Objet a et transfert, texte de Virginia Hasenbalg (Journées de topologie, ALI)

 

Objet a et transfert

Journées Topologie, juin 2012

Virginia Hasenbalg



No habrá nunca una puerta. Estás adentro

Y el alcázar abarca el universo

y no tiene ni anverso ni reverso

ni externo muro ni secreto centro.

El laberinto, Jorge Luis Borges

Je vous plonge exprès avec ce poème dans une langue pour beaucoup étrangère. C'est une façon comme une autre de vous confronter avec le fait que le réel c'est ce qui est exclu du sens. Les exilés, les immigrés, le colonisés ont l'expérience du lieu qui se trouverait un peu en dehors de ce qui fonctionne comme allant de soi. Et pourtant... le sens du poème est bien le contraire:

Il n’y aura jamais une porte. Tu es dedans.

Et le château fort cerne l’univers

qui n’a ni endroit, ni revers

Ni mur externe ni centre secret...

Les poètes, comme les analystes ont un savoir sur notre condition. Leur dire montre ce qu'il en est de l'existence de sujet inconscient, dupe et errant dans les champs définis par le nœud.

Lacan avait lu Borges. Il accède grâce à lui à la notion de nullibiété (Wilkins) ou nullibiquité, selon les versions. Ce signifiant désigne dans La lettre volée le lieu de nulle part de la lettre, autrement dit, ce qui manque à sa place. Il désignera plus tard dans le séminaire D'un Autre à l'autre (21 mai 1969), l'exclusion de la jouissance. Un cercle se ferme, dit Lacan, lorsque un savoir émerge grâce à une exclusion de jouissance. Le symbolique permet ladite exclusion, et ce qui est exclu s'affirme comme réel. (Réel apte à la Jouissance?)

Le poète sait en se laissant porter, parler par lalangue. Son savoir est intuitif, ce n'est pas un savoir constitué. Le savoir constitué, celui de la connaissance, celui de la science, séparent la plupart du temps, la place de l'objet et celle de l'observateur. Or, dans l'analyse, il n'y a pas de place pour l'entomologiste ni pour le neuroscientifique ou le généticien à la recherche du gène perdu... L'analyste est dedans, et ce que Borges nous rappelle c'est que l'analyste même s'il peut se penser en dehors, il fait structurellement partie du dispositif analytique : c'est ce qui rend le nœud d'un accès si difficile et en même temps porteur d'enseignement.

Nous sommes dans le nœud. Penser qu'il puisse y avoir une porte relève aussi de la croyance. Penser qu'il y ait une porte qui nous sépare d'un espace à trois dimensions ou dans le temps, n'est qu'un alibi pour entretenir la croyance que la vie n'est qu'un préambule pour la vrai vie, celle derrière la porte, derrière le rite initiatique, ou derrière la mort, dans l'au-delà. La croyance religieuse peut faire de nous un voyageur dans un train qui voit défiler la vie à travers de la fenêtre. Il en va de même lorsque le chercheur somme son objet bien positivé de dire son dernier mot. C'est pas ça le dernier mot.

Le discours analytique implique un radical bouleversement de cette idée que l'on puisse se tenir en dehors. Et la distance, qui n'est qu'une métaphore pour dire le recul qu'on est amené à prendre vis à vis de la passion ou de la jouissance, est limitée par ces aires du nœud, dont la souplesse n'est pas infinie. Y a des limites. La jouissance serait donc contenue. La vie étant faite de tiraillements.

Puisqu'il n'y a pas de porte, la psychanalyse opère dans l'actuel.

Somme toute, disait déjà Lacan dans le séminaire sur l'angoisse, il n’y a rien que ce qui est actuel, c’est bien pour ça qu’il est si difficile de vivre dans le monde (...) de la réflexion. (28 nov. 62)

Notre repérage doit passer par la synchronie de la structure, qui met en acte, dans l'actuel, le dire d'un sujet désirant. Cette drôle de temporalité de l'actuel est construite, produite par l'interprétation. Elle est rendue manifeste. Elle permet à l'analysant de saisir que le sens n'a pas le dernier mot, c'est pas là non plus le dernier mot, l'inconscient est le réel qui lui ek-siste et se rappelle à lui dans l'instantanée d'un signifiant qui le déplace, l'étonne, le fait vaciller de ses certitudes. Qui peut contredire son intention, le sens qu'il attribue a son action, tout en dévoilant son désir. On peut alors dire qu'on attrape ces signifiants comme on attrape des papillons... Voilà notre seule matière. Le nœud nous aide à cerner que pas tous les signifiants ne se valent de la même manière. Il y en a qui sont porteurs de croissements et des coincements dans leu équivocité.

