D'un infini à l'Autre, texte de Virginia Hasenbalg (journées ALI sur le sujet)
ALI - Journées sur le sujet
D’un infini à l’Autre
Virginia Hasenbalg
Quelques uns ici savent que je suis travaillée par la question de l’infini actuel, infini que nous devons à Cantor, et effet de l’entrée du langage dans le réel, pour Lacan. Lors d’un échange, Marc Darmon me suggérait que l’infini actuel soit posé comme une symbolisation de l’infini potentiel. C’est ce passage qui m’intéresse de cerner, si possible.
On peut supposer au commentaire que Lacan fait sur le texte de Freud concernant Léonardo da Vinci la description d’un franchissement, d’une coupure témoignant du surgissement du sujet de la science.
Ainsi, le rapport de Léonard à la nature, et sa mathématisation ne pouvait que rester inachevée, et pour cause. Le franchissement se fera grâce à la formalisation mathématique du réel chez Galilée, quelques 100 ans plus tard.
Chez Léonard, la nature est un vaste champ d’observation qui est sommé de répondre. Pour Galilée bien qu’il questionne toujours le monde physique le maniement des concepts l’amène à une combinatoire de lettres comme condition de sa démarche - le réel en étant la conséquence.
Lacan conclut son séminaire sur la relation d’objet en commentant le texte de Freud sur Leonard de Vinci, celui qui analyse le fameux tableau qui représente, dans une sorte d’agglomérat corporel, Jésus, Marie et Sainte Anne.
Il y a dans ce tableau la représentation d’une Trinité, celle qui était effectivement diffusée à une certaine époque. On parlait alors d’Anna Metterza (en Italie), ou de Anna Selbstdritt (en Allemagne), c’est-à-dire de Sainte Anne en tiers. Lacan évoquera à son sujet une trinité imaginaire.
Entre 1485 et 1510, le culte de Sainte Anne a été promu dans la chrétienté comme un degré d’élévation lié à toute la critique dogmatique autour de l’Immaculée Conception de la Vierge. Cette représentation figurait dans les indulgences qui étaient vendues à cette époque, celles qui assuraient à chacun et à sa descendance 20000 ans de pardon… C’est Lacan qui en parle de la sorte.
C’est ainsi qu’il va distribuer les places de ces trois personnages dans le schéma L. Il situe Sainte Anne au lieu de l’Autre. La ligne imaginaire a-a’ relie la mère phallique au moi qui se trouve en fonction de fétiche. L’enfant est donc isolé dans une confrontation duelle avec la femme. Ceci laisse l’enfant confronté au phallus comme manque chez la femme. Cette duplication, ce dédoublement de la figure maternelle est aussi perceptible dans le tableau dans la confusion des corps de la Vierge et de Sainte Anne, jusqu’au point de représenter dans les deux versions existantes du tableau, les jambes de l’une à la place de celles de l’autre. La grand-mère de l’enfant occuperait le lieu de l’Autre, qui de ce fait n’est pas l’Autre absolu, celui de l’Inconscient.
Une forte capacité de sublimation, propre à l’artiste, lui permet d’enlever la libido à son rapport à l’objet, et de se livrer à la compulsion à fouiner, à sa soif de savoir…ayant comme objet la nature. On voit chez Léonard la marque d’un reste de tradition aristotélicienne, c’est-à-dire de tradition fondée sur certaines évidences de l’expérience.
Sa position vis-à-vis de la nature est celle du rapport avec cet autre qui n’est pas sujet, cet autre dont il s’agit pourtant de détecter l’histoire, le signe, l’articulation et la parole, dont il s’agit de saisir la puissance créatrice. Bref, cet autre est quelque chose qui transforme le radical de l’altérité de cet Autre absolu, en quelque chose d’accessible par une certaine identification imaginaire
Il se trouve en fait dans un rapport de soumission à la nature. Il s’agit d’en déchiffrer les signes. C’est ce qui le maintient justement en deçà d’une formalisation mathématique pure. Le domaine de l’expérience sensible, celui des corps réels et existants, a encombré l’esprit humain par son évidence.
Il a fallu du temps pour arriver à formuler les phénomènes autrement puisqu’il y a une limite à dépasser pour que les mathématiques puissent faire une entrée vivante dans l’analyse des phénomènes du réel. Elle nécessite que le point de départ se fasse ailleurs, en renonçant aux évidences et en tenant compte de l’impossible : mettre l’expérience à l’épreuve des termes du problème, termes qui partent de l’impossible. Il est en effet impossible à partir de l’expérience sensible ou de l’intuition de savoir que ce n’est pas vrai qu’un corps plus lourd tombe plus vite. Parce que pour cela il faut la poser dans l’absolu, c’est-à-dire dans le vide. L’expérience est donc trompeuse. Seulement la formalisation symbolique pure permet d’instaurer une physique d’une façon correcte.
On voit ici donc que le sujet ne peut être envisagé qu’à partir de la coupure avec le monde naturel des objets, monde qui sera dès lors abordé avec une méthode « purifié » qui prend son départ du concept, du signifiant.
Des siècles entiers ont fait des efforts pour y parvenir et n’y sont jamais parvenus avant cette séparation du symbolique et du réel.
Un franchissement que Koyré date dans l’histoire de la science, et qui ne manifeste pas moins une torsion structurale qui a donné naissance au sujet.
Voici comment Koyré évoque ce processus, en vertu duquel l’homme a perdu sa place dans le monde, ou plus exactement peut être, a perdu le monde même qui formait le cadre de son existence et l’objet de son savoir, et a dû transformer et remplacer non seulement ses conceptions fondamentales mais jusqu’aux structures mêmes de sa pensée.
Pour conclure
Ce texte de Lacan date de 1957. Il y est question aussi du caractère inachevé pour le petit Hans de son accession à l’hétérosexualité puisqu’il reste sous la domination du phallus maternel. Comme Léonard.
Il me semble qu’il est d’actualité pour notre clinique, lorsqu’une grand-mère occupe cette place impossible d’être l’Autre de l’Autre. Il est en tout cas une entrée dans la réflexion sur la grand-méritude…