivité au Brésil il faudrait pouvoir écrire un nœud où c’est le rond de l’Imaginaire qui viendrait surmonter celui du Réel.

2) La possibilité que le rond du Symbolique glisse sur le rond de l’Imaginaire, car encore une fois il faudrait pouvoir écrire le contraire : que le rond du Symbolique puisse venir se glisser sous le rond de l’Imaginaire.

Pourquoi ?

Parce qu’il me semble que notre façon de tenir résulte d’un nouage qui permet à la fois d’imaginariser le symbolique et d’être dans cette tentative inlassable d’attraper le réel par l’imaginaire.

D’autre part, parce qu’il me semble que ce recouvrement par le rond de l’Imaginaire du rond du Réel et du Symbolique peut mieux rendre compte de la plasticité dans laquelle nous fonctionnons que ça soit du côté du corps très tôt voué à la chirurgie esthétique, au service d’une image toujours à parfaire, en métamorphose permanente - baroque oblige - que du côté de la nomination et de l’identité y compris sexuelle.

La différence entre le nœud proposé par Brini et celui qui j’aurai voulu écrire est peut-être aussi une façon d’écrire une différence importante entre les « occidentés » comme disait Lacan et les « américains », à savoir entre ceux pour qui le Nom du Père s’est détricoté en cours de route et ceux qui sont déjà née en plein déclin.

Autrement dit en Europe, c’est le « discours » scientiste  et de l’économie libérale qui vient détricoter ce que le Nom du Père  avait  nouée auparavant alors que dans les Amériques, du fait même des conditions historiques de la colonisation, nous sommes nés modernes et du même coup de plein pied avec l’économie de marché, avec l’empire de l’objet et avec le déclin du Nom du Père.

Si ce nœud à trois peut trouver son écriture, cela nous permettrait de lire la clinique subjective et sociale au Brésil autrement que dans une lecture  déficitaire du symbolique et nous permettrait également de déplier autrement les effets produits par cette prégnance de l’imaginaire.

Voilà plutôt la série des questions que je voulais vous soumettre et qui peut nous aider à réfléchir bien au delà du Brésil de la nécessité du nœud à quatre  ou du nœud à trois pour écrire la clinique qui est la nôtre aujourd’hui, ici et là-bas.

Angela Jesuino