C’est des coincements du nœud, de ce qui dans le nœud détermine des points triples du fait du serrage du nœud que le sujet se conditionne.

C'est à peu près tout ce que Lacan dira sur le sujet dans RSI.

Est-il, le sujet, devenu l'effet du nœud, comme autrefois il était effet du signifiant? Et barré parce que désirant, son acte étant celui d'un dire tendu par un objet maintenant coincé?

Sur l'autre repérage classique, celui du grand Autre, Lacan ne retiendra que le grand Autre réel.

S'il y a un Autre réel, il n'est pas ailleurs que dans le nœud même. Et il ajoutera que c'est en cela qu'il n'y a pas d'Autre de l'Autre. Leçon 8, 18 mars 1975

Cette formulation "pas d'Autre de l'Autre" demeure un point d'ancrage. Lacan va le situer dans le champ J(A) en disant que c'est ce qui donne consistance au symbolique. Chaque rond est autre par rapport aux deux autres, mais, il n'y a pas d'Autre de l'Autre.

Cette expression, Autre Réel, est utilisée par Lacan au début de son enseignement, pour rendre compte du temps de la constitution du sujet, peut être de la mise en place du nouage lui-même. Cet "avant le sujet" rejoindrait-il, de par son rapport à l'Autre réel, un "après du sujet", celui de son élision par l'effet du signifiant, celui de son évanouissement devant l'objet a, qui en tant que présence énigmatique, s'il en est une, produit de l'angoisse mais demeure source du désir?

Quelle place alors donner à l'autre repère, au fantasme et ses conditions spatiales dans la réalité, lorsque Lacan dit que l'espace à trois dimensions, celui de la réalité, est conséquence du nœud? L'espace en 3D serait-il celui du fantasme, et en tant que tel conséquence du nœud? Quoi dire de l'espace où se tient ce "praticable", qui est l'expression de Lacan pour situer la mise en scène en fausse perspective propre au fantasme ?

Autrement dit, il me semble que le fantasme ne soit pas réductible au nœud, mais le nœud, ne définirait-il pas un espace lacanien où se tiendrait le fantasme?

Avoir accès à cet espace où se tient le fantasme serait être averti de sa fonctionnalité fictive tout en étant dupe?

Reste néanmoins la question de ce qui fait tenir cette affaire de trois éléments ensemble. N'oublions pas que c'est le sens même du mot consistance, ce qui fait tenir ensemble. Permettez moi l'audace de vous dire deux mots, peut-être trois! sur Gödel qui employa ce terme de consistance en mathématiques. Ses théorèmes, dont j'avoue mon ignorance de l'outil mathématique pour pouvoir les appréhender à leur juste valeur, semblent dire qu'il n'y ait de consistance dans un système donné sans incomplétude, pas de consistance sans incomplétude : ceci ressemble beaucoup à nos consistances trouées... Et sa démonstration sur l'existence de l'indémontrable, qui pose qu'on n'est jamais à l'abri de rencontrer dans un système un énoncé dont on ne puisse pas dire si il est vrai ou faux, semble introduire une ouverture au-delà de la logique binaire, celle qui implacablement relie deux éléments. C'est par ailleurs le chemin qu'emprunte Lacan pour caractériser le réel comme impossible. Il s'agit maintenant de parier sur une logique qui serait autre que binaire.

Et ce serait le réel, la dimension du réel, un réel nommé, qui deviendrait nécessaire pour sortir de l'enfer sans solution du deux. Lacan relativise, dans ce séminaire, à l'instar de Gödel, les notions de vrai et de faux. (sur lesquelles se base le démontrable?) Et, même la Vernienung et la Bejahung, qui ont signé en son moment la mise en place de la structure psychique, vont être relativisées!

