Lalangue dans La Troisième, texte de Jorge Cacho


Lalangue
dans  La Troisième

Jorge Cacho

Peu de temps après avoir entendu le Dr Lacan à Rome nous parler de La Troisième, je m´étais mis à travailler le texte publié dans "Les Lettres de l´Ecole". Mon découragement rendait ma lecture impossible. Tant d´années après je l´ai repris et l´invitation de nos amis Marcel Czermak et Nicolas Dissez à intervenir à l´École de Sainte Anne, le 26 Juin, m´a permis de choisir un point très précis de ce texte, celui de lalangue, en un seul mot.

La question que j´avais choisi répondait en partie à l´énigme  que représentait pour moi le mot lalangue, au point d´avoir pensé qu´il s´agissait d'un lapsus calami. Et aussi l´idée que je pourrais obtenir sans grande difficulté, au moins une définition du mot. Tel ne fut pas le cas. Au fur et à mesure que j´avançais, je trouvais de plus en plus complexe l´affaire. Mais les aveux du Dr Lacan tout au long de son écrit m´ont beaucoup aidés à poursuivre la tâche. Après avoir indiqué  le caractère « tortueux » de son cheminement qui n´avance  qu´à condition de « se tordre », « s´enrouler », « se contourner », et c´est justement pour cette raison, liée au simple fait du lien de la pensée et du langage, qu´il n´y  s´engage «pas   de  « gaité de  cœur. » (p.196)

Onomatopée et lalangue

Lacan distingue les deux, tout en faisant valoir que la première fait partie de lalangue et il s´appuie, en insistant sur le caractère phonique, c´est à dire non sur leurs statuts signifiant mais sur la voix. Et curieusement il  va la disjoindre du bruit. Cela m´est apparu dans un premier moment comme quelque chose d´incongru sinon de contradictoire. Mais il est vrai que lorsqu’il est introduit, cet objet qui ne se trouve pas dans la liste des trois objets pulsionnels freudiens et que Lacan avait isolé dans la clinique des psychoses, plus précisément dans celle de l´Automatisme Mental, il fait partie de l´objet a, objet littéral. Et  en plus il ne faudrait pas oublier que Lacan le dit « aphone ».

Cette voix il va la  libérer de sa substance, la « revider » de l´être et donc du sens, en rendant ainsi « la voie libre ». A partir de ce vidage Le discours de Rome trouvera une nouvelle écriture où les équivoques ne manquent pas : il y en a deux écritures : « disque …ourdrome » et « dis ce que… ourdrome ». Sur ce dernier  mot (?), il reviendra plus tard, au moment où Lacan cherche l´unité du signifiant –S1- et les trois vertus. (p.192) Passage assez drôle dans ses contournements et qui  rend la lecture plus décontractée.

Lalangue, la jouissance du corps et le Réel

Ourdrome va être associé à une autre onomatopée, "ronron", comme signe de la jouissance du corps, mais du corps animal, notamment celle du chat. Et Lacan souligne que, contrairement à celle de l´animal parlant, elle est totale. Tout le corps du chat jouit sans qu´aucune limite la réduise. Cette remarque lui « fait entrer à ce dont je veux partir. » (p.179) Il reprend l´énoncé cartésien pour y opérer une forclusion, un rejet, du « donc », qui ouvre une nouvelle voie où le sujet désubstantivé,  se  noue à la jouissance. Dès  lors Lacan subvertit le « je pense donc je souis » dans « je pense  donc se jouit ». Il y apparaît d´emblée la liaison de la pensée à la jouissance, contrairement à toute la tradition  philosophique qui le précède et qui liait la pensée à l´être. La conséquence, « donc », fait apparaître le surgissement  d’un deuxième  sujet, par la terminaison du verbe  « jouit » et en plus  il prend la forme réflexive « se jouit ».

Comment lire ces transformations ? Nous pouvons dire que le sujet de la pensée, le « je », n´est pas le même que celui de la jouissance à la troisième personne,  que ce dernier est un sujet lié à la réflexivité. Cette dernière connotation nous renvoie au corps constitué au stade du miroir, comme reflet de l´autre. C´est pourquoi Lacan dira plus tard que « le corps s´introduit dans l´économie de la Jouissance - c´est de là que je suis parti - par l´image du corps. »(p.191) Et si elle prend une telle ampleur dans l´économie individuelle et collective, elle trouve sa raison dans le Réel, c´est à dire, dans la prématuration qu´elle anticipe. Mais  Lacan affirme, quand il met en rapport le corps « naturel », c´est à dire, « pas tout le corps » : « n´y étant noué (à lalangue) que par le Réel dont il se jouit ». Le corps donc ne peut pas se jouir tout seul ni totalement comme celui de l´animal. Il trouve une limite imposée par le Réel. Mais il reste en suspens une question dans cet énoncé de Lacan. Est-ce le Réel  la cause de la jouissance du corps ou plutôt le lieu d´où il jouit ?

Ce rapport entre corps et jouissance  se trouve indiqué par Lacan dès le début, quand il fait valoir la « jubilation illuminative » de l´enfant  au moment de sa reconnaissance come corps unifié. Il  y a une autre formulation de Lacan qui me semble encore plus énigmatique : « jejouit », en un seul mot, comme lalangue. Elle en fait partie ? Nous y trouvons à nouveau l´enroulement de deux sujets grammaticaux  en principe distincts, mais qui, sous la forme de lalangue, se conjoignent en un seul. Cela voudrait nous indiquer que le « je » n´existe que par l´action de la « dritten Person » ? Qu´ il n´y aurait pas de première sans la troisième ? Ou encore est-ce qu´ils sont les mêmes pour lalangue ? Et pourquoi  le seraient-ils ?

