La responsabilité du sujet, conférence de Bernard Vandermersch
Mathinées Lacaniennes
samedi 11 janvier 2014
La responsabilité du sujet
Bernard Vandermersch
Virginia Hasenbalg-Corabianu : Ai- je besoin de présenter Bernard Vandermersch?
Bernard est tout d'abord un ami. Il a été par ailleurs président de l'ALI et co-auteur avec Roland Chemama du Dictionnaire de Psychanalyse, ouvrage de référence pour nous tous. Il fait des séminaires à Montpellier et à Lille transmettant l’enseignement de Lacan...
Nous sommes très heureux de l’accueillir ce matin.
Bernard Vandermersch : Je suis très ému et un peu accablé en même temps parce que le propos que je souhaite tenir avec vous rejoint beaucoup des questions que vous avez soulevées ce matin : le continu et le discontinu. Je suis impressionné aussi par ce que Melman a écrit pour le séminaire d’hiver qui se base aussi sur ce bipôle : continu/ discontinu... Je vais vous en lire le premier paragraphe :
« L’inconscient n’est pas l’inspirateur du mot d’esprit, il en est l’étoffe même… La discipline inventée par Freud eut sans doute connu un meilleur sort, s’il avait accepté d’en identifier le matériel. Mais la résistance est toujours là, refusant d’admettre la dominance dans l’organisation de l’inconscient » - de quoi ? - non pas du verbe [in principio erat verbum] mais de son déchet, la lettre. » [L’inconscient, sa nature, ce n’est pas du signifiant ; le signifiant quand il est refoulé, c’est de la lettre. Ça, ça colle à mon avis.] « Et donc dans la foulée, de la puissance, non pas du discontinu… » [c’est à dire du signifiant] «… avec à la clé, la castration pour lui donner du sens et l’amour pour la pérenniser,… » [parce que l’amour se porte toujours vers ce qui est castré, il faut bien boucher le trou. L’amour se porte là. L’amour est une défense contre le désir parce que le désir c’est ce qui ampute l’image.] « …mais du continu, dont la puissance dispense du sacrifice comme du mentor ».
V.H.C. : Ce n’est pas le signifiant, la castration, l’amour. C’est des déchets, la lettre.
B.V. : C’est le déchet, la lettre associée ici au continu, ce dont la jouissance dispense du sacrifice comme du mentor.
V.H.C : Une jouissance qui dispense du sacrifice ?
B.V. : Oui, parce qu’on est dans le continu. Le continu est associé à l’idée de « pas de perte », du moins comme je l’entends. Parce qu’avant il était question de castration. La castration liée à la coupure du 1, le 1 faisant coupure. Enfin ça me surprend un petit peu, parce que spontanément j’aurais plutôt tendance à voir dans le signifiant, en dehors du S1, quelque chose de connexe, qui colle, en tant qu’il est différence pure et dans la lettre plutôt quelque chose de discontinu, dans la mesure où la lettre, au moins pour une part de sa fonction, est de l’identique à soi (et donc du discontinu)… Par exemple dans le retour de l’oubli du nom Signorelli par Freud, on voit que des lettres se sont détachées comme des éléments discrets pour se re-combiner autrement, produire d’autres mots : Botticelli, Boltraffio, etc. qui ne valent que d’être différents d’autres signifiants et ne se détacher que ponctuellement d’un continu. Alors que les lettres me semblent être des éléments distincts, séparés, « pulvérisés », enfin des grains de sable… Il y a là quelque chose qui me fait difficulté dans la façon dont Charles Melman prend les choses.
Bon, enfin, cette question de continu et discontinu, m’a toujours tracassé - disons assez tôt - car je ne suis pas « précoce » comme le petit garçon de tout à l’heure.
Ce que j’essayais de comprendre, c’est comment l’idée que l’on se fait du sujet se traduit spatialement. Parce que nous pensons et « La psyché est étendue, n’en sait rien » dit Freud. Cette phrase est extraordinaire. Je ne sais pas quand il a écrit ça, ça a été recueilli dans des cahiers de notes qui ont été publiés en 41, peut-être qu’on le sait plus précisément. Enfin, écrire « La psyché est étendue, n’en sait rien » c’est évidemment une prise de position. La question est de savoir d e quel type d’espace il s’agit.
Ma question est donc : comment l’idée que l’on se fait du sujet (mot que Freud n’utilise pas) induit celle qu’on va se faire de sa responsabilité ? Et du même coup de celle de l’analyste, en tant qu’il a en charge la question du sujet. C’est un vaste programme, ce n’est pas facile d’en dire quelque chose. Déjà on peut voir que dans le mot de re-sponsabilité, il y a le ré de la répétition et « sponsabilité » qui vient de spondeo, c’est re- spondeo.
Jean Perin : Res, la Chose.
B.V. : Oui, mais là, on joue de l’équivoque. On peut en effet couper autrement comme le fait Jean, qui est assez astucieux, et on peut entendre res, la chose et pondus, le poids, (de pendo pendre, peser) et alors là on est dans le poids de la Chose. C’est une façon d’entendre autre chose en découpant autrement. De même qu’on peut découper la vérité en a letheia : l’oubli de l’oubli ou bien de couper après alé, alétheia : ça fait l’errance des dieux.
V.H.C : Alors l’étymologie de la responsabilité ?
B.V. : L’étymologie officielle, et non pas celle de Jean, c’est re-spondeo. Spondeo c’est s’engager. Le sponsor, c’est le garant des promesses, sponsus, sponsa ce sont les fiancés d’où les époux.
V.H.C : Donc, c’est l’engagement de nouveau.
B.V. : C’est ça. Ça consiste à prendre une femme, et l’emmener avec soi. Ducere uxorem : j’emmène ma femme, je lui mets le voile sur la tête. Nuptiae, les noces: je lui mets le voile sur la tête, nubo, - ne croyez pas que le voile soit une spécialité musulmane, c’est une histoire romaine - et je l’embarque. Et même je la rapte ! Puisque pour fonder Rome, il a bien fallu chercher des femmes chez les Sabines.
Dans La science et la vérité (1966) qu’est-ce que je lis ?
« De notre position de sujet nous sommes toujours responsables ».
Dans le Sinthome, leçon 4 du 13 janvier 1976, donc 10 ans après La science et la vérité Lacan dit « On n’est responsable que dans la mesure de son savoir- faire. Qu’est-ce que c’est que le savoir-faire ? Disons que c’est l’art, l’artifice, ce qui donne à l’art, à l’art dont on est capable, une valeur remarquable. Remarquable en quoi puisque il n’y a pas d’Autre de l’Autre pour opérer le jugement dernier ? » Qu’est-ce qui va, vous dire que c’est remarquable ? Qu’est-ce qui vous dit que Braque, c’est mieux ou moins bien que Picasso ? Il n’y a pas de jugement dernier. Vous voyez que c’est une allusion au métalangage, à la position de l’Autre de l’Autre. Il n’y a pas d’Autre de l’Autre pour opérer le jugement dernier. Jugement dernier ce n’est pas anodin non plus. C’est celui aussi de la fresque de Signorelli, où Signorelli s’est représenté, où Freud voit Signorelli, mais il en perd le nom.
Et tout ça parce que Freud voulait passer pour un médecin qui maîtrisait son affaire, en refoulant la mort d’un patient qui s’était justement suicidé parce qu’il était impuissant. Qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre veut dire qu’il y a quelque chose dont nous ne pouvons pas jouir. C’est réservé à Dieu cette jouissance.
Alors « Appelons ça la jouissance de Dieu, avec le sens inclus là-dedans de jouissance sexuelle… ».
Qu’est-ce c’est que cette histoire ? Qu’est-ce qui était interdit à l’homme ? C’était le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal, ce n’était pas seulement un jugement esthétique, un jugement éthique aussi.
