La bascule délirante, texte de Pierre Arel
Pierre Arel
Psychiatre, psychanalyste
Parler d’épisode délirant nous amène immanquablement à explorer les frontières qui existent entre ce qui est considéré comme délire et ce qui est considéré comme ne l’étant pas. Ce qui nous pose des problèmes de définition du délire qui sont d’une grande difficulté, dès lors que l’on remarque que nous faisons entrer sous ce même vocable de délire des manifestations cliniques fort différentes. Cela pourrait nous obliger à sortir des approximations dont nous nous contentons trop facilement en ce domaine, surtout si nous voulons entrer dans une distinction des phénomènes délirants tels qu’ils surviennent dans les névroses, perversions et psychoses. Pour ce qui nous concerne, dans le cadre de ce présent Journal Français de Psychiatrie, nous préciserons par les approches cliniques de la psychiatrie et de la psychanalyse, qui ne l’oublions pas opèrent sur un même champ clinique, ce qui nous paraît être commun d’une part, et de plus en plus divergeant d’autre part.
Pour la psychiatrie, si la question des épisodes délirants est une question ancienne, qui a suscité beaucoup d’intérêt, elle est tombée dans une relative désuétude dès lors que la nosographie psychiatrique s’est orientée, depuis plusieurs décennies maintenant, vers une approche multiaxiale de la clinique, approche qui implique de considérer des phénomènes cliniques hétérogènes sous le seul angle de la comorbidité. Cette approche rend nulle et non avenue toute approche structurale qui devant des phénomènes cliniques hétérogènes, simultanés ou successifs, implique de considérer leurs relations réciproques éventuelles. Alors qu’il nous apparaît que c’est seulement dans une approche structurale, telle que la psychanalyse le permet, que nous pouvons nous interroger sur les rapports qui existent entre un délire et l’état psychique qui le précédait ou lui fait suite.
Cette approche structurale, si elle a pu être soutenue par la psychiatrie pendant un temps, a été abandonnée progressivement, et cela bien avant la création des D.S.M. Prenons l’exemple des délires hystériques. La nosographie psychiatrique a pu en parler dès lors qu’elle a eu à sa disposition une définition de l’hystérie qui ne soit pas seulement un diagnostic d’élimination, et à partir de cette définition elle pu s’interroger autant sur la survenue de délires chez des patients diagnostiqués comme hystériques (exemple la 4ème phase de la grande crise de Charcot) que sur la présence de symptômes réputés hystériques chez des délirants. Si bien que fin XIXème, début XXème siècle, il était parlé facilement de délire, de folie ou de psychose hystérique. Mais progressivement les psychiatres vont abandonner ce type de diagnostic, autant sous l’hégémonie du postulat délire=psychose, que sous l’effet de l’abandon d’une définition précise de l’hystérie ; mouvement initié par des auteurs comme Babinski et qui a trouvé son aboutissement dans l’élimination du terme d’hystérie dans le D.S.M.
Si bien qu’après un oubli quasi-complet des délires hystériques de plusieurs décennies, ce sont des psychiatres pour qui l’hystérie voulait encore dire quelque chose qui ont relancé le débat sur cette question, sans grand succès au demeurant. Il est vrai que c’est avec une définition psychanalytique de l’hystérie que ces auteurs ont repris le débat, ce qui nous intéresse ici. Il est en effet des plus logiques que la clinique psychiatrique, qui ne prend pas en compte ce qui se fonde sur la parole des patients et le transfert qui l’accompagne, ne puisse tenir une définition clinique stable de l’hystérie ou de toute autre pathologie mentale. Aussi il est dans la logique de la démarche scientifique que les entités nosographiques venues de la psychanalyse soient évacuées, et que la clinique qui en découle connaisse l’atomisation qui est la sienne actuellement.
Notre souci n’est pas d’engager une polémique ou d’émettre une quelconque critique par rapport à cette démarche, mais bien de faire valoir notre travail clinique, à partir de la rationalité issue de l’écoute de la parole nos patients, dans le transfert. Pour l’objet de notre étude d’aujourd’hui, les épisodes délirants, nous avons des définitions des névroses, psychoses et perversions, fondées sur le refoulement, la forclusion et le démenti. Mais lorsqu’un délire s’associe chez un même patient à un symptôme névrotique ou à un fantasme pervers, est-ce que ce délire peut être valablement considéré comme un délire, et si oui répond-il à un phénomène de forclusion, ou bien à un autre mécanisme ? Ce sont des questions comme celles-là - il y en a bien d’autres- que nous pouvons nous poser dès lors que nous nous tenons à des définitions structurales qui nous sont imposées par la rationalité inhérente à notre pratique.
