Entre signifiant et lettre, par Stéphane Thibierge

Mathinées lacaniennes du samedi 8 décembre 2012

 

Stéphane Thibierge : Incidences topologiques de la lecture et enjeux analytiques de la distinction entre signifiant et lettre

 

Je vais partir de remarques à partir de ceux qui ont parlé avant, Virginia ou Henri. Mais là, je vais me servir en particulier d'une remarque d’Henri qui va me servir de point de départ. Oui, je me proposais de parler de la lecture et de, assez simplement, essayer de vous montrer et d'articuler aussi pour moi-même parce que c'est une question qui m'intéresse depuis longtemps : pourquoi effectivement la lecture est un enjeu pour les enfants, bien sûr quand ils apprennent à lire, c’est un enjeu très important, mais aussi bien pour nous. C’est-à-dire : comment nous lisons et si nous lisons ?

 

Pourquoi cette question de la lecture est-elle un enjeu considérable, en particulier dans la pratique de l'analyse, mais pas seulement. Pas seulement, dans notre rapport au réel. Et je voudrais essayer de vous montrer en quoi et de quelle façon, par quels exemples, on peut indiquer comment la lecture justement comporte ces enjeux importants, touchant notre rapport au réel, c'est-à-dire ces enjeux topologiques, pourrait-on dire, et aussi de la même façon ces enjeux subjectifs.

 

Je m'appuierai d'abord sur une remarque d'Henri que j'ai trouvée très parlante et très suggestive. Henri, si je ne me trompe pas, tu as dit que tu trouvais que quand on fait de la topologie à l'aide des instruments mathématiques, ça a sa valeur bien entendu, mais tu disais que ce qui te paraissait la topologie la plus fine, la plus authentique... – [Henri Cesbron Lavau — la plus riche] … « la plus riche », oui, alors c'est moi qui explicite ça à ma façon – … c'est l'écriture. C'est l'écriture au sens par exemple d'une lettre qu'on écrit à quelqu'un ou d'un texte qu'on écrit. C'est bien ça que tu disais ? [Henri Cesbron Lavau — Oui, oui, tout à fait.] Alors ça, je trouve que c'est une remarque très éclairante, surtout de la part de quelqu'un comme toi qui as le maniement relativement aisé, en tout cas certainement plus aisé que moi, de la topologie exercée à l'aide des outils mathématiques. Je vais partir de ta remarque. Elle m'a donné l’idée, pas l’idée justement, elle m’a fait remarquer ceci, tout à l'heure, que je vous propose ainsi : qu'il y aurait une manière d'indiquer la différence entre une manière d'entendre le signifiant, d'entendre le langage, d'entendre enfin, pour dire les choses très simplement, une façon d'entendre ce qui se dit, la différence donc entre une manière d'entendre ce qui se dit, qui serait une manière aristotélicienne, puisque que tout à l'heure Jean (Brini) l’évoquait. Une manière aristotélicienne c'est une façon savante de nommer la façon, souvent, dont nous sommes pris dans la compréhension tout simplement. C'est effectivement beaucoup à Aristote qu'on doit ce pli, cette pente qui est la nôtre à la compréhension.

 

Je voudrais commencer donc par distinguer entre une façon d'entendre et une façon de lire. Orientés par la compréhension, c'est-à-dire orientés comme nous sommes quand même le plus souvent orientés, que nous le voulions ou non ! Et puis une manière qui est plus topologique d'entendre, c'est-à-dire plus conforme, plus attentive à cette dimension topologique de l'écriture que mentionnait Henri.

 

Cette différence entre ces deux manières d'entendre, je vais l'illustrer de la façon suivante : il y a une façon d'entendre le langage, d'entendre ce qui se dit, qui est une façon, comme vous le savez, c'est celle qui domine dans notre éducation scolaire et c'est en particulier celle qui domine dans une discipline que je connais parce que j'y ai été formé, c'est comme ça, chacun trouve son énonciation par les chemins qu'il rencontre au début. et puis on ne les choisit pas ses chemins ! Donc il se trouve que cette première façon d'entendre le langage c'est celle qui domine en philosophie, et qui est considérée, à tort ou à raison, peu importe (à mon avis pas à raison), comme étant le modèle de la façon dont il y a lieu d'entendre le langage. Non seulement je pense que ce n'est pas le modèle, mais je pense aussi que c'est un sérieux handicap dans la vie que de partir avec l'idée que c'est le modèle de la façon d'entendre. Mais bon, ça c'est une façon personnelle, motivée cependant, mais qui reste personnelle. Je n'en parlerai pas comme ça si ce n'était pas ma formation. Je sais un tout petit peu de quoi je parle quand je dis que c'est un handicap.

 

Jean Périn : C'est la nôtre aussi, si je te suis bien.

 

C'est la nôtre aussi, oui, tout à fait… simplement en philosophie, on est plus aveuglés à l'endroit de ce handicap.

En quoi ça consiste cette façon d'entendre ce qui se dit ou ce qui s'écrit ?

Ça consiste dans la tentative, et là je vais vous évoquer des choses qu'en principe vous connaissez bien, ça consiste dans l'idée et l'idéal, de toute façon l'idée et l'idéal c'est pratiquement la même chose, quand on cherche des idées c'est qu'on est dans l'idéal.

 

Jean Périn : Ah ! J'aurais une petite réserve.

 

Oui… Quand on cherche des idées la chance qu'on peut avoir c’est de trouver quelque chose mais ce ne sera pas des idées qu’on trouvera. On trouvera autre chose. On trouvera tout ce qu'on trouve quand on cherche des idées. On est dans une espèce de mélasse et tout d'un coup on a la chance de tomber sur quelque chose. Mais ça peut être même un objet qu'on ramasse parce qu'on l'a vu par terre tout en cherchant ses idées. Enfin vous voyez ! Comment dire ?

 

Pierre Gorges : Une invention, on tombe dessus.