V.H.C : Attends, tu fais allusion à des choses que l’on est sensé suivre entre les lignes, moi je me suis perdue un petit peu.
B.V. : Non, il n’y a pas d’Autre de l’Autre.
V.H.C : On n'est donc responsable que de son savoir faire.
B.V. : Que dans la mesure de son savoir-faire. Ça, c’est l’énoncé premier.
V.H.C : C’est-à-dire que si tu n’as pas ce savoir-faire, et que tu fais quand même, tu n’en es pas responsable ?
B.V. : Non, tu as toujours un savoir-faire, la question c’est que tu n’es responsable que dans la mesure de ce savoir-faire-là. C’est ça que ça veut dire. Ça ne veut pas dire qu’il y en a qui ont un savoir-faire et d’autres qui n’en n’ont pas.
V.H.C : Ça veut dire qu’ils sont différents, comme Braque et Picasso?
B.V. : Oui, ou moi, qui dessine très bien, mais enfin quand même!
J.P : On ne serait pas responsable de ce qu’on n'a pas fait?
B.V. : De ce qu’on ne sait pas faire. Mais attention, on n’est responsable que dans la mesure, c’est la parabole des talents. 1, 2, 5 talents. Sauf que celui qui n’en avait reçu qu’un ne l’a pas fait fructifier.
« Appelons ça la jouissance de Dieu. L’image qu’on se fait de Dieu implique-t-elle ou non qu’il jouisse de ce qu’il a commis, en admettant qu’il ex-siste? »
Alors ça c’est une question qui occupe certains d’entre vous et pas d’autres.
« …Y répondre qu’il [Dieu] n’ex-siste pas tranche la question, en nous rendant la charge d’une pensée dont l’essence est de s’insérer dans cette réalité - première approximation du mot réel qui a un autre sens dans mon vocabulaire - dans cette réalité limitée qui s’atteste de l’ex-sistence, écrite de la même façon : ex, trait d’union, s, de l’ex-sistence du sexe ».
Donc, c’est toujours cette idée que le non savoir, la réalité limitée, le Réel en question c’est toujours ce qui s’atteste par l’ex-sistence du sexe, c’est-à-dire le non rapport sexuel. C’est là où Lacan situe la dimension de Réel.
C’est d’ailleurs une question que je vous pose, pourquoi ça ne lui suffit pas de poser le Réel dans l’aporie de l’origine par exemple ? L’aporie de l’origine, c’est-à-dire, comment articuler quelque chose avec le rien, le néant d’avant.… L’aporie logique la plus évidente, c’est celle de l’origine. Ça suffit pour poser la question du père. Mais Lacan ne pose pas spécifiquement la question de l’origine sur le mode d’une aporie logique, il la situe sur un mode logique mais au niveau du rapport sexuel. A partir, donc déjà, d’une certaine conception du langage, de la coupure dans l’ensemble du langage en deux ensembles tels qu’il n’y a pas moyen d’établir un rapport entre ces deux ensembles quant à la façon dont ces ensembles jouissent, quoique à partir de la même coupure. En fin j’essaie là de dire les choses un peu vite...
Je vais encore lire deux passages de ce séminaire. Mais lisant cela, évidemment, ça me rappelle « La science et la vérité » (Séminaire de 1965-1966 le 1 décembre 1965) où Lacan disait : « De notre position de sujet nous sommes toujours responsables. » Au début quand je le lisais, je répétais toujours : « De notre position de sujet nous sommes tous responsables. » Alors que ce n’est pas ça : c’est toujours responsable ».
Ça me fait poser la question de savoir si Lacan, à dix ans d’intervalle, n’évolue pas dans sa question de la responsabilité du sujet.
Deuxième question, est-ce que cette variation, cette évolution dans la responsabilité du sujet ne dépendrait pas de l’appareil topologique dans lequel il inscrit son travail à ce moment là ? Et notamment la question de la castration…
J. Perin : Bernard, ce que tu apportes là est vraiment fondamental et intéressant. Pour aller vite, à l’époque de ce que disait Lacan à peu près ou avant aussi, il y avait dans la pensée française, quelque chose, une opposition, on va dire, une polarité, entre le savoir-faire et le savoir être. Et ce que Lacan élimine, c’est précisément l’être. Est-ce que tu serais d’accord ?
B.V. : Tout à fait d’accord, tout à fait d’accord, parce que tu sais aussi que justement il y avait des analystes à l’Institut qui disaient que l’analyste travaille avec son être.
J.P. : Voilà. On était en pleine ontologie complètement baroque.
B.V. : Ce qui n’est pas à balayer à cent pour cent. C’est à dire que l’analyste travaille avec l’être supposé que lui confère le patient. Avec cette dissociation, entre l’idéal de l’accomplissement de l’être que mon analyste incarne ou qu'il n’incarne pas d’ailleurs, et puis l’objet cause de désir qui est un déchet, mais il ne faut pas non plus dramatiser la notion de déchet dans cette affaire, elle ne prend un accent dramatique que dans certains cas. Déchet veut seulement dire ce qui reste de la symbolisation. Tout ne peut être dit, tout ne peut être imaginé : il y a un reste. Ce reste est fondamental pour assurer un lieu d’ex-sistence du sujet. Car si tout est dit, comme certains scientifiques le voudraient, si tout est imaginé, il n’y a plus de place pour une hypothèse, pour un manque, pour une énonciation.
Dans la même leçon 4 du Sinthome, Lacan précise : « Il est clair que l’ébauche même de ce qu’on appelle la pensée, tout ce qui fait sens dès que ça montre le bout de son nez, comporte une référence, une gravitation à l’acte sexuel, si peu évident que soit cet acte. »
C’est-à-dire que, bizarrement, nous nous servons comme support de la pensée de ce qui serait une intuition de l’acte sexuel.
Adam connut Eve, et à partir de là, on pense que la pensée, le travail de la pensée pénètre le réel, que la forme pénètre la matière, autrement dit nous nous servons d’une représentation de l’acte sexuel pour penser la pensée, alors que ce qui est justement impensable c’est précisément le rapport sexuel.
Maintenant on répète ça assez facilement mais il faudrait essayer de comprendre pourquoi, pour Lacan, le rapport sexuel est-il quelque chose d’aussi réel.
Il dit encore ceci :
« Ceci implique au gré de la pensée », donc si nous pensons ça, « qu’il n’y a de responsabilité, en ce sens où responsabilité ça veut dire non-réponse, ou réponse à côté... ».
Le travail que nous faisons avec les analysants se base sur ceci,
« qu'il n’y a de responsabilité que sexuelle, ce dont tout le monde, enfin de compte, a le sentiment ».
Je pourrais prendre le cas d’une dame que j’ai vu hier à la présentation de malade de Gonesse, qui situe très clairement son refus de s’engager dans une relation avec un homme. Elle a eu beaucoup d’hommes mais au moment où l’un d’eux lui propose de vivre ensemble, elle ne veut pas. Et la question s’est posée de savoir si c’était un refus d’engagement pour des raisons, comment dire, d’économie psychique, de négocier la castration au mieux, ou si c’est une incapacité structurale à répondre d’un engagement, c’est-à-dire que quelque chose vienne chez elle répondre pour le sujet. La responsabilité, ce n’est pas très simple. Du sujet on dit qu’il est responsable, mais le sujet c’est une pure hypothèse. Il faut bien que quelque chose réponde pour lui. C’est pourquoi l’idée du fantasme est si importante. C’est-à-dire que la question de l’objet, c’est-à-dire un quantum de jouissance, du discontinu quand même, je ne sais pas comment il faut le dire, en tout cas, quelque chose qui est retranché d’un total, d’un moi total, quelque chose qui est retranché de cette maîtrise, vienne répondre là où le sujet doit s’engager. C’est-à-dire qu’il y a une perte, et d’ailleurs tout le monde a le sentiment que s’engager veut dire toujours quelque chose à perdre, sauf qu’on croit que ce qu’on perd, ce sont toutes les autres occasions. Mais ce n’est pas ça l’enjeu.
