Extrait relu et corrigé, JL, 15/1/74: "une femme ça peut se produire quand il y a tresse"

 

Cet extrait relu et corrigé à partir de la version audio.

Nous soulignons en gras les moments où Lacan hausse la voix.

Une erreur importante semblerait devoir être corrigée: l'homme est unaire, et non pas une erre)


Les non-dupes errent

Jacques Lacan

EXTRAIT de la leçon du 15 janvier 1974

Vous voyez, vous voyez, je l’étale, hein, que l’amour ça me tracasse.

Vous aussi, bien sûr. Mais pas comme moi ! Ouais… C’est même pour ça que, une parenthèse, votre nombre me gêne : depuis quelque temps, je ne peux plus vous identifier à une femme. Ça m’emmerde.

Bon l’amour, dirai-je donc puisque — vous me pardonnerez que ça me tracasse — l’amour c’est la vérité, mais seulement en tant que c’est à partir d’elle, à partir d’une coupure, que commence un autre savoir que le savoir propositionnel, à savoir: le savoir inconscient. C’est la vérité en tant qu’elle ne peut être dite du sujet, en tant que ce qui est supposé, que c'est ce qui est supposé pouvoir être connu du partenaire sexuel. L’amour c’est deux mi-dires qui ne se recouvrent pas. Et c’est ce qui en fait, hein, le caractère fatal. C’est la division irrémédiable. Je veux dire à quoi on ne peut pas remédier, c'est ce qui implique, ce qui implique que le «médier » serait déjà possible. Et justement, c’est non seulement irrémédiable, mais sans aucune médiation. C’est la connexité entre deux savoirs en tant qu’ils sont irrémédiablement distincts. Quand ça se produit, ça fait quelque chose de… de tout à fait privilégié. Quand ça se recouvre, les deux savoirs inconscients, ça fait un sale méli-mélo.

Et là, je vais avancer, en fin de ce laïus - c’est bien le nom qui convient - je vais avancer quelque chose qui… est comme ça, enfin, qui tranche : le savoir masculin, chez l’être parlant, est irrémédiablement unaire (et non pas une erre). Il est coupure, amorçant une fermeture, justement, celle du départ. Ce n’est pas son privilège. Mais il part pour se fermer, et c’est de ne pas y arriver qu’il finit par se clore sans s’en apercevoir. Ce savoir masculin, chez l’être parlant, c’est le rond de ficelle. Il tourne en rond. En lui il y a de l’Un au départ, comme trait qui se répète d’ailleurs sans se compter, et de tourner en rond il se clôt, sans même savoir que de ces ronds, il y en a trois. Comment peut-il, comment pouvons-nous supposer qu’il y arrive, à en connaître un bout, de cette distinction élémentaire ?

Ben, heureusement, pour ça, il y a une femme. Je vous ai déjà dit que la femme - naturellement c’est ce qui résulte de ce que j’ai déjà écrit au tableau, que la femme ça n’existe pas - mais une femme, ça… ça peut se produire, quand il y a nœud, ou plutôt tresse.

Chose curieuse, la tresse, elle ne se produit que de ce qu’elle imite l’être parlant mâle, parce que elle peut l’imaginer, elle le voit strangulé par ces trois catégories qui l’étouffent. Il n’y a que lui à ne pas le savoir, jusque-là. Elle le voit imaginairement, mais c’est une imagination de son unité, à savoir de ce à quoi l’homme lui-même s’identifie. Non pas de son unité comme savoir inconscient, parce que le savoir inconscient, il reste plutôt ouvert. Alors, avec cette unité, elle boucle une tresse. Pour faire un nœud borroméen, je vous l’ai dit, il faut faire six gestes, et six gestes grâce à quoi, grâce à quoi, ils sont dans le même ordre, à ceci près que justement, rien ne permet de les reconnaître. C’est bien pour ça qu’il faut en faire six, à savoir épuiser l’ordre des permutations deux à deux, et savoir d’avance qu’il ne faut pas en faire plus, sans quoi on se trompe.