 

Voilà ! On tombe dessus. Mais je reviens à mon propos. Donc, on s'imagine que la façon d'entendre correctement, c'est d'entendre à partir du sens des concepts. On va donner à la lecture une certaine orientation. On va l'articuler à des concepts. Et ces concepts on va considérer qu'ils sous-tendent le texte ou l'énoncé qu'on essaye d'entendre, qu'on essaye de piger. Et on va donc, à partir de là, s'engager dans une démarche qui, si on la porte au comble de son effectivité, est la démarche philosophique. Mais c'est aussi bien la démarche que nous apprenons tous à l'école. Cette démarche, elle nous importe quand même, ça m'arrive de temps en temps de dire ça, parce que je trouve que c'est important quand on lit Freud, elle nous importe parce que c'était quand même l'idéal de Freud. Freud était porté par cet idéal d'une réalisation par concept, de l'invention qui était la sienne, et notamment celle de l'inconscient. Et tout le génie de Freud, je trouve, c'est d'être arrivé à tordre en quelque sorte les concepts qu'il utilisait pour arriver à y faire entendre… (presque malgré lui parce qu'il était très soucieux de cet idéal conceptuel) à y faire entendre néanmoins quelque chose qui ne rentrait pas du tout dans les concepts – mais qui est justement ce qui fait un peu le sujet de notre « Mathinée » depuis ce matin je trouve – précisément de quoi parlons-nous quand nous parlons de ce qui nous intéresse dans l'analyse et dans l'existence aussi bien, disons, enfin une façon de le dire : l'objet de notre intérêt, l'objet qui nous intéresse, y compris au sens analytique.

 

Alors la première manière d’entendre que je voulais vous évoquer c’est celle-ci… – mais ce n'est pas celle qui est la plus opératoire pour la psychanalyse, cette façon de vouloir entendre par concepts –, … on va chercher des définitions.

 

Il y a une autre manière qu’Henri évoquait tout à l'heure, en disant, que la topologie, enfin, que l'écriture, c'était « la forme la plus riche de la topologie ». Si vous êtes attentifs, si nous sommes attentifs à cette dimension topologique de la lecture, eh bien nous pouvons l'être de la manière suivante : au lieu de chercher à attraper ce qui est écrit ou ce qui est dit, à travers des notions, c'est-à-dire en supposant que ce qui est écrit ou ce qui est dit est sous-tendu par des concepts, au lieu de faire ça, nous allons prendre ce qui est dit ou ce qui est écrit, en repérant simplement, alors je vais l'écrire comme ça :  a  , imaginez que vous lisez une lettre, que quelqu'un vous a écrite. Vous recevez une lettre, vous la lisez. Vous allez donc vous trouver à faire ce que nous faisons quand nous lisons, c’est-à-dire…

 

J’écris ça :

a b c d e f g (1ère suite) etc.,

et je vais réécrire… n'importe quoi :

a b g e f c g d… (2ème suite).

 

… vous allez lire la lettre (ou tel ou tel texte) et forcément vous allez identifier, vous allez remarquer, on ne peut pas faire autrement, c'est ça la lecture, enfin, on ne peut pas faire autrement mais ça ne veut pas dire qu'on y soit toujours attentifs. Vous pouvez remarquer qu'il y a des éléments qui vont revenir comme ça. Vous pouvez être davantage attentifs au fait qu'il y a des éléments qui reviennent, et que comme ils reviennent, eh bien vous identifiez que ce sont les mêmes, que c’est celui-là ici   a , quand vous le lisez, vous remarquez que vous l'avez déjà lu une première fois, ou vous ne le remarquez pas d'ailleurs, mais ça n'empêche pas que réellement vous le lisez une deuxième fois.

 

On peut aller un petit peu plus loin et dire que vous pouvez porter cette façon de lire jusqu'à son maximum de rigueur et de simplicité, en vous disant : je ne vais pas être attentif aux concepts qui sont censés sous-tendre cette suite de lettres, je ne vais pas m'en occuper des concepts. En tout cas je ne vais pas m'en occuper de façon première. Je vais en revanche m'occuper principalement de repérer correctement les récurrences des lettres qui reviennent dans la suite que forme le texte que je lis. Je vais m'occuper davantage de ces récurrences. Et c'est à partir de ces récurrences, c'est à partir de cette lecture-là, qui ne s'occupe que des lettres et de leurs récurrences, que je vais essayer de produire, moi le lecteur, une énonciation.

 

Si vous cheminez un petit peu, si vous avancez un petit peu dans cette manière de distinguer en les opposant ces deux façons de lire, que je ne simplifie pas, j'insiste un peu sur leur distinction mais je ne crois pas les simplifier, si vous allez un peu au bout de cette opposition que je fais et que je vous propose, vous allez arriver à quelque chose, qu'encore une fois en entendant les remarques d'Henri et aussi du travail que faisait Virginia sur La Troisième, parce que dans La Troisième aussi Lacan évoque ceci, d'une manière moins directe mais quand il parle des éléments comme ça que le langage introduit dans le corps si je puis dire, ces éléments imbéciles de pensée, etc. eh bien si nous sommes attentifs à ce que j'essaye là de mettre un peu en valeur comme façon de lire, nous arrivons tout droit, à un exercice et une pratique que nous connaissons bien, que je dois dire… jusqu'à ce matin je n'étais pas habitué à considérer comme étant vraiment de l'ordre – très purement et de façon très féconde – de la topologie, mais grâce à Henri maintenant je pense pouvoir le dire comme ça.

 