- V.H.C. : Il y aurait donc une responsabilité du sujet homme et responsabilité du sujet femme ? Est-ce que la sexuation impliquerait une dissymétrie au niveau de la responsabilité ?
B.V. : Elle implique une dissymétrie au regard du sexuel.
Je vais essayer là de répéter ce que Melman dit. Vous savez c’est toujours très difficile de savoir si les connaissances que nous avons emmagasinées ont acquis la valeur d’un savoir qui guide sa propre existence, ou si ça reste des références extérieures sur lesquelles on s’appuie pour penser.
Plût au ciel que tous les lacaniens soient lacaniens! Enfin, il semble que la responsabilité à l’égard du sexuel pour une femme consiste quelque part à lâcher quelque chose sur son propre fantasme pour accepter de servir, pour une part, au fantasme de l’homme. Le prix à payer pour elle ne sera pas tellement de « s’offrir », comme elle le dit parfois, mais plutôt de rencontrer la castration de l’homme. C’est-à-dire que ce qui la fait fuir, c’est que cet homme est tout aussi castré, et bien plus, puisque lui, il éprouve directement le fonctionnement de la chose, que la volonté de maîtrise narcissique du côté homme est bien la première cause de l’impuissance sexuelle. Avant une « vraie » rencontre elle peut vivre dans la frustration un peu idéalisée : il y en a qui l’ont, pas moi. Ce qui est d’ailleurs remarquable, c’est qu’aujourd’hui tous les programmes psychothérapiques vont dans le sens de l’acquisition d’une maîtrise narcissique! Je crois que les sexologues ont un avenir assez radieux...
Il y a d’autre part ce que rappelle la parution du livre Désir et responsabilité de l’analyste face à la clinique actuelle, qui est un livre paru chez Eres sous la direction de Jean-Pierre Lebrun qui montre que la question de la responsabilité de l’analyste c’est tout de même quelque chose qui commence à nous tarauder. Je pense que ça tient au fait qu’on sent qu’on traverse, progressivement, une phase un peu nouvelle, c’est que les grands noms de l’analyse, les associations qui ont été construites au moment de la mort de Lacan ont pris un certain âge, et l'on sent bien qu’il y a une responsabilité qui se fait plus pressante, qu’on ne peut pas toujours dire : « Je fais comme Lacan a dit, comme Melman a dit, etc » Il faut que moi aussi, je dise. Et ça, chacun commence à le sentir d’une certaine façon,
… On ne peut pas toujours s’abriter derrière la bonne parole!
Il y a aussi le séminaire que j’anime avec Roland et Christiane qu'on a appelé cette année Comment ne pas empêcher un analysant de faire son analyse ? J'y évoquais plusieurs idées, et notamment celle qu’on pouvait se faire de la cure. Soit qu’on la mène, la cure, avec l’idée que mener ça vient de minari : menacer. C'est-à-dire le troupeau que l’on fait avancer à la menace, à la baguette avec des chiens qui mordillent les mollets comme cela. Soit qu’on la conduise, du verbe ducere, dux : le chef, ducere uxorem : amener l’épouse chez soi.
Alors que Lacan parle de la direction de la cure, on emploie souvent l’expression conduire la cure. Conduire et diriger semblent synonymes mais, si on passe à la forme réfléchie : je me conduis, n’a plus grand-chose à voir avec je me dirige. La direction de la cure? L’étymologie de di-rection, c’est rego dont le substantif est rex, le roi. Mais le roi romain n’est pas ce qu’on croit. Le roi en latin, c’est plutôt un prêtre. C’est celui qui trace en lignes droites les fondations du temple et qui trace aussi les frontières. Regere fines.
J.P. : A l’époque de la royauté.
B.V. : A l’époque de la royauté. Après, il n’y avait plus de roi. Reste Vercingétorix puisque c’est l’équivalent celtique du rex, le rix. Particularité étrange, le mot roi, cette racine n’existe qu’aux deux extrémités du monde indoeuropéen.
Rego, rex, rectus, diriger, direction, la droite, etc. tout cela évoque la direction. L’analyste doit donner la direction. Cette direction, est-ce que c’est une gravitation (naturelle)? La gravitation, nous l’avons vue tout à l’heure comme gravitation vers l’acte sexuel, spontanément.
Ma question était et est toujours : Quelles sont les représentations qui agissent, malgré nous, subrepticement, sous la théorie que nous professons ? Celle de la direction de la cure etc. Par exemple, l’idée d’une force de gravitation ferait penser qu’une fois la cure engagée, cette gravitation conduirait la cure à son terme à condition que l’analyste déblaie un peu devant elle pour que le courant puisse passer.
Est-ce qu’au contraire c’est une gravitation contre laquelle il faudrait lutter, une sorte de travail sisyphéen contre la pesanteur ?
Une autre idée serait de conduire, conducere, la cure. Il y a des analystes qui prennent le patient à bras le corps. Bref toutes ces choses ont une incidence et en fait on en parle assez peu. Vous me direz que c’est une question à traiter en contrôle, que c’est à son contrôleur qu'il faut aller parler de ça.
Evidemment, ce qui mène la cure c’est ce qui est sa condition et qu’on appelle le transfert. Lequel va droit dans le mur, si on n’y apporte pas un minimum de cor-rection. Toujours ce « reg ». C’est quoi le correctif ? Lacan nous le dit : « Si le transfert est ce qui écarte la demande de la pulsion,...»
Pourquoi le transfert écarte-t-il la demande de la pulsion ? Parce que la demande est une demande d’amour et elle s’adresse à l’idéal. C’est une demande d’être idéal et adressée à l’idéal. Le transfert se règle sur l’idéal.
«…le désir de l’analyste, lui, est ce qui ramène la demande à la pulsion. Par cette voie, il isole le petit a, il le met à la plus grande distance possible du grand I que lui, l’analyste est appelé par le sujet à incarner. C’est de cette idéalisation que l’analyste a à déchoir pour être le support de l’objet petit a séparateur dans la mesure où son désir, lui l’analyste, lui permet, dans une hypnose à l’envers, d’incarner lui l’hypnotisé ».
Evidemment, il doit se taire, mais j'ai du mal à voir sur quoi l’analyste s’auto-hypnotise ! Sur l’objet petit a qu’il est lui-même ? Enfin ça ne m’est pas très clair.
V.H. : Tu peux répéter la phrase?
B.V. : « Dans la mesure où son désir, lui l’analyste, lui permet, dans une hypnose à l’envers, d’incarner lui l’hypnotisé ». C’est une formule un peu… Je ne sais pas, elle a rarement été commentée. Il s’explique un petit peu sur ce désir: « Désir d’obtenir la différence absolue » C’est-à-dire réduire la différence à ce qu’elle a d’absolu, indépendamment de toute signification, de tout sens. « Celle qui intervient quand, confrontée au signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en position de s’y assujettir.» C’est-à-dire qu’il y a là quelque chose d’un peu mythique quand même, d’un retour à l’origine du signifiant premier qui aurait « aphanisé » le sujet, avant qu’il ne renaisse de sa disparition en constituant son désir à partir du désir de l’Autre et de cet objet petit a.
J.P. : Mais assujettir, c’est quand même une des phases du sujet : L’assujettir
B.V. : Le sujet est assujetti.
J.P. : Il n’est pas vraiment libre. On va dire comme cela.
