Le nœud, le discours du maître et la colonisation, par Virginia Hasenbalg

"Elle (la race) se constitue du mode dont se transmettent par l’ordre d’un discours les places symboliques, celles dont se perpétue la race des maîtres et pas moins des esclaves, des pédants aussi bien, à quoi il faut pour en répondre des pédés, des scients, dirai-je encore à ce qu’ils n’aillent pas sans des sciés.

Je me passe donc parfaitement du temps du cervage, des Barbares rejetés d’où les Grecs se situent, de l’ethnographie des primitifs et du recours aux structures élémentaires, pour assurer ce qu’il en est du racisme des discours en action.

J’aimerais mieux m’appuyer sur le fait que des races, ce que nous tenons de plus sûr est le fait de l’horticulteur, voire des animaux qui vivent de notre domestique, effets de l’art, donc du discours : ces races d’homme, ça s’entretient du même principe que celles de chien et de cheval.

Ceci avant de remarquer que le discours analytique pourtoute ça à contrepente, ce qui se conçoit s’il se trouve en fermer de sa boucle le Réel."

J. Lacan, L’étourdit

La décolonisation ne met pas un terme à la colonisation puisqu’un lien social a été forgé par le fait colonial et il perdure. Et la clinique en témoigne, autant au cabinet que dans la psychopathologie de la vie quotidienne. La domination continue. L’argent et le pouvoir se chargent de maintenir les lignes de partage dans la société. Des maîtres remplacent les anciens, les places étant déjà là elles ne demandent qu’à être occupés, fut-ce par les anciens dominés. Aujourd’hui en Amérique latine, si vous êtes blanc et si vous appartenez à la classe moyenne, croyez moi, soyez prudent: vous n’avez plus la main.

C’est un effet de discours. Comme dans une pièce de théâtre,  les rôles sont là, peu importe les acteurs. Et ça se répète.

 

Heureusement, tout n’est pas écrit par avance. Si les marques sont indélébiles, le déchiffrage peut changer.

Heureusement le discours analytique permet de questionner, si on s’en donne les moyens, ce qui fonctionne autrement d’une manière automatique, comme Freud nous l’a appris.

La psychanalyse n’a pas pour vocation de modifier un lien social établi, tout au moins elle peut l’éclairer, à partir de l’échelle individuelle qu’offre la clinique.

 

Le noeud borroméen à trois, tel que Lacan semble nous le proposer dans les dernières années de son enseignement, est pour moi un appui résolument nouveau pour penser la colonisation, parce qu’il permet, entre autre, de considérer la ségrégation qui découle du fait colonial comme un symptôme, et pas nécessairement comme un fait de structure inéluctable: et ceci me paraît fondamental tout au moins dans ma pratique. Car la ségrégation  n’est pas une impasse mais une fausse impasse, c’est-à-dire un symptôme qui relève de ce qui est au bout du compte analysable.

 

Le Nom du Père comme quatrième rendrait compte pour moi de l’exclusion qui accompagne régulièrement les phénomènes de domination d’une population par une autre au nom de l’identité nationale fondé sur une certaine conception du père. La gloire d’une lignée s’appuie souvent sur celle d’une transmission biologique, qu’on pourrait dire réelle. En Espagne, elle s’appelait, limpieza de sangre, traduite en français par pureté de sang, un pur-sang. Dans le séminaire unique des Noms du Père, Lacan commente le sacrifice d’Abraham en ces termes:

Ce qu'Elohim désigne pour sacrifice à Abraham à la place d'lsaac, c'est son ancêtre, le dieu de sa race.

Il s’agit de provoquer la chute de l’origine biologique

 

Mon analyse et ma formation analytique ne pouvaient pas éviter l’analyse de certaines marques. Celle de cette domination d’une population par une autre, ainsi que celle du type de féminin qui en découle: les places homme-femme sont dénaturées. Ou bien vous appartenez à la société des dominants, ou alors à celle des dominés. Dans ce dispositif, la sexuation devient secondaire.  Si elle fait partie de la société des maîtres, une femme se trouvera parfaitement légitimée selon la norme mâle.

L’autre facteur à tenir en compte est celui de l’immigration, autant celle de mes ancêtres que la mienne.

Je ne pouvais pas rester sourde à ces questions qui rendent compte d’où je viens, autrement dit d’une subjectivité nécessairement métissée, et qui se met en place dans un certain lien social qui en tant que discours entoure et détermine, peu ou prou, les liens familiaux.