C'est-à-dire, vous arrivez à la poésie pure : un texte de poésie, et en particulier si c'est une poésie riche, féconde, qui justement ne craint pas d'asseoir toute sa puissance évocatrice sur la répétition pure de signifiants,  pas de mots, pas de concepts, mais de signifiants purs. C'est ça la poésie pure : c'est la poésie qui fait des assonances, des résonances, qui ne s'appuie pas du tout sur le sens, qui s'appuie sur le cristal de la langue justement, mais pas sur le sens. Je vous en donne un exemple tout de suite. Je ne citerai pas notre collègue Esther Tellermann dont j'apprécie énormément les travaux, comme c'est une amie je ne vais pas la mettre en valeur, mais je vous renvoie à sa poésie parce qu'elle est très sensible à cet aspect-là de la poésie justement. Elle essaye de travailler ça avec beaucoup à la fois de rigueur et de finesse dans ses productions, mais je vais prendre une référence plus classique que vous connaissez je pense tous. Si vous prenez cet auteur qu'est le très grand poète Gérard de Nerval, si vous prenez en particulier ses sonnets qui ont toujours fait se casser les dents de tous les commentateurs, parce que ce sont des sonnets – ça s'appelle Les Chimères –, qui sont écrits, là on peut le dire, sans aucun référent attrapable. C'est parfaitement visible quand vous essayez de mettre du sens sur ces sonnets et que vous lisez comme ça m'est arrivé de le faire, comme à d'autres, à une époque en tout cas quand j'avais cette idée idiote d'ailleurs qui est véhiculée par notre idéal éducatif et scolaire, c'est une idée vraiment idiote mais nous l'avons tous, cette idée qu’un poème, exactement comme un traité philosophique, devrait avoir un sens. Et puisqu'il devrait en avoir un, il faut le trouver. Donc je me rappelle très bien être allé dans des bibliothèques à une époque où j'étais donc dans cet idéal et avoir cherché les explications des sonnets de Nerval dans Les Chimères. Vous pensez bien que comme c'est très difficile à « comprendre » justement, et tant mieux ! eh bien les commentateurs s'en sont donnés à cœur joie, c'est-à-dire qu'il y a des bibliothèques écrites sur ses poèmes. Et pourquoi pas d'ailleurs ! Si ça fait plaisir je ne vois pas pourquoi on s'en priverait ! Mais en même temps ça bouche complètement l'aspect topologique justement de cette écriture, qui est que, l'aspect topologique c'est ce que fait résonner Nerval et ce que font résonner les poètes, et pas que les poètes, parce que vous avez des traditions de pensée, je dirais plutôt de lecture que de pensée, vous avez des traditions de lecture et des traditions de rapport au sens qui sont extrêmement fines, pas forcément du tout articulées avec les mêmes accents que la nôtre, mais qui font de l'exercice que je suis en train d'évoquer, c'est-à-dire le simple fait de repérer la récurrence du signifiant, la seule élucidation possible de ces signifiants. Je pense à des traditions comme certaines branches du bouddhisme en Extrême-Orient, je pense à la tradition du T’chan (ou : du zen) qui ôtent de leur pratique toute référence à du concept articulé. En revanche, qui mettent tout l'accent sur l'aspect de récurrence du signifiant comme tel c'est-à-dire l'aspect de la lettre, parce que la lettre c'est exactement le signifiant en tant qu'on est attentif à sa récurrence dans un ordre qui ne peut pas être autre que ce qu'il est quand il a été posé, qui ne peut pas être différent. Si vous mettez la suite que j'ai écrite là, une fois que vous mettez la suite : a b c d… ensuite vous ne pouvez pas faire que ça n'ait pas été écrit dans cet ordre-là. La suite sera obligée de tenir compte qu'il y a eu ça à un moment donné. Et si dans l'ordre aléatoire de la suite, il revient à un moment donné : a b c d, eh bien ça va vous faire obligatoirement, là vous ne pouvez pas y échapper, c'est pour ça qu'on est dans la topologie, vous allez vous trouver dans un espace qui va être, pas seulement l'espace linéaire de la feuille de papier, mais qui va être troué littéralement par le fait, par la remarque que vous aviez ici une suite, et puis vous retrouvez là, la suite dans le même ordre. C'est-à-dire la même suite. Eh bien, quand je dis que l'espace à ce moment-là, l'espace intuitif, est troué, ça veut dire que vous allez produire à partir de cette répétition la remarque, je préfère dire ça que la pensée, parce qu'après tout vous pouvez produire cette remarque sans du tout la développer dans une pensée. Vous allez simplement produire la remarque que là où vous avez cette suite, eh bien cette suite renvoie à quelque chose qui manque et qui est la première inscription de cette suite. Et donc cette suite fait résonner un trou. Celle-là, la deuxième, fait référence – c'est une référence – à un objet qui est d'abord et avant tout le manque de la première suite.

 

Virginia Hasenbalg-Corobianu : Pourquoi est-ce que tu parles de manque ?

 

Stéphane Thibierge : Parce que la deuxième ne peut pas être la première, la deuxième fait résonner le fait que la première n'est plus là. C'est ça l'ordre. C'est ça qui fait que l'écriture a  fait tout de suite, dans son opération même, résonner le manque. C'est que là où tu as inscrit… [Virginia H.-C. — S'il est là il n'est plus là-bas] … voilà ! Et si tu le repères ici, tu vas te souvenir que tu l'as déjà repéré ailleurs, mais ce repérage ailleurs c'est l'indice d'un manque. Et donc ce manque est le premier référent de l'écriture, c'est le premier référent de signifiant telle que l'écriture nous apprend à le remarquer ; et la poésie, encore une fois quand vous prenez le début de n'importe quel poème de Nerval par exemple :

 

« La connais-tu, Dafné, cette ancienne romance »

 

Ça ne veut strictement rien dire. Vous lisez la suite, vous ne saurez pas de quelle romance il s'agit. Mais par contre vous allez avoir affaire à ce qu'on évoquait aussi tout à l'heure, à ce cristal de la langue qui va être mis en jeu, même pas au niveau des mots, même pas au niveau des partitions des mots, mais au niveau vraiment des phonèmes de la langue française. C'est ça que vous allez identifier comme se répétant. Et vous allez vous retrouver pris dans cette sorte d'articulation de poésie pure, en étant pris par quelque chose qui ne pourra que faire résonner, pour vous, je veux dire de façon singulière, parce que chacun va lire ça singulièrement, en y laissant résonner les résonances qui lui viendront singulièrement à la lecture de ce texte. Ce n'est absolument pas universalisable. En revanche ça peut être partageable, c'est-à-dire que vous pouvez faire état de ces résonances dans une conversation. Mais là, vous êtes dans un rapport à la lecture qui est un rapport topologique. Et qui est un rapport, j'espère vous l'avoir ainsi souligné, qui fait tout de suite résonner le manque. Et seulement à partir de là, à partir de ce manque, qui va ensuite border, ou aborder tel ou tel objet.

 

Pour revenir à l'exercice de ces traditions qui ne sont pas la nôtre – que nous ne connaissons pas bien, comme le T’chan (ou le zen) qui m'intéresse pour ma part et qui en intéresse certainement d'autres parmi vous – il est remarquable que, quelquefois, dans des formes très pures d'initiation, il y ait un usage du signifiant qui se borne à une seule énonciation. C'est-à-dire qu'on ne peut pas attraper la récurrence. Ça c'est très difficile. Ça s'appelle une éructation. Il y a une, alors on ne peut pas se raccrocher à la récurrence, parce qu'il n'y en a qu'une. Oui ?