B.V. : Oui, il n’a pas vraiment le choix parce que, ou ça passe par la parole, ou il reste étranger au langage et donc il n’y a pas d’humanisation possible.
V.H.C : Sa liberté c’est une liberté engagée.
B.V : Voilà ! Donc, désir de l’analyste de se faire support de l’objet cause du désir de l’analysant pour que se révèle au sujet le rôle de son fantasme, de son histoire aussi, dans son effort de combler le trou de l’origine. Mais Lacan, lui, ne le situe pas tout à fait là. Il le situe plutôt au niveau du non rapport sexuel, comblement de la faille du sujet.
V.H.C : Mais pas à l’époque de ce texte ?
B.V : Non, mais le non-rapport sexuel a toujours été chez Lacan le réel, la faille essentielle…
Enfin, il faudrait qu’on en discute, d’ailleurs si vous avez des idées immédiatement vous pouvez le dire... Pourquoi le réel chez Lacan est-il toujours situé du côté du sexuel, plutôt que de l’aporie de l’origine, par exemple ? Autrement dit, pour lui, le sexuel c’est l’absence de sens, là où le sens défaille. Ce n’est pas un sens. Quand nous disons « ça donne un sens sexuel », c’est plutôt l’ab-sence. Et c’est vrai que le petit humain reste dans une sorte de bêtise à l’égard du sexuel, qu’il faut tout lui dire, et quand on lui dit, il ne comprend pas. Ce qui ne l’empêche pas d’ailleurs de se lancer dedans.
C’est donc un désir très paradoxal, ce désir de l’analyste et d’autant plus énigmatique, qu’il ne peut s’appuyer sur aucun fantasme spécifique. Et qu’il ne viserait aucune jouissance spécifique. Pas même la jouissance masochique car alors ce serait se faire l’objet petit a pour de vrai et non en soutenir le « semblant ». Si l’analyste tombe là-dedans, ce n’est pas bon. Ce n’est pas bon pour lui non plus. Mais ça arrive. Je veux dire que ça arrive qu’un analyste se fasse maltraiter par ses patients, qu’il en jouisse. Il faut bien dire, ce n’est pas ça l’analyse.
Je me suis permis de dire que le désir de l’analyste est un désir qui n’a pas de bataillon propre.
V.H.C : Bataillon ?
B.V : Oui. « Le Vatican, combien de divisions ? » disait Staline. Le désir de l’analyste n’a pas de bataillon propre, il n’a que des mercenaires. Je veux dire que c’est toujours avec d’autres désirs que nous soutenons le désir de l’analyste. D’où la nécessité de correction permanente de la direction….
V.H.C : Correction ?
B.V : Oui, oui, ce n’est pas forcément donner des claques une correction...
V.H.C : Tu parles du transfert de travail ?
B.V : Oui, entre autres. C’est pourquoi ce n’est pas mal de parler de ce qu’on fait de temps en temps pour voir si ce que nous faisons, qui n’est jamais « ce qu’il faut faire », parce que s’’il y a un savoir-faire, il n’y a pas de mode d’emploi...
On ne peut pas diriger la cure comme on suit une recette de cuisine. Il n’y a peut-être pas de savoir-faire spécifiquement analytique, mais nous avons d’autres savoir-faire. Nous nous servons de ces autres savoir-faire pour essayer de tenir cette place qui, encore une fois, est paradoxale puisque le désir de l’analyste à la tenir serait celui d’obtenir, dit Lacan, la différence absolue ? Quel désir chercherait cela? Je ne sais pas si c’est aussi bizarre que ça. Mais enfin. Qui cherche la déception du sens ? Quand nous avons fini un roman, on est plutôt déçu, on aurait préféré quelque fois que la solution ne vienne pas, qu’elle reste en suspens…
Dans les derniers séminaires, en tout cas, il semble se produire une sorte de dé-sidération du désir de l’analyste chez Lacan, au profit justement, de cette affaire de savoir-faire. Il y a d’ailleurs dans les derniers séminaires des choses un peu étranges, quand, à un moment, il évoque le « truc » que certains auraient pour guérir le symptôme.
L’idée de ce dont je voulais vous entretenir aujourd’hui, c’est que même la différence entre les positions éthiques sur le sujet et sur la cure repose implicitement sur des topologies différentes. C’est dire que la topologie n’est pas superfétatoire dans cette affaire et d’abord parce que, le sachant ou non, nous avons une topologie implicite. Celle de Freud dans ces notes publiées en 1941 dit : « Bien sûr, il se peut que la spatialité soit la projection de l’extension de l’appareil psychique ». Vous voyez ? C’est quasiment ce que dit Lacan, en moins osé quand même, quand Lacan dit que ce n’est pas si intuitif que ça si nous pensons l’espace en trois dimensions, que c’est à cause des trois dimensions qui soutiennent le sujet.
Quand on regarde les dessins d’enfants, les premiers dessins d’enfants, on voit bien qu’ils ne sont nullement déterminés par la ressemblance de quelque objet. On pourrait s’étonner que l’enfant ne dessine pas ce qu’il voit. Il dessine des « trucs ». Puis, petit à petit, il se plie à une certaine ressemblance. Mais même alors, les choses qu’il dessine en s’obligeant à la ressemblance, c’est à une ressemblance spéculaire et fantasmatique. Enfin bref.
Freud écrit dans ses notes : « Il se peut donc que la spatialité soit la projection de l’extension de l’appareil psychique. Vraisemblablement, aucune autre dérivation au lieu des conditions a priori de l’appareil psychique selon Kant. La psyché est étendue, n’en sait rien. »
Comme tu le faisais remarquer, Freud a été encore plus loin, puisqu’il dit « Nous avons dit que la conscience est la surface de l’appareil psychique… » Mais la surface là, est conçue quasiment comme une membrane qui entoure l’œuf. L’important, pour Freud ce n’est pas la surface… enfin la surface est importante, mais le plus important pour lui, c’est le Ça, le contenu. Comment dit-il ça ? :
« Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais il est lui-même la projection d’une surface. Si on cherche une analogie anatomique, le mieux est de l’identifier avec l’homoncule cérébral des anatomistes qui se trouve dans le cortex cérébral, la tête en bas et les pieds en haut, regardant vers l’arrière et, on le sait, portant à gauche la zone du langage. »
C’est là où Freud laisse place à une topographie. Non pas qu’il dise que c’est ça, ce n’est qu’une analogie, mais enfin on voit que sa formation de neurologue l’amène malgré lui à identifier les lieux psychiques à des lieux du corps. Je vous rappelle le schéma que vous connaissez, c’est celui qui se trouve dans Le Moi et le Ça. Alors, on voit que le Moi ce n’est pas seulement la membrane, c'est une partie qui est posée comme cela sur le « Ça », il en est une différentiation.