Eléments d’une clinique des épisodes délirants
L’épisode délirant -soit l’incident, l’accessoire délirant-, nous devons à Magnan, avec la description de la bouffée délirante aiguë, de lui avoir donné une existence clinique. C’est sur un socle nosographique synchronique bien établi qu’il a introduit l’évolution, la diachronie comme critère clinique. Ce qui ouvrit pendant une courte période un champ clinique qui permit la description de diverses psychoses aiguës. Comme l’écrit G. Halberstadt, en 1922, dans un article intitulé : une question de doctrine psychiatrique : la psychose délirante dégénérative aiguë : « Tous les auteurs admettaient autrefois qu’une même psychose pouvait être curable ou bien passer à la chronicité et devenir incurable. » Il faisait ainsi référence aux travaux extrêmement féconds qui firent suite à l’invention de Magnan, et au contexte de son époque, qui vit nombre de psychiatres se détourner des conceptions prenant en compte l’évolution des délires, pour faire entrer quantité de délires dans la vaste entité des démences précoces de Kraepelin, qui ne laisse qu’une place mineure à la question de l’évolution. Cette tendance nosographique à faire entrer tous les délires dans une entité supposée chronique, et donc stable, va s’amplifier avec la mise en place du concept de schizophrénie qui va encore absorber d’autres maladies délirantes sur son passage. Freud, qui suivi l’affaire de près, du fait que l’entité de la schizophrénie avait été montée en triturant certains concepts psychanalytiques, fit alors la remarque que nombre d’hystériques ont alors été rangées dans la schizophrénie.
Ce rappel ne fait que nous pointer une difficulté que psychiatres et psychanalystes partagent, qui est de faire entrer la question du temps dans leur clinique. Certes nous ne pouvons pas faire le moindre pas clinique sans admettre qu’il existe une structure stable, à savoir quelque chose qui dans le réel répond toujours de la même façon, mais cela ne doit pas nous masquer que la structure peut subir des incidents, voire des remaniements, dont les délires ne sont pas les moindres. Et que les délires surviennent sur une organisation névrotique, perverse, ou comme moment fécond d’une psychose, ils posent toujours la question d’un remaniement temporel de la structure.
Partons de la clinique des bouffées délirantes aiguës, qui sont les plus fréquentes des épisodes délirants. Si elles peuvent être un coup de tonnerre dans un ciel serein, le délire peut également être précédé d’une période lente de modification de la relation à l’autre, soit par une fuite du contact, soit par une rigidification, une intransigeance avec hyperactivité qui va croissante jusqu’à la bascule dans un état dont il y a lieu de retenir cinq registres : une dépersonnalisation-déréalisation, des hallucinations, un délire, des actes et des troubles de l’humeur.
-La bascule se fait dans une ambiance d’inquiétante étrangeté, de changement de soi-même et du monde extérieur qui perd de son sens, voire même est halluciné négativement pour une partie. Dès ces manifestations, l’angoisse est présente et accompagnera toute la crise délirante.
-Des hallucinations auditives, acoustico-verbales, visuelles, rarement prises dans un automatisme mental, sont présentes, ainsi que des hallucinations cénesthésiques douloureuses ou voluptueuses qui migrent dans tout le corps, ou se localisent dans un organe déterminé.
- des délires qui obéissent à divers mécanismes : imagination, confabulation, interprétation, et développent différents thèmes : mégalomanie, persécution, mysticisme, filiation, cosmique. Le patient croit son délire, mais là aussi cette croyance peut fluctuer de l’assertion la plus intransigeante au propos délirant le plus léger, tenant dans un mot.
-Ce délire est vécu dans une agitation anxieuse qui conduit à une déambulation sans but, mais il peut être également agi, comme le confabulant mégalomaniaque qui descend dans de grands hôtels, se fait passer pour un grand personnage, etc… D’autres actes : départs, ruptures, agressions contre des proches, des inconnus, ou le délirant lui-même, sont de véritables passages à l’acte.