 

Intervenant — Ça me fait penser à ce que vous disiez juste avant, vous dites « la séquence première n'est pas là », on pourrait entendre n'est plus là, mais on pourrait entendre aussi que même la première… En fait il y a une référence à l'une… je dirai qui est perdue d’avance. Donc en fait, qui n'est pas là parce qu'elle n'est pas là.

 

Stéphane Thibierge : Absolument. Et votre remarque, je la trouve très bienvenue parce qu'elle me permet de passer à un second point que je voulais vous évoquer, enfin il y en avait quelques-uns mais notamment un second que je vais évoquer tout de suite de la façon suivante, à propos aussi de la lecture. Au fond, c'est le point suivant et vous allez voir qu'il n'est pas sans rapport… enfin, je vais arriver à votre remarque par un chemin à peine détourné, c'est que pour pratiquer la lecture de la façon que j'indique là, que je vous rappelle, il est nécessaire d'arriver à isoler quelque chose que dans notre tradition en tout cas on a mis beaucoup de temps à isoler, et qu'on a isolé depuis assez longtemps, c'est-à-dire, il faut pour pouvoir noter, pour pouvoir écrire les choses… le langage comme ça, il faut arriver à isoler ce que nous appelons le signifiant : c'est-à-dire le langage, mais dans sa valeur pure de signifiant. C'est-à-dire sans aucune référence au sens. Ça, c'est l'invention, dans la tradition qui est la nôtre, de l'alphabet.

 

Je dis bien dans la tradition qui est la nôtre. Ça été fait dans d'autres traditions, en Chine ou bien chez les Égyptiens ou bien partout où on a inventé, fabriqué, une écriture qui était une écriture qui se marquait – puisque la dimension de la lettre elle est présente partout où il y a du langage mais la dimension de la lettre écrite comme vous le savez elle n'est présente que dans les traditions où effectivement on a marqué, isolé une écriture. Eh bien, nous, dans la tradition qui est la nôtre et qui est davantage tributaire de l'alphabet, de l'alphabet – disons grosso modo pour ne pas compliquer – sémitique, et puis l'alphabet grec, l'alphabet grec surtout. Cet alphabet qui a consisté à isoler, à fragmenter le signifiant jusqu'au point où on a pu évoquer encore, on a pu isoler ce qu'on appelle les consonnes. Les consonnes qui se caractérisent d'être une émission sonore, une émission signifiante encore très articulée au corps puisque vous savez qu'une consonne, ce qui la définit c'est qu'à un moment donné elle rencontre un arrêt dans le corps, une limite : soit elle rencontre la gorge, la glotte, le palais, la langue ou tout ce que vous voudrez. Elle rencontre un arrêt qui est du corps réel. Mais on a été plus loin, on a isolé la voyelle. Cela nous l'évoquions avec que Claude Landman au séminaire que nous faisons ici. [Jean Périn : Les Grecs…] Les Grecs ont isolé la voyelle et la voyelle comporte ceci de très énigmatique en soi, c'est qu'elle n'est bornée par rien du corps. Autrement dit la voyelle peut donner l'impression fondée qu'il pourrait y passer, et notamment dans la voix et notamment dans la voix des chanteurs ou des chanteuses, des cantatrices par exemple, qu'il pourrait passer dans la voyelle une jouissance qui ne serait pas bordée par le corps et qui donc pourrait aller questionner…, effectivement, si vous chantez un "a" par exemple, eh bien ce "a" il peut donner l'impression que vous êtes dans quelque chose qui n'est plus bordé par le corps. En réalité, ça l'est, mais ça ne l'est pas de la même façon.

 

Jean Périn : C'est quand même modulé, il y a le "a" moyen et puis…

 

Stéphane Thibierge : Jean, c'est clair que c'est modulé mais ce n'est pas arrêté, alors qu’un "b" par exemple, vous ne pouvez pas le tenir. Donc il y a là l'indice que... Mais c'est juste une remarque comme ça. Ce à quoi je voulais en venir c'est à ceci : c'est que pour isoler comme l'a fait l'alphabet, pour isoler ce signifiant, pour isoler les lettres c'est-à-dire le signifiant comme pur signifiant, il a fallu passer par le déchiffrement de ces inscriptions très spéciales qui sont privées de tout sens et en revanche dont l'ordre ne peut pas être modifié, c'est-à-dire l'inscription d'un nom propre. C'est en déchiffrant les noms propres qu'on a pu progressivement déchiffrer notamment l'écriture par exemple des Égyptiens, par Champollion, c'est-à-dire à arriver à isoler, encore une fois, la lettre – le signifiant comme pur signifiant dans sa valeur pure de signifiant. Il faut passer pour cela nécessairement par le déchiffrement, le déchiffrage de quelque chose qui se présente comme un nom propre. C'est-à-dire exactement comme j'ai écrit ici au tableau, d'une suite donc vous ne pouvez pas modifier l'ordre et une suite purement signifiante qui n'a pas de rapport avec le signifié.

 

J'insiste, vous allez voir tout de suite pourquoi, particulièrement, concernant la topologie de la lecture, sur le fait que toute lecture repose sur la possibilité d'isoler un nom propre. C'est-à-dire la possibilité du signifiant comme pur signifiant. Toute lecture, au sens fort de la lecture que j'évoquais tout à l'heure, au sens topologique.

 

Mais qu'est-ce que ça veut dire ça ? Et là je reviens à la remarque que vous faisiez tout à l'heure Monsieur. Qu'est-ce que ça veut dire que toute lecture, en tant qu'elle isole des signifiants, des lettres – des lettres, c'est-à-dire des signifiants localisés – qu'est-ce que ça veut dire que cette dimension du signifiant pur fait nécessairement référence à un nom propre ? Ça veut dire que toute lecture fait référence à un nom propre, nécessairement, de façon logique et topologique.

 

Mais qu'est-ce que c'est qu'un nom propre ? C'est une énonciation.