Il y a une autre représentation de cet œuf dans Les nouvelles conférences sur la psychanalyse, sur la personnalité psychique. Vous voyez, c’est un autre schéma qui ressemble fort au premier, sauf qu’il n’y met pas la zone acoustique là et pour le reste c’est à peu près pareil. Il y rajoute le surmoi. Mais il y a toujours la perception, c’est-à-dire, ce schéma représente l’appareil psychique comme un corps plongé dans un monde extérieur. Alors que pour Lacan c’est tout autre chose, puisque le monde extérieur n’est autre que la continuation : la réalité et le Moi, c’est du même tonneau. Ce qui évidement engendre une conception de la cure tout à fait différente. Puisque il ne s’agit pas de régler nos problèmes avec le monde, conçu comme extérieur. Il s’agit de régler le problème que nous avons avec la cause de notre désir, les défenses que nous avons élaborées à cet égard, ce qui va évidement modifier le monde extérieur, mais comme par hasard, il va apparaître dans les bons cas, un peu moins hostile, un peu moins nuisible, un peu moins obstaculant, si je puis reprendre ce terme…
Ces différences de topologie ont des conséquences. Il résulte de cette topologie d’œuf, en quelque sorte, où le Moi n’est qu’une différenciation du Ça au contact du monde extérieur, que l’éthique qui va s’imposer à Freud, c’est Wo Es war, soll Ich werden : Là où c’était [le Ça], Je dois advenir. Mais le contexte fait que l’on entend le Es et le Ich et le Ich qui est posé sur le Ça doit donc pénétrer dans le Ça… Et ça a produit cette traduction que vous connaissez : « Le Moi doit déloger le Ça. » Alors évidement, ce n’est pas ce que dit Freud, mais enfin, c’est quand même lié à l’idéologie de l’époque, puisqu’il en parle comme d’une tâche civilisatrice, comme l’assèchement du Zuydersee. Freud lui-même confiait à Fliess ceci d'étonnant - aujourd’hui je fais beaucoup de citations ! - Il dit dans la lettre du 1er février 1900 à Fliess :
« En effet je ne suis absolument pas un homme de science, un observateur, un expérimentateur, un penseur. Je ne suis pas du tout ça. Je ne suis rien d’autre qu’un conquistador de tempérament, un aventurier -si tu veux le traduire ainsi - avec la curiosité, l’audace et la ténacité de cette sorte d’homme. »
V.H.C : Oh! C’est surprenant !
B.V : C’est surprenant, mais on dit à son copain ce qu’on ne dit pas à son analyste. Et donc, je crois que c’est utile pour saisir le désir du premier analyste. Voyez là ce que je dis qu’il n’y a pas de désir propre, qu’il n’y a pas de bataillon propre au désir de l’analyste, mais qu'il y a des mercenaires. Eh bien, je crois que Freud effectivement, a toujours été beaucoup plus un conquistador. Cette histoire de conquistador, de reconquérir - et notamment cette humiliation dont il avait hérité puisque son père avait été humilié - et tout cela a joué énormément dans sa façon de conduire les cures. C’est important cette reconquête d’une dignité, du nom.
J.P : Du Nom, du nomen à refaire valoir universellement.
B.V : Enfin, il va de soi que Freud est quand même quelqu'un dont le génie n'a guère été surpassé, et il a vu très vite qu’il y avait une limite à cette reconquête du Es : l’Urverdrängung, qui n’est pas pour autant chez lui articulé comme un impossible logique, parce que pour lui l’Urverdrängung est lié toujours à un refus, à un rejet par le Moi d’un représentant pulsionnel, mais qui est à la fois universel
V.H.C : Rejet par le Moi tu dis ?
B.V : Oui, rejet, euh… refus pardon, refus. Le représentant de la pulsion se voit refusé par le Moi et à partir de là, fixé définitivement. Il faudrait retrouver les termes précis.
X ? : Il l'attribue au Moi ?
B.V : C’est ça ! C’est le Moi. Je pense qu’il l’aurait corrigé s’il avait après tout repris ce qu’il avait pensé... Cela dit avec Lacan ce n’est certainement pas le sujet qui refuse…
J.P : Oui, mais on peut jouer sur les mots Moi et Je...
B.V : On peut jouer sur les deux mots, mais là, ce n’est sûrement pas le sujet qui est à l’origine de l’Urverdrängung, puisque c’est au contraire l’Urverdrängung qui permet qu’il y ait du sujet. Car si évidement tout était dit, il n’y aurait plus rien à dire et il n’y aurait pas de sujet.
« Le moi doit déloger le ça », je pense que c’est une mauvaise interprétation. Mais enfin l’idée de conquistador, elle est bien chez Freud, quand même, et il y a chez Freud une autre illusion - lui qui a pourtant dénoncé l’illusion de la religion - c’est quand il dit à propose de l’éthique de la cure : « la relation analytique repose sur l’amour de la vérité, c’est-à-dire sur la reconnaissance de la réalité et qu’elle exclut tout Schein [on a traduit ce terme par faux semblant mais je crois que c’est tout simplement semblant. Ça peut vouloir dire aussi illusion] et toute duperie. »
V.H.C : Tu répètes s’il te plait.
B.V : Il ne faudra pas oublier, dit Freud dans « Analyse avec fin et sans fin », que les analystes sont loin d’avoir atteint le degré de normalité auquel ils voudraient voir accéder leurs patients. Mais il y a un moment où il devient moins lucide, c’est à la fin : « C’est donc à bon escient qu’on exigera de l’analyste comme une part de ce qui atteste de sa qualification, un assez haut degré de normalité [ regardez-vous les uns les autres ] et de rectitude psychique.
A cela s’ajoute qu’il a, en outre, besoin d’une certaine supériorité pour agir sur le patient comme modèle dans certaines situations analytiques, et comme maître dans d’autres. » Oui, écoutez bien, vous êtes tous d’accord avec ce qu’il dit. Je suis désolé. Vous professez le contraire, mais vous pensez ça.
« Enfin il ne faut pas oublier que la relation analytique est fondée sur l’amour de la vérité, (Wahrheitsliebe) c’est-à-dire la reconnaissance (Erkennen), de la réalité ( Realität), et qu’elle exclut tout faux semblant, Schein et tout leurre. »
Pour Lacan, « le réel se trouve dans les embrouilles du vrai », c’est-à-dire que ce que pense Freud, que l’amour de la vérité conduirait à la reconnaissance de la réalité, eh bien, c’est une illusion. Que l’amour de la vérité ça pousse bien plutôt vers des choses assez désagréables et notamment d’y croire à la vérité. Et à croire que la vérité pourrait être dite toute. Et vous savez que Freud est allé quelquefois pousser un peu loin dans ce domaine, puisque, quand il a voulu titiller l’homme aux loups pour qu’il dise : est-ce que c’est bien vrai que vous avez eu ce rêve à tel moment ? Est- ce bien pour la première fois, à l’âge d’un an et demi, ou à deux ans ? Je ne sais plus exactement. Il coince l’homme aux loups là qui devient par là-même le garant, lui, de tout l’édifice de la psychanalyse.
Qu’est-ce qui se passe à ce moment-là ? J’évoquais tout à l’heure les passages à l’acte et les acting out. Il aurait fallu rajouter les phénomènes psychosomatiques, ou éventuellement le délire. Ce qui apparaît, c’est un trou. Un trou sur le nez. « Là où tu cherches la clé de voûte de ton système, c’est un trou ». Evidemment, c’est facile dans l’après-coup, nous l’interprétons comme cela parce que ça nous arrange, mais il est clair que pour l’homme aux loups, c’était totalement impensé.
Donc, pour Lacan, le réel se trouve dans les embrouilles du vrai, c’est ce qu’il nous dit. Lacan sépare donc la question du vrai du réel et cette séparation repose sur une topologie où le vrai comme adaequatio rei et intellectus, l’adéquation du réel et du symbolique, ne peut pas se faire sans un tiers terme, sans l’imaginaire. C’est-à-dire sans la dimension du sens. C’est important.
Autrement dit, je ne peux pas avec le mot attraper la chose directement. Il y a forcément un tiers terme. S et I ne s’articulent qu’avec le réel aussi, l’espace à trois. Et R s’articule avec I. Il est clair que c’est la reconnaissance du caractère invasif, parasitaire, mais aussi humanisant, du langage, qui amène Lacan à cette topologie.
Ce qui est surprenant chez Freud, c’est à quel point il travaille avec l’ordre du symbolique. Tous ses textes principaux, enfin les premiers textes sur le Witz, le rêve, les actes manqués, toute la psychopathologie de la vie quotidienne, sont entièrement tissés du travail du Symbolique, mais il n’isole pas le symbolique comme tel.