C’est bien en quoi, enfin, une femme n’est pas du tout forcément dressée, de sorte que c’est pas du tout forcément avec le même élément qu’elle fait le rond au bout du compte. C’est même pourquoi elle reste une femme entre autres, puisqu’elle est définie par la tresse dont elle est capable, eh bien cette tresse, il n’est pas du tout forcé qu’elle sache que ça soit qu’au bout de six que ça tienne le coup pour faire un nœud borroméen. C’est pas du tout sûr qu'elle sache non plus que le trois ça a un rapport au Réel, il peut lui en manquer la distinction, de sorte que ça fait un nœud, si je puis dire, encore plus noué, d’une unité encore plus une. Dans le meilleur cas, hein, dans le meilleur cas, il se peut que ça… ça n’en fasse qu’une, de corde, de rond de ficelle, au bout du compte. Il suffit que vous imaginiez, n’est-ce pas, que le 1, 2, 3, se raboute au 2, 3, 1. Ça fera un nœud, encore bien plus beau, si je puis m’exprimer ainsi, n’est-ce pas ? Je veux dire que tout se continue dans tout, et après tout, ça n’en reste pas moins un nœud, parce que si vous avez fait une tresse, ça donne forcément quelque chose, quelque chose qui en noue, forcément au moins deux, et si deux des brins se rejoignent, eh bien, ça fera quelque chose qui se nouera ou ne se nouera pas au troisième, la question n’est pas là. Le ratage, si je puis dire, dans cette affaire, c’est-à-dire ce par quoi la femme n’existe pas, c’est bien en quoi, cela même, elle arrive à réussir l’union sexuelle. Seulement cette union, c’est l’union de un avec deux, ou de chacun avec chacun, de chacun de ces trois brins.

L’union sexuelle, si je puis dire, est interne à son filage. Et c’est là qu’elle joue son rôle, à bien montrer ce que c’est qu’un nœud... C’est ce par quoi l’homme, lui, réussit à être trois. C’est-à-dire à ce que l’Imaginaire, le Symbolique et le Réel ne se distinguent que d’être trois, tout brut.

C’est-à-dire que… sans que son sujet s’y retrouve, c’est à partir de cette triplicité dont une femme, parfois, fait sa réussite en la ratant, c’est-à-dire dont elle se satisfait comme réalisant en elle-même l’union sexuelle, c’est à partir de là que l’homme commence à prendre d’une petite jugeote l’idée qu’un nœud ça sert à quelque chose.

Je vous avais dit que l’hystérique fait l’homme. Mais c’est formé par l’hystérique que l’homme part de l’idée, l’idée première, la bonne, celle qui lui laisse une petite chance, part de l’idée qu’il ne sait rien. Ce qui est son cas à elle, d’ailleurs, puisqu’elle fait l’homme. Elle ne sait pas que l’union sexuelle n’existe qu’en elle et par hasard. Elle ne sait rien, mais l’homme se trouve en contrecoup apercevoir ce nœud. Et ça donne chez lui un résultat second qui est tout différent en somme : c’est qu’à refuser son savoir ouvert, du même coup, il le ferme. Il constitue le correct nœud borroméen. Que le seul Réel qu’est le trois il y accède, il sait, il sait que, il sait qu’il parle pour ne rien dire, mais pour obtenir des effets, qu’il imagine à tour de bras que ces effets sont effectifs, encore qu’ils tournent en rond, et que le Réel il le suppose, comme il convient, puisque le supposer n’engage à rien, à rien qu’à conserver sa santé mentale. C’est-à-dire être conforme à la norme de l’homme, à la norme de l’homme qui consiste en ceci qu’il sait qu’il y a de l’impossible et que, comme disait cette charmante femme, enfin, que je vous ai déjà citée : « Rien pour l’homme n’est impossible, ce qu’il ne peut pas faire, il le laisse». C’est ce qu’on appelle la santé mentale. Notamment que de n’écrire jamais le rapport sexuel en lui-même, sinon dans le manque de son désir, lequel n’est rien que son serrage dans le nœud borroméen. C’est pourquoi je l’ai exprimé pour la première fois, il y a un temps, mais il y a des gens qui ne s’en sont avertis que maintenant, j’ai pu le constater - il est vrai que c’est quelqu’un qui, qui n’avait que des notes, enfin pour s’informer: « Je te demande de refuser ce que je t’offre, parce que ça n’est pas ça ». Pas ça que je désire que tu acceptes, ni d’arriver à quoi que ce soit de cette espèce, car je n’ai affaire qu’à ce nœud même.