 

Un nom propre, quel qu'il soit, que ce soit Pierre, Paul, Jacques, Alexandrie, Paris, quelque nom propre que vous mentionniez, un nom propre c'est une énonciation. Avant d'être inscrit, c'est nécessairement une énonciation. C'est nécessairement l'énonciation de, comme on dit, de quelque "un". Il faut qui il y ait eu énonciation, donc une parole, pour qu'un nom propre, quelque part et de quelque façon qu'on imagine, s'inscrive. C'est quand même une remarque intéressante à faire. Parce que ça nous montre, cette énonciation qui est à jamais perdue, puisque quand on en déchiffre l'inscription, cette énonciation du nom propre, elle renvoie à quoi ? Elle renvoie, et là je ne vais pas le développer mais je le propose comme articulation d'un problème que je ne résoudrai pas mais qui m'intéresse, donc je pense que ça va nourrir l'interrogation que je vous propose, peut-être que ça éveillera chez vous la même, ou en tout cas ça évoquera chez vous quelque chose qui y répond, oui, un nom propre c'est quoi ?

 

Un nom propre, je disais « c'est une énonciation », une énonciation de quoi ?

 

D'un sujet bien sûr — un sujet. Un nom propre renvoie à une énonciation assumée, donc il faut qu'il y ait un sujet derrière un nom propre.

 

Mais en même temps ce nom propre il nomme quoi ?

 

Il nomme quelque chose dont on peut difficilement saisir comment ce ne serait pas l'objet d'un désir. C'est-à-dire qu'en général, une nomination, elle fonde l'assomption d'un désir. Le gars qui fonde une ville et qui dit : « Ici, ça s'appelle Alexandrie », bien il y a son désir qui est en jeu ! Donc c'est le nom d'un désir, énigmatique, parce qu'ensuite le désir, quel était-il, on ne sait pas. Mais le nom propre d'un enfant bien entendu nomme un désir.

 

Donc vous voyez (M. Thibierge se tourne vers le tableau où sont sont inscrites les suites 1 et 2) que dans cette dimension que l'écriture, topologiquement rend sensible comme trou, puisque ce nom propre, – et là je rejoins la remarque que faisait Monsieur tout à l'heure – l'identification des lettres comme intervenant à des places récurrentes, ne se fait que sur leur valeur de purs signifiants. Cette valeur de pur signifiant n'est pas pensable, pas articulable sans la dimension du nom propre, et la dimension du nom propre renvoie nécessairement à l'énonciation qui sera toujours manquante, puisque nous n'en avons que la marque. Nous n'en avons pas évidemment la présence.

 

Donc, ça inscrit effectivement l'écriture, ça inscrit topologiquement le trou comme référent en quelque sorte initial de l'abord de n'importe quel objet.

 

Et c'est là où je reviens à ce que je disais sur la poésie. La poésie dans sa valeur la plus importante, puisqu'effectivement la poésie, ça c'est la grande rigueur des poètes et leur mathématique à eux si je puis dire, qui n'est pas la moins rigoureuse, parce que c'est en prenant appui sur, je crois, cette évidence logique mais qui n'est pas une évidence "évidente" si j'ose dire, c'est en prenant appui là-dessus qu'ils donnent à la poésie son effectivité.

 

Alors, je terminerai, parce que je n'ai pas envie d'être trop long, sur le point suivant, c'est que : la psychanalyse, pourquoi justement cette question de la lecture y est si importante à attraper d'un point de vue topologique, parce qu’il est bien évident qu'on n'écoutera pas un patient de la même façon, en étant un peu, pardonnez-moi, un peu massif dans l'opposition que je faisais tout à l'heure entre l'idéal philosophique de la lecture et puis l'idéal, de ce qui n'est pas un idéal justement, pratique plutôt, poétique ou topologique de la lecture. Il est bien évident qu'on n'entend pas du tout, quand on est attentif seulement à la récurrence d'un signifiant, on ne l'entend pas du tout de la même façon que quand on est en quelque sorte aveuglé par le souci de savoir ce que ça veut dire.

 

Et alors, la question du sens, c'est une question qui peut peut-être se poser à partir de là d'une manière un peu dégagée, mais je ne la poserais pas pour le moment parce que c'est déjà suffisamment complexe comme ça. Donc, merci !

 

Discussion générale

 

Henri Cesbron Lavau : C'était extrêmement intéressant, Stéphane, ça donne à entendre ce qu'il en est de l'écriture dans l'inconscient. C'est de ça dont tu parles. Et sur la finale, ce que ça m'évoquait, c’est ce plaisir que nous avons dans quelque chose qui, a priori, justement est hors sens, mais dans lequel la répétition a un rôle central, c'est tout simplement : la musique. Dans la musique – symphonie, toccata, etc. – on va trouver des thèmes qui vont revenir. On va être attentif à ça et il va y avoir une sorte de plaisir qui va s'installer dans l'ordonnancement de ce qui est pure répétition. Une dimension d'harmonie qui va s'ajouter [Virginia H.-C. — d'euphonie], d'euphonie, qui existe dans ce que tu as cité, dans la poésie qui n'est pas commandée par du sens.

 

Stéphane Thibierge : Oui, mais comment dire, la distinction, c'est que la poésie ne fait pas nécessairement fond de cette euphonie, c'est-à-dire qu'il y a un plaisir dans la musique qui est aussi – et je ne sous-estime pas ce plaisir de la musique – mais dans sa dimension de plaisir et de jouissance justement, il peut faire oublier cette marque d'un manque qui résonne fondamentalement, alors que..., et la poésie d'ailleurs aussi quand elle..., je dirais c'est la différence entre la poésie..., il y a une poésie qui par sa musicalité peut-être de nature justement à faire oublier la résonance propre de la poésie et puis il y a des poètes aussi qui sont attentifs à ne pas faire oublier derrière la musique le manque dont ils font entendre la résonance.

 

Intervenante : Oui, c'est une circulation plutôt.

 

Frank Salvan : Wagner, c'est la lecture par les leitmotiv de ce qui est autre chose que ce qui est dit.

 

Jean Périn : Il faut apprendre à écouter derrière.

 

Henri Cesbron Lavau : Cette recherche-là on la trouve dans ce qu’on appelle la musique contemporaine.

 

Stéphane Thibierge : Oui, tout à fait.