On a l’impression que Lacan n’a eu qu’à recueillir ça. Il faut croire pourtant que ce n’était pas si facile puisque les analystes post-freudiens, eux, s’y sont opposés et même ont quasiment viré Lacan, d’avoir fait de la structure du langage celle de l’inconscient.
« Si il y en a un pour qui l’inconscient est structuré comme un langage, il peut quitter la pièce immédiatement. » avait dit un analyste à l’époque. Je ne sais pas si pour vous ça fait le même effet mais c’est complètement surprenant, de voir qu’aujourd’hui encore, même chez les savants, la dimension du langage n’apparaisse pas comme l’évidence de l’humanité.
V.H.C : Il est pensé comme un instrument.
B.V : Il est pensé comme un instrument un peu plus sophistiqué que le langage animal. D’ailleurs beaucoup de gens refusent de faire une distinction absolue avec le langage animal…
Ce que je voulais simplement dire, c’est que si que Freud fait de la cure cette espèce de conquête territoriale, c’est clair que c’est lié à une certaine représentation de l’appareil psychique.
Quant à Lacan, il nous dit, à propos de La science et la vérité, première leçon du séminaire L’Objet de la psychanalyse : « De notre position de sujet nous sommes toujours responsables. Alors qu’on appelle ça où l’on veut du terrorisme, j’ai le droit de sourire car ce n’est pas dans un milieu où la doctrine est ouvertement matière à tractation que je craindrais d’offusquer personne en formulant que l’erreur de bonne fois est de toute la plus impardonnable. »
Est-ce que vous êtes d’accord avec ça que l’erreur de bonne foi est la plus impardonnable ? Parce qu’en général, on dit plutôt, en manière d’excuse, « je ne l’ai pas fait exprès ». Pourquoi la plus impardonnable ? A la limite elle est impardonnable parce qu’aucun pardon ne peut être donné à ce qui n’est pas reconnu comme de ma responsabilité. Si je n’accepte pas la responsabilité, même des effets de mon inconscient, je ne peux pas être pardonné.
« La position du psychanalyste ne laisse pas d’échappatoire puisqu’elle exclue la tendresse de la belle âme… »,
« … L’objet de la psychanalyse n’est autre que ce que j’ai déjà avancé de la fonction que joue l’objet petit a. Le savoir sur l’objet petit a serait-il alors la science de la psychanalyse ? C’est très précisément la formule qu’il s’agit d’éviter, puisque cet objet petit a est à insérer, nous le savons déjà, dans la division du sujet par où se structure très spécialement le champ psychanalytique. »
Alors qu’est-ce que ça veut dire que l’objet petit a est à insérer dans la division du sujet ? Est-ce un constat objectif ? L’objet petit a, voyez-le dans la division du sujet, c’est là qu’il faut le situer. Ou est-ce un impératif éthique? Cet objet petit a collez-le vous dans votre division du sujet. Ce qui prend un sens différent, parce que si c’est ça, si l’objet petit a vient s’insérer dans la division du sujet, il viendrait l’obturer quelque part. Mais il s’agit ici de la formule du fantasme inconscient. En effet quand l’objet petit a vient sur le devant de la scène, c’est alors que se produit un effet d’angoisse, ou pire, de dépersonnalisation éventuellement, d’abolition du sujet. C’est pourquoi ce veut dire Lacan c’est que cet objet petit a dont je parle, l’objet dont parlaient les psychanalystes, l’objet partiel, voyez-le là, en tant qu’il vient dans la division du sujet, non pas boucher la division, mais l’assurer. C’est, le sujet divisé par cet objet et c’est le fantasme.
Il dit encore dans cette conférence : « disons que le religieux laisse à Dieu la charge de la cause, mais qu’il coupe là son propre accès à la vérité. »
J’ai été surpris de constater qu’il y avait, dans le séminaire mis au travail l’été dernier, les mêmes termes qui revenaient, quasiment les mêmes :
Répondre que Dieu « n’existe pas tranche la question, en nous rendant la charge d’une pensée dont l’essence est de s’insérer dans cette réalité - première approximation du mot réel qui a un autre sens dans mon vocabulaire - dans cette réalité limitée qui s’atteste de l’ex-sistence […] du sexe. »
La charge de la cause – la charge d’une pensée
insérer : d’un côté, c’est l’objet petit a, la cause, que le sujet avait la charge d’insérer et que de l’autre côté, c’était la charge d’une pensée à insérer.
J.P : La pensée, ce qu’il a appelé à un certain moment, il l’a écrit comme cela : l’appensée., a-pensée…
B.V : L’appensée, avec deux p, c’est ce qui est appendu.
Il y a une difficulté. Si on peut approximativement identifier la faille du sujet et le réel du sexe, du non rapport sexuel, c’est quand même parce que dans les deux cas il y a quelque chose d’une faille …
Il n’y a de sujet que sexué, enfin sexué, le sujet n’est pas sexué, mais le sujet vient à ex-sister à partir d’une position sexuée. Et donc, l’accent est mis sur le sexuel.
Or dans La science et la vérité, la topologie du cross-cap nous montre que l’objet petit a, c’est ce qui vient suppléer au défaut de garantie de vérité tandis que dans le séminaire Le sinthome, l’accent est mis sur une consistance supplémentaire, le sinthome, qui vient comme suppléance au défaut de nouage RSI, et ce sinthome fabrique de la vérité au titre de savoir-faire.
C’est toujours une question de vérité qui est à soutenir d’une certaine façon. Ça évoque a priori une certaine similitude de fonction entre le fantasme et le sinthome, c’est-à-dire parer à une faille : faille du sujet, d’un côté, défaut de nouage, de l’autre. Mais la topologie est évidement, très différente. Avec le cross-cap qui est le premier référent, le réel est marqué par la coupure, l’impossible d’un parcours, marqué par une sorte d’inter-dit qui fait coupure. Et le corrélat, c’est que de notre position de sujet nous sommes toujours responsable. Dans le nœud, le réel, lui, est dans le nouage lui- même, mais aussi dans l’homogénéisation de sa consistance avec S et I. Mais le nouage lui même ne prend que sur fond de foi dans la consistance imaginaire du réel [que le réel ait un sens, celui d’être hors sens].
V.H.C : Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
B.V : Que vous donniez au réel l’idée d’une consistance, c’est un acte de foi d’une certaine façon. Ou alors c’est simplement le fait que vous butez dessus, que vous constatez l’impossible. Mais Lacan dit à des moments qu’il n’a que des bouts de réel. Puisque il dit lui-même, que cette consistance du réel n’est pas si simple.
Je crois que le réel doit bien être quelque part un acte de foi d’une certaine façon, au sens où l’on dit qu’on a foi dans le père. En effet quand cette foi dans le père, dans le Nom de père, fait défaut, quand l’interdit qui en résulte n’aura pas été soutenu, la dimension du réel peut s’abolir. J’entends le réel en tant qu’impossible. La psychose, en ce sens, c’est une défaillance du réel. C’est une défaillance du réel, au sens où le sujet est soumis directement au symbolique, à l’ordre du langage, sans l’interposition de quelque chose qui lui permettrait d’ex-sister. On s’en sortira en disant : dans la schizophrénie tout le symbolique devient réel.
Il y a quelque chose là qui serait, sinon une abolition, une indistinction du réel et du symbolique. Il faudrait peut-être mieux en parler comme cela. Ce qui fait qu’il y a une possibilité d’échapper à cela, c’est quand même quelque part la foi dans un père. C’est un peu religieux de dire les choses comme cela. Bon je le dis exprès pour titiller un peu, mais il y a quand même quelque chose qui fait que l’enfant a foi, il croit, il y croit. Oui, c’est ce qu’on appelle avoir foi : fides, je crois en quelque chose. Voilà.