-des troubles de l’humeur tels que l’euphorie et la tristesse qui peuvent alterner à un rythme rapide et constituer un état mixte.
S’ils sont dits polymorphes, c’est que ces délires associent volontiers plusieurs mécanismes, plusieurs thèmes, une croyance qui va de la conviction totale dans le délire à des moments de raison, dans une alternance rapide, une humeur changeante de type état mixte.
Ces délires, par leur polymorphisme, peuvent suggérer l’idée d’un chaos, mais ils n’en sont pas moins structurés selon des lignes de force que l’on peut repérer. Ce polymorphisme est même un trait caractéristique de la bouffée délirante aiguë. A contrario, certains délires aigus plus organisés, plus « monomorphes » poseront plus de problèmes de diagnostic différentiel avec des délires chroniques. Par exemple un délire de persécution où des interprétations, renforcées par des hallucinations visuelles, auditives ou cénesthésiques font de la réalité délirante un monde de cauchemar. Le délirant y est traqué, épié par une instance anonyme qui sait tout de lui.
Mais passée l’impression d’étrangeté que laisse ces délires, il est possible de s’y repérer bien sûr par les signifiants qui sont mis là dans le circuit, mais également par les mécanismes, les rapports à l’Autre que cela implique. Cette structure du délire, nous pouvons aussi en vérifier la cohérence lors des récidives délirantes dans la relative fixité des modalités délirantes.
Pour ce qui concerne l’évolution , si l’évolution est classiquement de quelques semaines voire mois, des épisodes plus courts, de quelques heures ou jours, comme des épisodes plus longs, parfois de plusieurs années peuvent soulever les mêmes questions, en mettant en jeu les mêmes rouages structuraux.
Mais le grand souci qui naît devant tout épisode délirant concerne l’avenir au long cours, et donc la possibilité d’une récidive transitoire ou chronique. Si cette évolution peut-être spontanément résolutive, elle est dans la plupart des cas tributaire de l’abord diagnostique et thérapeutique employé en pareil cas. Et c’est à ce niveau que les approches psychiatriques et analytiques révèlent le plus leurs différences. Il existe dans le champ de la psychiatrie un dogme implicite qui veut que délire = psychose = chronicité, et que toute psychose doive bénéficier du traitement bio-psycho-social défini selon les canons consensuels en vigueur. Or, ce dogme fondé sur une clinique qui ne retient de la parole du patient que les énoncés qui permettent d’établir un diagnostic – les questionnaires d’autodiagnostics constituent en cela l’aboutissement de cette démarche – ne prend jamais en considération ce que la psychanalyse, qui est cure de parole, prend en compte d’emblée, qui est la demande de reconnaissance d’un au-delà de la parole. Cette demande de reconnaissance, adressée via leclinicien à un Autre énigmatique, est au fondement du transfert. Cette adresse, cette demande de reconnaissance, quasie-nulle dans la psychose, se déployant selon des modalités différentes dans les névroses et les perversions, est un élément clinique aussi important que les énoncés des patients. Dans le domaine des délires, s’il existe quelques différences au niveau des énoncés délirants, c’est surtout au niveau du transfert que peut se faire la différence entre les délires psychotiques et les autres délires. C’est pourquoi une clinique qui ne tient compte que des seuls énoncés des délirants ne peut quasiment pas faire de différences entre ces divers types de délires, et autorise sans prudence à faire des diagnostics de psychose dès les premières phases de la maladie. Si ces diagnostics sont légitimes pour les psychoses chroniques, ils ont des effets délétères concernant les autres délirants. En effet, ce diagnostic de psychose, de folie invalide gravement la parole du patient. Chez celui qui est en général un adulte jeune, et qui est en quête accrue de reconnaissance de sa parole auprès de l’Autre social, de l’Autre du sexe, le diagnostic de psychose vaut comme un « cause toujours, tu es fou, tu délires ».
La cure de parole
Le travail clinique dont nous allons rendre compte dans ces journées a été fait dans le respect de ces deux dimensions de la parole, que ce soit dans un cadre hospitalier, institutionnel, ou en suivi ambulatoire de ville.