 

Intervenant : C'est ce qu'on retrouve aussi dans la poésie lettriste aussi, cette tentative de détacher complètement, ou même avant ça, chez Schwitters par exemple ou des gens comme ça. Ils énuméraient, ils juxtaposaient toujours des lettres, des voyelles etc., de sortir du sens complètement... et (inaudible 43 :29) c'est contemporain de Lacan quand il a posé toutes ses recherches, dans les années 50 60.

 

Stéphane Thibierge : Tout à fait.

 

Michelle Mayer : Je pense que, enfin pour moi, d'abord la poésie c'est la métaphore, mais ça revient à conforter ce que vous dites, c'est-à-dire que la métaphore c'est basé sur un trou puisqu'il y a un sens qui disparaît, donc il y a un manque aussi je veux dire. Mais je pense que dans la poésie occidentale en tout cas, c'est plutôt du côté de la métaphore et du visuel que du côté de ce que vous avez l'air de dire de la poésie japonaise qui est du côté de l'auditif, plus peut-être, je ne sais pas, je ne la connais pas.

 

Stéphane Thibierge : Je ne sais pas si on peut dire ça.

 

Michelle Mayer : Pour moi, la poésie européenne, française, espagnole et autre, c'est du côté de la métaphore.

 

Virginia Hasenbalg-Corobianu : C'est intéressant, la métaphore, ça renvoie au sujet.

 

Stéphane Thibierge : Oui, oui, c'est du côté de la métaphore, absolument. La seule difficulté que nous pouvons mentionner ici, c'est que la poésie, dans la tradition qui est la nôtre, a eu parfois la plus grande difficulté à se dégager justement de ce privilège, énorme, que nous accordons à l'idéal. Et donc il y a toute une part de la poésie française par exemple, dont on peut dire que c'est une poésie méditative, voire métaphysique, [Jean Périn — ou didactique] ou didactique.

 

Michelle Mayer : Je pensais à Rimbaud et autres…

 

Stéphane Thibierge : Oui, les Rimbaud et autres effectivement ne sont pas dans cette dimension-là !

 

Virginia Hasenbalg-Corobianu : Stéphane, je voulais te faire une remarque par rapport à cette série de lettres qui m'a beaucoup intéressée et qui m'a rappelé un échange que j'ai eu justement hier avec Jean (Brini) au téléphone sur ce que dit Lacan dans Le savoir du psychanalyste sur le « Un » et où Lacan va commenter Cantor, et où en commentant Cantor, il va dire à peu près, je simplifie ce que j'ai compris, c'est qu'avec l'ensemble vide, Cantor a fait valoir un UN qui découle de ce vide. Et que ce UN n'est pas celui qu'on repère habituellement qui est le 1 de la répétition. Et dans ce que tu dis, il me semble que tu réussis à relier les deux, c'est-à-dire le 1 qui découle du zéro, du manque qui est tellement au cœur du nœud borroméen et ce un qu'on peut je pense attribuer à celui du trait unaire qu'on repère dans la répétition. Ça c'est une remarque.

Et par rapport à la même chose mais sur un ordre différent, c'est quand les enfants sont tout petits et qu'ils commencent à parler, on repère une joie – qu'ils ont dans la retrouvaille, dans l'identification, au niveau du signifiant de ces petites séquences – qui là vient capitonner certes un sens dans le rapport à l'autre, mais c'est un moment joyeux qui scande l'accession à la parole d'un enfant. Et avec ce que tu dis, cette joie, peut-être serait en rapport avec quelque chose d'une mise en place, d'une dialectisation de l'absence. Ça vient inscrire quelque chose de l'absence dont l'enfant a besoin.

 

Stéphane Thibierge : Freud ! C'est en partie la bobine. [Virginia H.-C.: Mais oui.]

 

Pierre Gorges : Ça amène justement à dire que, tu as ajouté quelque chose d'entrée de jeu, qu'on est en train d'aborder, qui me semble tout à fait fondamental, c'est : comment nous lisons, si nous lisons. Et là on n’a pas déployé, on est en train de le dire. Si les enfants non lecteurs, on le découvre souvent, n'ont pas envie d'entrer dans le jeu, parce que tout de suite tu as abordé la question du manque, avant qu'il y ait du manque, il y a l'absence de cette première scansion par exemple ou l'absence de ce qui vient avant. De faire de cette absence un manque, il y faut y mettre du sien [S. Thibierge : Tout à fait] ... Donc pour lire c'est : si nous lisons. Donc tout ça ce n'est pas forcément simplement du côté du texte, mais c'est le texte/à son lecteur – c'est ce que tu as abordé et c’est bougrement intéressant –, mais que l'un renvoie à l'autre… Qu'on ne l'oublie pas !

 

Stéphane Thibierge : Tout à fait et c'est vrai que les enfants non lecteurs posent cette question justement de la manière donc pour eux, ce processus que j'ai évoqué là, pose une difficulté qui…

 

Pierre Gorges : Oui ! Selon la référence à la mère : la mère comble, donc y a pas trou ! Donc, y a pas de lecture. Je simplifie mais c’est un peu ça…

 

Stéphane Thibierge : En tout cas il n'y a pas cette mise en place effectivement du trou. Oui Jean !

 

Jean Périn : Deux remarques et puis une question ensuite.

Première remarque pour dire que j'ai eu l'occasion de tenir un discours semblable au tien – puisque j'ai fait du théâtre comme tu le sais – à Philippe Adrien. Je lui ai dit exactement ce que tu as dit, il n'était pas d'accord. Il m'a dit non : c'est quand même du sens qu'on envoie. Je suis allé avec lui au conservatoire  voir comment il faisait, comment il enseignait le théâtre. J'ai même participé à l'Aquarium… C'était ça qui était curieux, pour lui le théâtre c'est quand même du sens qu'on va envoyer au spectateur.

Deuxième remarque, c'est que néanmoins, Lacan – lorsqu'il parle de Chomsky et de la fameuse phrase « D’incolores idées vertes dorment furieusement » – va contre Chomsky. Il dit qu'il y a du sens.

Voilà déjà deux choses qui sont un peu latérales à ton propos, sans doute… mais pas tellement d'ailleurs.