Dans le nœud, Lacan présente cette consistance comme assurée, mais le réel peut-il exister ou venir autrement, ou indépendamment de sa présence dans le symbolique et dans l’imaginaire ? En tout cas, ce qui est assez troublant, c’est que du coup, sa position est, j’allais dire, beaucoup moins militante :
« On n’est responsable que dans la mesure de son savoir-faire ».
Remarquez qu’il n’avait pas dit dans La science et la vérité : « de notre position de sujet nous sommes tous responsables, mais toujours responsables ». Mais ce qu’il disait, à mon avis, c’est que celui pour qui l’objet a répond, dans le cas où il s’engage, celui-là est toujours responsable, il ne peut pas s’abriter derrière le « je ne l’ai pas fait exprès ». Ça ne veut pas dire que tout sujet, et notamment le sujet psychotique, dans le cadre de son délire, soit tenu pour responsable.
Dans Le sinthome, il dit très clairement qu’on n’est responsable que dans la mesure de son savoir-faire. Il donne l’exemple du savoir-faire de Joyce qui lui aura permis peut-être d’éviter un destin psychotique. Enfin ce savoir-faire, c’est aussi le sinthome ordinaire. C’est aussi la question d’élaborer un fantasme à partir de la petite histoire sexuelle et de l’Œdipe aussi.
La question que nous laisse Lacan, c’est la nature de cette pensée qu’il faudrait insérer dans le réel du sexe, dont nous aurions la charge. Qu’est-ce que c’est que cette pensée, parce que c’est un fait que toute la culture relève de la tentative d’insérer de la pensée dans le réel. Mais cette pensée a toujours consisté à donner un sens. Et donner un sens, c’est toujours religieux, quelque soit le sens qu’on donne, parce que c’est toujours assurer quelque part un sujet qui garantisse le sens. Lacan dit dans la lettre de la dissolution, « La stabilité de la religion vient de ce que le sens est toujours religieux, d’où mon obstination dans la voie des mathèmes. » Ce qui est assez amusant c’est que ce matin, on parlait des tresses et comment Marie-Christine Laznik, par exemple, redonnait un sens à chacun des croisements et notamment au premier croisement, où le réel surmonte le symbolique, en disant, voilà, il y a un moment où, pour le nourrisson, l’organisme des besoins de l’enfant prévaut sur tout ce qu’on peut lui raconter. Je crois que cette oscillation entre défaire le sens et redonner du sens est permanente. C’est le va-et-vient permanent entre le refoulé et le retour du refoulé. Ce circuit crée de la pensée. A moins que ce ne soit simplement la pensée.
Alors là je cite Badiou : « La valeur paradigmatique de la mathématique c’est d’être le modèle indépassable d’une pensée qui n’a aucun sens. » En effet, on pourrait dire - ici ce n’est pas Badiou qui parle mais moi - que dès qu’une phrase est articulée avec des signifiants, elle prend sens. Et contrairement à ce que disait je ne sais plus qui, Chomsky, j e c r o i s , même la phrase colorless green ideas sleep furiously, (commenté par Lacan dans le séminaire Problèmes cruciaux pour la psychanalyse) ne peut s’empêcher d’avoir un sens.
V.H.C : Est-ce que c’est une pensée ?
B.V : Ça, c’est évident que c’est une pensée. Mais je rappelle que ça pense. Ça veut dire que là où je pense, je ne suis pas.
J.P : Ça pense ?
B.V. : Oui, là aussi, ça pense, surtout après le repas. Oui ça gonfle la panse. Il paraît que Platon disait déjà que le mouvement de la mathématique n’existe que sous la garantie d’un dire. Parce que ce qui est très important, c’est que même la mathématique, loin de fournir un simple pense-bête comme ça, suppose une série d’articulations. Toute la mathématique en dépend, c’est le mathème même qui dépend le plus d’un dire de départ. Après évidemment, après, on peut laisser courir la chaîne, mais il y a au départ l’axiome. C’est ce qui irritait Platon : le postulat.
Incidemment la querelle entre les nœuds borroméens à trois et les nœuds borroméens à quatre, ça ne peut pas se résoudre à tenter de deviner la pensée de Lacan sur la question ou à suivre ce qu’en dit Melman. Quant à Lacan, il ne tranche pas, lui. Il dit que ça serait peut-être bien, est-ce que ça serait un progrès, il dit oui mais quand même. Et puis après il va essayer les nœuds à quatre, cinq, six, bon. On voit bien qu’il laisse un travail en friche… Comme il le dit à ce moment là, je suis sérieusement embarrassé.
Mais, plus radicalement, ceci à l’intérêt de nous amener à la topologie de l’acte ? Comment penser l’acte ? Avec la double boucle. Il est effectivement pour moi plus facile de se représenter l’acte comme coupure avec la topologie des surfaces qu’avec le nœud borroméen. Avec le nœud borroméen, c’est tout autre chose, puisque Lacan intervient moins dans le sens de l’acte comme coupure, que plutôt dans le fait du dire, d’un tressage par le dire, avec la consistance du dire. Cela donne un aspect au travail de la cure analytique plus de construction que de coupure.
V.H.C : C’est-à-dire comme production.
B.V : Voilà. Avec cette topologie le savoir-faire de l’analyste s’imagine moins comme la séance qu’on coupe sur le signifiant que comme l’art d’un dire. Bien sûr, ça n’invalide pas le jeu sur le signifiant, l’équivoque etc…
Alors le problème qui demeure est comment penser l’espace ? Je pense que la responsabilité de pensée est là aussi. Lacan (page 125) nous dit : Il n’y a aucun espace réel.
« Le réel se trouve dans les embrouilles du vrai ».
Là-dessus il y a eu toute une note de Darmon qui explique comment malgré son idée de Echt Heidegger retombe, in fine, dans la même erreur d’une sorte d’adéquation entre le mot et la chose authentique. Pour Lacan il n’y a pas d’accord possible entre le mot et la chose, il faut toujours une triplicité.
Donc : « Le Réel se trouve dans les embrouilles du vrai…
C’est ce que démontre le théorème de Gödel : « Dans tout système formel consistant contenant une théorie des nombres finitaires relativement développée, il existe des propositions indécidables. » Autrement dit il y a du Réel qui dépasse le vrai.
…c’est bien ça qui m’a amené à l’idée de nœud qui procède de ceci que le vrai s’auto-perfore du fait que son usage crée de toute pièce le sens, ceci de ce qu’il glisse, de ce qu’il est aspiré par l’image du trou corporel dont il est émis, à savoir la bouche en temps qu’elle suce ». Vous voyez l’objet petit a qui vient là.
« Il y a une dynamique du regard centrifuge, c’est-à-dire qui part de l’œil, de l’œil voyant, mais aussi bien du point aveugle, elle part de l’instant de voir et l’a pour point d’appui. L’œil voit instantanément en effet : c’est ce qu’on appelle l’intuition par quoi il redouble ce qu’on appelle l’espace dans l’image. »
Incidemment on a une vérification de ça dans la phobie. La personne qui est phobique de l’araignée, voit l’araignée en un instant et tout l’espace se structure alors autour de ce point. Et je me suis souvent demandé : mais comment sait-elle que c’est une araignée, et pas une mouche par exemple, alors que le point en question est à l’autre bout de la pièce ? Le phobique sait absolument : c’est une araignée. Le mode de présence subite dans l’espace, et d’immédiateté de la chose, c’est ça.