Nous pourrions aussi  considérer cette réflexivité à la manière de l´aller – retour  de la pulsion qui nous indique l´insatisfaction inhérente à toute satisfaction possible.

La question de lalangue apparaît dans sa plus grande complexité dans les pages 188 et 189. Je vais en faire  une lecture que je vous propose. Mais je me suis senti obligé de la diviser en parties différenciées pour essayer d´isoler les éléments, à mon sens décisifs par les conséquences qu´ils  impliquent, si ma lecture n´est pas trop erronée.

Lalangue, l´équivoque interprétation.

Elle apparaît comme « le trésor des équivoques »  qui permet  d´entendre  de manière différente un  même phonème. Lacan propose trois cas qui diffèrent par l´écriture  - vœu-veut ; deux-d´eux et non-nom – mais qui se  prononcent pareillement. Le lien de lalangue et de l´équivoque comporte que « c´est lalangue dont s´opère l´interprétation ». Cette affirmation retient notre attention par l´équivalence qu´elle instaure entre lalangue et l´équivoque, et par les questions qu´elle pose concernant le statut de l´inconscient que je poserais à la fin de ce travail.

Le corps, le  Réel et lalangue

Le Réel pour le corps, où ce dernier s´y jouit, représente une « opacité » et « un abîme ». Mais tous les deux  sont « civilisés », atténués par lalangue au sens où elle porte la jouissance  à son « effet développé ».

De quel développement s´agit-il ? Le texte dit que le corps jouit d´objets du corps, identifiés comme étant éclatés. Cet éclatement suppose donc que l´objet a soit préalablement «  brisé ». Cela implique que le corps ne jouit pas de l´objet a comme tel mais de ses brisures. Mais qui les produit ? Est-ce que c´est lalangue qui aurait cette fonction ?

Un peu plus loin Lacan indique que cette opacité est liée à la mort, quand il écrit que la jouissance fait dépôt dans lalanque « non sans la mortifier, non sans qu´elle ne se présente comme de bois mort. » Mais il ajoute qu´il s´agit « d´une mort localisée. »

Un an plus tard, dans sa conférence à Genève sur le symptôme, Lacan affirme que l´opacité, non plus celle du Réel au corps, mais de la jouissance à ce dernier tient au fait « d´exclure le sens » (Autres Ecrits, p.570). Cette question si importante se complique, d´une certaine manière, mais elle peut aussi s´éclaircir par un de derniers passages sur lalangue dans La Troisième.

Lalangue et le savoir inconscient

Quel rapport Lacan établit-il entre lalangue, le savoir et l´inconscient ? Il part  de la déclaration que lalangue fait le « support » du Symbolique, où s´élabore le savoir. Mais lequel ? Celui qui constitue à proprement parler l´inconscient. Ce savoir que nous avons l´habitude d´appeler savoir « insu ». Lacan pourtant va y introduire une modification nouvelle quand il écrit que ce savoir est « inscrit de lalangue », et souligne qu´il ne sera jamais réduit et donc que le refoulement originaire freudien ne sera jamais interprété (p.200).

Savoir donc « sans  pouvoir » contrairement à celui de la science tout autant qu´à celui du Symbolique. Un savoir de « l´impuissance à savoir » (cf Le savoir du psychanalyste, première séance où Lacan introduit pour la première fois et par un lapsus le terme de lalangue.) Dans le Discours de Genève, déjà cité, il indique une autre version du savoir inconscient comme celui du « savoir-faire avec lalangue » où nous pouvons entendre le R du Réel ou encore celui de l’erre…

Dans Lituraterre Lacan  met à la suite de « savoir en échec », « échec du savoir ». Quelle pourrait être la différence ? Pour ma part je pense que le premier est l´équivalent de l´impuissance du savoir, alors que le deuxième semble faire référence au savoir hégélien et peut être entendu comme si on était dégagé de rendre compte d´aucun savoir.

Sous forme de conclusion à la fin de cette brève recherche je me suis posé quelques questions assez simples.  Celle qui m´intéresse d´avantage : qu´est-ce qui a amené Lacan à écrire lalangue en un seul mot ? Autrement dit : pourquoi n´y a-t-il pas ni division ni séparation ? Et si nous n´oublions pas le lien entre lalangue et l´inconscient déjà indiqué plus haut, quelles conséquences pourrions-nous en tirer sur le statut de l´inconscient ?

Finalement, pouvons-nous continuer à dire que l´inconscient est structuré comme un langage ?

Jorge Cacho

San Sebastián (España),

8.07.2013

P.S. Pour ceux qui voudraient savoir si Lacan a donné une définition de lalangue, ils peuvent la trouver dans la conférence faite à Milan le 30.03.74, juste avant La troisième. Il dit : « Je fais lalangue parce que ça veut dire lalala, la lallation, à savoir, que c´est un fait que très tôt l´être humain fait des lallations comme ça. Il n´y a qu´à voir un bébé, à l´entendre et que peu à peu, il y a une personne, la mère, qui est exactement la même chose que lalangue, à part que c´est quelqu´un d´incarné, qui lui transmet lalangue ». Dans le séminaire Encore : « …(lalangue)…désigne la langue maternelle » (p.126, éd. du Seuil).

Je ne suis pas sûr que ce que Lacan dit aux milanais éclaircissent ni facilitent l´intelligence sur lalangue. Comment saisir la transmission de lalangue par la mère et l´équivalence entre les deux ?

Ce qui semble se déduire de ces derniers textes concerne le caractère « musical » de lalangue de « l´infans », si nous nous nous rappelons de l´origine latine de « lallare », chanter et que, de toute façon, elle concerne l´aspect informel avant que l´enfant ait pu structurer ces sons en langage.