Et puis une question qui concerne carrément la théorie dans ce que tu dis, je partage d’ailleurs tout à fait ce que tu dis, est-ce qu'on n'est pas du côté de l'Autre ? Puisque tu as évacué le concept, donc on va être à ce moment-là du côté de l'Autre, du côté du féminin quoi.

 

Stéphane Thibierge : En tout cas, on est du côté du pas-tout.

 

Jean Périn : Du pas-tout, ben de l'Autre ! [Stéphane Thibierge — Bien sûr.] Ça m'évoque les récitations à l'école quand j'étais gosse. Ce n'était pas mixte. Les gamins, ce n'était pas facile pour eux d'apprendre les poésies. Ils ne se sentaient pas mecs, ils ne se sentaient pas hommes quoi ! Et puis il y avait les trous de mémoire, évidemment ! Alors moi je réussissais assez bien dans ce genre, bon, eh bien j'ai fait une analyse… (Rires)

 

Stéphane Thibierge : Mais Jean pour répondre à tes remarques [Jean Périn — Je suis tout à fait d'accord avec ce que tu dis…], mais tes remarques je les partage tout à fait. Le sens, il ne s'agit pas de l'évacuer. Moi, j'ai été un petit peu prudent c'est-à-dire que j'ai dit à la fin de mon propos exprès [Jean Périn — T’as été un peu trop prudent…] que je n'en parlerai pas cette fois-ci parce que sinon… –  enfin si j'ose dire, j'en parle quand même ! Mais cette énonciation dont j'évoquais la rémanence, cette énonciation première d'un nom propre qu'on ne peut pas mettre de côté structuralement, cette énonciation n'est pas du sens, parce que qui dit désir, dit forcément une orientation par rapport au réel. Et cette orientation c'est le sens le moins idéal qu'on peut donner au sens [Virginia — Oui, c’est ça] c'est-à-dire une orientation par rapport au réel. Et ça c'est vrai que quand on désire, on ne peut pas désirer sans le sens puisqu'on désire à partir d'un corps. Et ce corps se portera dans une direction ou dans une orientation. C'est même tout à fait fondamental à rappeler. Et le théâtre le rappelle puisque le théâtre c'est l'art justement de cette orientation. [Jean Périn —  Tout à fait]. Faire qu'elle ne soit pas trop vulgaire, ou trop commune, ou trop bâclée, mais qu'elle soit attentive à la résonance.

 

Jean Périn : C'est bien de rappeler un peu le théâtre parce qu'on passe vite pour hystérique quand on aime le théâtre. C'est une espèce d'opprobre...

 

Maya Bendayan Malet : J'ai trouvé ça très intéressant ce que tu pouvais nous dire de la lecture, plutôt du côté de la méta-lecture, qu'on pouvait entendre derrière la lecture, mais il me semble qu'on ne peut pas parler du procès de la lecture sans coupure – et c'est ça qui me gêne dans la série que tu poses –, or là dans la série de lettres, pour moi ce n'est pas suffisant. Alors notamment, j'ai trouvé ça très intéressant que ce soit dans la répétition que tu notes l'absence, et non pas justement la présence, la présence prévenant l’absence, mais il faut quand même introduire au départ une coupure.

 

Stéphane Thibierge : Mais la coupure minimale, c'est cette répétition.

 

Maya Bendayan Malet : Alors  justement, est-ce que c'est ça ?

 

Stéphane Thibierge : Mais s'il n'y a pas de coupure, tu n'as pas de répétition. De toute façon...

 

Intervenante : … s’il n’y a pas de coupure il n’y a pas de répétition.

 

Maya Bendayan Malet : Mais est-ce que c'est la répétition qui introduit la coupure. Je ne pense pas. Il y a coupure et il y a éventuellement répétition. Il ne me semble pas qu'on puisse mettre l'un à la place de l'autre.

 

Stéphane Thibierge : Ce sont deux… topologiquement…, alors là il faudrait creuser la question — topologiquement — parce que la coupure et ce sur quoi elle se découpe sont liés topologiquement. Tu ne peux pas séparer l'un de l'autre, sinon forcément tu vas faire de tout ça une histoire. Et du coup ne plus être dans cette topologie. La coupure et la répétition sont l'envers et l'avers, je ne dirais pas d'une même médaille, parce que c'est quand même un petit peu plus compliqué que juste l'envers et l'endroit, mais c'est le même acte qui répète et qui coupe.

 

Maya Bendayan Malet : Là, je voudrais vraiment donner des éclairages topologiques là-dessus parce que…

 

Virginia Hasenbalg-Corobianu : Je crois que le sens, comme étant la première lecture qui consacrerait un sens donné, respecterait les coupures des mots, des phrases, c'est-à-dire ce qui est conventionnel. Mais dans notre travail, quand on repère l'équivocité par exemple, on déplace les césures, c'est-à-dire que la liaison entre des mots peut faire apparaître des signifiants fondamentaux, pour le repérage du sujet dans ses identifications de répétition, mais qui va par-dessus les coupures en mots et en phrases.

 

Maya Bendayan Malet : Oui, mais ce n'est pas de ces coupures-là forcément... Mais il faut quand même une loi, une grammaire, qui introduisent des coupures, autrement il n'y a pas... Et après on peut redécouper autrement.

 

Stéphane Thibierge : Maya, pardonne-moi, mais je ne pense pas que la grammaire soit préexistante à tout ça. Ça fait partie de la tentation, si je puis dire “philosophique” ça. C'est de vouloir que la grammaire commande ça, mais la grammaire ne commande pas...

 

Maya Bendayan Malet : Mais c'est pas uniquement l'alphabet qui fait la langue.

 

Stéphane Thibierge : Ben, « la » lalangue, c'est plus riche que l'alphabet. L'alphabet (ou la grammaire) vient inscrire des choses comme j'ai pu l'inscrire devant vous, mais lalangue elle se passe de l'alphabet pour fonctionner dans une répétition.

 

Maya Bendayan Malet : Oui, mais elle nécessite des coupures.

 

Stéphane Thibierge : Bien sûr.

 

Maya Bendayan Malet : Et c'est cette notion qui me semble manquante dans…

 

Virginia Hasenbalg-Corobianu : Mais non, elle est là la répétition.

 

Maya Bendayan Malet : Justement est-ce que la répétition c'est (mot inaudible 57 :57) de la coupure uniquement ?