« Il n’y a aucun espace réel. C’est une construction purement verbale qu’on a épelée en trois dimensions selon les lois de la géométrie, lesquelles sont celles du ballon de la boule, imaginés kinesthétiquement, c’est-à-dire oral- analement. »
C’est-à-dire que il y a quelque part au départ, le sein ou le caca qui fait boule, et puis il y a le Begriff qui veut essayer d’attraper cela et qui en est obstaculé. L’objet petit a fait obstacle à la saisie. C’est comme cela que Lacan le voit.
« L’objet que j’ai appelé petit a n’est qu’un seul et même objet » [Il y a des variations mais c’est le même]. « Je lui ai reversé le nom d’objet en raison de ceci que l’objet est ob, obstaculant à l’expansion de l’imaginaire concentrique englobant, l’imaginaire concevable, c’est-à-dire saisissable avec la main, c’est la notion de Begriff, saisissable à la manière d’une arme. »
Je vais terminer par quelques assertions du séminaire Le moment de conclure :
L’acte de dire instaure le temps du sujet sur fond d’intemporalité. Ce n’est pas exactement les mots de Lacan, c’est moi qui le comprends et le dis ainsi.
Voici ses termes :
« Le dire tranche dans l’éternité de l’inconscient ». (Le continu) « Cette absence de temps, c’est notre régime normal », dit Lacan, le temps n’est que celui de l’acte, sinon nous sommes dans l’a-temporalité. Vous savez que Freud lui-même a dit que l’inconscient ignore le temps, dans un sens un petit peu différent …
« C’est la dimension imaginaire du dire », non pas la dimension symbolique du dire, « c’est la dimension imaginaire du dire qui fait lien entre réel et symbolique. Si le mot fait la chose ce n’est pas sans le lien imaginaire du sens ».
Pas de crachose , dit-il et c’est pourquoi Lacan écrit « fait la », comme le verbe fêler, fêlachose.
« L’équivoque grâce à l’écriture - ça rejoint ce que Melman nous dit - l’équivoque grâce à l’écriture fait résonner le vide que le défaut de rapport sexuel laisse dans le sens.»
L’équivoque va toujours par une sorte de gravitation dans ce vide du sens sexuel. Ce n’est pas qu’elle est graveleuse, l’équivoque, mais c’est qu’elle va spontanément vers le défaut de sens sexuel.
« Il serait excessif de dire que l’analyste sait comment opérer », nous dit Lacan. En tout cas ce n’est certainement pas avec la consistance du raisonnement, aucun raisonnement ne donnera le mot qui fait tilt.
« Ça serait évidement par le choix des mots, mais on se trompe dans le choix des mots. L’analyste ignore la portée des mots pour son analysant ». On dit quelque fois un mot, on croit que ça va là, et paf, ça fait une explosion. Ce n’est pas toujours mauvais d’ailleurs…
« Et l’analyste, dit Lacan, n’opère que par suggestion ». Retour au départ. Mais c’est une suggestion un peu particulière tout de même. Parce que « l’analyste tranche. Ce qu’il dit participe de l’écriture. L’analysant, il parle et l’analyste là-dedans, il entend autrement, il tranche en lisant autrement… »
Je vais arrêter mon topo là.
Comme vous le voyez, c’est un topo interrompu. Il faudrait essayer de creuser cette histoire de pensée à insérer dans la faille, une pensée qui se passerait du sens, ce ne peut être, à mon avis, qu’une pensée de l’espace, une pensée topologique, mais il n’y a pas de pensée topologique qui ne nécessite une décision de départ, un dire de départ. Que de toute façon ce dire a un sens, il est imaginaire, et que c’est ça tout de même qui va lui donner la consistance. Il n’y a donc pas à « condamner » le sens. Il y a à tenir compte de l’objet particulier avec lequel on travaille, la topologie étant indispensable si on ne veut pas rester dans notre topologie naïve. Voilà.
V.H.C : Bernard, merci beaucoup pour ce formidable parcours.
Y a-t-il des questions, des remarques avant que vous partiez, des commentaires, des critiques ?
Jean Brini : Juste à verser au dossier de l’espace selon Freud : C’est pas toujours un œuf. Au moins, je crois que c’est dans le manuscrit K, il y a ce fameux schéma du circuit sexuel, où il y a cette chose extraordinaire, une barre verticale avec le moi et le non moi, et une barre horizontale avec l’extérieur et l’intérieur. Il y a donc du Moi intérieur, du Moi extérieur, du non Moi extérieur et du non Moi intérieur. Il y a les quatre. Et ça ce n’est pas de l’œuf. C’est plus compliqué.
B.V : Non, ce n’est pas de l’œuf. Il aurait pu s’en sortir en essayant de refermer la feuille
J.B : Exactement. Mais il ne le fait pas.
Dans la salle : Oui, je voulais juste rapprocher la question du temps avec celle de l’espace, la modernité, si on peut dire de Lacan, puisque en fait dans la physique, enfin dans la recherche fondamentale on se pose aussi très bien la question du temps, ou de l’espace on ne sait absolument rien en dire. Toutes ces notions fondamentales qui relèvent d’un pur imaginaire pour nous : les conventions sociales, des choses comme cela mais qu’on ne sait absolument pas déterminer.
B.V : Je me suis demandé si même le continu n’est pas une élucubration à partir du langage. Parce que, bon Henri me contredira peut-être, calmera mon propos, mais, aussi loin qu’on aille dans la physique, il y a du quantum, il y a des sauts. Alors est-ce un effet de nos instruments, de nos moyens d’accès ? Mais enfin ! Et puis le fait qu’il n’y a pas de conciliation possible entre la théorie quantique et la théorie de la gravitation, laquelle repose sur le continu et l’autre sur le discontinu, quand même, enfin à la grosse, alors qu’elles sont toutes les deux extrêmement précises.
V.H.C : Non contestées ?
B.V : Oui, enfin. C’est assez compliqué, mais la théorie quantique repose quand même sur des sauts, des quanta, c’est-à-dire qu’il y a des distances limites. Ce n’est pas de l’infiniment petit jusqu’à l’infiniment petit. Il y a une distance en dessous de laquelle on ne peut rien dire, au moins. Tu es d’accord Henri ?
HC.L : Tout à fait. On dit que chaque génération de physicien va travailler sur la décimale supplémentaire.
V.H.C : Ça c’est les commentaires des mathématiciens.
B.V : Mais il y a un problème parce que on est obligé d’éliminer les infinis, enfin pour éviter des points de singularité, qui affolent complètement les résultats, je crois. Enfin bref tout ça est assez compliqué. Mais je me demandais si la notion de continu n’est pas un effet de l’imaginaire.
J.B : Ponctuation : Ce que tu dis est parfaitement exact au moins en ce qui concerne la définition du continu par Poincaré. Où il dit : le continu c’est A=B B=C C=D, A différent de D. C’est-à-dire que c’est entièrement fondé sur l’énonciation d’une identité ou d’une différence. Donc ça résulte du langage. Le continu, la définition fondamentale du continu découle d’énoncés.
B.V : Oui. Je me demande même si le continu n’est pas une propriété de l’Autre, du langage, dont se détache un signifiant momentanément, pour représenter un sujet, avant de retomber dans le continu. Et que c’est un temps. Voilà, il faut faire un petit peu attention, tu vois quand nous manions ces notions mathématiques. Je crois qu’elles sont d’autant plus intéressantes qu’elles sont justement l’effet d’un sujet, qu’elles sont la production des sujets humains, même si cette production est contrainte, obligée. Ce n’est pas une tautologie, ce n’est pas la répétition du même, voilà. Pratiquement, il s’en déduit que je vous invite vivement à assister aux Mathinées Lacaniennes, ainsi qu’aux autres séminaires qui prennent en compte la topologie, de façon à essayer de déniaiser notre pensée…
V.H.C : Merci, alors notre prochaine Mathinée aura lieu le 8 février et ce sera Claude Landman qui s’entretiendra avec nous.
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