Il faut penser en trois. Faire rentrer le réel, se risquer à faire rentrer le réel dans le calcul. Comment faire?

Il y a deux domaines où l'on peut imaginer la composition à trois, cad, où chacune des trois composantes apporte quelque chose d'Autre. Ces domaines relèvent de l'ordre de la sensation certes: les couleurs et les saveurs. C'est peut être "descriptif" comme disait PCC hier dans la critique faite à Russell, mais puisqu'on peut imaginer...: Il y a trois couleurs primaires, jaune, bleu et rouge. On peut les mélanger deux à deux, ça donne du vert, du violet, de l'orange. Mais on peut aussi composer des couleurs à trois composantes, les couleurs tertiaires, qui ont des caractéristiques spécifiques aussi bien par exemple dans l'art que dans la mode.

Il en va de même pour les saveurs. Il faut le vieillissement pour qu'un vin développe pleinement son bouquet grâce à ses saveurs tertiaires. On est alors loin de saveurs fruitées de sa jeunesse. On parle alors de fumé, de cuir, de gibier...

Mais revenons-en au nœud.

J'aimerai faire un autre rapprochement, entre le réel et le hors sens cette fois. Dans les propos sur la causalité psychique, Lacan évoque les temps préhistoriques du sujet. Il dirait que le sujet est affecté par le discours de l'Autre avant que ce qu'il entend puisse faire signification pour lui. N'empêche que cela s'imprimera, faisant de ce discours de l'Autre la matière de l'inconscient et de la lettre qui insistera tout le long de sa vie. Le nœud donne une place à ces traces, à ce hors sens en situant le réel comme ek-sistance par rapport au sens. Et ce discours de l'Autre qui ne fait pas encore nécessairement signification pour un sujet, situerait à mon avis l'Autre réel. La confrontation à une langue inconnue peut donner une vague idée.

Pour conclure, je dirais rapidement deux mots sur l'objet a.

Lacan insiste sur sa nécessité de rendre compte de ce qu'il en est de sa clinique et du discours analytique par le nœud. Et nous avons tous remarqué que l'objet a occupe une place centrale, celle du point qui ne "dimense" pas. Définition originale de la géométrie lacanienne que ce point de l'objet au centre du nœud qui indique notre place comme analystes. Le discours psychanalytique nous conviant à en être le semblant. Voilà le dedans de Borges.

Mais n'y a-t-il pas une difficulté pour les femmes pour concevoir ce qu'il en est de l'objet a? Si cet objet est l'enjeu de la castration, quel en est l'abord possible pour une femme ? On aura des éclaircissements dans les prochaines journées sur la castration féminine. Mais en attendant je vous ferais part de quelques remarques sur cette question.

Charles Melman situe trois temps dans une cure: un premier temps serait celui du mythe individuel du névrosé: mon traumatisme personnel me rend singulier. Certes, lorsque le traumatisme est collectif et laisse des empreintes dans un lien social donné, la question de son analysabilité est gravement compromise. Voir là, la question de notre responsabilité en tant qu'analystes pour frayer une voie possible à partir de l'insistance d'une trace.

Le deuxième serait justement celui du père, qui donne accès au patient à la référence commune, phallus ou castration (il nomme le réel apte à la jouissance?) Mais voilà le père n'aurait pas non plus le dernier mot. Le troisième temps serait celui, justement de l'objet a. Et il dira par ailleurs que la mise en présence avec l'objet a, fut-ce son semblant dans la cure, déchaîne la chaîne signifiante. Parler serait une façon de s'en défendre. N'oublions pas que Lacan situe, en 63, l'objet a comme l'objet de l'angoisse, et par là même condition du désir.

Dans RSI, Lacan introduit dans le rapport à l'objet a, une dyssimétrie: une femme serait un objet a pour son homme, mais son objet a à elle ce sont ses enfants.

Je vais vous rappeler alors deux passages sur la question du rapport d'une femme à ses enfants.