La cure de parole, qui peut logiquement commencer dès le premier entretien, se fait dans l’écoute du délire qui est à chaque fois une expérience de parole unique, extrêmement instructive. Si le mutisme, la réticence sont parfois au rendez-vous, le patient a le plus souvent envie de parler, de rendre compte de cette expérience qui tour à tour le fascine et l’angoisse. Il parle donc, soit pour dire le délire qui s’impose à lui, soit pour s’interroger sur celui-ci, suivant alors les chaînes signifiantes qu’il suit brièvement, en des phrases courtes, sans syntaxe ni connections logiques. Il se met à dire le délire, les hallucinations, les angoisses, les sensations corporelles, mais aussi ses commentaires, ses souvenirs récents ou anciens, ses rêves et ses rêveries, sans avoir le souci de séparer les différents plans. Il y a là un symbolique qui s’impose, non sans laisser de nombreux vides, ni dessiner les contours d’un réel dont la rencontre brutale a fait trauma. Il est toujours surprenant pour le clinicien de recevoir ces propos qui font alterner les rêveries les plus primesautières, les plus fleurs bleus avec les considérations les plus justes sur les tourments de la vie : la violence de l’autre qui n’entend rien, de la mort qui sépare de la personne qui vous a permis d’exister, le ratage du sexe qui est venu trop tôt. Tout cela vient en vrac, et peut nous laisser la même impression qu’à Freud après avoir entendu ses premières patientes sous hypnose, qui résulte de cette immersion rapide dans les arcanes du psychisme humain et de ses maléfices. Cette comparaison avec l’hypnose ne s’arrête pas là. Si le délire, comme l’hypnose, libère les associations du patient, leur donnant cette richesse remarquable, il s’avère que les effets de cette parole, qui sont de lever une partie du symptôme, sont de courte durée. Si bien qu’au décours d’un épisode délirant, il n’est pas rare que le patient soit déprimé, amnésique de ce qu’il a dit durant son délire, et qu’il retourne dans les propos imposés par le refoulement qui était le sien avant le délire.
Cela peut constituer une difficulté certaine mais en rien insurmontable pour poursuivre ou mettre en route une cure de parole et permettre une réouverture subjective, quand cela est possible.
C’est en partant d’un exemple clinique que nous pourrons le plus facilement rendre compte de ce type de travail. Il s’agit d’une jeune femme qui a traversé plusieurs crises délirantes sur une période cinq ans. Son premier délire s’est déclenché dans des circonstances qui s’avèreront très particulières : elle venait d’emménager dans l’appartement qu’occupait sa grand-mère une dizaine d’années auparavant, avant qu’elle ne meure, et concomitamment elle a rencontré un homme pour lequel naît une grande passion amoureuse. Le délire se déclare en deux temps. Il évolue d’abord à bas bruit. C’est un délire interprétatif : elle est épiée, on surveille ses moindres faits et gestes. Un certain nombre de bruits ou de perceptions sont autant de signes qui lui sont adressés. Exemple : l’ambulance qu’elle entend dans la rue signifie qu’il est arrivé un accident à l’un de ses proches. Tel autre signe l’accuse d’une faute, ou encore la prévient d’une menace de mort.
Le délire évolue à bas bruit, pendant plusieurs mois, sans que son entourage ne se rende compte de l’ampleur du trouble, jusqu’à ce qu’il éclate dans un grand tableau d’agitation anxieuse qui nécessite une hospitalisation. Cette recrudescence délirante coïncide avec la venue de son ami, qu’elle n’avait pas vue depuis deux mois. Lorsqu’il vient la voir à l’hôpital, elle ne le reconnaît pas et lui demande : qui êtes-vous ? Qu’êtes vous ?
Je la reçois pour la première fois à la sortie de cette hospitalisation. La cure de parole se met en place sans difficultés. Comme elle le dira plus tard, elle veut parler, elle a une histoire à raconter. Alors elle raconte sa relation très difficile à des parents corsetés dans une recherche éperdue de reconnaissance sociale, la perte de sa grand-mère qui l’a élevée et a été longtemps la seule personne à qui elle pouvait parler, le décès accidentel d’une amie qui constituait un idéal féminin. Ces souvenirs, comme le récit de ses préoccupations quotidiennes, ont été amenés dans des propos où n’existait plus le moindre élément délirant. Par contre, la mort et la tension agressive qui comme signification s’imposaient dans ses interprétations délirantes, sont ici en position de retour du refoulé. En effet il apparut assez rapidement qu’elle a organisé sa vie autour du refoulement de toute tension agressive et de toute compétition. Si bien que dans ses relations aux autres, elle fait preuve d’une générosité et de capacités d’écoute peu ordinaires. Mais cette oblativité un peu militante, elle la réservait aux déshérités, aux exclus, aux minoritaires souffrants. Quant à son agressivité, masquée au quotidien dans une civilité parfaite, elle la réservait aux personnages supposés les agents des inégalités, des injustices, des violences qui existent dans le monde, à savoir aux incarnations du père imaginaire privateur.