 

Stéphane Thibierge : Mais les chaînes de Markov, La lettre volée de Lacan, c'est l'essai vraiment lumineux, pas toujours simple à lire, mais c'est lumineux, la façon dont il montre que par son effectuation même, la découpe… [Maya : c'est elle qui fait la lecture, c'est ce qui fait la lecture] oui mais sans grammaire, par la suite même [Maya : OK, sans grammaire mais il faut une découpe qui se répète] oui, la découpe et la répétition c'est la même chose !

 

Virginia Hasenbalg-Corobianu : Il parle de manque, c'est-à-dire que la répétition introduit un manque. Elle introduit un trou. La césure elle est là. C'est ce qui fait scansion.

 

Intervenant : C'est le repérage des traces ou des trous qui fait que…

 

Virginia Hasenbalg-Corobianu : C'est ce qui fait scansion, coupure, césure.

 

Intervenante X2 : Je crois que tu as dit « on ne peut pas désirer sans le sens », c'est ça qui m'a fait un peu… Tu as bien dit ça ?

 

Stéphane Thibierge : Oui, on ne peut pas désirer sans le sens, mais le sens, à entendre comme ce vers quoi se tourne le corps.

 

Intervenante X2 : Attends, je pose ma question. Je me dis au fond que c'est peut-être plutôt du côté du non-sens qu'on trouve le plus fort du désir. [Virginia — C’est là qu’il se fonde] À savoir par exemple le mot d'esprit… qui a le non-sens et qui agite quelque chose... et la poésie japonaise... et la poésie en Asie aussi. Il s'agit de quelque chose de plus originaire le non-sens au fond. [Stéphane Thibierge — Absolument, mais…] et ça nous ramène aux couches les plus profondes qui font que l'inscription du signifiant dans l'inconscient, ses allers et retours, conscient/inconscient, avec le non-sens, on va au plus loin de l'originaire et de l'inscription et du désir. [Stéphane Thibierge — Tu as tout à fait raison, la seule chose…] Et alors, autre chose que j’allais dire… [Stéphane Thibierge — Pardon !] Jean Brini a dit tout à l'heure a posé cette interrogation : quand on utilise la lettre en mathématique, bon avec un "a"…, avec quoi on va se retrouver à la fin et où on va se retrouver ? Et là moi effectivement je vois un parallèle avec ce qu'on fait dans l'écriture mathématique et l'usage de la lettre. L'écriture mathématique, elle est toujours, quand on pose la lettre, on la pose en relation avec un domaine de définition, on ne la pose jamais dans un abstrait comme ça. Et la lettre aussi — la lettre du langage… et le mot – a toujours un champ sémantique au fond. Et la poésie c'est le croisement des champs sémantiques et l'extension du domaine au fond, des superpositions, des interactions etc. qui sont encore autre chose que le rythme, la musique ou la répétition. [Stéphane Thibierge — Il y a beaucoup de choses dans ce que tu évoques] Et je pense que là on est, dans ces domaines de définition aussi, beaucoup plus près de la surprise et beaucoup plus près de l'originaire. Et c'est tout ce que nous apprend l'Asie, parce que nous nous sommes très dans le linéaire finalement avec notre écriture aussi. Et nous sommes très dans la succession, la répétition, la scansion, la coupure etc. alors que l'Asie est beaucoup plus dans le sensitif au fond et dans le non-sens plus originaire.

 

Stéphane Thibierge : Moi je ne suis pas... Enfin il y a beaucoup de choses dans ce que tu dis... et l'originaire, le plus profond, je pense que c'est une interprétation de la question du sens déjà. Mais le non-sens…, c'est vrai que le désir il nous place devant le non-sens, mais il est justement l'indication d'un sens plus minimal, qui est que le désir indique que le corps se tourne concrètement vers quelque chose. Quand on rencontre l'objet qui cause un désir ou un objet qui cause un désir, ça oriente le corps [Jean Périn — Ah ben ! Le corps désirant, oui, tout à fait] Ça oriente le corps. Ça, c'est du non-sens au sens du signifié ou de la signification, mais c'est une orientation minimale. [Virginia — Et on se met à babiller… à essayer de dire quelque chose.] Et on bafouille à ce moment-là. On fait ce qu'on peut mais on est… [Virginia — On fait de la poésie] On fait de la poésie, si…

 

Jean Périn : D'ailleurs, il y a un texte très intéressant de Philippe Adrien sur le jeu, c'est-à-dire comment le corps est engagé dans un texte qui est dit, vraiment très intéressant. Je dis ça pour appuyer ce que tu dis, parce que c'est fondamental. Comment on engage son corps, même quand on dit une poésie. Il faut l'engager aussi. Il fut un temps où les acteurs ne bougeaient plus, ils ne faisaient que de la diction déclamatoire. Hélas ! On a réagi, Georges Le Roy a réagi là-dessus. À la limite, il n'y avait plus de gestes, il n'y avait plus de corps. Il y a eu une réaction, bon, je ne vais pas refaire l'histoire du théâtre, mais c'est important quoi.

 

Intervenante : Une des dernières traductrices de Joyce expliquait très bien récemment comment elle avait réussi à traduire Joyce à partir du moment où elle avait pu respirer le texte. [Jean Périn — Le théâtre de Joyce ?] Non, le texte, la traduction d’Ulysse par exemple. Et c'est à partir de la respiration qu'elle avait trouvée, qu'elle avait pu le traduire.

 

Virginia Hasenbalg-Corobianu : Il y a beaucoup de choses qu'on retrouve avec la respiration.

 

Pierre Gorges : C’est pour ça que la question de la voyelle là ! Hum…

 

Intervenant : Je pense à l'exemple princeps de Saussure, avec le « si je la prends/si je l'apprends », qui, dans l'émission sonore est oublié et qui dans l'écriture se sépare. Et qu’après on peut relire de la manière qu'on veut aussi bien, puisqu'on le réentend à la lecture, on peut entendre dans l'un ou l'autre sens, parce qu'en fait la lecture, c'est bien de ça dont il s'agit.

 

Henri Cesbron Lavau : De découpage.

 

Virginia Hasenbalg-Corobianu : Merci Stéphane ! Il va falloir continuer cette brèche…

 

Transcription : Monique de Lagontrie