 

Ce type de travail n’est peut-être pas indispensable pour ceux dont le parcours subjectif prend comme une évidence une identité nationale ou religieuse établie dans une continuité historique et géographique, autrement dit, gouvernable par les bienfaits de la civilisation. Parce que quand ça tient, pourquoi s’interroger ?  Pour une raison très simple: la fidélité due au père fondateur à un prix. Si un homme est fidèle au père, il va privilégier le symbolique au détriment du Réel. Et à ce titre il ne peut pas donner à une femme une place pour que le noeud à trois puisse s’écrire.

Il est rendu difficile dans ce contexte que le sujet puisse s’autoriser à exister dans un dire créatif qui fasse acte, dans un dire vrai qui supplée au non-écrit du rapport sexuel. Parce que le noeud à trois est une façon de prendre en compte le Réel et ce dire est la seul façon de « remplir la rainure du non-rapport sexuel» sans faire symptôme.  Devant le Réel de ce qui ne s’écrit pas, de ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire (du non rapport s’entend) le discours analytique démontre, dit Lacan, que le dire vrai peut aboutir à une écriture, contingente, certes. Ca peut cesser de ne pas s’écrire entre deux sujets. (non-dupes 12 février 1974) . Est-ce l’écriture du noeud à trois lui même?

La fidélité au père fondateur entrave le risque qu’implique une parole créative qui pourrait le désavouer malgré les soins déployés, qui pourrait trahir par inadvertance le trait qui réunit le groupe. Ce fonctionnement inhibe ce qui relève de l’invention.

Quand je suis arrivée en France je me rappelle d’avoir  été très étonée en constatant le nombre impressionnant de gens qui portait un patronyme français. Ceci n’est pas étonnant car la feuille d’appel dans ma classe reflétait plutôt une tour de Babel issue de l’immigration massive (6 millions de personnes sont arrivés en un demi-siècle). Comment concevoir le tissage d’un lien social en une ou deux générations entre des personnes d’origines, de langues, de religions différentes?

 

Le noeud à trois, en tant qu’outil dans notre pratique d’analystes, offre une place logique et légitime qui autorise à penser ces phénomènes autrement que comme étant dus à un destin inéluctable ou à une structure inamovible. Cette logique permet de penser la colonisation, la domination d’un homme par un autre, ou l’immigration, en se passant de la position revendicative et hystérique, qui ne fait que perpétuer depuis toujours le discours du maître à l’oeuvre dans la domination qu’elle-même dénonce.

Le noeud à trois est décrit et articulé par Lacan dans des textes d’apparence obscure, sans un fil conducteur apparent. Il n’est pas un maître à penser, il a plutôt le souci de transmettre son dernier mot sur le discours analytique. Et pourquoi pas son souci d’un lien social entre analystes qui ne soit plus régi par un savoir constitué, supposé universel?

Pourquoi quitter le nid douillet d’une maîtrise plus ou moins reconnue que le noeud à quatre légitime avec souvent une solide réputation ?

Mon impression c’est qu’en ne prenant pas en compte le noeud à trois c’est comme s’ils avaient quitté la salle avant la fin du film. Et c’est dommage.

Je crois que Lacan n’a pas été entendu comme il le voulait lors de RSI. Et le Sinthome explique la surdité de l’auditoire au séminaire suivant. Nous, nous avons la possibilité de revoir la copie, d’une grande complexité, mais pleine de promesses.

 

Le noeud me permet d’envisager le fait colonial comme un effet du discours du maître, certes, mais d’un discours du maître qui peut être relativisé, à l’échelle individuelle, certes, mais c’est déjà ça!

Un maître sans l’auréole de l’être mais cerné dans sa capacité de décider, là où une femme dans son rapport plus étroit au Réel a affaire à l’indécidable.

 

En tout cas, le conquistador qui débarqua en Amérique latine fondait son autorité sur la religion catholique. L’idée d’un père commun à tous, prêchée par les communautés religieuses à l’Indien se fondait à son tour sur l’exclusion des autres pères fondateurs. Rappelons brièvement qu’à la suite de la Conquête de Grenade et de l’unification d’Espagne, les juifs et les musulmans furent durement exclus du royaume qui devait se réunir sous un seul père, le Dieu de la religion catholique. Que cette sévérité s’accompagnait de celle de l’Inquisition fondant le socle de l’identité national.

Et pourtant l’acceptation certaine d’une altérité avait eu lieu avant, à Al-Andalous, la péninsule ibérique sous domination musulmane, dans une période d’essor culturel et symbolique où les trois monothéismes ont pu co-exister. Le groupe de Cordoue à l’Ali, a largement interrogé ce phénomène sous la direction tenace de Pierre Christophe qui poursuit son travail avec le noeud à trois.