Ces premiers temps de la thérapie l’ont ainsi amenée à tourner autour de ce réel de la mort qui lui semblait seul en cause, et lui dictait, lui légitimait ses impératifs absolus. C’est même sous le commandement de ces impératifs là qu’elle interrompit sa thérapie : elle avait mieux à faire que de s’occuper de sa petite personne. Elle revint quelques mois plus tard, en proie à un nouveau délire qui était en bien des points identique au précédent. Elle reprit la cure de parole, dès les premiers jours du délire pour lequel une hospitalisation ne fut pas nécessaire, et la continua quasiment là où elle l’avait laissée. Même pendant la période délirante, qui était très superposable à la première, il était facile de retrouver le fil de ses préoccupations passées. Fait nouveau, elle en vint progressivement à parler de sa relation aux hommes, dont elle appréciait la compagnie depuis bien longtemps, mais avec lesquels elle rencontrait plus de difficultés au niveau du désir. Son attachement à l’homme qu’elle avait rencontré quelques jours avant le déclenchement de son premier délire, et avec qui un projet de vie commune s’est rapidement mis en place, va lui permettre de s’interroger avec de plus en plus d’assurance sur les ratés de cette relation amoureuse, et sur la place qu’y tient son rapport au désir.
En même temps que ces questions sexuées lui vinrent, surgirent quelques souvenirs infantiles qui à chaque fois mirent en jeu le regard, ainsi que des préoccupations nouvelles concernant le regard que les hommes portent sur elle. Et puis un regard plus hardi que les autres, un compliment appuyé à sa beauté vint la toucher. Et ce fut la bascule. Elle repartit de plus belle dans son combat. Son discours, qui avait acquis une grande souplesse dans la cure de parole, lui permettait une navigation agile entre les petits et les grands événements du quotidien, les souvenirs, les rêves, ses enthousiasmes et ses refus. Les points d’arrêt, les doutes, les questionnements rendaient compte d’une subjectivité présente dans toute sa dynamique, et voilà maintenant que le discours se bloque, devient rigide, assertif, intolérant à toute contradiction et à tout questionnement. Que se passe-t-il ? Elle se lance, avec son énergie farouche, à la tête de son supérieur hiérarchique, coupable selon elle d’une injustice caractérisée à l’encontre de l’une de ses administrés. Elle réunit des informations sur lui. Elle sait que c’est un salaud, qu’il n’a pas le droit, qu’il abuse de son pouvoir. Dans un crescendo phallique, son intransigeance va avoir pour effet de lui fermer toutes les portes et les oreilles qui lui étaient acquises jusque là. Et de cet acting-out caractérisé, elle bascule dans le passage à l’acte, puis dans le délire. Elle quitte son travail, erre dans la ville en état de dépersonnalisation, et le délire s’installe. Elle entend des voix qui la préviennent d’un danger mortel, elle est surveillée, épiée. On parle d’elle à la télévision. Elle est responsable de tout. La bascule est complète : alors qu’au temps précédent elle était l’Une qui est autorisée à édicter la loi, à pointer les torts et les manquements de chacun, elle est maintenant cet objet indigne qu’il faut éliminer. Autant elle a prétendu énoncer le signifiant maître, autant elle se retrouve rejetée du coté de l’objet a. Le signifiant maître absolu qu’elle brandit ici est le signifiant de la mort, et par retour c’est de cette même mort que les objets a -voix et regard- la menacent.