Lacan dit sur les femmes phalliques, qu'elles peuvent se trouver dans la situation de ne pas retenir dans sa chute un enfant adoré, comme si elles attendaient que quelque chose de miraculeux puisse s'ensuivre. ...le type de mère que nous appelons, non sans propriété, mais sans savoir absolument ce que nous voulons dire, femme phallique, je vous conseille la prudence avant d’en appliquer l’étiquette. Mais si vous avez affaire à quelqu’un qui vous dit qu’à mesure même qu’un objet lui est plus précieux, inexplicablement il sera atrocement tenté de ne pas, cet objet, le retenir dans une chute, s’attendant à je ne sais quoi de miraculeux de cette sorte de catastrophe, et que l’enfant le plus aimé est justement celui qu’un jour elle a laissé inexplicablement tomber. Jacques Lacan, Séminaire sur l'angoisse, 23 janvier 1963

Charles Melman, dans un exposé à Reims sur la pulsion chez les femmes, semble s'inscrire dans la même mouvance: imaginer la mort de l'enfant peut s'imposer aux femmes comme une façon de se fabriquer un objet.

Les femmes sont elles amenés à imiter la castration, avec les moyens de bord, en imaginant la perte de leur objet a?

Est-ce une façon d'imaginer le coup fatal qui viendrait mettre un peu d'ordre dans un monde si mal fait, pour rappeler rapidement l'hystérie?

C'est Lacan bien sûr qui parle des femmes qui imitent l'homme en tressant, mais leur tresse leur restitue en quelque sorte la ternarité de leur Un, ce qu'ils ne percevraient pas nécessairement puisqu'il semblerait que ce Un, auquel ils s'identifient, les strangule, les trois catégories l'étouffent...

En lui il y a de l’Un au départ, comme trait qui se répète d’ailleurs sans se compter, et de tourner en rond il se clôt, sans même savoir que de ces ronds, il y en a trois. Comment peut-il, comment pouvons-nous supposer qu’il y arrive, à en connaître un bout, de cette distinction élémentaire ? Ben, heureusement, pour ça, il y a une femme.

...une femme, ça peut se produire, quand il y a nœud, ou plutôt tresse. Chose curieuse, la tresse, elle ne se produit que de ce qu’elle imite l’être parlant mâle, parce que elle peut l’imaginer, elle le voit strangulé par ces trois catégories qui l’étouffent. Il n’y a que lui à ne pas le savoir, jusque-là. Elle le voit imaginairement, mais c’est une imagination de son unité, à savoir de ce à quoi l’homme lui-même s’identifie. 15 janvier 74

Mais pour cerner l'objet a, il faut la fermer cette tresse, et en plus au bout du nombre correcte de croissements, et pour ça, une femme n'est pas du tout forcement dressée! dit Lacan. (Il ne mâche pas ses mots),(moi je suis lacanienne alors je lis et je m'interroge, il faut assumer!...)

Quoi dire alors sur ce savoir s'arrêter au bout de six croissements? Je suppose qu'il s'agit là de ce qui peuvent échanger un homme et une femme. Leur façon de faire "copuler les signifiants". Ceci me rappelle une autre remarque de Lacan, qui ne me quitte pas, "la première chose qu'une femme doit apprendre, c'est de se taire!". Il aura ajouté vers la fin de sa vie : au bon moment. La boucler, certes, mais pas sans avoir restitué d'une façon artisanale, certes, quelque chose.

Qu'est-ce qui fait qu'une femme puisse se taire ou soit amenée à se taire? Se taire, c'est faire place à l'objet a. C'est certainement faire place au désir, et je n'ai pas besoin de vous rappeler comment Hollywood a su exploiter ce qui se passe entre un homme et une femme quand la parole n'a plus rien à dire.

Mais dans la cure, se taire pour faire place à l'objet a, c'est permettre la mise en place du dispositif analytique. C'est tenir ce semblant de a, cet irrationnel qui présentifie l'infini des réels, celui qui restera pour autant toujours au-delà ou en deçà du trait unaire, pour que la chaîne signifiante du patient puisse le border, le cerner par le biais des lettres inscrites en lui avant qu'il comprenne le sens de ce qu'il entendait.

Pas d'autre issue que d'accéder au dernier mot, celui de la présence silencieuse du lieu vidé de La Chose.