Je avais constaté moi aussi cette co-existence des trois, à la même époque, dans un petit travail sur le débat des théologiens à la controverse de Valladolid. La question reste ouverte: est-ce le noeud à trois qui faisait lien social à Al Andalous? Si c’était le cas, ce moment fulgurant, fragile, de courte durée démontre qu’il est possible de relativiser la prégnance d’un discours du maître qui exclut d’autres pères fondateurs que le sien propre, ce qui illustre le titre du séminaire unique de Lacan, celui des Noms du Père? Ce pluriel contenant en lui le trois du noeud.

 

Dans le séminaire Le savoir du psychanalyste Lacan dessine une boucle qui relie les quatre formules du tableau de la sexuation. Il introduit une boucle qui fait circuler l’impossible, le réel, l’indécidable qui demeureront néanmoins dans le schéma de la sexuation l’année suivante, dans Encore, du côté femme. Mais dans le séminaire des Non-dupes-errent, un an après, un nouveau tableau rappelle les formules de la sexuation, c’est-à-dire la dissymétrie ordonnée à droite par la négation des quanteurs du côté gauche. Mais dans ce tableau l’impossible, le Réel se trouvera au milieu et non plus à gauche comme auparavant.

Que dit-il du Réel alors? Il est décrit comme ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, p et non p, l’un et l’autre étant invérifiables logiquement. Une erreur dans la version écrite du séminaire a gommé une partie de la phrase, celle qui permet justement de voir que Lacan s’appuie sur l’indécidable, qu’il explicite néanmoins et qui était déjà présent dans la boucle du séminaire du Savoir du psychanalyste, dont je parlais plus haut. L'intérêt de ce terme savant d’indécidable, que nous devons à Gödel, c’est de se différentier de contradiction. Rappelez vous que la contradiction est la logique qui régit côté universel, côté homme. Elle veut dire que si l’un est vrai, l’autre est nécessairement faux. Mon travail sur la logique binaire l’année dernière a essayé d’en dire deux mots.

Dans ce nouveau mathème, qui se situe entre le tableau de la sexuation et le noeud, c’est un indécidable qui apparaît entre les deux formules de l’existence, parce que les deux affirmations, p et non p se présentent en même temps sans qu’on puisse vérifier aucune. Et il dit, c’est ça l’impossible, c’est ça le Réel. Pas de conjonction, mais pas d’exclusion non plus.

 

Le Discours du maître bute sur le Réel. Pas besoin d’une hystérique pour qu’il y échoue. Il y a un moment où les vis et les chevilles ne s’emboîtent pas, ne lui en déplaise. Mais comment le lui faire entendre? Comment lui expliquer l’au-delà du tout phallique où il est enfermé avec son fantasme sans commettre une lèse majesté? Faut-il pour cela faire valoir par la parole, dans un dire, l’espace ouvert des femmes? Faire valoir par un dire cet autre lieu que l’universel, où peut se frayer une contingence, celle grâce à quoi «quelque chose», entre guillemets, peut cesser ne pas s’écrire?

Le noeud à trois me laisse croire que c’est possible.  Il suffit par exemple de regarder le passage qui va du schéma de la sexuation au noeud borroméen pour en avoir un aperçu. L’objet a, le Réel, l’impossible situés avant clairement du côté femme, seront désormais au coe ur du noeud. Ce qui se trouvait en dehors de l’universel, à côté de l’ensemble fermé, est maintenant au centre.

Comment comprendre cela?

Serons nous tous logés à la même enseigne ? Celle d’un Réel dont on a intérêt à en être averti pour ne pas l’exclure en le faisant porter par quelqu’un d’autre.

 

On parlait au début de «Conquête» d’Amérique, mais la reine Isabel la Catholique a imposé la censure de ce signifiant en le remplaçant par celui de «Découverte», qui est le terme consacré depuis. Déjà dans ce glissement on passe de «se rendre maître par la force des armes» (étymologie de conquérir), vers « trouver, rencontrer à l'improviste quelque chose dont l'existence était inconnue, la présence insoupçonnée ». Ce changement de nomination du processus exclut le sens d’un ennemi présent sur les lieux et justifiant les armes, en le remplaçant par une présence insoupçonnée, l’Amérique, souvent représenté par une femme Indienne portant en son sein un enfant du conquistador, mère symbolique des latino-américains.  Cette métaphore d’un rapport sexuel fondateur prend appui sur une exclusion, celle des hommes autochtones.

De conquête à découverte, on efface les traces des natifs, devenus esclaves, disparaissant en tant qu’hommes. On dira qu’ils sont féminisés.  En fait, ils se trouvent exclus de l’universel de la norme phallique qui légitime celui qui est un homme par l’allégeance à un même père fondateur. En réalité, leur féminisation s’explique par leur déplacement par exclusion vers le côté de ceux qui sont censés représenter le Réel.  Le noeud à trois nous oblige à concevoir ce Réel autrement que par un phénomène d’exclusion.