Ce point de bascule entre acting-out et passage à l’acte nous paraît central dans la problématique des délires qui nous occupent aujourd’hui. Dans la monstration signifiante, en basculant du coté du –j, « le névrosé faisant comme s’il donnait le phallus, n’aboutit à rien d’autre qu’à tenter de barrer l’Autre comme tel, c'est-à-dire à tenter de démontrer le point où, comme sujet, il ne serait pas lui-même barré ; et c’est même de ne pas y parvenir … qu’il peut se barrer réellement dans le passage à l’acte où il choit du coté de l’objet, rejetant sa question de sujet. »©ˆ Et en rejetant sa question de sujet, en s’éteignant comme sujet, il se retrouve dans cette catastrophe subjective de laquelle seul le délire peut dire quelque chose. Mais de ce savoir du délire, qui lui vient du champ de l’Autre, nulle appropriation, nulle subjectivation n’est possible, tout au moins tant que dure le délire. C’est dans ce savoir, bloqué au champ de l’Autre, que nous avons à situer la forclusion.
Dans le délire de cette patiente, il est rendu compte de ces objets, voix et regard, qui la persécutent. C’est de leur présence dans la réalité délirante que naît cette ambiance de cauchemar, d’angoisse qui domine sur l’ensemble de ses épisodes délirants. Parce que sa tentative de combler la barre de l’Autre, comme la sienne, avec le –j, avec le forçage phallique, vient ôter son caractère énigmatique à la réalité, elle perd tout désir, tout investissement libidinal pour celui qui représentait la veille encore l’objet le plus précieux. Au cours de plusieurs de ses délires, elle ne va pas reconnaître celui qu’elle appelait auparavant « mon amour ». Elle le voit, le décrit même, mais sans même lui donner une autre identité, un autre nom, elle ne le reconnaît pas, dans une perte de la vision mentale des plus sélectives.
Aussi, si nous voulons interroger les délires, devons nous en premier lieu interroger cette bascule acting-out – passage à l’acte, après l’avoir repérée, dans ce qu’elle implique d’une mort subjective qui s’installe dans un acting-out qui se fait toujours dans la relation à un autre qui ne peut entendre l’enjeu, l’au-delà de cette surenchère symbolique. Concernant toujours cette bascule acting-out – passage à l’acte, M. Czermak prend l’aphorisme talmudique « faisons écoutons » pour nous inviter à écouter l’acte dans une rétroaction de l’écoute sur ce « pas premier qui peut être entendu alors dans ce qui le fonde ». C’est seulement dans cet après-coup qu’il est permis de dégager les déterminants symboliques qui étaient en jeu dans l’acte. C’est pour ces raisons que la répétition a un caractère inéluctable. Parce qu’il manque toujours du symbolique, la rencontre du réel est traumatique. C’est de ce symbolique manquant, de ce qui n’était pas, que la répétition procède, si bien que les traces de la rencontre traumatique ne peuvent être traduites, et qu’elles viennent réveiller, dès quelles sont sollicitées, de grandes quantités de jouissance du corps, de jouissance Autre. D’où l’importance, dans nombre d’épisodes délirants, pas seulement mystiques, de la jouissance corporelle, qu’elle soit voluptueuse ou douloureuse. Comme le disait une délirante : j’ai tout mon organisme qui travaille !
Pour en revenir à cette patiente, qu’est-ce qui peut-être entendu rétroactivement ? Qu’est-ce qui est ressorti de ce trou de l’Autre qui absorbe et qui recrache ? Il en est ressorti un Nom-du-Père. En l’occurrence les figures paternelles imaginaires avec lesquelles elle s’affronte renvoient, trait pour trait, à l’ancêtre honni pour son histoire peu glorieuse, celle d’un salaud authentique même, selon les critères ordinaires. De plus, le patronyme que celui-ci lui a transmis a le rapport le plus direct, en tant que nom commun, avec l’affrontement duel qu’elle peut mener avec les représentants de ce père privateur. Ce Nom-du-Père, dès lors qu’il est ramené dans la chaîne signifiante par le sens qu’il véhicule, et qu’il est refusé comme nom propre puisque considéré comme marque d’infamie, rend cette chaîne sans trou, à la fois impérative, commandant qu’il lui soit obéi jusqu’au bout. En même temps cette chaîne sans trou interdit non pas la production d’un savoir, mais la subjectivation, l’appropriation de ce savoir.
La possibilité de l’appropriation de ce savoir verrouillé au champ de l’Autre, c'est-à-dire forclos est l’une des questions que nous posent les épisodes délirants. Doit-on considérer qu’après le délire, ce savoir va rester définitivement au champ de l’Autre, forclos, ou bien peut-on considérer que dans certains cas, ce savoir va pouvoir passer du côté du sujet ? Et si oui, dans quelles conditions ?
C’est dans la cure de parole, dans un transfert, que cette appropriation peut se réaliser. La mise en place de ce travail comporte un certain nombre de difficultés et même de risques. Les psychotiques résistent mal au transfert du fait que pour nombre d’entre eux manquent les points de butée sur la chaîne infinie des symboles. Notre travail d’aujourd’hui, cela s’entendra dans les exposés de ces journées, s’est attaché à rendre compte de ce qu’une cure de parole peut être mise en place et être menée dans les suites d’un délire. Ce n’est certes pas, dans nombre de cas, sans hésitations diagnostiques, tant parfois la fermeture subjective rend difficile un repérage structural. Et c’est souvent par tâtonnements successifs que nous émettons telle hypothèse diagnostique de névrose, qui tombe suite à une récidive délirante avant de rebondir sur de nouveaux éléments cliniques qui n’étaient pas apparus jusque-là. Comme nous le verrons, ces hésitations peuvent durer des années, non seulement en raison de notre ignorance, mais aussi parce qu’il faut du temps et du travail, travail de traduction surtout, pour que des éléments cliniques fiables se stabilisent et nous ramène vers un terrain plus familier.
Par contre, lorsque l’analyse s’engage sur une demande dans laquelle le délire tient une place accessoire, où il n’est qu’un souvenir ancien plus ou moins enfoui, elle est sans différence notable d’avec d’autres cures de névrosés ou de pervers, et le délire peut alors y être considéré comme n’importe quelles manifestations de la répétition. L’analyse part d’un symptôme dûment repéré, qui organise la répétition, pour lequel la question d’une participation du sujet est suspectée. Tant que la répétition est attribuée à l’Autre ou à la malchance, il n’y a pas d’analyse possible Toute la cure est tendue dans l’effort de l’appropriation subjective du savoir de la répétition. Mais comme nous le savons il existe des zones de ce savoir inconscient plus difficiles à explorer, principalement celle où s’est jouée le trauma sexuel et la constitution du fantasme. Il semblerait que les délires transitoires nous mènent vers ces zones.
Dans le commentaire qu’il fait du Ravissement de Lol V. Stein dans les Problèmes cruciaux de la psychanalyse, Lacan nous donne quelques indications là-dessus. Il parle de ce personnage, cette femme qui suite à l’arrachement de l’homme qu’elle aimait et qui ne sera plus pour elle qu’un trou, vit dans une absence qui n’est pas loin d’une mort subjective. Comme le dit avec humour M. Duras, son mari croyait qu’elle n’inventait rien. Et Lacan ajoute que dans ce roman est articulée la fonction du nom propre en tant que siège central du sujet représenté ici par le mot-trou. Et c’est là qu’il amène une bascule qui est l’inverse de la bascule acting-out-passage à l’acte : « Le seul sujet ici est cet objet…isolé…en quelque sorte exilé, proscrit, chu à l’horizon de la scène fondamentale, qu’est ce pur regard qu’est Lola Valérie Stein. Et c’est pourtant dans le roman le seul sujet, celui autour de quoi se soutiennent et tournent et existent tous les autres. » Ces remarques nous intéressent d’autant plus que Lol V. Stein bascule dans le délire lorsqu’elle passe au champ de L’Autre et se retrouve dans la chambre de la scène fondamentale.
Cela pourrait nous indiquer sur quoi soutenir notre attention, notre écoute dans ces épisodes délirants. A savoir d’une part sur ce qui vient obstruer le mot-trou du nom-du-père, soit le Un imaginaire, le –j que le névrosé fait avec son objet de don, en réponse à la demande de l’Autre, et le pervers avec son fétiche, son bâton qu’il dispute au père privateur, en réponse à la jouissance de l’Autre. Et d’autre part sur ces objets a qui surgissent dans la réalité du délire et qui disloquent le fantasme, suscitant angoisse et hypnose. La cure de parole en venant à proximité de ce nom propre réfractaire à tout savoir, puisque qu’il ne renvoit qu’à lui-même, permet le retour de ces objets dans le réel dont dépend l’émergence d’un sujet en leur lieu.
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1. M. Czermak, Patronymies .p.47